Description architecturale du dossier d’inscription. Les cimetières militaires : art et architecture
p. 371-438
Texte intégral
1Pour la première fois dans l’histoire de l’architecture, des architectes sont confrontés à la réalisation de constructions en série d’une ampleur gigantesque avec un programme identique : enterrer dignement les soldats morts pendant la guerre. Ces milliers de cimetières, ces milliers de gestes répétitifs et pourtant à chaque fois uniques, constituent une œuvre majeure développée sur un quart de siècle.
2En dépit de leur uniformité, telles les armées et leurs uniformes, les cimetières diffèrent dans leur forme et leur mise en œuvre en fonction d’un langage architectural propre déployé par chaque nation. Ces espaces funéraires nouveaux illustrent à la fois la mort de masse par leur ampleur, et la mort individuelle car chacune des tombes est distincte. Le travail auquel se sont livrés les maîtres d’œuvre est d’abord un travail de mémoire. Les cimetières ont été conçus comme des lieux de recueillement et de commémoration à destination des vivants. Dans la majorité des cimetières, les architectes ont cherché à adoucir les plaies de la guerre et à en gommer les traces. Pourtant les cimetières militaires nous renvoient mentalement aux champs de batailles, et au sacrifice de millions de soldats.
3Les cimetières, à la fois espaces géographiques et culturels, sont des repères spatiaux et des représentations symboliques pour notre mémoire.
Les choix de construction
4À la fin de la guerre, sur le front ouest, des milliers de cimetières improvisés, essentiellement organisés par les armées, sont éparpillés de part et d’autre de la ligne de front, et à l’arrière près des hôpitaux. Les travaux s’organisent rapidement. L’ampleur de ces chantiers de construction funéraire a constitué une œuvre sans précédent par rapport aux ouvrages qui avaient été conçus à l’issue des conflits précédents. Au gigantisme de la guerre et des sacrifices humains a correspondu le gigantisme des programmes de cimetières. L’art funéraire a changé d’époque, comme la guerre totale avait fait basculer l’humanité dans une ère complètement nouvelle. Il a fallu œuvrer avec un souci d’efficacité, de rapidité et d’économie, pour créer des lieux permettant d’ensevelir des milliers de dépouilles et appropriés à accueillir les familles endeuillées et les pèlerins dans un premier temps. Il s’agissait également d’accueillir une nouvelle forme de tourisme centrée sur la visite des champs de bataille facilitée par la publication de guides dès 1917 et l’apparition d’agences commerciales spécialisées. Dans le même temps, il a fallu tenir compte des contraintes propres aux terrains, et faire prévaloir des partis pris esthétiques voire politiques différents selon les pays, reflétant des cultures et des caractéristiques nationales créant ainsi des atmosphères très différentes.
Les cimetières de masse
5La mission des architectes a consisté d’abord à trouver une solution au problème posé par l’inhumation de masse en utilisant les techniques industrielles à leur disposition, tout en harmonisant leurs projets avec, d’une part, la diversité des paysages ravagés par la guerre, d’autre part, les sensibilités culturelles et religieuses, enfin, les messages politiques de chaque nation, pour en faire des lieux de pèlerinage, de commémorations, en un mot, des lieux qui rassemblent. A la mort de masse ont répondu des cimetières de grande ampleur, mis en œuvre avec les moyens de l’industrie.
Une organisation industrielle des constructions
6Rendement, productivité, organisation du travail, c’est l’ère de la production de masse et de la standardisation. La rationalisation des formes, des coûts et des temps de production a entraîné une normalisation des cimetières de guerre quelle que fût leur nationalité. L’utilisation de techniques industrielles de construction a permis l’exercice renouvelé à très grande échelle d’un modèle de construction donné ; cette rationalisation dans la construction est visible dans les cimetières français plus encore qu’ailleurs, l’administration militaire française ayant fait prévaloir une approche administrative d’efficacité par rapport à toute autre considération. La standardisation s’est imposée pour des raisons pratiques, économiques, de rapidité d’exécution, et en raison de la dimension des réalisations. Elle a aussi été choisie en pensant à l’avenir, afin d’optimiser les dépenses d’entretien des emblèmes comme de la végétation, très réduite en général. En même temps, les monuments aux morts, industrialisés également, étaient proposés aux communes sur catalogue.
7Ce sont les mêmes impératifs d’efficacité et de rationalisation qui ont rapidement conduit à de nombreux regroupements de cimetières, laissant à l’abandon de petits cimetières construits sur site une fois les corps exhumés. C’est le cas des cimetières allemands de la Tête-des-Faux dans le Haut-Rhin aménagés dans les premiers mois de la guerre, où subsistent des stèles ouvragées et rongées par les lichens.
8Dans ces vastes cimetières, a fortiori dans les nécropoles rassemblant des centaines voire des milliers de tombes, les économies d’échelle ont joué à plein. Les très grands cimetières américains, qui résultent du regroupement de plusieurs dizaines de cimetières, développent cette image répétée d’alignements, qui semblent infinis, de croix blanches.
9Les Britanniques ont privilégié une approche différente : celle de conserver les tombes d’origine, freinant ainsi les exhumations et ré-inhumations, et par voie de conséquence les rapatriements. Il en résulte de très nombreux cimetières, relativement petits, qui parsèment les campagnes du Nord-Pas-de-Calais et de la Somme. Ce principe symbolise le respect dû au corps du combattant qui veut qu’on ne le déplace ni qu’on l’exhume. Le soldat britannique est enterré au plus près du lieu où il est tombé. Certains corps n’ont jamais été déplacés et les tombes sont toujours celles d’origine, les regroupements s’organisant autour pour constituer in fine un cimetière. Elles se remarquent par leurs orientations différentes, leurs implantations souvent en rupture avec la composition d’ensemble, parfois leur isolement dans l’aménagement général.
10Jamais sans doute une œuvre de construction aussi considérable n’avait été entreprise simultanément par plusieurs pays. Ces méthodes conduisent à une grande uniformité des tombes, accentuée par la volonté d’affirmer une forme d’égalité entre les morts, quels que fussent leurs origines, leur religion et leur grade.
L’utilisation de nouveaux matériaux
11En même temps, les matériaux modernes se généralisent dans la construction, avec des produits industriels, parfois préfabriqués, comme le ciment armé, le béton et l’acier. Le béton est déjà utilisé pendant le conflit pour édifier les premiers mémoriaux régimentaires ou des monuments funéraires individuels. Ils offrent des qualités plastiques nouvelles et des possibilités de créations originales, dont vont s’emparer les architectes dits Modernes.
12Le recours très fréquent au béton, en particulier pour la construction des nécropoles françaises, permit aux architectes et aux maîtres d’œuvre de développer une architecture de volumes simples, facile à mettre en œuvre et à reproduire, et au total moins coûteuse. Les réalisations françaises s’inscrivent dans la démarche de l’architecte et bâtisseur Auguste Perret (1874-1954) : concilier l’architecture classique et académique avec les techniques modernes. En 1913 déjà, il innove en construisant avec son frère, le théâtre des Champs Elysées à Paris. La création de ce théâtre, en béton armé, marque un tournant dans l’usage de ce nouveau matériau et lui donne ses lettres de noblesse.
13La mise en œuvre du béton armé par les frères Perret présente des avantages, notamment économiques, c’est un matériau moderne, à la technicité contemporaine, et utilisé comme la pierre, en monolithe. « Le béton, c’est de la pierre que nous fabriquons, bien plus belle et plus noble que la pierre naturelle » s’exprimait Auguste Perret. C’est le choix que fait l’administration française pour les croix et les stèles des nécropoles.
14Après la guerre, en 1919, il construit l’église Notre-Dame du Raincy pour honorer la mémoire des morts. Le béton est laissé brut et nu, comme une pierre noble.
15Pour autant, Auguste Perret, s’il défend le béton armé, reste académique dans la création artistique et développe une certaine monumentalité. De nombreux architectes s’inspirent de ces principes, comme Léon Azéma pour l’ossuaire de Douaumont (Meuse), mariant le béton et la pierre dans un style monumental. Le terrain bouleversé sur lequel est construit l’édifice nécessite aussi l’usage de ces nouveaux matériaux : 234 puits de béton assurent une stabilité à la construction. L’usage du béton permet une souplesse d’adaptation en même temps que la construction s’élève. La structure modulaire de la voûte de l’ossuaire a permis une réalisation par étapes : la voûte n’ayant ni début, ni fin, elle s’ajuste au nombre d’alvéoles nécessaires pour recueillir les dépouilles de plus de 130000 soldats. Lorsque le chantier a démarré, les maîtres d’œuvre ne savaient pas avec précision quelle longueur serait nécessaire au bâtiment pour accueillir toutes les dépouilles, ce qui a conduit à choisir ce type de construction modulaire.
16La pierre peut être utilisée en façade, comme pour la chapelle de la Reconnaissance de Dormans, mais le parement est réalisé sur une ossature en acier et ciment armé, mise en œuvre entre 1920 et 1931 par l’architecte Georges-Alexandre Closson (1865-1945).
17Au début du conflit, les Allemands adoptent également le béton armé pour l’imposant monument du cimetière Saint-Charles construit pendant la guerre en 1915 à Sedan et dessiné par l’architecte Ludwig Lony, professeur à l’école d’architecture de Trèves. D’une facture inspirée de l’architecture classique avec ses colonnes cannelées, l’aspect massif et imposant du monument est souligné par les poteaux d’angle épais et privés de chapiteaux. Témoin de la puissance allemande en zone occupée, le monument est bâti pour durer et souligne l’immortalité des héros tombés au combat.
18De leur côté les Britanniques et les Américains s’inscrivent dans une démarche plus conservatrice et préfèrent la garantie d’un matériau dit noble et durable. Les Britanniques optent pour la pierre de Portland, un calcaire monolithe et mat, le plus souvent dans une teinte blanche. C’est un matériau de construction qui provient de l’île de Portland, dans la Manche. C’est la pierre utilisée pour le Palais de Westminster et la Tour de Londres, et aussi celle du cénotaphe de Whitehall à Londres, taillé par Edwin Lutyens pour commémorer les victimes de la Grande Guerre. C’est la pierre des grands édifices anglais, une pierre choisie pour durer et marquer.
Figure 1. Une stèle britannique, celle du soldat Burdett, au cimetière du Faubourg d’Amiens à Arras.

©Anne Biraben.
19Les Américains adoptent le marbre de Carrare à l’aspect laiteux, extrait des carrières du même nom, au cœur des Alpes. La roche, très blanche, est légèrement veinée. Ces fins filets colorés lui confèrent un aspect particulier, qui la rend presque vivante. Elle symbolise la pureté des combattants, la justesse de leur combat et leur repos éternel dans la gloire. Ce marbre, très dense, est réputé « immortel ».
L’égalité à travers la mort, reflet de la normalisation des cimetières et monuments
20Tous les gouvernements ont partagé une même volonté de mettre sur un pied d’égalité l’ensemble de ceux qui ont combattu et sont morts sous un même drapeau. Les maîtres d’œuvre ont eu le souci d’affirmer cette forme d’égalité entre les morts, par-delà les grades, les origines géographiques ou sociales (les soldats originaires des colonies, des nations de l’Empire Britannique…), les religions (chrétiens, juifs, musulmans, bouddhistes, animistes et sans religion). Ainsi le général de division Serret, mort des suites de ses blessures le 6 janvier 1916, repose dans le cimetière français de Moosch (Haut-Rhin) sans que rien ne distingue sa tombe des autres : même croix latine blanche, même plaque d’identification clouée. La tombe d’Ugo Magnani, général italien en mission auprès de l’armée britannique, mort en 1917 à Cassel repose aussi au milieu des hommes du 2e corps d’armée italien au cimetière de Bligny/Chambrecy. La sépulture se situe dans l’axe central, au fond du cimetière, elle bénéficie d’un traitement architecturale légèrement différent, mais qui n’en fait pas une tombe à part du reste du cimetière.
21L’uniformisation des emblèmes participe à l’expression d’égalité de traitement entre les soldats, mais aussi avec les unités de travailleurs qui les soutiennent, souvent issus des pays de l’Empire britannique et des colonies françaises : travailleurs indiens, africains du sud, égyptiens, antillais. Toutefois, face au besoin croissant de main-d’œuvre l’armée britannique forme le Chinese Labour Corps, un corps de travailleurs chinois non combattants. Près de 2000 d’entre eux ont succombé, bien souvent atteints de maladies, et sont considérés comme morts au combat. Les stèles sont classiques, de la même forme que les stèles de guerre de l’IWGC (Imperial War Graves Commission) et dans la même pierre de Portland. Elles sont doublement gravées en anglais et en caractères chinois. Outre le cimetière chinois à Noyelles-sur-mer, les morts de cette unité sont enterrés dans de nombreux cimetières en France et en Belgique.
22Bien plus, il arrive que des civils, y compris de très rares femmes, bénéficient d’une tombe au même titre que les soldats. Dans ce même cimetière de Moosch repose une femme, une religieuse, sœur Ignace, non combattante mais morte de fait de guerre et décédée en 1916, à côté des soldats. Même croix, même plaque d’identification. Honneur exceptionnel pour une femme dans un cimetière français. Les Américains ont accordé cet honneur à toutes les femmes, souvent infirmières, ou travaillant pour la Croix Rouge, mortes de fait de guerre. Elles reposent au milieu des soldats, seuls leurs prénoms gravés dans le marbre des croix blanches permettant de distinguer leur sexe. Dans le cimetière militaire allemand de Morhange, est aménagé un carré de tombes civiles, des femmes volontaires de la Croix Rouge, mais aussi des civils morts pendant l’annexion de la Lorraine, sont enterrées près des soldats.
Figure 2. Le Christ en croix du cimetière de Moosch.

©Anne Biraben.
23Cette uniformisation, qui n’interdit évidemment pas l’existence de signes religieux différents de la croix chrétienne, évite la surenchère de croix et mémoriaux érigés individuellement, inévitablement hétérogènes, qui aurait occulté le caractère militaire de ces cimetières, mais aurait également mis en évidence une distinction sociale entre des mémoriaux sophistiqués et coûteux et d’autres plus modestes.
24Adoptée par tous comme une sorte de convention fondamentale, cette normalisation participe à l’identité architecturale de ces lieux. On retrouve cette égalité dans la mort dans les cimetières mixtes qui comptent plusieurs nationalités, belligérantes et alliées sans distinction notable. Les Allemands ont construit les premiers cimetières mixtes, dès le début du conflit, comme le cimetière de Saint-Quentin ou celui d’Assevent, en 1916, qui compte essentiellement des tombes françaises et allemandes, mais aussi des tombes britanniques et belges, russes et roumaines.
Figure 3. Cimetière de Moosch.

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25C’est le cas également à Étaples (Pas-de-Calais), où le cimetière britannique compte un carré de tombes allemandes, et aussi des tombes de soldats indiens, canadiens, néo-zélandais, de soldats belges, et la tombe d’un travailleur chinois. On observe aussi un carré de « nursing sisters », d’infirmières, tuées en mission ou décédées des suites de maladies contractées pendant leur service, comme la grippe espagnole. Leurs stèles sont strictement identiques à celles des soldats, hormis l’absence d’un emblème de régiment.
26Seuls les Américains ont opté pour de très vastes cimetières de regroupement, peu nombreux, qui honorent uniquement les soldats de nationalité américaine, en tombes individuelles et sans ossuaires, usage hérité de la guerre de Sécession.
L’exemple des stèles et des croix dans la recherche d’une esthétique et l’affirmation de caractères propres à chaque nation
27Les emblèmes standardisés ont été conçus pour répondre à une double exigence : d’une part culturelle, en fonction des pratiques et des représentations funéraires des pays, et, d’autre part, technique et économique. Chaque nation a cherché à mettre en œuvre un matériau résistant, exigeant un minimum d’entretien et conforme à l’idée d’intemporalité et d’inaltérabilité.
28Les croix de bois initiales ne supportant ni les intempéries ni l’usure du temps, chaque nation a cherché un matériau conforme aux exigences de l’industrie, de l’économie et à l’image de son identité. Pierre, granit, marbre, mais aussi ciment armé, béton et métal, les matériaux ont été perfectionnés pour être résistants : imperméables aux eaux pluviales, imputrescibles, incassables (les tondeuses à gazon font des ravages), résistants au gel, adaptés à la gravure, au clouage.
29Les cimetières allemands, sous tutelle administrative française jusqu’en 1966, étaient plantés de croix de bois noircies car trempées dans le bitume pour les rendre imputrescibles. Pour leur aménagement définitif, les Allemands ont retenu le granit, parfois la pierre pour les croix. Mais c’est la fonte qui reste le matériau le plus employé et uniquement au profit des cimetières de la Première Guerre mondiale. Largement répandues, les fines croix de fonte, non polie et à l’aspect irrégulier, rappellent celui des croix de bois d’origine. Même teinte, même aspérité, même visuel, le maitre d’œuvre a conservé une esthétique identique.
30Toutefois, le caractère pratique n’a été qu’un élément dans les critères de choix. L’aspect esthétique et le choix d’un emblème qui remporte l’adhésion ont également été pris en considération, afin de faire ressortir l’ampleur du sacrifice et l’hommage que la nation rend à ses fils. Il s’agit alors de frapper les visiteurs. De même la forme des emblèmes a été étudiée de façon qu’elle réponde à la volonté institutionnelle d’égalité des morts : l’emblème doit illustrer le plus grand dénominateur commun.
31La stèle britannique, dessinée par Edwin Lutyens, est une réponse à la fois en termes d’égalité et d’œcuménisme ; elle convient aussi aux différentes nationalités des combattants de l’Empire, sans distinction, y compris aux combattants indiens sensibles à cet aspect des choses. Dans sa grande simplicité, elle s’impose également aux différentes religions en présence. Sur la stèle un emplacement est réservé à un signe religieux sans l’imposer.
32À l’inverse, le choix des croix pour les cimetières français, allemands et américains est l’expression d’une forte identité religieuse. La religion chrétienne étant dominante chez les soldats engagés, la croix est facilement approuvée.
33L’expression de l’appartenance à une autre religion ou le choix de l’athéisme, de la libre pensée, est également reconnue : stèles musulmanes, Étoile de David, stèles neutres sont choisies par les familles françaises.
34Les architectes ont imaginé ces espaces funéraires hors du commun sans rien laisser au hasard. Chacun des cimetières, à travers la symbolique et la perception de l’espace, rappelle au visiteur le côté sacré de ces lieux. Ce sont des lieux apaisés qui ne parlent pas directement de la violence ni du désastre de la guerre.
35Les maîtres d’œuvre ont volontairement temporisé les souffrances endurées et la brutalité de la mort en composant avec l’architecture et la nature.
L’esthétique des cimetières appartient à la culture classique
36Ces constructions de masse se sont faites dans une période de bouleversements sur les plans artistique et architectural induite notamment par l’évolution des technologies et l’industrialisation. Pourtant les programmes de construction des cimetières militaires échappent en grande partie aux stratégies de modernisation et aux politiques architecturales menées en parallèle par les gouvernements des pays occidentaux.
37Pendant l’entre-deux-guerres, des mouvements artistiques, souvent d’envergure internationale, marquent l’art et l’architecture. Si l’Art Déco connaît un âge d’or pendant cette courte période, les architectes n’ont pas emboîté le pas dans l’effort de reconstruction et la réalisation des cimetières. À quelques exceptions près. La crypte de l’Hartmannswillerkopf, qui constitue l’une de ces exceptions, est un chef-d’œuvre de l’architecte Robert Danis (1879-1949). Cet architecte, formé à l’école de Chaillot, est nommé architecte des Bâtiments civils du château de Versailles et du Trianon en 1913. À partir de 1920, nommé directeur de l’architecture en Alsace-Lorraine, il s’investit dans la reconstruction. Pour commémorer les combats de l’Hartmannswillerkopf, Robert Danis travaille à un projet de crypte recouverte d’une vaste terrasse-point de vue pour abriter les restes de près de 12000 soldats inconnus. Il le présente à l’exposition des Arts Décoratifs en 1925. Entièrement en béton, il introduit dans le dosage du porphyre, une roche volcanique trouvée sur les lieux.
Figure 4. Lumières naturelles à l’intérieur de la crypte du Hartmannswillerkopf.

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38Le plan est carré, le béton est nu et lisse, les piliers cannelés font corps avec le plafond sans la négociation d’un chapiteau, la lumière est tamisée par un jeu d’ouvertures latérales et zénithales dans le plafond. Des absides abritent des autels pour les trois religions du concordat : catholique, protestante et juive. La lumière naturelle, par la façon dont elle pénètre et éclaire les différents volumes, est l’élément principal de cette architecture.
39Les archanges aux ailes déployées du sculpteur Antoine Bourdelle (1861- 1929) encadrent la lourde grille d’entrée. Gardiens du temple, les deux bronzes sont adossés au bâtiment et montent la garde, les mains sur le pommeau de leur gigantesque épée.
40La plupart des chapelles construites par des architectes français dans les cimetières suivent une architecture traditionnelle et familière, dont les clés sont compréhensibles par le plus grand nombre. C’est une volonté de retour aux sources, aux valeurs de l’architecture classique. Ainsi Louis-Marie Cordonnier (1854-1940), architecte de renom, grand prix de Rome, a la charge de la reconstruction d’une dizaine de beffrois dans le Nord et le Pas-de-Calais ; il opère un retour aux traditions et à l’ordre, en mettant en œuvre une architecture qui emprunte à celle de la région, celle de ses racines, qui exprime la terre, la ruralité. Il fait ainsi jouer le régionalisme comme moteur de la modernité.
41Du côté britannique, Sir Edwin Lutyens (1869-1944) s’investit beaucoup en Inde dans la construction de New Dehli quand il rejoint l’IWGC pour réfléchir à l’élaboration d’une architecture funéraire pour les cimetières militaires. Il se détourne du mouvement moderne dans lequel il était fortement engagé, et adopte une architecture très classique, fine et élégante pour les monuments et les abris, toujours en pierre calcaire blanche. Il se méfie du béton ; la pierre, elle, est solide et éternelle. Lutyens emprunte au langage antique, à l’écriture classique, et réalise une architecture parfaitement maîtrisée, en rupture avec l’émancipation culturelle des codes traditionnels des années d’après-guerre. Le péristyle et la demi-rotonde du cimetière Faubourg d’Amiens à Arras sont de cette veine.
42William Harrison Cowlishaw (1869-1957), qui réalise plus de deux cents cimetières, est un adepte du mouvement « Arts and Crafts » en Angleterre qui dénonce les pratiques industrielles au détriment du savoir-faire manuel et artisanal. Pour autant, il n’y fait allusion que dans les murets qui ceinturent les cimetières, grâce à la rusticité des schistes ou des briques grossièrement mis en œuvre, empruntant ainsi à l’architecture rurale, celle des terroirs. Le langage des cimetières militaires ne s’inscrit pas dans une mouvance ou une mode, encore moins dans les influences dues aux commandes que les architectes honorent dans le monde entier. Manifestation intemporelle du sacrifice, l’architecture s’inspire plus simplement des valeurs classiques et conservatrices, toujours avec subtilité et hauteur de vue.
43W. H. Cowlishaw dessine deux cimetières particuliers car sans emblèmes individuels, et fidèle à l’esprit britannique : un simple cratère réaménagé après l’explosion de mines, où les corps des soldats sont restés ensevelis. À Zivy crater, l’architecte n’a pas privilégié d’axe face à l’entrée. La croix du sacrifice trouve sa place à droite de l’entrée, mettant en valeur la figure du cercle parfait. Pas besoin d’artifices floraux, le cratère est recouvert d’un gazon sobre et nu.
44Le monument du cimetière allemand de Saint-Quentin s’accorde aussi avec les valeurs antiques de l’architecture, valeurs estimées sûres. Construit à la demande de l’empereur Guillaume II, ce dernier confie au peintre-sculpteur Wilhelm Wandschneider (1866-1942) sa réalisation. Artiste reconnu, il honore de nombreuses commandes publiques jusqu’à la chute de l’Empire. Le monument est une réplique d’un temple grec, avec ses quatre colonnes cannelées et ses chapiteaux doriques supportant un fronton. Devant, les deux élégants hoplites grecs, tout en bronze, veillent sur les tombes et honorent les morts avec des couronnes de lauriers à la main. Les statues émanent de la fonderie de bronze de Lauchhammer, dans le Brandebourg, célèbre pour la qualité de ses fabrications et son importante production de cloches depuis le xviiie siècle.
Figure 5. Plan du cimetière de Zivy crater de W. H. Cowlishaw. IWGC.

45L’emploi de matériaux rustiques et locaux (briques, pierres ou grès) est caractéristique des cimetières allemands. L’aspect rugueux et imparfait des croix forme également l’identité de ces lieux funéraires.
46La grande pierre dressée, dans le cimetière de Sainte-Marie-aux-Mines, provient d’un cimetière provisoire établi pendant le conflit. Elle est sculptée dans une seule roche, un grès rose des Vosges, et se compose d’un empilement de galets sommairement taillés. Au sommet, la croix de fer. Le monument de l’ancien cimetière de Hohrod-Baërenstall est également un empilement de pierres, pyramidal cette fois, simplement assemblées et surmontées d’une pierre sphérique. Cette idée de pyramide de pierres est à l’image des tombes rapidement aménagées sous cette forme dans ce secteur en 1915 et 1916. On retrouve cette forme de monument pyramidal dans le cimetière militaire allemand Le Cateau dans le Nord, et également au milieu des tombes dans le cimetière de Chestres, dans les Ardennes.
Figure 6. Pierre monolithe du cimetière de Sainte-Marie-aux-Mines.

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47Dans le cimetière de Neuville-Saint-Vaast, le monument au 164e régiment d’infanterie qui reprend les premières phrases du célèbre poème de Ludwig Uhland (1787-1862) « Der gute Kamerad » (j’avais un camarade) présente un travail de la matière assez similaire, toujours dans une forme pyramidale.
48Quant à l’architecture monumentale de l’entre-deux-guerres, souvent attribuée, à tort, aux seuls pays autoritaires, elle est mise en œuvre, entre autres, par les Américains dont le mémorial de la Marne est un parfait exemple. Il est édifié en 1933 par l’architecte français Paul Philippe Cret (1876-1945) établi dès son diplôme acquis aux États-Unis, le plus grand pays démocratique. Le monument colossal frappe le visiteur par la pression qu’il exerce sur lui. À cela s’ajoute la mise en scène paysagère : le sommet d’une colline dominant la vallée de la Marne. Expression moderne de l’art antique, le monument appartient au mouvement Art Déco dans sa composition et la simplification de ses formes. Les lignes sont sobres et dépouillées. À travers une architecture conservatrice, mais d’aspect massif, il est l’expression de la force et de la victoire.
49En revanche les sculptures, souvent figuratives, et les monuments transmettent davantage l’expression d’une douleur partagée.
L’art comme représentation de la commémoration de la guerre à travers les monuments et la sculpture
50Bon nombre de monuments érigés dans les cimetières témoignent d’une étroite collaboration entre les architectes et les artistes, pour l’essentiel des sculpteurs. D’une façon générale, comme pour les architectes, les sculpteurs, y compris les plus réputés, s’attachent aux codes traditionnels de leur art, et ont un goût prononcé pour la statuaire antique et classique. L’influence des plus grands, comme celle de Michel Ange, est visible. Le style figuratif et les figures allégoriques reflètent les goûts de l’époque et offrent une lecture aisée au plus grand nombre. Surtout, cette écriture artistique permet d’entretenir le lien avec le pèlerin et le visiteur et d’établir un dialogue avec eux : l’art au service de la commémoration, où les affres de la guerre sont palpables par les représentations de la douleur, de la tristesse et du deuil.
51Les monuments sont généralement figuratifs, à l’exception des monuments britanniques comme, par exemple, le mémorial de Thiepval (Somme) de l’architecte Edwin Lutyens, et le mémorial « Aux disparus » de la porte de Menin près d’Ypres réalisé par Reginald Blomfield (1856-1942). Cette distance avec la figuration davantage qu’avec l’art classique donne à ces monuments un caractère intemporel qui est renforcé par un langage architectural clair, une grande simplicité des volumes, une sobriété des lignes, et une unité dans les matériaux : la pierre de Portland. Les sculpteurs qui interviennent pour l’IWGC créent principalement des bas-reliefs pour orner ces monuments. Pour la porte de Menin, le sculpteur écossais William Reid Dick (1879-1961) taille un lion couché au sommet de l’arche, symbole de puissance et de ténacité des armées de l’Empire britannique. Il orne les arches de couronnes de lauriers et de feuilles de chêne, dans un style académique. Ancien combattant, William Reid Dick conçoit plusieurs monuments commémoratifs après la guerre. Il réalise, entre autres, le mémorial de Rickmansworth (Angleterre), où il reprend la thématique animale d’un lion majestueux terrassant un aigle.
52Les murs et les voûtes de la Porte de Menin sont recouverts des 55000 noms des soldats disparus sans sépulture connue. Comme pour l’immense voûte de l’ossuaire de Douaumont, chaque nom de cette douloureuse liste sort un peu de l’anonymat, et Lord Herbert Plumer, commandant de la 2e armée britannique pendant la Grande Guerre, écrivait « They are not missing. They are here » (« Ils ne sont pas disparus, ils sont ici »). Depuis l’inauguration en 1927, le monument n’est pas figé, car des noms continuent d’être effacés lorsqu’un soldat est identifié ou que sa tombe est connue. William Reid Dick intervient aussi aux côté d’Edwin Lutyens, dans le cimetière du faubourg d’Amiens, à Arras. Pour le Flying Service Memorial, afin d’honorer la mémoire d’un millier d’aviateurs des forces de l’empire britannique, il sculpte une colonne surmontée d’un globe.
53La thématique du lion couché est aussi celle du mémorial de Ploegsteert (Belgique). Ces lions, gardiens du temple circulaire où s’égrènent les noms des 11487 soldats disparus, sont l’œuvre du sculpteur Gilbert Ledward (1888-1960), artiste célèbre pour ses nombreuses contributions dans l’ornementation des monuments commémoratifs. Le plus célèbre est le Guard Memorial à Londres, monument figuratif et académique. Ce qui n’est pas le cas des lions du mémorial de Ploegsteert. Taillés dans la pierre blanche de Portland, ils sont de facture moins classique. Les détails sont estompés au profit d’un trait simplifié pour aller à l’essentiel. Cette approche plus fonctionnelle, plus stylisée, affirme un style en phase avec le mouvement moderne de l’entre-deux-guerres.
Figure 7. Murs gravés des noms des disparus de la Porte de Menin à Ypres (Belgique).

©Anne Biraben.
54À l’inverse, les monuments des dominions de l’Empire britannique sont figuratifs. À Vimy, le sculpteur canadien Walter Seymour Allward (1876- 1955) érige deux immenses pylônes symétriques en pierre calcaire de Trau, extraite des carrières de l’ancienne Yougoslavie. Si cette statuaire est d’ordre classique, le béton et l’acier sont néanmoins sollicités pour les fondations. Le sculpteur Allward a fait ses premières armes dans un cabinet d’architecture à Toronto, avant de consacrer sa vie à la sculpture. Il honore plusieurs commandes publiques de monuments commémoratifs après la guerre des Boers. Celui de Vimy, auquel il consacre onze ans, marque l’apothéose de sa vie d’artiste. Sur ces pylônes et de part et d’autre, dans une composition travaillée, des personnages expriment par leurs expressions, leurs attitudes et leurs regards à la foi l’angoisse de la guerre et la tristesse de la mort des enfants du pays. Les personnages masculins et quelques figures féminines présentent des corps un peu décharnés, des muscles saillants, mais il s’en dégage une puissance et une force qui font penser aux marbres d’Auguste Rodin et aux allégories féminines d’Aristide Maillol (1861-1944), notamment celle du monument aux morts de la ville de Céret (Pyrénées-Orientales).
55Dans les nécropoles françaises, les artistes sont souvent choisis parmi les artistes locaux dont la réputation reste régionale. Sauf quelques exceptions notables comme pour la crypte du monument national du Hartmannswillerkopf. Grand nom de la sculpture française, Émile-Antoine Bourdelle (1861-1929) a travaillé pendant une quinzaine d’années avec Auguste Rodin, puis il se rapproche peu à peu de la sculpture antique. Il collabore avec l’architecte Auguste Perret pour la décoration intérieure du théâtre des Champs Elysées (1913), puis, après la guerre, pour la réalisation d’un bas-relief au-dessus de la porte d’entrée de l’église Notre-Dame du Raincy (1922-1923) représentant une piétà.
56Il est ami de l’architecte Robert Danis, qui lui demande de participer à la décoration de la crypte dans le style Art Déco. Outre les monumentaux archanges de l’entrée, il moule dans le même béton que le bâtiment une Vierge à l’Enfant qui trouve sa place au-dessus de l’autel catholique. Cette statue, monolithe, aux contours lisses, reprend les formes et les volumes d’une Vierge à l’Enfant monumentale qu’il réalise en 1923 sur le rocher de l’Eichstein, en Alsace, en réponse au vœu du maire de la commune de Niederbruck, Joseph Vogt, pour remercier Dieu d’avoir préservé la vallée de la Masevaux et ses usines pendant la Grande Guerre.
57ÀFleury-devant-Douaumont, le sculpteur animalier René Paris (1881-1970) représente la bravoure des soldats français par un lion couché à la limite de l’expiration. Il est blessé, exténué, à terre, mais il tient encore. Une autre lecture y voit l’artiste représentant le « lion bavarois agonisant en signe de sa défaite, parvenu au point extrême de sa conquête ».
Figure 8. Vierge à l’enfant. Crypte de la nécropole de l’Hartmannswillerkopf.

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58Dans la Marne, une association d’anciens combattants fait appel à un sculpteur renommé pour la construction de l’ossuaire national de Navarin « Aux morts des armées de Champagne », qui est une crypte, sans nécropole. Maxime Réal del Sarte (1888-1954) est ancien combattant et mutilé de guerre, auteur de nombreux monuments aux morts. Il a perdu un bras aux Eparges, et dirige une équipe de praticiens qui exécute ses maquettes. Ce mausolée de forme pyramidale est surmonté d’un groupe de trois soldats en pleine action de combat. Ces soldats ne sont pas des inconnus. L’artiste leur donne les traits, pour le premier, de son propre frère disparu sur le Chemin des Dames, pour le personnage central de ceux du général Gouraud, et pour celui de droite de ceux de Quentin Roosevelt dont l’avion a été abattu le 18 juillet 1918 au-dessus des lignes allemandes. Ce qui frappe c’est le mouvement et le réalisme de la scène qui se dégagent de la pierre. Dans le feu de l’action, le premier soldat monte à l’assaut fusil au poing, les traits du visage tendus, le deuxième lance énergiquement une grenade, et le troisième, revêtu de l’uniforme américain, porte sa mitraillette sur l’épaule.
59Au-delà des raisons techniques et des partis pris esthétiques, souvent convergents, les choix de construction ont été influencés naturellement par la configuration des terrains ainsi que par les paysages de l’époque.
60Les « fantômes » de Paul Landowski s’inscrivent dans cette démarche. Le groupe sculpté en granit rose sur la butte de Chalmont (Aisne) domine l’emplacement même des combats. Les sept « fantômes », yeux clos, semblent descendre, soldats épuisés, hagards, à moitié morts, les quatre terrasses de la butte symbolisant le nombre des années de guerre. Paul Landowski s’investit beaucoup dans la création de monuments aux morts, comme dans la décoration des églises de la reconstruction.
61Dans une autre mesure, le mémorial américain de la Marne de l’architecte Paul-Philippe Cret profite de sa position dominante sur la côte 204 (Château-Thierry) pour affirmer le caractère puissant de cette architecture monumentale. Pour autant, dans les cimetières américains, les architectes et les sculpteurs cultivent le souci du détail. Cette maîtrise se lit particulièrement dans le cimetière de Saint-Mihiel, œuvre de l’architecte new-yorkais Thomas Harlan Ellet : dans les cartes murales illustrant les plans du front dans la région, dans les poignées en bronze des portes de la salle d’honneur et de la chapelle, en forme de tête de soldat casqué, dans les mosaïques délicates et colorées de la chapelle du cimetière de Saint-Mihiel. Plus loin, dans le parc, un aigle fier, de marbre blanc, est d’une facture moderne et épurée.
62Les paysages se transformant avec le temps, les cimetières se trouvent aujourd’hui dans un environnement qui n’a plus qu’un lointain rapport avec ce qu’il était au moment de leur construction.
Terrains et paysages
63Comme pour toute œuvre architecturale, les paysages et les terrains ont représenté une contrainte et une opportunité pour les maîtres d’œuvre qui en ont tiré partie de manière souvent remarquable, en sachant créer, comme au cimetière allemand de Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin) traversé par un petit torrent de montagne, un cadre bucolique propice au recueillement et à la promenade. Les maîtres d’œuvre allemands ont recherché la communion avec la nature et ont choisi de fondre leurs cimetières dans leur environnement.
64La volonté des Britanniques, au contraire, est de recréer de toute pièce l’atmosphère des jardins anglais, quel que soit l’emplacement géographique et environnemental des cimetières. Le gazon est toujours impeccable et apaisant, les fleurs bariolées comme celles des cottages, notes de couleurs et signes de vie. Cette volonté du jardin retrouvé repose sur l’étroite collaboration des architectes et des jardiniers.
65Quels que soient les choix retenus, les cimetières entretiennent un lien avec leur environnement immédiat et, dans une autre mesure, avec le paysage lointain.
L’utilisation de l’espace
66La dimension et la configuration des parcelles et des terrains, ainsi que leur topographie, varient dans des proportions importantes : les terrains sont parfois très vastes comme pour les cimetières américains, parfois exigus comme pour nombre de cimetières allemands (les terrains ayant été concédés par la France après 1966), d’autres se situent dans l’immensité d’une plaine comme dans le Nord ou en Champagne, ou, au contraire, accrochés au flanc de la montagne comme dans le Haut-Rhin, ou encore perdus dans la forêt vosgienne comme la nécropole du Carrefour Duchesne.
Figure 9. Nécropole française du Carrefour Duchesne.

©Anne Biraben.
67Dans le cas des Britanniques, le choix a été de construire les cimetières au plus près des lieux de combat, et de ne pas engager de regroupements comme le firent les Français et les Allemands, ce qui conduit encore aujourd’hui à un très grand nombre de petits cimetières disséminés en plein champ dans les vastes plaines de Flandre, d’Artois ou de Picardie où toute trace visible des combats a aujourd’hui pratiquement disparu.
68Les concepteurs ont su tenir compte de l’inscription des cimetières non seulement dans l’environnement proche, comme on le voit particulièrement dans le petit cimetière britannique de Trou Aid dans le plat pays, mais aussi dans le paysage lointain. C’est le cas face à des sites naturels remarquables comme celui de la baie de Canche que surplombe le cimetière d’Étaples. De même pour le cimetière franco-allemand Le Donon (Haut-Rhin), la vue sur le sommet du Donon, théâtre de violents combats en 1914, et la présence fréquente de la brume créent une atmosphère toute particulière. Pour la nécropole française de La Fontenelle érigée en 1920, la relation particulière entre la plaine en contrebas, le sommet de la butte et l’imposant monument d’Émile-Juste Bachelet (1892-1981) dressé telle une vigie, qui doit rester visible de loin, a conduit récemment les collectivités locales à effectuer une trouée dans les arbres pour préserver l’impression voulue à l’origine. De même le monument canadien de Vimy, érigé par Walter Seymour Allward (1876-1955) semble jaillir devant les massifs d’érables et interpelle au loin.
L’évolution des sites et des paysages de guerre
69L’aménagement des cimetières dans les années d’après-guerre a été fait sur des terrains gardant les traces des combats, accidentés, pilonnés, privés de végétation, de forêts et de terres cultivées. Les cimetières provisoires du champ de bataille pérennisés sont ainsi souvent à l’écart des villes et des villages : c’est la situation courante des cimetières britanniques et du Commonwealth. Pour les nécropoles de regroupement, la règle varie selon les États. Les nécropoles américaines sont situées près de lieux d’affrontements symboliques et de tombes provisoires, comme l’atteste le cimetière américain Aisne-Marne, construit dans la continuité du Bois Belleau, théâtre du premier engagement de l’American Expeditionnary Force à la fin mai 1918. Pour le cas français, aucune règle précise n’a été définie. Dans certains cas, le champ de bataille est intégré sciemment comme écrin de la nécropole de regroupement comme à La Fontenelle. D’autres sont mis en place près des villages comme à Rembercourt-aux-Pots. L’une des raisons du rapprochement des villages est la volonté de préserver des terres agricoles aux rendements importants. Le développement des infrastructures et l’urbanisation au cours du xxe siècle ont petit à petit gagné sur les terrains environnants, comme on l’observe au cimetière de Saint-Dié-les-Tiges (Vosges). Ce cimetière français occupe une petite butte boisée autour de laquelle s’articule aujourd’hui un lotissement. Il est devenu un îlot de verdure, point de repère central dans un environnement immédiat entièrement bâti.
70Que reste-t-il de la guerre ? Quels signes sont encore visibles ? Dans leurs apparences et leurs organisations, la grande majorité de ces cimetières militaires ne parlent pas des combats, ni de la violence, ni des souffrances endurées. Ils sont des lieux de mémoire qui conservent les restes des soldats morts dans une atmosphère de tranquillité et d’apaisement retrouvés.
71En zone rurale, la nature a peu à peu repris ses droits, les arbres ont repoussé, les terres ont été remises en culture et les cimetières militaires s’inscrivent à présent dans un environnement immédiat profondément transformé comme le paysage plus lointain.
72Bon nombre de cimetières britanniques qui parsèment la campagne picarde et celle du Nord-Pas-de-Calais sont autant d’îlots posés au milieu des champs où les traces de la guerre ont été gommées, comme les cimetières de Dud Corner, de Trou Aid ou celui de Beaulencourt à Ligny-Thilloy. Leurs implantations suivent la ligne de front aujourd’hui invisible. En revanche, leur proximité géographique et leur densité par endroit sont la preuve de la dureté et de la permanence des combats, comme en témoignent leur nombre autour des faubourgs d’Arras et d’Ypres.
73Depuis cent ans, le paysage a changé. Dans le nord de la France comme à l’est et en Belgique.
74Le cimetière français du Carrefour Duchesne (Haut-Rhin) est situé à une heure de marche du col du Calvaire, au croisement de plusieurs sentiers. La forêt plantée d’épicéas à l’époque de l’Empire allemand, réserve de bois pour l’effort de guerre, était décimée. Elle a été replantée à l’identique d’épicéas deuxième génération donnant aujourd’hui au cimetière une atmosphère sombre et forestière.
75Dans ces paysages profondément bouleversés et disloqués, les architectes se sont attachés à conserver un rapport étroit entre lieux et mémoire des affrontements. Pour cela, ils ont travaillé à ordonner l’espace, à structurer des lieux, à créer des axes, à donner des repères et des cheminements, à concevoir l’accueil des familles et des visiteurs. En un mot ils marquent le territoire de façon durable et pérenne, ils lui donnent une intensité qui sert de cadre à notre mémoire.
76Des architectes et des paysagistes ont fait le choix de conserver les fractures de la guerre ancrées dans le sol pour perpétuer le souvenir de la brutalité des massacres.
77ÀVauquois, la butte évoque un « terrain lunaire » car elle est restée criblée de trous de mines et transpercée de galeries souterraines. Le village autrefois existant à son sommet a été englouti. Peu à peu, à l’initiative d’une association, la butte est aménagée, rendue accessible, et les visiteurs peuvent arpenter les lieux. La butte est un repaire spatial qui permet aux visiteurs de faire le rapport entre lieux et mémoire. De ce fait, des liens se tissent entre le front situé sur la butte et le cimetière en contrebas, où dorment les morts. La butte et la nécropole nationale de la Maize participent de la même sacralisation, du même espace. Les tombes des soldats reposent dans le cimetière, mais le monument de l’architecte Édouard Monestès (1885-1944), une petite lanterne des morts en béton blanc, est dressée sur la butte.
78À Vimy, les Canadiens ont dessiné un grand parc où les meurtrissures de la guerre sont entretenues de façon à conserver le lien logique entre les territoires : celui de la guerre autrefois et celui de la mémoire aujourd’hui. Les tranchées et les trous d’obus ont été réaménagés et les visiteurs peuvent y cheminer librement. À Beaumont-Hamel, au nord d’Albert, en mémoire des combattants venus de Terre-Neuve, le terrain a été laissé en l’état à la fin du conflit. La terre reste chamboulée, crevée de trous d’obus, lacérée de tranchées, piquée de ferrailles pointues comme autant de croix signalant les morts, hérissée de lambeaux de barbelés comme des morceaux de chair. Le gazon enveloppant les bourrelets de la terre tente, par son homogénéité et sa fraîcheur, d’atténuer ce chaos.
79Deux enclos aux extrémités du site abritent les sépultures, petits espaces blancs dans un ensemble torturé. Espaces protégés, de paix et de sérénité, pour le repos éternel.
Les modèles nationaux
Le modèle français
80La construction des nécropoles incombe à l’État qui considère comme un devoir national la création des sépultures pour tous les soldats reconnus « mort pour la France ». L’article 105 de la loi du 31 juillet 1920 confie à la nation les cimetières militaires tandis que l’article 106 donne droit à la restitution des corps des défunts aux familles. Ces dispositions sont mises en œuvre, suite au décret du 28 septembre 1920. L’idée de créer des cimetières nationaux est relayée par des associations d’anciens combattants qui voulaient rendre hommage à leurs camarades. Près de 250000 corps sont restitués aux familles, soit près de 30 % des sépultures identifiées, et rejoignent un caveau familial, d’autres un carré militaire à l’intérieur d’un cimetière civil et communal. Une partie des cimetières provisoires est regroupée en quelques 300 nécropoles nationales. Deux vastes nécropoles créées à partir d’importants regroupements, l’une au nord de la France, la nécropole nationale de Notre-Dame-de-Lorette, et l’autre à l’est, l’ensemble mémoriel de Douaumont, portent une charge politique importante et rivalisent avec les grands cimetières américains.
81Mais les idées d’architecture, de scénographie et d’esthétique échappent aux décideurs qui n’élaborent aucune politique s’inspirant de ces concepts. Le principe de la « construction » supplante l’idée d’architecture. De plus, dans une France ruinée par la guerre, les moyens financiers alloués aux sépultures des soldats sont nécessairement contraints.
82Par une circulaire émise le 24 février 1927, le ministère des Pensions établit les principes des cimetières militaires comme monument national, puis délègue à l’administration et aux techniciens le soin de leur mise en œuvre. En 1928, le gouvernement institue la « Commission Nationale des Sépultures militaires » qui établit une disposition type pour tous les cimetières.
83Le plan type adopté est la base de tous les cimetières français et les services de l’État se sont prêtés au jeu de la reproduction en série, quels que soient les attributs des lieux considérés. Les autorités ont cherché avant tout à concevoir un programme de construction méthodique, répétitif et moins coûteux. La conceptualisation des nécropoles reste minimale et les notions d’architecture et d’art n’ont pas cours : aucun architecte ne réalise les plans, ils sont entièrement confiés aux techniciens du ministère. Celles de géographie, de territoire et de paysage non plus. À quelques exceptions près, comme pour la Grande Tombe de Villeroy située en bordure des champs de blé, où eurent lieu les premiers engagements de la bataille de la Marne en 1914. Pérennisant une fosse commune provisoire réalisée après les combats de septembre 1914, la tombe tout en longueur, qui regroupe les dépouilles des tués, fait écho au paysage qui est resté inchangé : une plaine immense qui bute sur les collines, autrefois tenues par l’ennemi.
Disposition type et limites
84La nécropole nationale de la Targette (Pas-de-Calais) illustre le schéma type retenu par la Commission. Le drapeau est au centre de la composition. Les croix sont fixées sur des longrines définissant de façon immuable l’espacement entre chacune. Les ossuaires, nombreux et contenant souvent des centaines de corps, sont repoussés aux extrémités, aux limites du cimetière. Celles-ci sont matérialisées le plus souvent par un simple grillage. Pas ou peu d’arbres, parfois des massifs de persistants, comme à l’entrée de la nécropole de la Chipotte. L’entrée est matérialisée par deux piles reliées par une grille basse à deux battants ornés de la croix de guerre. Sur la face des piles, une épée sur laquelle s’enroule une branche de laurier.
85Parfois, quelques exceptions à cette disposition type introduisent un dialogue avec l’environnement, en mettant en valeur la géographie et en tissant le lien avec la ligne de front et les circonstances de la guerre. Les cimetières militaires, à la fois témoins historiques et géographiques, s’inscrivent dans une cohérence en dépit des transformations et des évolutions des territoires et du paysage.
86La nécropole nationale du Wettstein, au-delà des talus, est bordée de sapins épais et sombres, formant un écrin autour des tombes. La nécropole est un puits de lumière aménagé comme une clairière au cœur de la forêt. Avec le cimetière allemand du Baërenstall distant de quelques centaines de mètres, ils marquent ce territoire montagneux mais leur empreinte se fond dans les massifs d’épineux et leurs contours sont difficilement identifiables.
87De même, pas de limites ni de contours pour la nécropole nationale Duchesne, aménagée en 1924, qui semble tout entière absorbée par les épicéas. Les 408 tombes, dont 116 en ossuaires, suivent un plan libre de tout axe de symétrie et dont l’unique contrainte est l’omniprésence des conifères. Les tombes horizontales sont réparties par groupes de deux, trois ou plus et ne suivent pas d’alignement privilégié. Cernées de pierres et recouvertes de mousse et de lichen, elles trouvent leur place entre les arbres.
Égalité de traitement
88L’uniformité et l’égalité de traitement sont les valeurs fortes de ces lieux. Après la restitution des corps et le regroupement des sépultures des cimetières provisoires dans de vastes nécropoles nationales, un ordre égalitaire, démocratique achève d’imposer aux survivants l’esthétique républicaine. L’unique distinction reconnue étant celle de la religion, les cimetières français sont les seuls à afficher quatre emblèmes :
la croix latine pour les chrétiens, catholiques et protestants,
la stèle musulmane, surmontée d’une arabesque et gravée d’un croissant, elle est orientée Ouest-Est afin que le corps du défunt soit tourné vers La Mecque,
la stèle israélite, marquée d’une étoile de David,
la stèle libre-penseur, réservée aux agnostiques et aux athées. Mais aussi à tous ceux qui ne se retrouvent pas dans la représentation religieuse de la chrétienté, de l’islam et du judaïsme. Celle-ci est dépourvue de tout signe confessionnel.
Figure 10. Disposition type au cimetière de la Targette.

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89Il arrive également fréquemment que la stèle libre-penseur soit utilisée lorsque les autres emblèmes ne correspondent pas à la religion des soldats des colonies. C’est le cas à la nécropole nationale Les Tiges, où neuf tombes côte à côte des soldats du génie originaires de Madagascar et d’Indochine sont identifiées par des stèles libre-penseur.
90Aucun aménagement ou décoration ne sont autorisés aux familles, pas même un simple dépôt de fleurs coupées : celles-ci pourraient rompre la stricte égalité de traitement des tombes. Toutefois il existe parfois une certaine tolérance, par exemple lorsqu’une fratrie est décimée ou que les familles éprouvent le besoin d’honorer leur mort d’une façon plus personnelle. Les cimetières comprennent d’innombrables tombes alignées, serrées, par centaines et jusqu’à 30000 (Souain-Perthes-lès-Hurlus) et plus de 40000 (Notre-Dame-de-Lorette). D’autres nations ayant combattu sur le front occidental s’inspirent du modèle français, notamment l’Italie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie.
Figure 11. Stèles « libre penseur » au cimetière Les Tiges réservées à des Indochinois.

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91La loi de finances du 11 juillet 1931 fige les nécropoles nationales dans cet ordre égalitaire, désormais fixé durablement, la seule distinction reconnue étant celle de la religion. Toutefois, beaucoup d’officiers ont été inhumés dans les cimetières paroissiaux par les familles qui les ont rapatriés, comme en témoigne le Prix Nobel de Littérature Claude Simon à propos de son père dans le récit autobiographique l’Acacia publié en 1989.
Matériaux
92Le choix des matériaux pour les croix mérite d’être souligné. À la différence des autres modèles, qui utilisent des matériaux dits nobles exprimant la pérennité, comme la pierre ou le marbre, les Français choisissent un matériau nouveau et moderne qui s’altère avec le temps. Les croix initiales sont en ciment armé, un ciment rustique, les grains sont grossiers et gris. Un tel choix paraît audacieux, car c’est le matériau de la société industrielle et des Modernes. C’est un matériau dont on ne sait pas encore s’il doit servir une architecture traditionnelle qui s’accroche à la culture classique et aux Beaux-Arts ou une architecture résolument moderne qui utilise le matériau dans toutes ses qualités plastiques. C’est la lutte entre « nostalgie et industrie », un affrontement de style illustré en France par Auguste Perret et Le Corbusier. Auguste Perret prône l’usage du béton armé mais dans le cadre d’un retour à l’ordre architectural ; il intègre les principes industriels nouveaux dans le respect des valeurs classiques et traditionnelles de l’art. Le Corbusier, quant à lui, infléchit le style architectural à l’usage du béton et emploie la matière selon ses critères propres.
93Les techniciens du ministère adoptent les principes d’Auguste Perret, et le béton armé des croix est employé comme si c’était de la pierre. Toutefois, le béton armé, plus fragile qu’il n’y paraît, ne dure pas. Les premières croix sont remplacées et la granularité gagne en finesse. La matière devient plus blanche, plus nette, plus douce. Une extrême sobriété teintée de tristesse se dégage de ces lieux. Peu à peu, lors des travaux de rénovation, une aire gazonnée succède aux anciens tertres de terre plantés de rosiers polyanthas. Parfois, un peu de couleur est conservée dans des petits massifs plantés comme à la nécropole nationale de la Chipotte.
Figure 12. Nécropole nationale de Fontenelle.

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94Dans les Vosges, le grès rouge, matériau local est privilégié. Les cimetières se teintent de rose et les croix contrastent avec le vert de la nature, comme à la nécropole nationale de Fontenelle installée sur un plateau, lieu des combats, qui domine la vallée. Tout autour du cimetière, les hêtres, les frênes, les platanes et les chênes sont volontairement clairsemés pour laisser voir le robuste monument « Aux Vosgiens » sculpté dans le grès rose par Émile-Just Bachelet (1892-1981) : la figure féminine de la patrie bienveillante du côté des tombes, tandis que le soldat est tourné vers l’extérieur et monte la garde. Sous les arbres, les réseaux de tranchées, les entonnoirs, les abris encerclent le cimetière. Auteur de plusieurs monuments commémoratifs de la Grande Guerre, Bachelet a sculpté également des bas-reliefs pour l’exposition coloniale de 1931 et travaille des matériaux très divers.
Figure 13. Détail du monument « Aux Vosgiens » d’Émile-Just Bachelet. Cimetière national de Fontenelle.

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95Si les cimetières militaires français dégagent une écriture architecturale dépourvue d’inspiration, en revanche les initiatives privées ont imprimé leur style en produisant des œuvres remarquables.
Les initiatives privées
96Avec leurs moyens et en faisant appel à la souscription publique, les personnes privées, les associations et certains évêques prennent l’initiative en matière d’art et d’architecture et passent commande de monuments, chapelles, mémoriaux et œuvres d’art. De la statuaire au monumental ossuaire de Douaumont, les représentations funéraires font preuve de créativité.
97Au cimetière du Wettstein, « les diables rouges » du 152e régiment d’infanterie de Colmar honorent leurs camarades « les diables bleus » (chasseurs alpins) par un gisant de bronze reposant au pied de la croix monumentale. Il est sculpté par Antoine, de Colmar, et façonné dans les fonderies d’Antoine Durenne (1822-1895). Agonisant, le bras dressé et roulé dans sa capote, le fusil à portée de main, le gisant fait figure de chevalier des temps modernes. Les fonderies de Durenne occupent une place prépondérante en mariant l’art et l’industrie dans des œuvres qui ornent les villes du monde entier, comme à Paris, où sont exposées les fontes de fer animalier sur le parvis du musée d’Orsay.
Figure 14. Gisant du cimetière français de Wettstein.

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98La nécropole nationale de Rancourt, aujourd’hui entretenue par l’association du Souvenir Français, et l’ensemble mémoriel des deux batailles de la Marne à Dormans relèvent également de l’initiative privée. La première est créée par Madame Du Bos, née Mathilde Johnston (1857-1919), originaire de la Nouvelle-Orléans (États-Unis), en mémoire de son fils Jean, jeune officier du 94e régiment d’infanterie tombé à Rancourt le 25 septembre 1916. Elle fonde en juillet 1917 un comité des Veuves, Mères, Sœurs d’officiers, sous-officiers et soldats du même régiment qui projette d’édifier un monument commémoratif. Beaucoup de soldats étant portés disparus, le comité décide la réédification de l’église du village. Une souscription est lancée faisant appel aux alliés d’Amérique. Après le décès de Madame du Bos en 1919, l’épouse du maréchal Foch reprend le projet qui aboutit à l’édification d’une chapelle en pierre de taille inaugurée en 1923. Selon la disposition d’origine, les doubles rangées de croix sont alignées sur des tertres de terre où fleurissent quelques rosiers polyanthas, qui ont la particularité de fleurir jusqu’au 11 novembre, et des vivaces. Entre les rangées, des arbustes et de petits arbres rompent les tensions créées par l’étirement des lignes de croix.
99À Dormans, un ensemble de pierre construit autour de la chapelle de la Reconnaissance commémore les deux victoires de la Marne comprenant une galerie cloître conduisant à une crypte, un ossuaire, et une fine lanterne des morts. L’initiative est due à la duchesse d’Estissac (1864-1924), née Jeanne de Rochechouart-Mortemart, appartenant à une des plus anciennes familles de l’aristocratie française (La Rochefoucauld) qui avait perdu plusieurs membres de sa famille pendant la guerre (son gendre, un neveu, un cousin). Elle crée en 1919 le comité qui réunit entre autres l’archevêque de Reims, Mgr Luçon et l’évêque de Châlons-sur-Marne, Mgr Tissier. Aux deuils privés de la duchesse, correspond une résonnance nationale puisque le comité choisit Dormans, que le maréchal Foch avait défini publiquement comme le centre névralgique des deux batailles de la Marne, en 1914 et en 1918. Cet ensemble est commandé par Madame de la Rochefoucauld qui le fait bâtir dans le haut du parc de son château à partir de 1920.
Les lanternes des morts
100Pour que le souvenir des souffrances endurées par leurs compagnons d’arme et du sacrifice des soldats morts au champs d’honneur ne s’éteigne jamais, pour rappeler aux générations futures le prix payé par leurs aînés, les associations d’anciens combattants se sont mobilisées et ont émis l’idée d’un projet architectural de grande envergure : illuminer la ligne de front sur toute sa longueur, de la mer du Nord au territoire de Belfort. Depuis le Moyen-Âge, la lanterne des morts appartient à l’architecture funéraire traditionnelle. Elle symbolise le feu qui éclaire, qui réchauffe et qui protège, mais aussi l’immortalité de l’âme au-delà du corps périssable.
101Les associations ont fait appel à des architectes, qui ont imaginé des dizaines de lanternes des morts munies à leur sommet de phares puissants qui devaient se répondre les uns aux autres. Ce projet associatif n’a pu être mené à son terme faute de moyens et seules quatre lanternes sont finalement construites dans des styles très différents.
102La lanterne des morts de l’ensemble architectural de Dormans appartient à cette chaîne de lumière. La lanterne de la nécropole nationale de Cerny-en-Laonnois est un mât en ciment brut qui s’élève de l’autre côté du cimetière. Moderne par sa structure et son allure, trois tubes lumineux sont accrochés à son sommet.
103Une autre tour-lanterne des morts dépendant du projet initial se situe dans l’immense nécropole de Notre-Dame-de-Lorette. Point central de la nécropole, elle est l’œuvre, avec la basilique, de l’architecte lillois Louis-Marie Cordonnier (1854-1940), également l’architecte de la basilique de Lisieux. La tour-lanterne se compose d’un pilier creux haut de 20 mètres, surmonté d’un lanternon ajouré qui s’allume chaque soir et balaie de son faisceau l’immense nécropole qui s’étend sur 27 hectares. Sur chaque côté de la tour, une croix latine ajourée comme une dentelle. C’est un phare qui, de jour comme de nuit, signale la présence de la nécropole. Depuis 2014, l’anneau de la mémoire, monument international, complète le site.
Figure 15. La lanterne de la nécropole nationale de Notre-Dame-de-Lorette.

©Anne Biraben.
104La quatrième lanterne se dresse au-dessus de l’ossuaire de Douaumont, et au-delà, des tombes françaises. Du haut de ses 46 mètres, elle toise avec fierté l’immense cimetière américain de Meuse-Argonne. Sur chacune de ses faces, une croix latine. Cette lanterne est l’œuvre de l’architecte Léon Azéma (1888- 1978), ancien combattant de la Grande Guerre, grand prix de Rome en 1921, qui construit en France et en Égypte. Il gagne le concours de l’ossuaire et dessine une gigantesque voûte conçue comme une pierre tombale destinée à recouvrir le champ de bataille. Elle est achevée en 1932. Le grand volume intérieur, telle une nef, abrite les ossements de plus de 130000 soldats français et allemands. Il permet l’organisation de cérémonies et l’accueil du public. Sur chaque pierre est gravé à l’encre rouge le nom d’un disparu : funeste liste couvrant les murs et les voûtes. Voir le nom écrit et pouvoir le lire, comme sur un registre géant, aide les familles endeuillées dans leur peine. Il reste cette écriture, ce nom du disparu qui sort de l’anonymat dans ce gigantesque ossuaire. La modernité de ce projet tient aussi dans la structure modulaire de la voûte qui autorise une construction par étapes, pierre par pierre. Cinq ans plus tard, Léon Azéma réalise avec les architectes Jacques Carlu et Louis Boileau le palais de Chaillot, entrée monumentale de l’exposition universelle de 1937 et vitrine officielle de l’architecture française.
105D’autres lanternes, qui ne font pas partie du projet original, ornent les cimetières militaires comme à la nécropole nationale de Morvillars et à la nécropole nationale de Pierrepont. Le ministère des Pensions a retenu en 1923 le site de Pierrepont pour y construire une nécropole. La commune, soutenue par l’Association des Mutilés et Anciens combattants de la Grande Guerre, a souhaité y ériger un monument pour répondre à « ceux d’en face, c’est-à-dire au colossal monument élevé par les Allemands dans leur cimetière, où dorment 10000 Allemands ». La forme de la lanterne des morts est aussi utilisée pour certains monuments comme celui de la butte de Vauquois, inauguré en 1926 à l’emplacement de la mairie de l’ancien village disparu.
106L’État a tenté d’imposer une forme de laïcité dans les nécropoles en positionnant le drapeau français au centre du plan au lieu d’une chapelle ou d’une croix comme l’ont fait les Américains ou les Britanniques. Pourtant, la diversité des emblèmes et surtout les initiatives privées ont manifesté leur attachement à la spiritualité et ont assumé l’héritage de la chrétienté. Elles ont créé des chapelles et des mémoriaux pour exprimer non seulement l’honneur dû aux frères d’armes mais aussi les valeurs de la Foi. La religion est affirmée et confirme sa présence à travers ce patrimoine sacré. L’hommage aux morts et aux héros, ce sont aussi les innombrables monuments aux morts dans toutes les communes, qui sont complémentaires des cimetières. Le monument de Vrigne-Meuse illustre cette étroite relation entre les nécropoles et les monuments aux morts, et notamment l’individualisation de la mémoire. Le monument, très simple, est encadré par huit tombes de part et d’autre et deux tombes devant. L’ensemble est aménagé dans le cimetière communal, aux abords de l’église. Ce carré commémore les dernières heures des combats du 11 novembre et comprend la tombe d’Augustin Trébuchon, dernier mort de la Grande Guerre.
Liste des biens constitutifs du modèle


Le modèle britannique
107Un homme énergique et généreux, Fabian Ware, est à l’origine de la création de l’Imperial War Graves Commission (IWGC), pour laquelle il s’investit pleinement jusqu’à sa mort en 1948. Il façonne la commission, il construit son identité culturelle autour de l’empire et intègre totalement les nations qui le constituent sur un même pied d’égalité. Reconnue par Charte Royale dès 1917, l’IWGC a pour mission l’organisation et l’aménagement des sépultures de guerre.
108Sous la présidence d’honneur du Prince de Galles, futur roi Édouard VIII, Fabian Ware s’entoure de membres prestigieux, comme le célèbre écrivain Rudyard Kipling, et de talentueux architectes, de sculpteurs et de jardiniers renommés. Très rapidement est prise la décision de ne pas rapatrier les corps des morts pour ne pas créer d’inégalité entre ceux dont les noms seraient connus et ceux dont les noms resteraient à jamais inconnus. Les premiers pouvant être rapatriés et les seconds enterrés sur place. De plus, l’éclatement géographique de l’empire britannique, des Indes au Canada, rendait les coûts de rapatriement des corps exorbitants.
109Après la guerre, l’IWGC n’entreprend pas de regroupement de cimetières, ni de constructions, mais aménage au contraire les cimetières provisoires en d’authentiques lieux de mémoire, où les corps ne sont ni déplacés ni exhumés. L’essentiel des tombes est localisé sur les fronts de la Somme, du Nord et du Pas-de-Calais. On dénombre 967 cimetières sur le front ouest.
110L’intervention des architectes se fait la plupart du temps dans des cimetières déjà existants, et leur tâche consiste à les aménager en leur donnant une identité respectueuse des valeurs et de la diversité de l’empire britannique. Le grand nombre d’intervenants, dans tous les domaines nécessaires, sculpteurs, architectes, botanistes, etc. n’affecte pas la cohérence des milliers de cimetières britanniques. Aménagés selon un modèle identique dressé par les architectes, chacun des très nombreux cimetières est pourtant unique. La forme retenue est établie sur la base d’un rapport publié en 1918 par Frederic Kenyon (1863-1952), membre de l’IWGC et collaborateur de Fabian Ware. Il préconise alors l’installation de stèles, plutôt que des croix latines, pour évoquer l’origine militaire des cimetières d’une part, et créer une unité entre les différents soldats issus de l’Empire quelles que soient leur origine et leur religion d’autre part.
111Bien que la croix chrétienne ait des adeptes, plutôt issus des milieux conservateurs, comme l’architecte Reginald Blomfield, celle-ci est abandonnée au profit de la stèle unique, par ailleurs voulue par l’architecte Edwin Lutyens, mais aussi par des représentants politiques comme Winston Churchill. Ces derniers retiennent le caractère œcuménique de la stèle comme une priorité. Plusieurs architectes proposent leur dessin pour une stèle type, comme Charles Holden, Herbert Baker et Edwin Lutyens. La commission choisit la proposition de ce dernier : simplicité de la forme, facilité de mise en œuvre, durabilité de la pierre de Portland, et caractère intemporel car dénuée de style ou de connotation.
Figure 16. La stèle britannique : œcuménique, intemporelle et personnalisée.

112Les renseignements les plus complets sont inscrits sur les stèles pour sortir de l’anonymat chaque soldat et cultiver la mémoire de l’individu :
Un emblème national : par exemple une feuille d’érable pour les Canadiens, un chardon pour les Écossais ou une gazelle pour les Sud-Africains.
Un emblème religieux approprié : croix latine ou étoile de David. Ces signes sont volontairement discrets par respect pour les différentes croyances existant au sein des pays de l’Empire.
À la base de la stèle, quelques lignes personnalisées sont choisies par la famille ou les proches, lorsqu’ils ont pu être contactés. Ces informations procurent une intimité avec le soldat, une façon de pénétrer dans la sphère privée familiale.
Le choix d’architectes renommés
113La conception et les chantiers d’aménagement sont confiés à plusieurs jeunes architectes qui ont combattu dans les rangs de l’armée britannique. Néanmoins leur travail reste sous le contrôle de quatre maîtres en architecture, considérés comme les meilleurs de leur génération : Reginald Blomfield (1856-1942), Edwin Lutyens (1869-1944), Herbert Baker (1862-1946) et Charles Holden (1875-1960).
114Il revint à Reginald Blomfield de dessiner les plans des trois premiers cimetières à titre expérimental, dont celui de Louvencourt. La particularité de ce cimetière britannique réside dans la rangée de tombes françaises alignées devant le mur du fond et dont le dessin est unique. Pas de croix latine, mais des grandes et hautes stèles de pierre blanche au sommet arrondi. Elles sont sculptées d’une petite croix latine coiffée du casque Adrian en partie haute et gravées des noms et date de décès du soldat. En partie basse, sur le socle rehaussé, figure « mort pour la France » en lettre en relief.
115Bien que l’expérience fût concluante, la façon des premiers cimetières de Blomfield n’a pas été retenue, car les coûts étaient excessifs.
116Avec des principes de construction plus simples et moins onéreux, il dessina une centaine d’autres cimetières. Son écriture architecturale n’adhère pas au mouvement moderne, elle est mesurée et reste très classique. En revanche, passionné de nature et de botanique, ses connaissances sur l’art des parcs et jardins influencent considérablement l’esthétique des cimetières et leur rapport au paysage. Il déclarait : horticulture stands to gardens design much as building does to architecture, l’horticulture est au design des jardins ce que le bâtiment est à l’architecture. Reginald Blomfield dessine la croix du sacrifice, élancée, de section octogonale et flanquée d’une épée. Signe de l’affiliation religieuse de la majorité des morts, elle est à chaque fois identique. Seuls la dimension et le dessin de son socle changent selon l’échelle du cimetière. Blomfield raconte dans ses mémoires qu’il a essayé de donner à cette croix l’aspect le plus abstrait possible afin qu’elle ne pût se rattacher à aucun style connu. Elle devait, pour des questions de diversité religieuse, être déchargée de toute association d’idées ou de sentiments. L’épée de bronze, dont la garde s’inscrit dans les bras courts de la croix, a une triple signification : elle rappelle l’état militaire du cimetière et le bronze en symbolise la force. L’épée frappe avec puissance pour combattre l’injustice et le mal. C’est l’arme des héros et des chevaliers. C’est celle de Saint Georges, officier de la légion romaine, qui tua le dragon qui terrorisait la ville et à qui une princesse devait être sacrifiée.
117Sir Edwin Lutyens, architecte brillant de renommée internationale et inlassable bâtisseur, fait partie du mouvement moderne. Il élabore une architecture vernaculaire en osmose avec l’environnement géographique et les habitants, dans la mouvance Arts & Crafts. Ce mouvement artistique est très présent en Angleterre. Théorisé par le critique d’art Ruskin et le décorateur Morris, il prône le retour à la nature et condamne la production industrielle. Pourtant au début du xxe siècle, l’architecture de Lutyens prend une tournure définitivement classique. Il travaille en Afrique du sud puis en Inde et réalise une œuvre majeure à New Dehli pendant une vingtaine d’années. Dans le même temps, à partir de 1917, il s’investit auprès de l’IWGC et réalise 126 cimetières militaires et des dizaines de mémoriaux. Il crée le cimetière de Villers-Bretonneux en hommage aux soldats australiens : une majestueuse allée bordée de centaines de stèles blanches monte vers le mémorial. Une première perspective sur la croix de Blomfield, une deuxième perspective sur l’imposant mémorial qui ferme le site. Une haute tour ajourée et lumineuse éclaire la nuit les tombes et le mur où s’inscrivent les noms des disparus.
118Lutyens dessine le mémorial de Thiepval en hommage à tous ceux qui sont tombés au cours de la bataille de la Somme et dont la tombe est inconnue : « AUX ARMÉES FRANCAISES ET BRITANNIQUES L’EMPIRE BRITANNIQUE RECONNAISSANT ».
119D’aspect massif, placé sur la crête, en pleine nature, le monument interpelle. Formé d’un empilement savant d’arcs, il n’appartient pas à l’architecture classique, ni à l’architecture moderne. Il est unique par son volume et la forme simple de ses arches qui s’ancrent dans le sol, devant trois cents tombes britanniques et françaises.
120Pour respecter le multi confessionnalisme des soldats de l’Empire, Lutyens, après une longue réflexion, élabore et dessine la pierre du Souvenir qui trouve sa place dans les grands cimetières. Loin d’exprimer une conviction religieuse, cette pierre ressemble à un autel et fait écho à la croix dessinée par Blomfield. Très sobre, elle est posée sur un socle de trois marches. Elle est monolithe et blanche, sa géométrie douce et simple veut rassembler, au même titre que l’esthétique des stèles. Sur une face est gravée la phrase de l’Ecclésiaste choisie par Kipling THEIR NAME LIVETH FOR EVERMORE, Que leurs noms demeurent à jamais.
121La grande force de Lutyens réside dans le fait que chaque cimetière est unique dans sa composition : la croix du sacrifice trouve sa place par rapport à un axe choisi en rapport avec la forme de la parcelle, la disposition des tombes et l’environnement immédiat. Elle ne se trouve pas systématiquement dans l’axe de l’entrée. Lutyens privilégie l’harmonie entre son architecture fine et élégante avec l’art du jardin et la maîtrise du paysage.
Figure 17. Cimetière britannique d’Étaples.

©Anne Biraben.
122Il doit cet apprentissage de la nature à une rencontre professionnelle avec Gertrude Jekyll en 1896. Tous deux tracèrent ensemble des dizaines de jardins dans la plus pure tradition anglaise. On retrouve dans les cimetières l’esprit des cottage gardens, c’est-à-dire les jardins des petites maisons de campagne : beaucoup de fleurs, de la couleur, des rosiers et des plantes vivaces de petite taille. La nature semble indomptée, en apparence seulement.
123En hommage aux travailleurs et ouvriers chinois, qui n’ont pas combattu mais qui ont donné leur vie au service de l’armée britannique, Lutyens, assisté par le Major Truelove, réalise le Chinese Cemetery à Noyelles-sur-Mer en baie de Somme. Un chemin de terre longeant des champs conduit à un beau pailou de pierre gravé de caractères calligraphiés et bordé par deux grands vases. Dans l’encadrement, un magnifique pin, symbole omniprésent dans la culture chinoise, étend ses branches au dessus des 800 tombes pourvues d’une stèle gravée en anglais et en chinois, comme pour les soldats. Dès l’entrée, la présence du bois rappelle que ce matériau est symbole de vie en Chine. Les architectes ont adapté des éléments de l’architecture traditionnelle chinoise pour que le lieu reflète l’équilibre propre à l’art chinois. La conception du cimetière a été avalisée par l’ambassadeur chinois. Elle est classique, mais ce qui l’est moins, ce sont les hommes qui reposent dans ce cimetière. Les morts de l’Empire du Milieu côtoient ceux des belligérants européens ; ils sont enterrés à la même enseigne.
Figure 18. Cimetière de Noyelles-sur-mer.

124V. C. Corner, dans le secteur de Fromelles, est l’unique ossuaire britannique, composé de deux grandes fosses où sont enterrés les restes de soldats australiens non identifiés. Les fosses sont couvertes de rosiers rouges éclatant de couleur sur le gazon. Ce lieu est l’œuvre de Sir Herbert Baker, ancien professeur et ami d’Edwin Lutyens. Sir Baker eut d’abord une longue carrière en Afrique du Sud, avant de collaborer avec Lutyens à New Dehli. Ensemble, ils ont la responsabilité de conceptualiser le message à délivrer aux générations futures à travers l’architecture des cimetières : une atmosphère de paix et de sérénité, sans trace de la violence et du drame des combats.
125Dans le même secteur, on retrouve cette atmosphère poétique et mélancolique dans le cimetière de Trou Aid Post, créé dès 1914 et réaménagé par Baker. De grands saules pleureurs dont les rameaux retombent sur les fossés cernent le lieu, formant un voile qui protège les tombes des grandes plaines environnantes. Au centre, la croix du sacrifice. Quelques tombes ne sont pas vraiment ordonnées, elles sont restées là où elles étaient depuis le premier jour.
126Charles Holden, architecte à Londres, auteur de nombreuses stations de métro, rejoint l’IWGC en 1920 dans le même esprit d’une écriture simple, dépouillée d’ornements figuratifs. Il signe le beau et pur cimetière de Wimereux. Les stèles sont couchées à cause du sol instable de part et d’autre des terrasses. Deux maisons-abris reliées par un portique sont d’une grande simplicité dans leur mise en œuvre. Leur géométrie basée sur le carré est réduite aux fondamentaux. Le lien entre ces éléments est assuré par les bordures de calcaire blanc qui courent d’un bout à l’autre du cimetière.
Figure 19. Ossuaire de V. C. Corner.

©Anne Biraben.
Figure 20. Trou Aid Post Cemetery. Entrée et espace tampon.

©Anne Biraben.
Le jardin et le paysage
127Le jardin anglais s’organise autour de l’idée d’une nature authentique, alors que celui-ci est le fruit d’un travail artistiquement ordonné et répondant à des règles précises. Le couple architecte-jardinier formé par Lutyens et Jekyll décline les grands principes hérités du xviiie siècle, quand l’architecte paysagiste William Kent (1685-1748), considéré comme le fondateur des jardins anglais, déclarait : « la nature a horreur de la ligne droite ». Les fleurs et les arbustes s’y développent librement et entretiennent un lien harmonieux avec le bâti. Pourtant cette liberté végétale apparente est ordonnée et répond à une courbe géométrique appelée « la serpentine ». Devant les stèles, les bordures sont fleuries. Les plantes vivaces n’empêchent pas de lire les inscriptions personnelles des familles gravées en bas ; les plus hautes fleurs ou parfois de petits arbustes se trouvent entre les stèles. Les plantations sont variées, du point de vue de leur texture, de leur couleur, ou de leur densité, et le jardinier les adapte en fonction des périodes de floraisons. Le plus grand soin est apporté à la composante végétale des bordures qui compte une vingtaine d’espèces végétales.
128Parfois des massifs d’arbustes, des haies, comme au Beaumont-Hamel british Cemetery dessiné par Cowlishaw, et plus rarement des pergolas comme à Achiet-le-Grand Cemetery extension et à Douchy-lès-Ayette british Cemetery, dessinés par Lutyens, contribuent à apporter l’ombre propice au repos.
129Le travail conjoint des architectes et des horticulteurs, préconisé par Reginald Blomfiel, consiste à créer un lien sentimental entre les jardins de la mère patrie et celui des cimetières.
130À Beaumont-Hamel, en 1921, l’architecte paysager Rudolph Cochius, qui avait aménagé le parc de Bowring à Saint-Jean sur l’île de Terre-Neuve, ne propose pas de mémorial monumental, mais un parc commémoratif en conservant le champ de bataille avec le sol éventré, les tranchées, les ravins, le trou de mine et les constructions souterraines. En périphérie, il plante des arbres et des arbustes rustiques qui ont poussé sur le sol terre-neuvien et qui évoquent le paysage natal des soldats : épinettes, sapins, genévriers, cornouillers. Par endroit, il conçoit des allées bordées de ces essences qui orientent le regard vers les stigmates que la terre a gardés et vers l’emblématique et solitaire caribou dressé sur un éperon.
131Deux enclos, aux extrémités du site, émergent du chaos. Intrusion d’une architecture organisée dans un paysage désordonné qui rend compte de l’histoire. Ils abritent les sépultures, quelques dizaines de stèles serrées les unes contre les autres.
132Chaque cimetière britannique est un jardin clos, posé comme une île, souvent au milieu des champs. À l’image de l’Angleterre, la patrie. Cernés par un muret, ils dialoguent avec le paysage, proche et lointain. Certains entretiennent un rapport privilégié avec les plus beaux paysages. C’est le cas d’Étaples Cemetery, dessiné par Lutyens et par Holden. Dès 1918, l’architecte esquisse les premiers croquis pour le plus grand cimetière du Commonwealth en France, situé loin du front, mais proche des hôpitaux. Lutyens propose au visiteur un panorama superbe sur la baie de Canche. Le cimetière, tourné vers l’Angleterre toute proche, est inauguré en 1922 par le roi George V. Il rassemble plus de 11000 tombes de soldats du Commonwealth, d’Allemagne, d’Inde, d’un ouvrier chinois, et 119 tombes de la Seconde Guerre mondiale. Vu de la baie de Canche, on aperçoit deux cénotaphes de pierre dressés vers le ciel. Ils reposent sur deux arches majestueuses. Cette entrée monumentale, en retrait de la route, dénote une architecture académique figée. En revanche, le plan de la nécropole réserve des surprises : Sans chocs ni cassures, le trait est nerveux, les carrés de tombes modèlent des formes géométriques. Une ligne brisée faite de stèles ondule entre la culée de la butte d’entrée et la pente douce qui descend vers la mer. Le paysage est la continuité du jardin. Le cimetière, fondu dans le paysage, et dominant la baie, est une invitation à la contemplation.
133À travers son haut mur d’enceinte de calcaire blanc, le cimetière de Dud Corner offre des points de vue particuliers sur la campagne environnante et les champs cultivés. Taillées comme des meurtrières, ces ouvertures tissent les liens d’un même territoire : ceux de l’histoire et de la géographie, ceux de la guerre et de la vie agricole retrouvée. Du haut d’une petite tour de guet, à l’entrée, l’architecte Herbert Baker, réserve au visiteur d’autres points de vue plus lointain sur les plaines infinies de l’Artois.



Liste des biens constitutifs du modèle parc mémoriel :


Le modèle allemand
134Après une variété d’expériences mises en œuvre au cours de la guerre, le modèle allemand prend forme plus tardivement car les cimetières créés pendant la guerre sur le territoire français se trouvent sous tutelle administrative française à la fin du conflit. Des contacts établis avec les autorités françaises, suivis d’accords ponctuels, ont permis l’aménagement d’un petit nombre de cimetières pendant l’entre-deux-guerres. La plupart des réalisations définitives ont eu lieu après la Seconde Guerre mondiale, un accord global entre les gouvernements français et allemand n’intervenant qu’en 1966. Pour autant, les cimetières allemands ont conservé une authenticité dans leur format, leur simplicité et leur discrétion dans le paysage.
Les cimetières du front créés par l’Empire allemand
135Les cimetières créés dès le début du conflit sur le front vosgien (Haut-Rhin et Bas-Rhin) présentent une grande variété de pierres tombales, individuelles, façonnées par les tailleurs de pierre. Diversité des formes, des gravures, des textes et des ornementations sur les stèles, diversité aussi dans l’échelle des pierres monolithes, posées ou non sur un socle. Chacune est un objet unique. L’ensemble des pierres dressées dans les anciens cimetières de Kham et de Barenburg dans le secteur de la tête des Faux illustrent ce travail de taille et de gravure. Ces stèles s’inscrivent dans une composition plus vaste où se fondent le minéral et le végétal : escaliers de pierre, entrée couverte, petite chapelle, autel, mur d’enceinte creusé de niches, l’ensemble en parfaite harmonie avec le terrain pentu et boisé. Un sentiment d’éternité, et pour cela l’architecture doit résister à l’usure du temps.
Figure 21. Stèles du cimetière de Rabenbühl

©Anne Biraben.
136Une série de pierres tombales sculptées et gravées est rassemblée au fond du cimetière de Gobessart (Meuse) et démontre aussi la richesse de ce travail artisanal. Sur les pentes du Petit Donon, les stèles de grès gris ont remplacé les croix de bois en 1916. Elles rappellent le souvenir des hommes tombés après la bataille livrée en août 1914 et appartenant indifféremment au bataillon de chasseurs allemands ou français. Le tailleur de pierre a laissé sa signature : Gefr. Ludwig Gebhardt (soldat Louis Gebhardt).
137Dans le carré allemand du cimetière d’Assevent, chaque tombe est marquée d’une large stèle individuelle taillée dans la pierre. Un grand nombre d’entre elles sont gravées de la croix de fer, haute décoration militaire, et pour marquer cette distinction les contours des stèles sont plus travaillés. Aucune référence à la religion chrétienne pour ces tombes des premiers cimetières : la stèle de pierre est prioritairement choisie comme symbole œcuménique pour les guerriers de l’Empire.
138Au cimetière de Le Sourd, inauguré par l’empereur Guillaume II en 1916, la juxtaposition d’emblèmes différents rappelle cette diversité de conception dans les formes ; croix latines dressées sur un socle ou une longrine, pupitres posés sur l’herbe, stèles. Le souvenir des morts, Allemands et Français, est célébré conjointement par la grande croix allemande installée à côté du drapeau français.
139Ces cimetières, créés sur le front, ou à l’arrière, rendent hommage à l’ensemble des combattants, rassemblant dans un même lieu les amis et les ennemis. Dès août 1914, dans le cimetière de l’Hellenwald après la bataille de Morhange, Allemands et Français sont enterrés côte à côte. À Cambrai, le cimetière de la Route de Solesmes, créé en 1917, rassemble des soldats allemands, russes, roumains et du Commonwealth. Pour montrer cette vocation du cimetière accueillant tous les morts de guerre quelle que soit leur nationalité, des monuments de pierre sont coiffés d’un casque Adrian français, d’un casque Brodie pour les soldats de l’empire britannique ou du Stahlhelm allemand. Ce dernier est placé au centre du carré britannique, qui compte 501 tombes.
140Le cimetière de Saint-Quentin, créé à l’initiative de l’empereur Guillaume II et qu’il inaugure en octobre 1916 répond à cette idée d’honorer tous les « héros » de guerre, Allemands et Français. En référence à l’époque antique, et pour souligner la bravoure de ces héros, deux hoplites de bronze, couronne de laurier à la main, veillent sur le repos des guerriers. Derrière eux, un imposant fronton porté par quatre colonnes simule l’entrée au panthéon. Ces sites des temps de guerre invitent au recueillement et à la méditation, mêlant habilement les arts de la sculpture et de l’architecture avec le paysage immédiat et l’ambiance forestière. Seule la succession des saisons modifie la perception de ces lieux.
141Après la guerre, l’aménagement des cimetières existants se fera dans le même esprit. C’est à l’initiative d’un officier, Siegfried Emmo Eulen (1890- 1945), et de sept de ses camarades qui avaient été en charge de la direction des cimetières provisoires pendant la Grande Guerre, qu’est créée en 1919 une association, le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK), regroupant les associations déjà existantes. Parrainée par des personnalités influentes, cette association, privée et alors apolitique, s’est donnée pour objectif de rassembler l’ensemble du peuple allemand autour de son œuvre de construction. Absorbée par la lourdeur de la tâche qu’elle s’était assignée, l’association n’a pas développé de concept esthétique ni architectural pour l’aménagement de ses nécropoles à l’étranger.
L’influence déterminante de Robert Tischler
142Ancien combattant de la Grande Guerre, l’architecte et paysagiste Robert Tischler (1885-1959) proposa spontanément ses services au VDK. Il avait fait la connaissance de Siegfried Emmo Eulen, alors responsable des sépultures militaires sur le front de l’ancien Empire Ottoman. Passionné par le travail artisanal et les jeux de lumière qu’il a observés au Moyen-Orient, l’architecte élabore les grands principes du modèle allemand avec une équipe de collaborateurs, architectes, sculpteurs, pépiniéristes, jardiniers, tailleurs de pierre. Simples, faciles à mettre en œuvre et non directifs, ces principes régissent l’organisation des espaces funéraires allemands. Architecte en chef du VDK dès 1926, Tischler dirigea l’ensemble des travaux des cimetières jusqu’à sa mort en 1959, il dessina également les plans des cimetières de la Seconde Guerre mondiale.
143Le premier principe consiste à conserver l’aspect grave et sobre des cimetières administrés par la France et procuré par les alignements serrés des croix de bois recouvertes de bitume. La croix, expression de la religion chrétienne, est conservée. Elles sont simplement remplacées par des croix de fonte hautes et fines dans la plupart des cimetières. C’est le cas dans le cimetière de Hohrod-Baërenstall, initialement créé par les Français après la guerre, les croix de bois sont remplacées par des croix de fonte. En revanche, à Cerny-en-Laonnois, cinquante ans après les premiers aménagements, des croix de granit, grossièrement taillées et rugueuses d’apparence, remplacent les emblèmes de bois en 1974.
144Fondus dans leur environnement, ces espaces se veulent d’abord discrets. L’absence de drapeau évite une certaine provocation et renforce ce sentiment de retenue. L’impression générale est dominée par le sentiment du deuil et du souvenir. L’appel au recueillement est matérialisé par une entrée toujours étroite, souvent sombre, qui ne permet le passage que d’une seule personne à la fois. Les entrées, les monuments et parfois les croix sont en grès rose des Vosges, en granit ou en pierre. Cette diversité des matériaux et des formes rappelle celle des premières stèles, façonnées par les tailleurs de pierre en 1914. Toujours des matériaux nobles, réputés inaltérables pour mieux garder le souvenir de ces soldats tombés au front.
145Le cimetière de Liny-devant-Dun (Meuse) est le premier cimetière aménagé par Robert Tischler en 1932 sur les bases d’un cimetière créé au début de la bataille de Verdun en 1916. L’entrée, étroite et sombre, est surmontée d’un aigle de pierre, symbole germanique, dont les griffes enserrent la croix de fer, décoration honorifique des héros de guerre et marquant le statut militaire du cimetière.
146L’appareillage des pierres de grès rose et les écussons sur les chapiteaux de pierre sont soignés mais laissent apparaître la rugosité des matériaux naturels. Des matériaux locaux, pas trop travaillés ni polis, pour mieux dialoguer avec l’environnement immédiat et rural. Les croix de pierre, massives, sont plantées sur une simple pelouse, pas de fleurs, mais de grands arbres ceinturent l’aire des tombes. Leurs ombres oscillent et ondulent, produisant clarté ou obscurité sur les tombes selon les heures de la journée.
147La nature, vivante et bienfaitrice, nous renvoie à la simplicité de ce monde funéraire et sacré. Robert Tischler signe ici les principes et les caractères de ce lieu grave et sombre qui sert de référence.
148Ces dispositions architecturales, qui s’inspirent de l’esprit des premiers cimetières du front, servent ensuite de modèle pour l’aménagement de tous les cimetières construits après le cimetière de Liny-devant-Dun.
149Toutefois, il est décidé de ne pas utiliser un dessin architectural unique. Une liberté d’appréciation et de créativité est laissée aux architectes qui travaillent sous la responsabilité de Robert Tischler. Ils composent avec le milieu naturel, la nature des sols, la présence d’un ancien cimetière, les matériaux locaux, des éléments d’architecture… Les cimetières allemands se lisent comme une variété de constructions avec pour fil conducteur un attachement culturel à une nature prépondérante et une certaine retenue architecturale.
150Le cimetière de Veslud, créé en 1917 après la bataille du Chemin des Dames, a été aménagé dans cet esprit au cours des années 1960 et 1970. Un escalier de pierre à l’appareillage grossier encaissé dans la butte pour entrée, un couvert forestier pour ombrer les tombes, des terrasses pour épouser les déclivités du terrain, des tombes rassemblées dans des formes géométriques simples, le carré et le cercle. Les croix de pierre s’enroulent autour d’un bosquet d’arbres perché sur la terrasse la plus haute, comme au cimetière d’Annœullin (Nord) où les croix de fonte tournent autour d’un chêne majestueux, cœur de la composition, et référence au « roi de la forêt » mais aussi à l’empereur.
151Cette figure du cercle est l’expression du mouvement et d’une dynamique partagée, sans commencement et sans fin, elle illustre l’unité d’un peuple et sa cohésion dans un destin commun. Elle est reprise également dans le cimetière de la Route de Solesmes, les croix de pierre dessinent deux grands cercles concentriques qui encadrent le monument central. Lorsque le chêne ou l’arbre n’est pas au centre de la composition, alors on « enracine » un rocher, un ou des blocs de pierre.
152Comme « l’arbre allemand », les pierres du souvenir, également présentes dans les cimetières britanniques, évoquent l’authenticité, la solidité des hommes et de la nation. À Hohrod-Baërenstall, on retrouve ces blocs de pierre là où se situait l’ancien cimetière.
153Le passage entre les deux mondes, celui du vivant et celui des morts, est souvent matérialisée par une krypta, comme à Neuville-Saint-Waast. Les visiteurs y pénètrent l’un derrière l’autre, en silence et de la lumière du jour ils plongent dans la pénombre propice à la méditation. Cette scénographie matérialise une sorte de frontière entre le profane et le sacré.
Figure 22. Monument des camarades au cimetière de Neuville-Saint-Vaast.

© Anne Biraben.
154Dans ce cimetière le « monument des Camarades » rappelle ces blocs de pierre et souligne la solidité des liens entre les combattants.
155Dans la grande majorité des cimetières, il n’y a pas de chemin tracé et les visiteurs cheminent au gré de leur intuition sur un tapis de lierre comme au cimetière de Bois Belleau, ou d’herbe courte, comme au cimetière de Cerny-en-Laonnois. Les soldats sont enterrés à quatre, six ou huit sous chaque croix, de part et d’autre, comme à Cerny-en-Laonnois. L’esprit collectif l’emporte sur l’individualisme, mais chaque nom est unique et figure sur un emblème. Dans ces lieux, l’individualité prend la forme du patronyme. Au fond du cimetière, très souvent, un grand ossuaire recueille les restes des inconnus, comme à Hohrod-Baërenstall et la liste des noms des morts s’égrène en lettres relief, typographie majuscule et resserrée sur des plaques de bronze juxtaposées. Ici et là, un nom a été nettoyé, témoin du passage d’un visiteur familier. L’existence d’ossuaires et de tombes regroupant plusieurs soldats sous une même croix permet de gérer la contrainte d’espace, les parcelles cédées par le Français étant relativement petites. Elle rappelle aussi que le sacrifice a été commun à l’ensemble du peuple allemand : Wir sind ein Volk (Nous sommes un – seul – peuple). Elle permet aussi de revendiquer symboliquement une nation allemande unie, définie par la langue et la culture, et qui agit pour les mêmes valeurs.
156Il convient également de relever l’existence de stèles juives dans tous les cimetières de la Grande Guerre. Ce sont des pierres dressées et gravées de l’étoile de David, qu’on a glissé entre deux croix latines. Les services du VDK, après la Seconde Guerre mondiale, ont inséré des stèles juives, par respect pour les combattants de confession juive, enterrés avec leurs camarades chrétiens sous une croix latine. Cette insertion rompt l’espacement habituel entre deux tombes.
La nature, fondement des cimetières allemands
157Le second principe réside dans le rapport étroit qu’entretiennent ces espaces funéraires avec la nature. Attribut apaisant de ces lieux austères, la végétation joue un rôle pacificateur, dans la communion de l’Homme avec la nature, héritage des peuples scandinaves et de la mythologie germanique. Toute intervention humaine sur la « mère-nature », et plus généralement sur le paysage, prend la forme d’une transgression, sauf si elle permet à la nature elle-même de mieux s’exprimer, de mieux respirer et de renforcer son identité. C’est pourquoi, les arbres, les arbustes, les haies sont entretenus et élagués mais sans que cela se voit, donnant l’impression d’une nature libre et spontanée. L’usage des désherbants est réduit à son minimum, la nature vit au rythme des saisons, sans contraintes particulières sinon celles de la nature elle-même : la rigueur du climat, la force des vents, les couleurs des feuillages, l’intensité des intempéries. Le caractère cyclique des saisons évoque celui de la vie, de la mort et de la renaissance, promesse de résurrection des héros de guerre. Lorsque la présence d’un arbre interrompt un alignement, l’arbre est préservé, surtout s’il s’agit d’un chêne, en revanche on déplace la tombe en avant ou en arrière du tronc comme au cimetière de Neuville-Saint-Vaast. Les plans des cimetières s’enrichissent de ces lignes brisées et des alignements aléatoires. À la différence des cimetières des autres pays, les croix sont plantées une à une et les alignements ne sont pas contraints par la rigidité d’une longrine.
158L’absence de géométrie, la volonté de ne pas tracer d’axe, intention pourtant liminaire et traditionnelle des architectes, sont des marqueurs des cimetières allemands. Souvent une allée centrale, ébauche d’un axe de symétrie, exprime davantage la volonté de canaliser le cheminement des visiteurs que de marquer avec force une géométrie.
159Les plans collent au plus près des terrains, épousant leurs angles, leurs aspérités et leurs plis. Ils s’étirent jusqu’aux extrémités des parcelles, aux découpes parfois exigües, et occupent l’intégralité de l’espace disponible. Cette tension entretenue dans l’exploitation du terrain jusque dans ses moindres recoins et l’impression affirmée d’un romantisme paisible imprègnent ces lieux funéraires. Conjuguée à l’esprit du Wald, la présence des chênes fait référence à Thor, dieu de la force et de la guerre, très populaire dans la mythologie germanique, qui a élu domicile dans un chêne, arbre sacré de la forêt synonyme de vigueur et de longévité.
Figure 23. Place de l’arbre et l’Esprit du Wald. Cimetière de Bois Belleau.

©Anne Biraben.
160La nature est une composante à part entière des mémoriaux. « L’arbre allemand, noueux, aux racines solides, symbole de la force individuelle et commune » comme le soulignait le Maréchal Hindenburg, est au centre de cet esprit du Wald.
161Dans tous les cimetières allemands, quelle que soit leur dimension, l’atmosphère forestière confère aux lieux une sérénité retrouvée destinée à faire oublier la violence des armes et le sacrifice des soldats. Cette atmosphère est particulièrement prégnante dans les cimetières de l’Hellenwald (traduction : claire forêt) dans la Meuse et celui d’Apremont dans les Ardennes, où les grands arbres filtrent la lumière à travers leurs branchages et recouvrent les tombes de leurs ombres.
162Au grand cimetière de Montgoutte à Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin), la mise en scène d’une nature généreuse domine sur le minéral. Un cours d’eau serpente entre les carrés de tombes sous une forêt d’arbres protectrice. Dans une trouée lumineuse s’élève un monument en granit fort en symbole posé sur une butte. Trois éléments : une croix latine rappelle le caractère religieux et chrétien ; à la croisée des branches, elle est agrémentée d’un médaillon en relief figurant le torse d’un homme jeune coiffé du casque réglementaire illustrant la spécificité guerrière. La croix est couronnée d’une arche conférant la qualité de héros aux morts de ce cimetière. Destiné à impressionner, ce monument marque le territoire de l’ancien Empire allemand.
Liste des biens constitutifs du modèle :


Le modèle américain
163La conception des cimetières américains, fondée sur la tombe individuelle pour chaque soldat, date de la guerre de Sécession. En 1923, le Congrès américain adopte une législation qui crée The American Battle Monuments Commission (ABMC) entièrement financée par l’État et présidée par le général Pershing. Très rapidement la commission assume la responsabilité de créer des nécropoles en France et en Belgique, et procède à une importante politique de regroupement des corps des soldats tombés pendant les opérations militaires. Une majorité d’entre eux, plus de 60 % des soldats tombés sur le front ouest, est rapatriée aux États-Unis.
164Pour recueillir les 30920 dépouilles restantes, la commission adopte le parti de créer de très vastes cimetières où l’aire des tombes n’occupe qu’une partie limitée.
165Peu nombreux − huit cimetières de la Grande Guerre, dont six en France − les terrains des cimetières sont gracieusement concédés à perpétuité par le gouvernement français. Le cimetière d’Aisne – Marne est construit sur un cimetière provisoire et compte une superficie de 21 hectares, ce qui est relativement modeste par rapport au cimetière de Meuse-Argonne dont la superficie est de 52 hectares. L’essentiel de la surface est organisé en parc pour recevoir les pèlerins, les familles et le public. Pour l’aménagement de ces spacieux parcs funéraires, un grand nombre de corps de métiers s’affaire à la tâche dans un souci particulier du détail et de l’ouvrage bien fait : architectes, sculpteurs, muralistes, paysagistes, jardiniers, etc. Rien n’est laissé au hasard. Les moyens financiers mis en œuvre pour les nécropoles sont à l’image de leur mission d’ambassadeurs de la culture et du patrimoine américain en Europe. C’est le message que délivrent les cimetières et mémoriaux d’Aisne-Marne, de Saint-Mihiel et de Meuse-Argonne.
Le rôle de Paul Philippe Cret
166C’est un architecte français, formé à l’art académique de l’école des Beaux-Arts de Lyon, qui inspire largement ces lieux de mémoire. Paul Philippe Cret (1876-1945) émigre aux États-Unis pour s’y établir et enseigne dès 1903 à l’école d’architecture de Philadelphie. Il devient rapidement une figure importante de l’architecture en enchaînant les concours et les chantiers, notamment le pont de Philadelphie, la bibliothèque d’Indianapolis et de nombreux immeubles de bureaux à Washington. L’architecture française bénéficie alors d’un certain prestige outre-Atlantique, favorisant les échanges entre les jeunes architectes américains qui étudient en France et les architectes français qui n’hésitent pas à émigrer pour offrir leur talent.
167Au lendemain de la Grande Guerre, Paul Philippe Cret est sollicité par Edith Roosevelt, épouse du président Theodore Roosevelt, pour concevoir le mémorial de leur fils cadet, Quentin, jeune pilote fauché à l’âge de vingt ans. Son avion s’écrase le 14 juillet 1918 derrière les lignes allemandes près de la commune de Chamary dans l’Aisne. Cret conçoit un mémorial inédit et dessine une jolie fontaine-abreuvoir au cœur du village. Une vasque aux lignes douces et arrondies est adossée à un muret de pierre blanche, sobre et peu ouvragé, d’où jaillit l’eau, source de vie.
168Paul Philippe Cret devient consultant à l’ABMC où il joue un rôle considérable dans l’image que les États-Unis véhiculent à travers leurs cimetières militaires construits en Europe. Loin du mouvement moderne, il conçoit une architecture classique, sobre et dépouillée, empruntée à l’écriture classique du xviie siècle en France : il trace un axe principal comme ligne directrice, une symétrie de part et d’autre, une perspective. L’entrée, la chapelle, la maison des visiteurs, le mémorial, le mât, les dépendances, et les éléments ajoutés dans le parc font figure d’ornementation. La géométrie est imposante, porteuse d’un sentiment de force et de pérennité, l’échelle est monumentale.
169Cret dessine d’imposants monuments dont le mémorial américain de la « cote 304 » à Château-Thierry : une double colonnade posée sur une terrasse surplombant la vallée de la Marne. Un monument en confrontation avec l’architecture antique, comme le Maître Andrea Palladio le faisait en son temps. Cet espace ouvert de part et d’autre symbolise le passage entre deux mondes et impose un rythme grâce à sa régularité. Les piles sont épaisses, carrées, et expriment la solidité et la puissance. Ce portique solennel est la marque d’un néo-classicisme monumental, correspondant à un courant contemporain présent durant l’entre-deux-guerres dans les pays démocratiques occidentaux comme dans les pays autoritaires.
170Une certaine recherche de la perfection se dégage des principes scénographiques élaborés par Paul Philippe Cret. Ainsi chaque cimetière et mémorial est conçu par une équipe choisie avec soin, parmi les meilleurs de leur génération, qui s’inspire du classicisme monumental de l’architecte.
Les parcs paysagers et funéraires
171Coupés de leur environnement immédiat par des rideaux d’arbres opaques, véritables frontières, les cimetières sont traités comme des objets isolés et indépendants. Le cimetière américain constitue une unité cohérente.
172À l’intérieur, éloignée des limites du terrain, l’aire des tombes est protégée, loin des vicissitudes du monde, par une succession d’espaces plantés, bâtis ou gazonnés, qui modifient les perceptions lors du cheminement. La rationalisation de l’espace fait découvrir le cimetière étape par étape.
173Comme le jardin français, le jardin américain ne se construit pas à partir du paysage. Celui-ci ne fait pas partie de la logique mise en place dans l’ordonnancement des jardins. Seuls des points de vue privilégiés offrent une visibilité sur le paysage lointain et l’horizon. Les espaces verts dominent largement les lieux. Les jardins sont structurés et aménagés de façon artificielle avec la création de terrasses, de pentes, d’allées, de bosquets, parfois de bassins… De nombreuses essences sont utilisées pour colorer les massifs et les parterres : forsythias, buis, cognassiers, deutzias, rosiers et seringats. Les lauriers tiennent une place privilégiée. Le parc est particulièrement soigné jusque dans les détails. En 1937, année de l’inauguration des cimetières d’Aisne-Marne, de Saint-Mihiel et de Meuse-Argonne, l’ABMC dresse l’inventaire exact des essences plantées : arbres, arbustes, haies, fleurs, etc. de chacun des cimetières dans un recueil appelé « Plan des plantations ». Tout ce qui a trait à la nature est scrupuleusement décrit. Cette publication fixe de façon définitive l’état végétal des parcs paysagers. Si une plante meurt, elle doit être remplacée par un pied strictement identique. Au cimetière d’Aisne-Marne, une haie a été replantée avec des pieds provenant du Danemark. Ces plants, à la mode dans les années 30, ont disparu en France et une recherche a été effectuée afin d’en retrouver d’identiques.
174Pendant les années qui ont suivi la construction des nécropoles, les familles qui le souhaitaient étaient invitées à planter un arbre sur la tombe de leur proche. Ce qu’elles firent pour quelques-unes, rendant moins strict l’alignement des tombes. Ces petits arbres créaient un peu d’ombre qui jouait sur le marbre des tombes. Ces initiatives prirent fin avec le « Plan des plantations » et les arbres furent déracinés. Dépourvue de ces arbustes plantés de façon informelle, l’aire des tombes gagne en clarté et en visibilité.
175Cette rigueur végétale fige l’état et la perception des cimetières depuis les années d’après-guerre.
Aisne-Marne
176Le cimetière d’Aisne-Marne est l’œuvre des architectes Cram et Ferguson, dont l’agence est spécialisée dans la construction d’églises, tantôt néo-romanes, tantôt néo-gothiques. La particularité de ces architectes consiste à respecter les règles de l’art de l’époque médiévale, c’est-à-dire à mettre en œuvre l’arc en plein cintre, la voûte d’ogive et la pierre de taille, tout en renonçant au béton. Les volumes sont simples, les lignes sont épurées, l’architecture vise à l’essentiel. Ce retour à une architecture traditionnelle exprime la volonté de s’attacher aux origines, aux sources et aux racines d’une culture partagée par le plus grand nombre.
177Aujourd’hui encore, l’agence basée à Boston poursuit son travail rigoureux de copie en matière de bâtiments religieux : chapelles, églises, presbytères…
178Depuis l’entrée monumentale, le terrain est en pente douce et monte vers la chapelle qui domine l’ensemble du site. Elle est aménagée sur une terrasse prise sur les bois, au-dessus des anciennes tranchées. La chapelle s’élève au-dessus des tombes et des arbres, un clocher carillonne toutes les heures. Appels visuel et sonore. À l’intérieur de la chapelle, les murs sont recouverts des noms des disparus de toutes les batailles menées jusqu’à la victoire : interminable liste des patronymes de 1060 hommes. Au début, l’inscription des noms des disparus n’était pas prévue dans le cahier des charges commun à tous les cimetières. C’est à la demande des familles des disparus, en 1927, que ce mur s’impose dans le programme. Lorsque les travaux ne sont pas terminés, le mur des disparus trouve relativement facilement sa place. C’est pourquoi, si la chapelle d’Aisne-Marne contient autant de noms sur ses murs intérieurs, c’est parce que, la décoration n’étant pas achevée, elle héberge aussi ceux des disparus d’autres théâtres d’opérations.
Figure 24. Détail de la porte d’entrée de la chapelle.

©Anne Biraben.
179Des personnages sculptés sur les chapiteaux représentent différentes scènes de guerre très précises sur la tenue des soldats et leurs gestes. Ici une charge à la baïonnette, là des observateurs d’artillerie, ou encore des lancers de grenades. Témoins de pierre.
180De part et d’autre de la chapelle, en arc de cercle, les tombes recouvrent la pelouse impeccable : croix latine et étoiles de David. Les alignements sont rigoureux et mathématiques. Leur caractère méthodique et les perspectives induites renforcent l’idée d’infini et de démesure. C’est là que réside la grande force de ces espaces qui concourent à l’expression de la victoire.
181Les allées de platanes, ordonnés, taillés, alignés, tendent une toile de fond obscure, leurs branches ne portent jamais ombrage sur les 2289 croix blanches, qui restent en pleine lumière.
182Ce ne sont pas les jardins du cimetière qui contiennent la charge mémorielle, mais les vestiges conservés et entretenus dans le Bois Belleau qui s’étendent derrière la chapelle. Tranchées, trous d’obus, canons retrouvés et recouverts par une forêt clairsemée, qui est officiellement rebaptisée « Bois de la Brigade des Marines ».
Figure 25. Détail des emblèmes.

©Anne Biraben.
Saint-Mihiel
183L’idée d’une muséographie est inscrite dans la conception originale des cimetières. Elle informe, elle explique les faits par des cartes faciles à lire, elle accompagne le visiteur dans sa découverte du site. Derrière les lourdes portes de bronze du mémorial de Saint-Mihiel, décorées d’étoiles et de têtes de soldats casquées, une cartographie du secteur éclaire le visiteur : les faits sont là. Le mur est recouvert d’une composition en marbre de différentes couleurs.
184De l’autre côté, une petite chapelle. Ses murs sont revêtus d’une fine mosaïque dorée qui représente l’archange Saint Michel, apaisé, rangeant son épée dans son fourreau. Cet ensemble relié par un péristyle est l’œuvre de l’architecte Thomas Harlan Ellet (1880-1951). Celui-ci étudie l’architecture avec Paul Philippe Cret avant de voyager à Paris et à Rome. Puis il s’installe et construit à New-York. Il soigne ses réalisations et apporte une abondance de détails dans ses réalisations. Au cimetière de Saint-Mihiel, il multiplie détails et symboles comme pour créer des passerelles entre les faits de la guerre hier et leur représentation aujourd’hui. Les écussons sur les grilles monumentales de l’entrée, les têtes de soldats casqués sur les portes de bronze, une urne funéraire. Même travail pour le parc qui est agrémenté d’ornements : au centre un imposant aigle en pierre blanche et lisse, des vases, et la statue d’un soldat américain, lui-même enterré dans le cimetière. C’est une commande de la famille du soldat et une réalisation du sculpteur Paul Manship (1885-1966), grand prix de Rome, qui exécuta de nombreuses commandes publiques au cours de sa vie d’artiste.
Meuse-Argonne
185Le plus grand cimetière américain d’Europe, Meuse-Argonne, observe les principes géométriques du cahier des charges en rationalisant l’espace. Les 14246 croix sont réparties sur une immense aire gazonnée cloisonnée en huit rectangles strictement symétriques et bordés de tilleuls parfaitement taillés. Cette rigueur solennelle est renforcée par l’axe tracé entre l’entrée monumentale et la chapelle, au loin, qui surplombe l’ensemble. À mi-chemin, un bassin circulaire coloré de nénuphars attenue un peu cette rigidité et articule l’ensemble. Les massifs fleuris, les rosiers et les bosquets se succèdent dans un ordre végétal permanent. La chapelle de style roman et les loggias qui la bordent conservent une écriture retenue et sobre. C’est une œuvre issue de la collaboration entre l’architecte Edward York (1865-1928) et l’ingénieur Philip Sawyer (1868-1949). Leur agence est spécialisée dans les bâtiments publics (collèges, hôpitaux, banques) et ils construisent principalement à New-York et à Montréal. Leur écriture reste classique et puise dans l’éclectisme, appris par Philip Sawyer lors de ses études aux Beaux-Arts à Paris, avant de s’approprier les matériaux modernes et l’acier pour construire les premiers gratte-ciels.
186L’étendue du parc invite le visiteur à la promenade, à prendre du temps et à se mettre dans les conditions du recueillement avant de dévoiler les tombes des hommes − et des femmes − ayant succombé à la guerre. Un surintendant, sorte de directeur, est présent sur ce site comme sur tous les sites américains. Il accueille les familles et les visiteurs et reste à leur disposition pour répondre à leurs questions, rechercher la tombe d’un aïeul, les orienter. Il tisse le lien entre le peuple américain et les « héros immortels » dont la dernière demeure est en Europe.
187Le visiteur est au centre des intentions de ces grands ensembles, car c’est bien à lui que ceux-ci s’adressent. Ces cimetières majestueux portent une charge politique très maîtrisée qui laisse peu de place à l’expression d’une intention particulière. Chaque site répond à une règle commune et constante dans le temps, établie en amont des travaux de construction par l’ABMC. Les équipes travaillant à la conception des bâtiments comme des parcs travaillent dans le même sens, en faisant abstraction de l’environnement et du territoire, et assurent l’unité du modèle.
Liste des biens constitutifs du modèle :

Le modèle belge
Historique
188À l’issue de longues hésitations, et à l’instar des pouvoirs publics français, le gouvernement a autorisé le rapatriement des morts après la guerre. La moitié environ des morts belges ont été rapatriés au début des années 1920 dans les cimetières civils de leur commune d’origine. Les autres tombes et sépultures ont été regroupées dans des cimetières militaires. Un « Service cimetières militaires » a été créé au ministère de la Défense nationale. L’aménagement et l’entretien ont été assurés par « Nos tombes/Onze graven » à partir de 1920.
189À partir de 1928, la gestion des cimetières militaires belges a été confiée au ministère de l’Intérieur, avant d’être reprise par le ministère de la Défense à compter de janvier 2004.
Architecture
190Les cimetières militaires belges possèdent leurs propres caractéristiques stylistiques. Ainsi, on y trouve souvent un mur de façade imposant, généralement en brique rouge, orné de pierre naturelle et de divers éléments décoratifs. On y trouve toujours un mât avec drapeau tricolore, généralement au centre du cimetière, mais aussi, régulièrement, une croix commémorative ou autre symbole religieux. Le plan du site, le registre et le livre des visiteurs se trouvent généralement dans une construction en bois.
Organisation
191Les rangées de tombes sont aménagées selon un plan symétrique relativement strict, et alternent généralement avec des allées de gravier, souvent de schiste rouge à l’origine. Les cimetières collectifs créés après la guerre sont aménagés selon un schéma précis, souvent géométrique. Il arrive que ce schéma adopte des formes très particulières. Il s’agit régulièrement de doubles rangées de tombes disposées dos à dos. Les petites haies, souvent de troènes, qui étaient à l’origine plantées derrière ou entre les rangées de tombes, ont généralement disparu.
Stèles
192Dans les cimetières militaires belges, les dépouilles sont inhumées individuellement sous des pierres tombales officielles, néanmoins certaines peuvent réunir deux dépouilles ou plus. Ces pierres, conçues par l’architecte bruxellois Fernand Symons (1869-1942), ont été officiellement adoptées en août 1924 et leur usage s’est généralisé à partir de 1925. Faites de pierre bleue, elles mesurent 100 (h) × 52 (l) × 15 (p) cm et pèsent près de 150 kilos. Elles sont ornées de volutes, reliefs et d’une guirlande. La pierre porte une plaque en bronze identifiant le défunt, généralement sur 8 lignes : nom, prénoms, rang ou corps d’armée, régiment ou autre unité, lieu et date de naissance, mention « mort pour la Belgique » et enfin date du décès. Ce sont les descendants qui ont choisi la langue. Une épitaphe bilingue accompagne les dépouilles non identifiées. Les décorations figurent en-dessous. La plaque de bronze est surmontée par un médaillon rond émaillé aux couleurs nationales, et généralement un symbole (croix ou lion).
193L’adoption de la pierre tombale belge officielle s’est effectuée au détriment des sépultures particulières (à quelques exceptions près), des croix de bois et surtout des « croix de héros ». Sauf demande de la famille pour que la tombe initiale soit conservée, elles ont été remplacées par la pierre tombale belge officielle. Les croix de héros étaient des stèles en béton en forme de croix celtique conçues par Joe English. Le comité flamingant « Honneur aux Héros » (Comité Heldenhulde) les a fait installer sur les tombes d’étudiants et d’amis flamands à partir de 1916. Le coût était supporté par les camarades. Les célèbres lettres « AVV-VVK » (« Alles Voor Vlaanderen-Vlaanderen Voor Kristus » ; « Tout pour la Flandre, la Flandre pour le Christ ») et le « blauwvoet » (un oiseau devenu symbole du flamingantisme) évoquent le patrimoine idéologique flamand. On pense que 800 croix de héros ont initialement été érigées, dont 75 subsistent encore aujourd’hui.
Végétation
194Bien qu’une seule variété de végétation puisse dominer l’aspect du cimetière, on se trouve souvent face à un amalgame d’arbres, de haies ou de buissons. Arbres, buissons et haies peuvent avoir une valeur symbolique.
Figure 26. Le cimetière d’Houthulst.

195Un arbre aux feuilles persistantes symbolise la vie éternelle. Un arbre à feuilles caduques représente le monde qui ne cesse de se renouveler, la mort pour la vie. Le laurier (cerise) est utilisé pour honorer les défunts, mais symbolise aussi la couronne du martyr. Le saule pleureur symbolise le deuil. Également associé au deuil et à la tristesse, l’if peut aussi être une marque de sainteté. Par exemple, dans les îles britanniques, on le trouve souvent dans les cimetières de plus petite taille. Dans la tradition chrétienne, le houx est également lié à la sainteté, mais il peut aussi évoquer le Christ en croix. Le bouleau symbolise la vie et la mort, ainsi que la protection contre le mal… On ignore dans quelle mesure le choix de certains arbres ou arbustes dans les cimetières militaires belges dépend de leur charge symbolique. Il se peut que d’autres caractéristiques, comme le caractère persistant du feuillage, les qualités décoratives ou l’entretien, jouent un rôle plus important.
Liste des biens constitutifs du modèle :

Auteur
Architecte DPLG
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