« D’abord, on a fait le jeu des institutions. Donc, on était les bons élèves dans les quartiers. Première étape, c’est ça. […] Et la Marche des Beurs, ça a été un moment hyper important. On passe donc de l’antiracisme politique classique, en fait l’antiracisme des blancs, tu vois. Mais au bout d’un moment, on se rend compte qu’on est aussi manipulés. On est manipulés. On est utilisés. C’est pareil : On est les meilleurs. “Vous êtes les meilleurs.” Mais là, nous on s’engage dans le terrain de la mémoire, et de la discrimination et de l’égalité. Et pas du tout de l’antiracisme… voilà. Et là ça devient… C’est à partir de ce moment où l’on dit “On n’est plus les préférés de l’institution. On n’est plus les préférés ou les objets des partis politiques. On est nous-mêmes”. […] Et c’est comme ça que la mémoire a été, si tu veux, un élément majeur d’explication des phénomènes, donc de pauvreté, de domination, de violence1 »

1En 2013, le trentenaire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme s’est traduit par une avalanche de commémorations. Parmi les nombreux évènements, l’exposition Ceux qui marchent encore2, réalisée par trois associations des militants de l’immigration postcoloniale3 (le Tactikollectif, l’Écho des Cités et Remembeur), se démarque des autres évènements commémoratifs subventionnés par l’État. Cette initiative retrace non seulement la Marche de 1983, mais aussi d’autres luttes des années 1980, 1990 et 2000. Cette « mémoire des luttes » évoque le Comité contre la double peine au MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues), en passant par la liste Motivé-e-s du Tactikollectif en 2001, sans oublier les « révoltes » de 2005, jusqu’à la mobilisation de Justice pour le Petit Bard à Montpellier depuis 2005. Pour les militants de ces associations, la Marche de 1983 fait partie des nombreuses luttes qui n’ont pas cessé depuis trente ans, car ses causes (à savoir la violence policière, les discriminations et les inégalités favorisées par les institutions, qui touchent tous les enfants de l’immigration postcoloniale) restent toujours d’actualité.

2Parmi ces trois associations organisatrices de l’exposition, le Tactikollectif est au centre de cette étude. Ancré à Toulouse, le Tactikollectif est une organisation à la fois emblématique et atypique au sein du paysage militant et antiraciste français. Elle s’inscrit dans la continuité de l’association Vitécri, dont les débuts remontent au tournant des années 1980. Ses membres ont vécu l’essor des mobilisations antiracistes, notamment la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Vitécri est animé par des amis d’enfance dans les quartiers nord de Toulouse, Izards, qui ont ensuite créé le Tactikollectif en 1997. D’ailleurs, c’est à partir des activités culturelles et artistiques de Vitécri, en particulier musicales et cinématographiques, qu’est né en 1988 le groupe musical Zebda. Certains membres du Tactikollectif et de Zebda ont lancé une liste autonome, les Motivé-e-s, d’abord aux élections municipales de 2001, qui a obtenu quelques postes d’élus au conseil municipal, puis ont participé aux élections législatives de 2002 avec moins de succès. C’est à la suite de cette expérience politique qu’ils créent en 2004 un festival annuel, Origines contrôlées, portant sur les questions de mémoire, qui existe encore aujourd’hui.

3Les problématiques abordées par le Tactikollectif (et Vitécri) au cours de ces trente dernières années, telles que la citoyenneté, l’identité, le racisme, les discriminations, la justice, l’égalité, sont représentatives du paysage militant et antiraciste de l’immigration postcoloniale. Cependant, la particularité de l’association réside dans sa continuité et dans son autonomie financière rendue possible à certains moments critiques par le succès des œuvres musicales de ses membres, en l’occurrence de Zebda et de l’album « Motivés ». De nombreuses études portant sur Zebda, Vitécri et le Tactikollectif ont montré que la formation et la professionnalisation de Zebda ont été possibles grâce aux expériences au sein de Vitécri et qu’inversement la formation de Zebda a été un porte-voix important pour continuer les actions collectives en utilisant différentes tactiques et différents répertoires d’action face aux changements de la structure des opportunités politiques4. Si l’une des rares études qui s’intéresse aux références mémorielles du groupe Zebda montre que le nombre de titres dédiés spécifiquement à cette question se multiplie avec le temps5, il n’existe en revanche pas de travaux spécifiques concernant l’émergence de la question mémorielle au sein de l’association. Alors que les thématiques de l’identité, de la citoyenneté, du racisme, de la justice et de l’égalité ont toujours été des préoccupations majeures pour l’association et ses militants, la question mémorielle ne s’installe explicitement qu’au début des années 2000.

4Un bref examen des programmes culturels et artistiques du Tactikollectif, tels que le festival Origines contrôlées, par exemple, permet d’observer la récurrence des questions mémorielles. Les populations et sujets « oubliés » ou « méconnus » de l’histoire sont ainsi directement évoqués dans le titre de certains évènements au cours des années 2000 et 2010. Parmi les intitulés employés, qui font explicitement référence à la question, on peut citer : « mémoire, colonisation, immigration6 » (2004), « Frantz Fanon, mémoire d’asile7 » (2005), « Luttes des travailleurs immigrés dans les années 70, l’expérience de l’autonomie (Mouvement des travailleurs arabes) et les syndicats8 » (2006), « La mémoire de l’esclavage9 » (2008), « Les tziganes : une mémoire française10 » (2010), « la mémoire des expressions sociales et culturelles dans les quartiers populaires11 » (2011), « Des années immigrées… aux années banlieues. Trente ans de luttes pour l’égalité12 » (2013), « Il revient à ma mémoire… Barbès capitale de la chanson d’exil13 » (2014), « 2005-2015 : 10 ans après les révoltes sociales, l’engagement politique des citoyens des quartiers populaires14 » (2015). Ce chapitre interroge les raisons pour lesquelles ainsi que le processus par lequel les militants du Tactikollectif parviennent à entamer un travail sur les passés au cours de leurs carrières militantes.

5J’ai participé, depuis avril 2012, à de nombreux évènements culturels et artistiques organisés par le Tactikollectif à Toulouse et à Paris. J’ai également réalisé des entretiens individuels avec cinq de ses membres fondateurs, Salah Amokrane, ses deux frères, Mustapha et Hakim, Magyd Cherfi et son frère Tayeb, ainsi que des acteurs locaux et élus municipaux entre 2012 et 2016. Cet article repose sur le récit de ces membres, l’observation participative des évènements organisés par l’association, des archives culturelles et artistiques (affiches, communiqués de presse, bilans des évènements organisés, albums de Zebda et du Tactikollectif) ainsi que la littérature qui porte sur différentes phases de leurs engagements.

Approches épistémologiques et méthodologiques

6Les passés concernant l’immigration sont longtemps restés invisibles dans la société française. Ils ont été marginalisés dans les sciences sociales, en général, et en histoire, en particulier. Au cours de la seconde moitié des années 1980, des travaux historiques relatifs à l’immigration émergent enfin dans la sphère académique15, stimulés par le travail sur le passé engagé dans les milieux militant, culturel et politique de l’immigration (postcoloniale)16. Dans les années 1990, les historiens entreprennent de légitimer l’immigration en tant qu’objet de recherche. L’État s’y engage également à partir des années 2000, notamment à travers la création, non sans mal ni réticences, de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration en 200717, puis dans le cadre de la politique de la ville. Aujourd’hui, la mémoire constitue l’un des axes majeurs de la politique de la ville visant explicitement la population des quartiers populaires18. Au sein des mobilisations de l’immigration postcoloniale en France, le thème de la mémoire, et en particulier du passé colonial, a acquis une visibilité au tournant des années 200019. Les discours sur les passés irriguent la plupart des mobilisations antiracistes, sans que cela soit un axe majeur de leurs discours et pratiques militantes, à la différence d’organisations comme le Tactikollectif.

7Afin de comprendre les origines de ces mobilisations mémorielles des militant-e-s de l’immigration postcoloniale ainsi que ses processus de visibilisation, cette étude propose de se démarquer d’une analyse en termes de politique de reconnaissance, dominante dans l’analyse sociologique20. Il s’agit plutôt de considérer la mise en visibilité de l’immigration (postcoloniale) dans l’histoire, à la fois comme processus et résultat de la politique de la mémoire dans le contexte d’extension socio-politique du contrôle de l’immigration. Ainsi, le contrôle de l’immigration ne se limite plus aux dispositifs classiques tels que le droit à la nationalité, l’administration des étrangers, la politique de logement, mais s’étend à l’encadrement de l’écriture de son passé21.

8Cette contribution considère donc que travailler sur la mémoire en tant que concerné – ou héritier selon la terminologie fréquemment employée par les militants eux-mêmes – constitue un acte éminemment politique dans son rapport à l’histoire. L’approche mobilisée ne souscrit pas à la distinction binaire et hiérarchisante entre histoire et mémoire22. Elle envisage, au contraire, le caractère relatif de la frontière qui les sépare, car l’une et l’autre visent toutes deux à l’élaboration du passé. La différence entre les deux concepts réside dans la marginalisation de la mémoire face au pouvoir savant, ce qui, dans le même élan, confère une objectivité et une légitimité institutionnelle à l’histoire. Or, il s’agit de déconstruire l’idée selon laquelle la mémoire ne serait pas suffisamment « objective » en raison du rapport de « familiarité » entre les acteurs et actrices et les passés qu’ils souhaitent élaborer au sein de leur travail de mémoire23. De fait, cette perspective, qui questionne l’indépendance politique du champ académique, de l’histoire et de son « objectivité », permet de saisir le travail de mémoire des militants de l’immigration postcoloniale dans son historicité. Il s’agit non seulement d’étudier ce travail dans la perspective de la politique de la mémoire, mais aussi de le replacer au sein de la généalogie du militantisme (et de la résistance) de l’immigration postcoloniale afin d’examiner les usages politiques du passé.

9Pour ce faire, les carrières militantes des membres du Tactikollectif, dont le long parcours atypique permet de saisir l’émergence de la question de mémoire, font l’objet d’une attention particulière. L’analyse des carrières militantes, en effet, permet d’identifier les changements diachroniques qui affectent les représentations et la conscience politique des militants, en fonction des fluctuations de la structure des opportunités politiques24. À travers l’analyse, cette étude s’interroge notamment sur les raisons d’agir des militants, les conjonctures socio-politiques, les alliés permettant de saisir une opportunité politique, les répertoires d’action et, enfin, les vecteurs d’action à mobiliser. Le résultat d’analyse sera décliné en quatre phases suivantes : le début de carrière comme « bons élèves », le conflit avec la mairie et l’indépendance financière, la carrière politique avec la liste Motivé-e-s et, enfin, la rupture avec la gauche radicale et le travail de mémoire pour « être nous-mêmes ».

Vitécri ou les « bons élèves » de l’institution (fin 1970-1990)

10L’histoire du Tactikollectif naît dans les années 1970, de la rencontre aux Izards (quartiers nord de Toulouse) entre des adolescents de ces quartiers et des éducateurs et animateurs venant de l’extérieur25. Elle a pour cadre un club de prévention, où Maïté Débats prend son poste d’éducatrice spécialisée en 1977, avec comme thème les activités culturelles. Celle-ci, avec d’autres travailleurs sociaux, initie les adolescents, comme Magyd Cherfi, aujourd’hui parolier et chanteur de Zebda26, aux activités aussi diverses que la création de courts métrages, le théâtre, la musique, la couture, la mode, etc. Pour Magyd, qui considère l’arrivée de ces travailleurs sociaux, « militants politiques de l’extrême gauche de Mai 68 », comme un tournant, ces rencontres ont initié une forme de politisation :

Moi la première fois j’avais 12 ans. Début des années 1970, quand ils sont arrivés, les premiers travailleurs sociaux. Alors il y avait des activités culturelles, mais surtout il y avait un discours politique. […] Et comme ils avaient un discours anticolonial, anticapitaliste, ça correspondait tout à fait à notre état. C’est-à-dire que notre état, nos parents victimes de système capitaliste ou libéral, et nous étions victimes de la colonisation. […] Et donc partout en France, des tas de jeunes sous influence de ces travailleurs sociaux ont basculé dans un militantisme de gauche27.

11Salah Amokrane, coordinateur général du Tactikollectif, fréquentait les Jeunesses communistes entre 1978 et 198128, avant de rejoindre cet espace proposé par les travailleurs sociaux. Pour lui, dont le père a été syndiqué et a adhéré pendant une dizaine d’années au Parti communiste, l’engagement s’inscrit dans une continuité familiale et n’appelle pas d’hésitation particulière29 :

J’ai quand même une famille assez politique quoi. Mon père, il était assez de gauche. […] Il était proche de ses collègues de travail, proche des ouvriers français. […] J’étais jeune, j’ai eu quelques années dans l’organisation de Jeunesses. Parce que mon père m’avait amené dans des fêtes. Dans des fêtes-là, j’ai rencontré des militants tout ça. Du coup, c’était très intéressant. Je suis pas resté longtemps mais c’est vrai que ça m’a beaucoup marqué. Dans cette période-là, ils étaient très implantés dans les quartiers30.

12Si les deux parcours et profils familiaux sont distincts, ils confirment l’investissement des gauches au sein des quartiers populaires et ses influences sur les habitants durant les années 1970. Leur premier film, Autant en emporte la gloire, réalisé entre 1980 et 1981, narre l’histoire de quatre adolescents qui forment un groupe de musique professionnel en s’appuyant sur les répertoires musicaux populaires américain et afro-américain. À l’époque se manifeste une prise de conscience parmi les enfants de l’immigration postcoloniale du fait qu’ils vont rester en France en tant que Français31. Elle donne à la question identitaire et à celle de leur statut au sein de la société française une importance redoublée par l’expérience précoce du racisme32.

13En dépit de la motivation des adolescents et des travailleurs sociaux, le club de prévention ne valorise pas davantage sa dimension culturelle et politique et refuse de cautionner la production d’un second film. Suite à leur démission du club, et avec l’encouragement de la DRAC33, l’association Vitécri est fondée en juin 1982 « parce qu’il fallait trouver un nom vite écrit » et un sigle pour vidéo, théâtre, écriture34. Il y a eu, à ce moment-là, une structure d’opportunité favorable : l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 et sa politique de démocratisation et décentralisation culturelles facilitent une démarche visant à proposer des activités culturelles et artistiques dans les quartiers populaires35. Ainsi, pour le deuxième film, Prends tes cliques et t’es classe (1983), les adolescents avancent-ils une réflexion sur la question de la classe sociale et du capital culturel. Finalement, Salah Amokrane et ses deux jeunes frères, Mustapha36 et Hakim37, ainsi que Tayeb Cherfi38, le jeune frère de Magyd, se joignent à l’association et à l’équipe de réalisation du film. Gagnant en reconnaissance auprès des travailleurs sociaux puis des élus locaux, l’association obtient aussitôt une subvention de la mairie de Toulouse39.

14Au même moment, la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 constitue un révélateur pour les adolescents de Vitécri. Ils se rendent compte que les marcheurs partagent des questionnements analogues aux leurs concernant le racisme, la question identitaire, la citoyenneté, l’égalité. S’ils ne participent pas pleinement à la Marche en 1983, ils s’investissent l’année suivante dans Convergence 84, dont ils deviennent le noyau dur toulousain40. Salah évoque le regard favorable qu’il portait à ce moment-là sur les mouvements institutionnels d’antiracisme naissants en parallèle avec leur mouvement :

En 84, […] nous on est arrivés, et tout d’un coup, il y avait la jeunesse française en général. […] Donc on ne pouvait pas lutter. On arrive et on trouve, là, un mouvement qui organise des concerts, tout ça. C’était sympathique d’ailleurs. Au début, les gens, même moi, tout le monde a trouvé ça sympathique41.

15Rétrospectivement, Salah ajoute :

[…] après la Marche de 83, donc le réseau, il commence à se mettre en place, mais pour se structurer, c’était difficile. […] Il y avait pas moyen de s’organiser. En plus, tout a été fait pour qu’on ne s’organise pas. […] Donc l’une des premières choses, c’est la fameuse création du SOS Racisme. L’intention, c’était : « Bon, il faut tout de suite qu’on réponde ».

16Mais, les organisations de la gauche telles que SOS Racisme ont « un peu cassé le mouvement ». De plus, au sein même de l’organisation des enfants de l’immigration postcoloniale,

[…] il y avait l’impatience. […] Pour beaucoup, le plus simple c’est que… c’était aussi le cas ici à Toulouse avec Vitécri, c’était de travailler les choses là où on habite quoi. Et ce qui a renforcé ça, le dernier point, […] c’est aussi le début des financements. C’est le début de la politique de la ville42.

17Ainsi, à la fin des années 1980, la plupart des membres occupent-ils des positions professionnelles dans l’animation socio-culturelle et dans le cadre des activités de l’association Vitécri. À partir de 1988, en particulier, l’association se spécialise dans le « développement culturel » et l’animation en créant des activités socio-culturelles pour les « jeunes de banlieue » avec les subventions des pouvoirs publics. Ils sont dès lors considérés comme de « bons élèves43 » menant un travail « exemplaire » ; car ils étaient « les jeunes qui font des films ou des défilés de mode et qui ne sont pas agressifs44 ». En dépit de l’indépendance accrue par le départ des travailleurs sociaux de Vitécri vers 1987-88, puis de leur professionnalisation et de l’ascension sociale de certains membres, la question de l’autonomie se pose de plus en plus au sein de l’association.

18L’autonomie à l’égard des pouvoirs publics dans la conduite des actions culturelles et artistiques à travers Zebda s’acquiert progressivement à partir du milieu des années 1980. Au cours des années 1984 et 1985, le troisième film écrit par Magyd, Salah, Malik, Beur, donne ainsi naissance au groupe musical Zebda bird, l’ancêtre de Zebda, qui a enregistré la bande originale du film45. La fondation officielle de Zebda par Magyd Cherfi (chanteur) et ses deux amis, Joël Saurin (bassiste) et Pascal Cabero (guitariste), afin de poursuivre la création musicale dans un cadre professionnel, coïncide avec une ouverture de la structure d’opportunité politique liée à la politique de démocratisation culturelle et aux dispositifs mis en place par le ministère de la Culture. Zebda va gagner le tremplin Hexagonal Rock de Toulouse et acquérir une nouvelle notoriété. Depuis le recrutement de Vincent Sauvage (batteur), de Mustapha et de Hakim Amokrane (chant), le groupe totalise 204 concerts en France entre 1988 et 199146. La professionnalisation de Zebda permet à Vitécri d’acquérir une autonomie financière et de se concentrer sur le travail culturel et artistique.

Rompre avec la mairie : l’indépendance financière (1991-1995)

19Au début des années 1990, la professionnalisation et le réseau grandissant de Zebda permettent à Vitécri de se libérer des contraintes locales et du rôle de « bons élèves » de l’institution pour gagner une autonomie d’expression et d’action. En 1991, Zebda remporte un tremplin Rock dans le cadre du festival Y’a d’la banlieue dans l’air à Bondy. Grâce à ce prix, Zebda part en tournée et assure les premières parties de la Mano Negra,47 groupe phare du rock alternatif français. Zebda se déclare à la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musiques) et, de ce fait, ses membres deviennent en même temps « intermittents du spectacle », émargeant à « cinq mille francs par mois48 ». Le groupe signe également un contrat avec le producteur du label Nord/Sud. En 1992, Zebda sort son premier album, L’Arène des rumeurs. En 1995, le deuxième album, Le bruit et l’odeur, en référence aux propos racistes de Jacques Chirac49, se vend entre 40 000 et 50 000 exemplaires. Cette réussite leur permet de commencer à remplir des salles de concert.

20Alors que Zebda rencontre le succès, Vitécri s’essouffle dans des relations conflictuelles avec la mairie de Toulouse. En 1990, Magyd rencontre Jamel Kelfaoui, organisateur de Y’a d’la banlieue dans l’air à Bondy, et décide avec Salah d’organiser un festival sur ce modèle aux Izards : Ça bouge au nord. Le programme associe sport, défilés de mode, pièces du théâtre, projections de cinéma en plein air, animations pour les enfants, débats et musique. La réticence de la municipalité toulousaine, qui n’apprécie guère la démarche, n’empêche pas la tenue régulière du festival de 1991 à 1994. Cependant depuis 1988, en lieu et place de ce festival, organisé par et pour les habitants des quartiers populaires, la municipalité finance le festival Racine (1988-1994) qui met en scène un pluriculturalisme et dont l’organisation est assurée par des professionnels de l’action culturelle que Salah qualifie de « cégétistes50 ». En effet, alors que le projet est destiné aux habitants des quartiers populaires, ses organisateurs n’ont pas de proximité ni avec les habitants, ni avec les productions culturelles mises en avant. Ainsi, la municipalité préfère que des acteurs venant de l’extérieur des quartiers populaires représentent les « cultures » des quartiers populaires plutôt que les acteurs desdits quartiers le fassent eux-mêmes. Ça bouge au nord parvient à attirer des musiciens de notoriété nationale et internationale (Noir Désir et Manu Chao), qui se produisent gratuitement grâce au réseau créé par Zebda. La couverture médiatique n’est pas en reste, ni l’affluence croissante pour une initiative autofinancée à hauteur de 80 à 90 %51.

21Selon Salah, « Zebda rendait le maire fou de rage52 ». Le conflit avec la Mairie s’accroît suite au refus de financer un projet de café-musique. Les instances municipales ne reconnaissent pas le rôle de Vitécri au-delà de l’action sociale53. Vitécri quitte finalement les Izards et opte pour un changement de répertoire d’action afin de continuer à mener des actions et garder son autonomie54. En 1996, Vitécri organise une conférence pour dénoncer la politique de subvention de la Mairie et l’impossibilité d’être pleinement habitant-citoyen dans ces conditions55. Ils annoncent, par ailleurs, la fin de Vitécri. Les militants ne croient plus à la politique du gouvernement de gauche menée depuis le début des années 199056. C’est dans ce contexte que les militants de Vitécri, et bientôt du Tactikollectif, optent pour un autre répertoire d’action : une liste autonome à l’élection municipale qui vise non l’échelle des quartiers populaires, mais celle du centre-ville voire de l’échelle nationale.

Les motivé-e-s et la rupture avec les gauches (1995-2002)

22La rupture avec leur rôle de « bons élèves de l’institution » signifiait pour les militants de Vitécri la nécessité d’élargir leur terrain d’action et de disposer de moyens alternatifs afin de poursuivre leurs actions. En 1995, les membres de l’association sont âgés de 25 à trente ans et leurs discours relatifs à l’intégration, aux discriminations et à la participation à la vie politique sont plus élaborés. De même, l’engagement dans le processus électoral aux municipales s’est opéré de façon assez naturelle lorsque les Verts et la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) les ont sollicités pour leur liste La ville en mouvement. Le score obtenu, 4,8 %, lors de cette première expérience leur fait prendre conscience des possibilités de poursuivre lors des élections municipales suivantes57. Le Tactikollectif est fondé, en dehors de toute logique territoriale, avec pour mot d’ordre : « une seule tactique : le collectif ». La charte réitère la volonté d’autonomie : « plus jamais on ne serait contraint par des contingences institutionnelles dans notre expression publique et politique58 ».

23En 1996, Mouss et Hakim, le duo de Zebda, proposent à la LCR de produire des chants de lutte pour leur évènement politique59. Ce concert marque une volonté de travailler sur la mémoire des luttes ouvrières et il se matérialise avec l’album Motivé-e-s, autoproduit et auto-distribué par le Tactikollectif et la LCR. L’album connaît un énorme succès et s’écoule à près de 200 000 exemplaires. Cela permet aux militants du Tactikollectif d’obtenir une autonomie « non seulement par rapport aux institutions, mais aussi par rapport à la sphère militante60 ». Par ailleurs, Zebda, le fil conducteur de l’association, poursuit son évolution musicale : le troisième album Essence ordinaire, qui sort en 1998 et obtient le prix du meilleur album dans la catégorie chanson française aux Victoires de la musique en 2001, confère à Zebda une notoriété nationale.

24Les militants du Tactikollectif préparent alors depuis 1999 une liste autonome pour le scrutin municipal de 2001. Réunissant des militants associatifs, féministes et des alternatifs, la liste conduite par Salah Amokrane, coordinateur général du Tactikollectif, revendique la représentation de la réalité des quartiers populaires. Elle repose sur une autonomie vis-à-vis des partis politiques et des organisations de la gauche radicale. La liste obtient 12,4 % des suffrages au premier tour et intègre, au second tour, la liste d’union Toulouse en mouvement avec le candidat socialiste François Simon (Liste PS, PCF, PRG, MDC) et les Verts. En dépit de la défaite de la gauche, la liste Motivé-e-s obtient des postes pour quatre conseillers municipaux. À l’issue du scrutin, les membres de l’association ne peuvent pourtant pas cacher une certaine déception. Durant la campagne, Salah Amokrane a été la cible d’attaques racistes (« pas d’Arabes au Capitole »). La liste a été considérée comme « communautaire », présentée comme une « liste d’Arabes61 » alors même que seulement environ 15 % des candidats avaient des « origines maghrébines » et que les enjeux relatifs à l’immigration et aux quartiers populaires ont occupé une place limitée dans la campagne de la liste Motivé-e-s62. Et leur discours critique leur vaut d’être présentés comme « les dangers de la République », là où, auparavant, ils faisaient figure de « beurs exemplaires63 ». De plus, les membres du Tactikollectif dénoncent l’absence de compréhension vis-à-vis des préoccupations des habitants des quartiers populaires de la part de tous les partis politiques, y compris ceux de la gauche radicale64.

25Pour Mouss, cette liste autonome a été l’occasion de saisir le travail qui reste à accomplir pour atteindre l’autonomie :

Après avoir fait les élections municipales à Toulouse, on va comprendre qu’en fait il y a une partie des problèmes qui est liée à l’histoire particulière entre la France et les anciennes colonies. […] Parce qu’on fait des élections, qu’on s’assoit… on est dans la démocratie directe participative, pratiquement directe, donc c’est plus compliqué. Donc on est assis avec des tas de gens avec qui on partage beaucoup de choses. […] On sent qu’il y a un problème à ce niveau-là. C’est-à-dire que c’est comme-ci, on nous renvoie un certain paternalisme. […] « Oui mais c’est pas la priorité… d’accord, mais… » Tu vois, c’est un peu ce qu’on ressent65.

26En effet, à travers ces expériences politiques, ils prennent conscience des relents paternalistes et de la méconnaissance des besoins des quartiers populaires, de la part de la gauche radicale qui pourtant avait une certaine considération pour eux. Dès lors, il fallait rompre cette forme de tutelle avec la gauche radicale pour que, finalement, ils deviennent « (eux)-mêmes66 ». C’est au terme de cette réflexion que le Tactikollectif se concentre sur la question mémorielle.

Le Tactikollectif et le travail de mémoire : « On est nous-mêmes ! »

27Depuis 2004, le Tactikollectif organise chaque année à Toulouse le festival Origines Contrôlées. Il mêle des rencontres-débats où interviennent chercheurs, journalistes, militants associatifs et acteurs institutionnels et une programmation artistique pluridisciplinaire – concerts, pièces de théâtre, expositions, projections de films – autour de thèmes variés. L’analyse des carrières militantes au sein du Tactikollectif suggère que la prise de conscience relative au paternalisme des groupes politiques, même les plus radicaux, les conduit à interroger les rapports de pouvoir historiquement construits :

Donc tu vois, mais pourquoi ils (des personnes avec qui on partage beaucoup de choses) font ça (le paternalisme)67 ? Et là, tu commences à réfléchir. […] On va lire Franz Fanon, tous ces auteurs-là. Tu vois. On va commencer Aimé Césaire, tout ça. On va commencer à apprendre les rapports de dominant-dominé. Donc on va comprendre à quel point, autant nous on peut être dans le complexe de dominé qu’on nous aura transmis, aussi qu’eux peuvent être dans le complexe de dominant qu’on leur aura aussi transmis. […] C’est juste pour remettre l’histoire, comprendre ce qu’ils ont vécu, nos parents, nos grands-parents, pour se libérer de ça68.

28C’est d’abord dans cette logique, consistant à se dégager du complexe de dominé et à atteindre « une indépendance de réflexion et d’action69 » que se caractérise le travail de mémoire au sein du Tactikollectif. Le complexe de dominé peut se manifester par des sentiments, comme le fait d’éprouver une honte, à l’instar de Magyd. Il avoue avoir été libéré de la honte de sa mère « qui ne sait pas lire » et de son père « qui n’a pas de qualification » par le travail de mémoire : avec les explications, « on comprend mieux les choses et on a moins honte70 ». Pour Hakim, l’expérience vécue par son père comme « indigène » sous la colonisation française fait partie des histoires dont il est « héritier ». Son affirmation en tant qu’héritier de l’immigration plutôt qu’issu de celle-ci illustre sa volonté de se réapproprier ces passés, même si « c’est pas forcément positif71 ».

29Le travail de mémoire permet aux premiers concernés non seulement de se libérer du sentiment de honte, et de l’accepter, mais aussi de « réhabiliter » le répertoire des éléments historiques pour la reconstruction de l’image de soi et de ses aînés. Avec l’album Origines contrôlées, chanson de l’immigration algérienne, sorti en 2007, et ses reprises par Mouss et Hakim de 13 chansons produites par les musiciens souvent eux-mêmes travailleurs immigrés des années 1940-70, les militants s’assument comme « passeurs concernés du patrimoine culturel de l’immigration » faisant ce travail de « réappropriation », et comme « acteurs historiques » qui écrivent eux-mêmes leurs histoires72. Tayeb revient sur une dimension personnelle et subjective du travail de mémoire par lequel il peut tirer une « ressource subjective73 » valorisant la culture et les vécus de ses parents :

30On n’est pas issus de HLM. Nous on est issus d’une histoire, d’un pays, d’une guerre et de ses conséquences quoi. Donc le défi pour nous, c’était vraiment de raconter cette histoire. […] Et d’un point de vue culturel fort, tu vois. C’est comme ça qu’on a envie de traiter quoi. […] Nos parents n’étaient pas que des ouvriers qui baissaient les têtes. Ils ont été amoureux, ils ont aimé la musique. Et donc l’idée c’était de… c’est de donner de la chair à notre histoire74. À travers la phrase « on est pas issus de HLM », Tayeb déplore que des éléments de l’expérience des enfants de l’immigration postcoloniale soient limités et marginalisés dans l’espace, mais aussi et surtout dans le temps. Le manque d’éléments relatifs au passé de l’immigration postcoloniale est parfois dénoncé comme une « discrimination mémorielle75 » : Salah conteste le fait que « les mémoires de l’immigration ne sont pas représentées de la même manière dans l’imaginaire collectif » alors que dans « la région toulousaine, l’histoire des Espagnols est valorisée76 ». Dès lors, le travail de mémoire s’inscrit dans des « luttes historiques77 » contre cette discrimination en permettant aux concernés d’enrichir le répertoire des éléments à partir desquels ils se construisent en tant que sujet.

31De plus, dans un cadre de luttes sociales – parallèlement à la lutte historique – contre le racisme et les discriminations, le travail de mémoire constitue une ressource alternative à la fois subjective et organisationnelle, selon Mustapha :

D’abord ça permet de travailler sur soi. Donc, plus on fait ce travail, et plus on permet, à travers ce travail, à mon avis, aux personnes discriminées de se défendre. […] Comprendre, connaître son histoire, et avoir la conscience de sa mémoire, ça aide à prendre conscience de ça, justement, du fait que la discrimination et le racisme, ça n’a pas de fondement. Profondément ça ne m’atteint pas. Alors après, pas seulement. Parce que cette mémoire-là, elle permet aussi de former tout un tas de personnes à justement cette analyse-là. Que le racisme, la discrimination par définition, elle est systémique quoi78.

32Pour Mustapha, la mémoire permet aux individus discriminés de dépasser l’individualisation des expériences sociales : connaître les passés permet aux individus de ne pas intérioriser les expériences traumatiques du racisme et de la discrimination, mais au contraire de les problématiser en tant que phénomène social et de s’armer au moyen d’une analyse structurelle. Par ailleurs, cette ressource subjective peut être partagée collectivement. La mémoire peut devenir un « bien commun » à « mettre à la disposition […] des gens qui n’ont pas de perspectives intellectuelles, de perspectives militantes de lutte contre les discriminations dans le système79 ». En outre, pour les militants du Tactikollectif, la mémoire ne constitue pas seulement une ressource subjective. L’élaboration des récits du passé, en particulier la mémoire des luttes, peut en effet constituer une ressource organisationnelle permettant aux individus dépourvus d’expérience militante de se percevoir en tant que sujet politique capable d’apporter un changement à la société. L’ambition du Tactikollectif consiste alors à transmettre les mémoires, celles des luttes en particulier, « aux plus jeunes et à ceux qui ne savent pas afin de leur éviter des parcours piégés d’avance » et à créer une convergence intergénérationnelle de lutte inscrivant la « participation des premiers concernés80 ».

33Au début des années 2000, la structure d’opportunité politique semble être favorable à cette démarche et à ce nouveau répertoire d’action. D’une part, de plus en plus de chercheurs s’intéressent au passé colonial de la France et à l’histoire des populations immigrées, contribuant au développement de l’histoire coloniale et des études postcoloniales. Le Tactikollectif noue ainsi plusieurs collaborations avec des chercheurs, qui deviennent des alliés pour l’association81. Les membres du Tactikollectif ont eux-mêmes augmenté leur bagage intellectuel par l’approfondissement de connaissances philosophiques et sociologiques dans le cadre d’études supérieures, ou d’une manière autodidacte. Enfin, les politiques publiques, et notamment la politique de la ville, se sont ouvertes aux thématiques de la mémoire de l’immigration, les percevant comme « moins problématiques politiquement82 ». Les militants du Tactikollectif ont aussi des relations étroites avec certaines des personnalités importantes travaillant dans des institutions favorables à cette démarche, notamment le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET)83.

34Pour le reste, l’intérêt de l’État comme des chercheurs suggère une autre dimension politique du travail de mémoire. Plus haut a été mentionné plus haut le passage de l’invisibilisation à l’inflation des travaux prenant l’immigration pour objet, et combien ce processus est en partie le résultat de l’extension du contrôle de l’immigration. Dans ce contexte, les militants engagés dans les luttes sociales et historiques font face à un nouveau défi : les « luttes d’héritage politique84 », déjà observées lors de la commémoration des vingt ans de la Marche. À cette occasion, l’invisibilisation des marcheurs et l’assimilation, voire la confusion, de la Marche avec SOS Racisme ont concouru, d’un côté, à la marginalisation des thèmes et des enjeux portés par ces marcheurs et, de l’autre, à la réduction de la Marche à une « légende dorée » de l’intégration85.

35Si l’État a financé en 2013 de nombreux projets dans le cadre de la commémoration des trente ans de la Marche, il a aussi « cherché là où il pouvait se placer86 » dans un rapport d’intérêt. C’est dans ce contexte que le Tactikollectif a coréalisé en 2013 l’exposition Ceux qui marchent encore. Elle visait à faire un bilan des trente ans de la Marche et à s’opposer au cadrage consensuel de la mémoire de la Marche par l’État, en dénonçant « l’ordre social qui relègue définitivement nos quartiers à la périphérie du droit et de l’égalité politique87 » depuis trente ans. Dans cette lutte d’héritage, plusieurs ressources sont mobilisées : d’abord, la participation des militants « concernés » par cette mémoire du projet (à l’initiative de la création de l’exposition elle-même et dans les débats organisés autour de celle-ci). Il s’agit en l’occurrence des anciens marcheurs et des militants qui ont participé à différentes luttes au cours des dernières décennies. Ils revendiquent leur position de propriétaires légitimes du passé par le recours à des auto-désignations telles que « porteurse » et « héritièr-e » de cette mémoire. Ensuite, les alliés, universitaires, leur assurent une crédibilité scientifique dans la conduite du travail de mémoire. Dotés de nouvelles ressources, d’alliés et de tactiques pour poursuivre leur action autonome, les membres du Tactikollectif envisage de revenir aux Izards qu’ils avaient quitté en raison des rapports avec la Mairie.

36De sa phase de « bons élèves de l’institution » à celle visant à « être nous-mêmes », la trajectoire du Tactikollectif a connu plusieurs étapes et s’est déclinée selon différents répertoires d’actions (films, programmations culturelles, albums de musique, listes électorales, débats, etc.). L’évolution des pratiques militantes au sein du Tactikollectif révèle un changement dans la conscience politique. Les carrières militantes des membres du Tactikollectif se caractérisent par une durée relativement exceptionnelle, depuis les années 1980. Par ailleurs, cette longévité réside en partie dans la professionnalisation du groupe Zebda, qui a permis de créer les moyens d’une indépendance financière et politique comme d’élargir ses réseaux au-delà de l’échelle locale. Le passage au politique s’est traduit par des mues successives que la Marche de 1983 a contribué à accélérer. Cependant, les évolutions du travail de mobilisation de l’animation socioculturelle vers la mémoire n’ont été possibles que grâce à la rencontre de nouveaux alliés (institutions culturelles, chercheurs) et à la capacité à capitaliser les expériences par l’intermédiaire du Tactikollectif. Les projets d’appropriations et de transmissions des mémoires de l’immigration postcoloniale, décrits sous la forme d’un aboutissement, tant sur le plan biographique que militant (« on est nous-mêmes »), se sont aussi effectués en fonction de la structure des opportunités politiques aux niveaux local et national.

37D’une part, le travail de mémoire permet de valoriser le capital intellectuel des militants par l’acquisition d’autres savoirs, de rencontrer de nouveaux alliés et d’obtenir le soutien des institutions nationales, après leur rupture avec leurs anciens alliés (à la Mairie) et l’éloignement avec les groupes de la gauche radicale. D’autre part, le travail de mémoire correspond à une nécessité et confère de nouvelles ressources du point de vue personnel et militant. Enfin, s’investir dans le travail de mémoire coïncide avec l’élargissement de l’arène des luttes de l’immigration postcoloniale vers le champ de l’histoire, avec pour enjeux l’encadrement, sinon le contrôle, de la mémoire. Il s’agit d’une lutte historique de l’immigration postcoloniale visant la possibilité collective d’énoncer ses mémoires en tant que « premiers concernés ». Pour les militants du Tactikollectif, le travail de mémoire offre une ressource alternative permettant de trouver un équilibre entre la quête de l’autonomie et la possibilité de poursuivre les actions collectives et produire une convergence des luttes.

Farid Taalba sous la banderole du Collectif Jeunes Parisiens, 3 décembre 1983.