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Les patrimoines en recherche(s) d’avenir

 | 
Étienne Anheim
, 
Anne-Julie Etter
, 
Ghislaine Glasson-Deschaumes
, 
et al.

Temporalités, historicités, spatialités

Patrimoines éphémères : un paradoxe ?

Bernadette Dufrêne and Alexandra Saemmer

Full text

  • 1 Notre article commun reflète cette tension : Dufrêne Bernadette, Saemmer Alexandra, « Le patrimoine (...)
  • 2 Davallon Jean, Le don du patrimoine, Paris, Hermès, 2006.

1Le paradoxe qui consiste à associer « patrimoines » et « éphémère » est né d’un malentendu productif à l’occasion du lancement de la revue Hybrid : les concepteurs du premier numéro entendaient par patrimoine les œuvres de la création contemporaine dont les esthétiques cultivent délibérément l’éphémère. En revanche, pour les spécialistes des questions patrimoniales, la question de l’éphémère se posait autrement : qu’est-ce que le concept de patrimoine qui excède le champ de la création contemporaine recouvre comme temporalités1 ? C’est donc à une interrogation sur la pluritemporalité constitutive du patrimoine que nous nous intéresserons ici : dans la culture contemporaine marquée par l’emprise du numérique, le patrimoine, défini par Jean Davallon comme une sélection au présent d’objets du passé ou du présent pour les transmettre aux générations futures2, est-il seulement lié au temps long de la transmission ? Quelles sont les autres temporalités induites par le numérique ? Notre objectif est de les caractériser, avant de donner des exemples concrets des problèmes que pose la patrimonialisation de la création numérique.

  • 3 Genette Gérard, L’œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Paris, Éditions du Seuil, 1994.
  • 4 Davallon Jean, Le don du patrimoine, op. cit., p. 53-88.
  • 5 Dufrêne Bernadette, « La muséologie selon Pontus Hulten », in Cahiers du Musée national d’art moder (...)

2Gérard Genette a défini à propos de l’œuvre d’art deux modes d’existence, l’immanence et la transcendance3 : sur le premier plan, celui de l’immanence de l’œuvre ou du site patrimonial, l’éphémère sous-entend la menace de la dégradation voire de la disparition, les altérations dues au temps ; ce qui a déjà été élu comme patrimoine – par exemple une œuvre préservée dans un cadre institutionnel, un monument, un lieu – n’échappe à cette menace de disparition qu’à condition qu’une communauté veille à son entretien, à sa permanence. Sur le plan de la transcendance de l’œuvre, définie comme tout ce qui se transmet à propos de l’œuvre, du site, par des pratiques notamment de conservation ou des discours, poser la question de l’éphémère, c’est s’intéresser aux pratiques patrimoniales, quelles qu’elles soient : de l’inventaire à l’appel au financement participatif comme auxiliaire de la restauration qui événementialise le patrimoine (fig. 1). C’est pourquoi il nous semble intéressant d’aller voir dans la « black box » du patrimoine ce qui s’y passe. On doit à Jean Davallon d’avoir éclairé les processus de patrimonialisation4. Pontus Hultén, fondateur du Moderna museet et premier directeur du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou, les avait déjà figurés dans un schéma sous forme de cercles concentriques ; ceux-ci décrivent le processus de la sélection de l’information, depuis le prélèvement dans l’environnement extérieur à son traitement (opérations d’inventaire, de documentation, d’exposition) jusqu’à sa conservation5. Selon ce schéma, le patrimoine est ce trésor qui constitue la mémoire d’un monde et a vocation à être transmis. Le mouvement indique une progression de la périphérie vers un centre, du profane au sacré (fig. 2).

  • 6 Hartogfrançois, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seui (...)
  • 7 Haskell Francis, Le musée éphémère : les Maîtres anciens et l’essor des expositions, Paris, Gallima (...)

3Mais on peut se demander si, avec le numérique, ce qui s’impose n’est pas un nouveau régime d’historicité du patrimoine, au sens où le définit François Hartog, à la fois sous l’angle des rapports au temps et de la conscience de soi d’une communauté6. Ce nouveau régime serait de type brownien, notamment avec la montée de la démocratie patrimoniale, le champ du patrimoine étant parcouru de mouvements contradictoires allant aussi bien du côté d’une expansion de sa préservation que de déplacements qui réduisent l’échelle spatiotemporelle : la célèbre photographie de Roger Parry montrant Malraux devant un parterre de photographies, au moment de réaliser l’Univers des formes, trouverait place dans toutes sortes de musées imaginaires sur le web. La voie ouverte par Francis Haskell7 permet de mettre en relation dialectique l’éphémère et le durable dans nos rapports au patrimoine via les dispositifs numériques, avant de resserrer la focale sur les arts de l’éphémère et plus particulièrement l’œuvre numérique comme intrinsèquement ouverte, notamment à cause de la labilité du dispositif ordinateur.

Fig. 1 : Campagne de financement participatif du CMN, 2012.

Fig. 1 : Campagne de financement participatif du CMN, 2012.

Fig. 2 : Pontus Hultén, Museum, 1969.

Fig. 2 : Pontus Hultén, Museum, 1969.

Démocratie patrimoniale et éphémère

4L’approche du patrimoine sous l’angle de l’éphémère, initiée par Haskell, a mis l’accent sur une temporalité courte, sur l’« impermanence » de l’exposition : pour l’auteur, la notion de « musée éphémère » désigne le rassemblement temporaire d’œuvres au sein d’expositions. Or, la numérisation du patrimoine a deux effets contradictoires : d’une part, elle a considérablement renforcé le temps long des institutions patrimoniales en stockant la mémoire et en la conservant – on peut emprunter à Haskell l’expression « héritage durable » pour l’appliquer à ce contexte. D’autre part, elle a remis en jeu le concept de patrimoine en créant, comme nous allons le voir, d’autres formes de rapports. Peut-on faire le constat d’un nouveau régime d’historicité du patrimoine, celui de la démocratie patrimoniale, confronté à une temporalité courte qui serait liée à la prégnance du numérique ?

5En matière de patrimoine, l’observation des usages du web permet d’établir deux constats : le web accompagne l’élargissement du champ du patrimoine en accueillant de multiples communautés virtuelles. Par ailleurs, les modes d’accès au patrimoine par le biais du numérique accroissent l’instabilité, accentuent l’impermanence. En quel sens ? Dans la pluritemporalité constitutive du concept de patrimoine, la part du présent et du court terme devient plus prégnante en régime numérique ; l’éphémère ne se situe pas seulement du côté de la réception (comme c’est le cas avec les redécouvertes), mais il se trouve au sein même de la fabrique du patrimoine : du côté des communautés qui le produisent, des techniques d’enregistrement et des dispositifs qui peuvent en permettre l’actualisation ou la reconfiguration à la carte (voir plus loin pour des exemples précis).

  • 8 Paloque-Bergès Camille, « Le rôle des communautés patrimoniales de l’informatique dans la constitut (...)
  • 9 Dufrêne Bernadette, Ihadjadene Madjid, « La confrontation des formes d’autorité : institutions cult (...)
  • 10 Dufrêne Bernadette (dir.), Heritage and Digital Humanities, op. cit.

6Au temps long des institutions culturelles, calqué sur celui de l’État dont elles émanent, se juxtapose aujourd’hui le temps court des communautés d’amateurs ou des communautés scientifiques qui participent à la vie du patrimoine dans l’espace public du web. Ces nouvelles communautés patrimoniales se sont approprié les processus de patrimonialisation : comme les institutions, elles sélectionnent, elles inventorient et elles documentent. Aux côtés des institutions patrimoniales, elles décident de ce qui est sémiophore, selon le mot de Krzysztof Pomian, de ces objets investis de significations. Elles élisent un site, une œuvre, un produit de consommation, par exemple les jeux vidéo ou la presse populaire8. Le web 2.0 a amené à s’interroger sur les producteurs de l’information9. Cet élargissement des communautés patrimoniales a suscité des analyses qui en ont montré la diversité lors d’un récent colloque, intitulé « Patrimoines et humanités numériques10 ».

  • 11 Voir le résumé de la thèse à l’adresse suivante : Clais Jean-Baptiste, La patrimonialisation des je (...)

7En constituant la connaissance, ces nouvelles communautés patrimoniales entretiennent une relation avec leur environnement qui ne relève pas uniquement d’un rapport nostalgique avec le passé. Elles prennent en compte le risque de disparition, et pas seulement les mondes disparus. On le voit bien avec les jeux vidéo, ainsi qu’avec la littérature et l’art numérique qui seront discutés en deuxième partie. Les communautés de joueurs-amateurs, par exemple, mènent si bien ce travail que les institutions patrimoniales le récupèrent parfois ; elles peuvent intégrer certaines trouvailles à l’occasion d’expositions et leur donner à rebours une légitimité institutionnelle : la Bibliothèque nationale de France (BnF) et le Conservatoire national des arts et métiers ont ainsi repris ce qui avait été conservé par les amateurs, sans que pour autant les chemins des uns et des autres se croisent fréquemment. La BnF ne cache pas que la collection de jeux vidéo qu’elle a constituée provient de deux sources : le dépôt légal, mais aussi les acquisitions auprès d’associations ou de particuliers. Le processus et ses conséquences économiques ont été étudiés par Jean-Baptiste Clais11.

8Cette démultiplication des communautés, et des techniques mises en œuvre par elles, crée une démocratie patrimoniale, nouveau visage de la laïcisation de l’art. De fait, le principal effet de ce phénomène est un rapport de proximité avec ce qui est désigné comme digne d’intérêt, quel que soit le motif de cet intérêt – artistique, politique ou historique. Mais au rebours, la pérennité de ces patrimoines n’est pas assurée : une communauté virtuelle se dissout plus vite qu’une institution, la réception est plus aléatoire, souvent plus localisée. La mobilisation de ces communautés peut se retourner en démobilisation.

9Par ailleurs, l’éphémère tient aussi aux propriétés mêmes du support numérique, ou plutôt du document numérique qu’est par exemple un site web. Le dynamisme et la labilité inhérents au dispositif font de l’éphémérisation des patrimoines une condition quasi obligée. Une temporalité courte et le changement sont la règle quand le numérique est utilisé dans le cadre du web. L’imaginaire du manipulable et de la reconfiguration permanente due à la labilité du dispositif affecte le patrimoine en ligne.

10Non seulement le dispositif lui-même change au gré des évolutions techniques, mais il offre des possibilités d’interaction qui mettent l’interprétation au présent au cœur du rapport que les institutions et les internautes auront avec le patrimoine. Pour les institutions, il s’agit de la possibilité d’offrir plusieurs parcours en temps réel ; pour l’internaute, de créer son propre cheminement dans les collections, de développer ses propres thématiques. Cette pensée de l’interaction va de pair avec l’idée d’un patrimoine non pas enfermé dans un conservatoire mais manipulable, jouable (pour reprendre les termes de Jean-Louis Boissier), pouvant prendre sens dans différentes configurations, institutionnelles ou personnalisées. L’exemple du Centre Pompidou virtuel donne à voir la pluralité de classements que le web sémantique permet. Les interactions sous forme jouable, manipulable, la logique de la médiation numérique, auraient donc deux effets : elles favoriseraient le temps court de l’usage, la participation voire la contribution, et susciteraient une attente toujours renouvelée.

11Les redéfinitions par la redocumentarisation, qui autorise de nouveaux corpus, de nouvelles indexations, contribuent aussi à l’instabilité de l’idée de patrimoine du fait des nouvelles classifications. La connaissance s’en trouve approfondie, mais il est désormais difficile d’assigner un type de patrimoine à un lieu : le cadre de mémoire peut être celui d’un musée, d’un laboratoire scientifique, d’un projet européen, voire d’un lieu intermédiaire comme l’est la Mellon Foundation, qui initie des projets de documentation collaborative reposant sur la coopération de plusieurs institutions. Si la matérialité du patrimoine (son immanence dirait Genette) n’est pas affectée, en revanche les sens qui lui sont attribués via les métadonnées varient en fonction des cadres de mémoire.

12En définitive, le numérique renforce la forme de temporalité brève qui était déjà celle des expositions, la prégnance de l’événementiel, sans oublier qu’en démocratie patrimoniale les prédilections patrimoniales se sont multipliées et changent.

  • 12 Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1971, p. 179.
  • 13 Ibid.

13Aussi peut-on souligner qu’à l’examen de ce contexte, le patrimoine s’avère avant tout un concept historique au sens de Paul Veyne, c’est-à-dire un concept paradoxal, un mot que l’on utilise, mais dont toute tentative de donner une définition serait « arbitraire et illusoire12 ». C’est un « trésor de connaissances » qui commande l’emploi de ce mot. Comme concept historique, le patrimoine « ne désigne pas des complexes d’éléments nécessairement liés ; ce sont plutôt des représentations composites qui donnent l’illusion de l’intellection mais qui ne sont en réalité que des espèces d’images génériques13 ». Effectivement, autour du mot patrimoine à l’ère du numérique, se sont agrégées plusieurs images du patrimoine, des œuvres d’art au patrimoine documentaire ; le pluriel s’est imposé avant le numérique. Mais cela ne doit pas occulter la question sous-jacente : si la pluralité des patrimoines s’est imposée, si le numérique n’a fait que renforcer la tendance à l’expansion du patrimoine, pour autant les pratiques de conservation ne traduisent-elles pas un déplacement de grandes causes patrimoniales vers des causes locales mais interconnectées, sans pour autant désacraliser l’objet patrimonialisé ?

14Par ailleurs, ces pratiques de conservation sont menacées à la fois par l’obsolescence des supports et des techniques et par l’impermanence des dispositifs numériques. C’est ce qu’il est possible d’observer notamment à partir du cas de l’œuvre d’art et de la littérature numérique.

Problèmes posés par la patrimonialisation des œuvres numériques

15Les artefacts culturels numériques, comme les œuvres d’art et de littérature, les catalogues d’exposition ou les jeux, ne pourraient exister sans les dispositifs technologiques qui les supportent et les « cadrent ». Il suffit d’essayer de visualiser une œuvre numérique des années quatre-vingt-dix sur un ordinateur récent pour s’apercevoir de l’urgence des questions que les artefacts culturels numériques posent pour leur préservation et leur patrimonialisation. Certaines œuvres nécessitent des plug-ins qui ne sont plus disponibles ou compatibles avec les caractéristiques actuelles des ordinateurs. L’affichage des formes et des figures percevables à l’écran peut fondamentalement changer d’une année à l’autre, d’une machine à l’autre, en fonction des versions des systèmes d’exploitation, des logiciels et des navigateurs mobilisés. À cause de l’évolution de la vitesse de calcul des ordinateurs, les parties animées, notamment, passent aujourd’hui à l’écran de façon beaucoup plus rapide qu’au moment de leur création, de sorte qu’un grand nombre d’œuvres historiques de la poésie numérique sont, par exemple, devenues partiellement illisibles.

  • 14 Saemmer Alexandra, Lavaud Sophie, introduction à l’ouvrage E-Formes 3 – Les Frontières de l’œuvre n (...)
  • 15 Derrida Jacques, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 92.

16Le concept du « parergon » peut aider à circonscrire ce rôle crucial du dispositif14. Selon Jacques Derrida, le cadre (parergon) soutient littéralement l’œuvre (ergon) qu’il encadre, et qui sans lui s’effondrerait15. Dans le cas des artefacts culturels numériques, force est de constater que le parergon déborde littéralement sur l’œuvre, lui permettant de s’actualiser pertinemment d’une nouvelle façon. Contrairement à un cadre en bois ou à une vitrine d’exposition, ce parergon procédural se caractérise cependant aussi par son instabilité, qui est d’autant plus problématique qu’elle est en partie « programmée » par les industries culturelles du numérique, fabricants de logiciels, de systèmes d’exploitation, de plateformes. Il faut donc questionner avec précision les relations de domination qui se nouent entre l’artefact culturel numérique et son parergon, notamment lorsque l’artefact relève de l’œuvre d’art.

17Si l’on adhère à la définition que donne Pontus Hultén du patrimoine comme « trésor qui constitue la mémoire d’un monde et a vocation d’être transmis », s’agit-il de préserver systématiquement l’œuvre et son dispositif de création pour essayer de pallier l’obsolescence « programmée » par des industries culturelles du numérique ? Faut-il s’appuyer sur des communautés d’amateurs, comme c’est le cas pour le jeu vidéo, sachant que les arts et les littératures numériques réunissent des publics d’un nombre beaucoup plus faible que les produits issus des industries culturelles ? Faut-il mettre en place, à l’instar de certaines communautés de joueurs, des outils comme les « émulateurs » qui ralentissent artificiellement les machines, afin d’engendrer de nouveau les effets initialement attendus à la surface de l’écran ? Est-ce légitime de recoder des œuvres numériques devenues illisibles pour les adapter aux ordinateurs récents, voire éventuellement pour les « libérer » des cadres logiciels propriétaires, particulièrement frappés par l’obsolescence ? Et qui est censé prendre ces décisions sur l’œuvre ? Ou est-ce au contraire plus prudent de préserver seulement le code de l’œuvre, sous-entendant que celui-ci constitue ce qui transcende l’œuvre d’art numérique ?

18Dans les années 1990, beaucoup d’artistes n’ont pas pris en compte l’instabilité du dispositif et son caractère parergonal, et ont créé des artefacts numériques comme s’il s’agissait de productions audiovisuelles ; l’œuvre de poésie animée The Dreamlife of Letters de Brian Kim Stefans, réalisée avec une technologie Flash, est un exemple emblématique de cette posture16. Les textes, les images, les animations visibles à la surface de l’écran ont été conçus et interprétés comme des « modèles » figés, et non pas comme les flux instables qu’ils forment en réalité. Beaucoup de productions culturelles pour tablette continuent aujourd’hui à s’inscrire dans cette approche. Certains livres de fiction « augmentés », ainsi que des catalogues d’expositions numériques créés récemment par la Réunion des musées nationaux17, nécessitent la possession d’un iPad pour être actualisés ; en outre, ce dispositif doit être récent, la première version de l’iPad s’avérant incompatible avec les caractéristiques techniques des applications muséales. Faut-il rappeler que l’iPad 1 date pourtant seulement de 2010 ?

19L’artefact culturel numérique est solidaire de son parergon. Ses caractéristiques procédurales diffèrent fondamentalement des productions audiovisuelles, même si certaines formes et figures de surface – notamment les animations – peuvent rappeler les œuvres vidéo. La capture vidéo, pratiquée dans certaines démarches de préservation à défaut d’autres modèles ou de moyens financiers nécessaires, constitue alors une solution hautement contestable. Elle prive les œuvres numériques de leur nature procédurale, amoindrissant ainsi considérablement leur pouvoir d’agir.

  • 18 Pour des explications plus précises, cf. Moulthrop Stuart et Grigar Dene, Traversals : The Use of P (...)

20Certains artistes et créateurs d’artefacts culturels numériques, conscients du rôle crucial du dispositif, exigent alors pour toute actualisation de leurs œuvres le « bon » cadre, la machine initialement utilisée lors du processus de création. Un projet de préservation porté par Dene Grigar, présidente de la Electronic Literature Organization, repose sur ce postulat de la nécessité d’une reconstruction minutieuse du cadre machinique original18. En dehors des problèmes de stockage, faute des savoir-faire et des matériaux nécessaires, il sera pourtant impossible de faire fonctionner tous ces ordinateurs et logiciels à long terme. Viser le temps long des institutions culturelles n’est sans doute pas la meilleure solution pour patrimonialiser les œuvres numériques.

  • 19 Exposition « Les littératures numériques d’hier à demain » (24 septembre - 1er décembre 2013), Labo (...)

21Une démarche moins radicale, mise en œuvre par certaines institutions patrimoniales, consiste alors à reconstruire le cadre idéal pour l’actualisation du projet-auteur par des démarches d’« émulation ». Cette technique bien connue de l’univers du jeu vidéo a notamment été mise en œuvre dans le cadre du projet « Chercher le texte », porté par le Labex Arts-H2H en 2013 en vue d’une exposition d’œuvres historiques de la littérature numérique à la Bibliothèque nationale de France19. Les démarches de « remédiatisation », également testées dans le cadre de ce projet, vont plus loin et dépassent les démarches purement mimétiques. Elles consistent par exemple à adapter des œuvres initialement conçues pour l’ordinateur au contexte technologique de la tablette en les reprogrammant. Dans cette tentative de reconstituer des degrés de perception adaptés aux dispositifs actuels, une partie de la matérialité de l’œuvre se trouve pourtant profondément altérée. Et même s’il s’agit, dans certaines de ces initiatives, de « libérer » les œuvres de l’emprise des logiciels marchands en les recodant avec d’autres langages et outils, on peut se demander si de telles démarches ne touchent pas trop à ce qui transcende l’œuvre numérique et constitue peut-être son essence : le programme.

22Une dernière réaction face à l’instabilité de l’œuvre numérique consiste à laisser l’œuvre se transformer, voire à se décomposer à travers le temps sans essayer de lutter contre ce processus, mettant ainsi en question certaines définitions du patrimoine évoquées en première partie. Comme le montre Christine Buci-Glucksmann dans son ouvrage Esthétique de l’éphémère20, la labilité de l’œuvre est certes accueillie par beaucoup d’artistes avec mélancolie, dans le regret d’une mémoire qui inexorablement s’effrite. D’autres l’investissent cependant comme une vibration sensible, l’interprètent comme un « vide positif », proposant un tissage à modulations. La Série des U de Philippe Bootz par exemple, œuvre historique de la poésie numérique, repose sur un générateur de textes et de sons qui s’adapte aux caractéristiques dispositives de la machine21. L’actualisation différente des animations textuelles et des tissus sonores sur la surface de l’écran, d’une machine à l’autre, est accueillie par l’auteur comme un principe esthétique fondateur, et non pas comme un problème à combattre.

  • 22 Couchot Edmond, « Temps de l’histoire et temps uchronique. Penser autrement la mémoire et l’oubli » (...)

23L’esthétique de l’éphémère peut devenir programme politique lorsqu’elle oppose une « plasticité active » à l’obsolescence programmée des technologies industrielles. Elle offre des expériences inédites de l’impermanence du présent, déjouant l’urgence-simulacre de l’image industrielle. Edmond Couchot22 revendique ainsi un changement de paradigme qui consisterait à assumer pleinement le passage de la morphoplastie (la forme dans sa permanence) à la morphogénèse (les processus qui font évoluer la forme) dans l’œuvre numérique, jusqu’à imaginer l’intégration de modèles s’inspirant de la vie artificielle. Ces œuvres posent cependant de façon d’autant plus cruciale la question de leur patrimonialisation possible. À partir du moment où l’on décide qu’elles font partie d’un trésor patrimonial à transmettre, qu’est-ce que l’on peut conserver des œuvres reposant sur une esthétique de l’éphémère ?

  • 23 Saemmer Alexandra, Bootz Philippe, « Un éphémère pérenne : dialogue », in E-Formes 3…, Saemmer Alex (...)

24On pourrait rappeler que les codes de programmation sont les seules composantes de l’œuvre numérique qui résistent à la labilité du dispositif. Ils en constituent une sorte de matrice. Certaines démarches de préservation déjà évoquées, comme celles de la remédiatisation, réduisent le rôle du programme à celui de faire « fonctionner » les œuvres, et n’hésitent pas à changer la structure interne du code afin d’obtenir un résultat jugé probant à la surface de l’écran. Le caractère problématique de cette modification du programme peut être montré à l’aide d’un exemple précis : dans le cadre d’un projet de recherche, nous avons avec Philippe Bootz analysé les effets de surface observables à l’écran et la structure programmée du poème numérique Tramway23. Nous avons constaté que le programme contenait non seulement les codes censés faire fonctionner l’œuvre à l’écran, mais aussi des « non-dits » : des lignes de code, des éléments iconographiques qui ne provoquent pas de résultats dans l’immédiat, mais qui peuvent à l’avenir se mettre à agir à cause de la labilité du dispositif. Et même s’ils n’apparaissent pas à la surface de l’écran, ils sont là, comme une sorte d’inconscient de l’œuvre. Compte tenu des non-dits dans le programme, compte tenu du fait que les codes de programmation en général constituent des artefacts culturels, ne vaut-il pas mieux préserver un « pouvoir d’agir » de l’œuvre au lieu d’essayer de reconstruire à tout prix sa matérialité ?

  • 24 Bootz Philippe, « Littérature numérique : un éphémère vrai-ment ? », in Hybrid, n° 1, Labex Arts H2 (...)
  • 25 Projet porté par Louise Fauduet, soutenu par le Laboratoire d’excellence des arts et médiations hum (...)

25C’est le point de vue de Philippe Bootz24, qui recommande de définir l’œuvre numérique de façon large, incluant non seulement l’événement multimédia, mais aussi le code source, le « parergon » qui transforme le code en « transitoire observable » sur la surface de l’écran, les notes d’intention de l’artiste, et des traces de réception. Il appelle ainsi à une démarche de patrimonialisation « documentaire ». Le projet intitulé « Art et postérité. Modélisation des œuvres d’art numérique et de leur dispositif de lecture25 » s’inscrit du moins en partie dans cette dynamique. Les caractéristiques techniques de l’œuvre, ses enjeux et ses principes formels sont modélisés sous forme textuelle pour les porter à la connaissance des générations futures.

26La patrimonialisation documentaire de l’œuvre numérique pose cependant la question de ce qui peut être exposé au public : une documentation, l’abstract des codes, un état de l’œuvre au moment présent ? Derrière les questions de préservation se profilent des questions de scénographie et de médiation qui, pour le domaine de l’art et de la littérature numérique, restent encore en grande partie irrésolues.

27Beaucoup plus qu’il ne semble a priori, le concept de patrimoine recouvre une part d’éphémère. Un premier facteur d’instabilité est lié à la variété et à la variation des valeurs qui président à la sélection patrimoniale. Un deuxième facteur d’impermanence est dû à l’émergence d’un nouveau régime d’historicité, la démocratie patrimoniale, qui instaure un temps court, celui des communautés virtuelles dont la longévité ne saurait être celle des institutions étatiques et celui de pratiques liées intrinsèquement au dynamisme de l’écriture numérique, de la manipulation des données et de leurs possibles reconfigurations pour différents usages. Si tout patrimoine apparaît comme éphémère dès qu’il est replacé dans ces contextes, certaines œuvres s’inscrivent d’emblée dans une « esthétique de l’éphémère » : les arts de la rue, le land art, les performances. Ces œuvres résistent-elles à la patrimonialisation ? L’artefact culturel numérique cristallise ces interrogations, et cela, bien que son dispositif ait souvent été investi d’un imaginaire de la permanence. L’œuvre d’art numérique est d’abord « ouverte » du fait des lectures multiples qu’elle autorise, à l’instar de toute œuvre. Elle s’avère ensuite « variable » grâce au rôle particulier qu’elle donne parfois au public, lorsque celui-ci est invité à interagir ou à contribuer. Mais elle est aussi intrinsèquement « éphémère » à cause de la labilité du dispositif. Plusieurs projets de recherche actuellement en cours, et dont les résultats sont très attendus à la fois par les artistes et les institutions, tiennent compte de cette réalité technologique. La piste des démarches de patrimonialisation inspirées par des communautés d’amateurs, voire portées par celles-ci, est intéressante dans certains cas, mais elle s’applique moins aux formes d’art et de littérature numérique expérimentales. Et le chantier des formes d’exposition et de médiation adaptées à ces démarches reste encore largement ouvert.

Notes

1 Notre article commun reflète cette tension : Dufrêne Bernadette, Saemmer Alexandra, « Le patrimoine au regard de l’éphémère », in Hybrid, n° 1, labex Arts H2H, Presses universitaires de Vincennes (université Paris 8, Saint-Denis), 2014, http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=174&file=1 (consulté le 9 février 2019).

2 Davallon Jean, Le don du patrimoine, Paris, Hermès, 2006.

3 Genette Gérard, L’œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Paris, Éditions du Seuil, 1994.

4 Davallon Jean, Le don du patrimoine, op. cit., p. 53-88.

5 Dufrêne Bernadette, « La muséologie selon Pontus Hulten », in Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 141, 2017.

6 Hartogfrançois, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 19.

7 Haskell Francis, Le musée éphémère : les Maîtres anciens et l’essor des expositions, Paris, Gallimard, 2002.

8 Paloque-Bergès Camille, « Le rôle des communautés patrimoniales de l’informatique dans la constitution d’un patrimoine numérique : des mobilisations diverses dans l’auto-médiation », in Heritage and Digital Humanities, Dufrêne Bernadette (dir.), Berlin, Lit Verlag, 2014.

9 Dufrêne Bernadette, Ihadjadene Madjid, « La confrontation des formes d’autorité : institutions culturelles et communautés d’amateurs », in Médiations documentaires : entre réalités et imaginaires, Journée Scientifique Internationale du réseau MUSSI, Avignon, 2010, p. 79-92.

10 Dufrêne Bernadette (dir.), Heritage and Digital Humanities, op. cit.

11 Voir le résumé de la thèse à l’adresse suivante : Clais Jean-Baptiste, La patrimonialisation des jeux vidéo et de l’informatique : ethnographie en ligne et hors ligne d’une communauté de passionnés, Université Jean Monnet, Saint-Étienne, 2011, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01322316/document (consulté le 9 février 2019).

12 Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1971, p. 179.

13 Ibid.

14 Saemmer Alexandra, Lavaud Sophie, introduction à l’ouvrage E-Formes 3 – Les Frontières de l’œuvre numérique, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2015, p. 9-19.

15 Derrida Jacques, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 92.

16 Stefans Brian Kim, The Dreamlife of Letters, http://collection.eliterature.org/1/works/stefans__the_dreamlife_of_letters.html (consulté le 9 février 2019).

17 Saemmer Alexandra, Tréhondart Nolwenn (dir.), Livres d’art numériques, Paris, Hermann, 2017, ouvrage en partie consacré à ces catalogues numériques.

18 Pour des explications plus précises, cf. Moulthrop Stuart et Grigar Dene, Traversals : The Use of Preservation for Early Electronic Writing, Cambridge, MA, MIT Press, 2017.

19 Exposition « Les littératures numériques d’hier à demain » (24 septembre - 1er décembre 2013), Labo BnF, BnF François-Mitterrand, projet soutenu par le Laboratoire d’excellence des arts et médiations humaines (Arts-H2H).

20 Buci-Glucksmann Christine, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003.

21 Bootz Philippe, La Série des U, http://collection.eliterature.org/1/works/bootz_fremiot__the_set_of_u/ (consulté le 29 janvier 2019).

22 Couchot Edmond, « Temps de l’histoire et temps uchronique. Penser autrement la mémoire et l’oubli », in Hybrid, no. 1, 2014, Labex Arts-H2H, Presses Universitaires de Vincennes (Université Paris 8, Saint-Denis), http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=179&file=1 (consulté le 29 janvier 2019).

23 Saemmer Alexandra, Bootz Philippe, « Un éphémère pérenne : dialogue », in E-Formes 3…, Saemmer Alexandra et Lavaud Sophie (dir.), op. cit., p. 269-284.

24 Bootz Philippe, « Littérature numérique : un éphémère vrai-ment ? », in Hybrid, n° 1, Labex Arts H2H, Presses Universitaires de Vincennes (Université Paris 8, Saint-Denis), http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=247&file=1 (consulté le 9 février 2019).

25 Projet porté par Louise Fauduet, soutenu par le Laboratoire d’excellence des arts et médiations humaines (Arts-H2H), http://www.labex-arts-h2h.fr/art-numerique-et-posterite-701.html (consulté le 9 février 2019).

List of illustrations

Title Fig. 1 : Campagne de financement participatif du CMN, 2012.
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/22730/img-1.jpg
File image/jpeg, 21k
Title Fig. 2 : Pontus Hultén, Museum, 1969.
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/22730/img-2.jpg
File image/jpeg, 16k

Author(s)

Professeure en sciences de l’information et de la communication, université Paris 8, laboratoire Paragraphe

Professeure en sciences de l’information et de la communication, université Paris 8, Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (CEMTI)

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