Introduction. Les patrimoines en recherche(s) d’avenir
p. 11-16
Texte intégral
1Les institutions patrimoniales, tels les musées, les centres d’archives et les bibliothèques, accordent aujourd’hui une place croissante aux activités de recherche1. Dotées de directions ou de départements de la recherche, ou encore de centres de recherche2, elles organisent leur stratégie scientifique à l’aide de programmes pluriannuels3. Elles diffusent les résultats de leurs travaux par le biais d’événements scientifiques et de publications, qui comprennent des références spécialisées et des outils ouverts à un plus large public4. Certains établissements sont placés sous la tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, d’autres sont rattachés au ministère de la Culture, au sein duquel le Département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique de la Direction générale des patrimoines organise la politique de recherche patrimoniale.
2Les travaux de recherche des institutions patrimoniales sont animés par les professionnels en charge de la conservation-restauration et de la mise en valeur de leurs collections, auxquelles ils sont pour la plupart consacrés5. Ces professionnels du patrimoine travaillent en collaboration avec les chercheurs académiques. Ce trait tend à s’accentuer : la recherche actuelle sur les patrimoines donne à voir un rapprochement de plus en plus marqué entre institutions académiques et culturelles. Des spécialistes venant d’horizons variés confrontent et mettent en commun leur expertise et leurs savoir-faire, contribuant à promouvoir de nouveaux axes et objets de recherche. Ces échanges, au regard de leurs retombées scientifiques, épistémologiques, socio-économiques et culturelles, peuvent être qualifiés de pollinisations. Ils sont au cœur du présent ouvrage, qui offre des illustrations concrètes de ces fertilisations croisées, tout en s’interrogeant sur leurs ressorts et leurs effets6.
3Les patrimoines sont entendus comme l’ensemble des biens culturels, matériels et immatériels, conservés et transmis à la postérité par des groupes de taille et de nature variées, et plus largement des pratiques sociales, culturelles, symboliques et professionnelles qui se rapportent à ce processus d’identification et de sauvegarde. Cet ouvrage explore la façon dont la recherche s’empare de « cet étrange objet, si jeune et si vieux à la fois », ainsi que le décrit Nathalie Heinich en soulignant quelques-unes de ses caractéristiques : le patrimoine « a beau s’administrer, s’étudier, se gérer par de multiples compétences, métiers et professions, il n’en demeure pas moins un objet de passion, capable de drainer les foules, de mobiliser de considérables énergies, d’attirer des armées de bénévoles, et de déclencher d’intenses mouvements émotionnels7 ». Ce descriptif met l’accent sur la diversité des acteurs qui gravitent dans le champ patrimonial, éclairant la mosaïque de significations, d’intérêts et d’usages dont les patrimoines sont investis, mais aussi la pluralité des expertises qu’ils mobilisent. Dans quelle mesure les collaborations institutionnelles et disciplinaires permettent-elles d’approfondir les connaissances sur les patrimoines et d’améliorer les procédés de conservation, de diffusion et de valorisation, dans un contexte scientifique, technique et technologique en rapide évolution ? Tel est l’un des fils directeurs des contributions réunies au sein de cette publication.
4Pour présenter les angles d’attaque privilégiés, il peut être utile de mettre en relief quelques tendances récentes de la recherche sur les patrimoines. Signalons en premier lieu que la notion de patrimoine est de plus en plus abordée du point de vue de l’économie de marché ; les patrimoines peuvent alors être analysés dans une logique de stock inaliénable ou en termes de flux. Quelle que soit la perspective privilégiée, les considérations sur la gestion du patrimoine tendent à l’emporter, prenant le pas sur sa signification et sa matérialité et reléguant à l’arrière-plan – voire laissant de côté – un pan important de ce qui fait sa spécificité. En second lieu, bien que le patrimoine soit considéré comme une modalité de notre rapport au passé et aux objets du passé, la confrontation entre différentes temporalités étant consubstantielle de la notion même d’héritage à transmettre8, le patrimoine est, à bien des égards, dissocié de la relation au passé ; il est pur objet de présence. Cela tient, entre autres, à une approche ancrée dans une dimension résolument contemporaine qui fait la part belle aux effets de la mondialisation et au tourisme9. Il convient dès lors de réinterroger les processus de patrimonialisation en abordant de front la question du rapport au passé. Traiter du patrimoine sous l’angle d’une production sociale, enfin, est une vision largement acceptée. L’accent est mis sur les nouveaux modes de patrimonialisation, basés sur la participation, la démocratisation et la désinstitutionalisation, et sur l’étude des laissés-pour-compte et des invisibles du patrimoine. Dans le prolongement de ces réflexions, l’étude du patrimoine comme pratique sociale fait émerger des thèmes comme le droit au patrimoine culturel, le rôle des amateurs ou les potentialités des nouvelles technologies en matière d’appropriation.
5Partant de ces considérations, l’ouvrage met l’accent sur deux thématiques principales : les modes de relation au passé à l’œuvre dans les pratiques patrimoniales et les appropriations auxquelles elles donnent lieu ; l’articulation entre matérialité, immatérialité et dématérialisation.
6En analysant les modes de représentation du passé associés aux processus de conservation, de collection et de médiation, l’objectif est d’étudier à nouveaux frais les patrimoines comme mode de relation au passé et au futur et de réarticuler les pratiques patrimoniales avec les régimes contemporains d’historicité. Le questionnement porte aussi sur le statut du fait patrimonial entre processus d’individuation et processus de socialisation. L’ouvrage souligne les avancées de la recherche sur les effets des patrimoines et de leur médiation, tant du point de vue des subjectivités individuelles que des relations entre subjectivités et représentations sociales. L’étude des appropriations politiques, sociales et culturelles des patrimoines permet d’examiner dans quelle mesure ils font société, tout en interrogeant le postulat selon lequel il existerait aujourd’hui un intérêt accru pour le passé. Ces thématiques sont abordées dans les trois premiers chapitres : « Temporalités, historicités, spatialités », « Production sociale du patrimoine » et « Médiations, appropriations, ressentis ».
7Les chapitres suivants, intitulés « La dématérialisation : mythes et réalités », « Connaissance et reconnaissance de la matérialité des œuvres » et « Usages du numérique : nouveaux accès et nouveaux devenirs patrimoniaux », placent la matérialité des biens culturels sur le devant de la scène et se penchent sur leur actualité et leur devenir physiques, confrontés aux évolutions induites par le numérique. Sont présentées des avancées récentes de la recherche sur les matériaux du patrimoine, auxquelles participent des unités et des centres de recherche spécialisés dans la caractérisation de ces matériaux et l’étude de leur dégradation10. En collaboration avec des universitaires et des spécialistes des collections de musées, d’archives et de bibliothèques, ils développent de nouveaux outils et de nouvelles méthodologies pour l’analyse matérielle des patrimoines. Plus généralement, les études de cas développées dans l’ouvrage mettent en lumière les retombées positives du dialogue entre sciences expérimentales, sciences humaines et sociales et sciences de l’information et de la communication, désormais au cœur de la recherche sur les patrimoines.
8Deux tendances contrastées, mais non contradictoires, ont récemment contribué à renouveler les approches et les méthodes des sciences humaines et sociales : l’affirmation d’un tournant matériel et l’importance cardinale des humanités numériques. Partant de cette observation, qui soulève la question du rapport entre matériel et virtuel, diverses contributions explorent les potentialités offertes par le patrimoine virtuel – qu’il s’agisse de patrimoine numérisé ou de patrimoine nativement numérique – et les effets de la dématérialisation. Alors que les institutions patrimoniales restreignent la communication d’un nombre croissant de fonds au titre qu’ils sont numérisés et que la numérisation et la mise en ligne massive d’objets patrimoniaux offrent de nouvelles perspectives aux chercheurs et au public, la question de la relation aux sources et aux biens culturels se pose avec une acuité particulière. On s’interroge sur les effets sociaux et épistémologiques de ce nouvel accès aux objets et sur les usages qu’ils créent, favorisant une reconfiguration des savoirs et des domaines de spécialité via un processus complexe de (re)classification, de (ré)organisation et de hiérarchisation des données. Les apories du tout-numérique et les limites de la dématérialisation apparaissent toutefois clairement. La dimension matérielle ne peut être oblitérée ; elle demeure au contraire particulièrement prégnante. Enfin, en contexte de globalisation de la circulation des données et des savoirs et de volonté collective d’ouverture et de partage des données culturelles, dans le cadre du plan national pour la science ouverte l’ouvrage rend compte des recherches menées dans le domaine du web sémantique, autour des questions d’interopérabilité, de référentiels et de modélisation.
9Ces deux axes sont complétés d’un thème transversal. Il s’agit du caractère profondément innovant des expériences de recherche sur les patrimoines menées à la faveur des laboratoires d’excellence (labex)11. Ces structures, inédites dans le paysage français de la recherche, ont permis à des institutions très différentes du point de vue de leurs missions et de leur mode de fonctionnement de nouer des partenariats structurels. Ce faisant, elles ont favorisé un rapprochement entre les universités et les établissements culturels, aux compétences complémentaires, ainsi qu’entre des institutions qui se consacrent depuis longtemps à l’étude des patrimoines et d’autres qui se sont emparées de cet objet de façon plus récente. Les thématiques de recherche et les projets de recherche et de recherche-action sont définis de concert par les chercheurs du monde académique et les professionnels du patrimoine, ce qui permet de tenir compte des priorités, des méthodes de travail et des temporalités propres à chacune de ces deux sphères. Ces échanges, qui ont encouragé la mise en place de protocoles inventifs de recherche, ont nourri d’importantes avancées institutionnelles, méthodologiques et scientifiques, dont le présent ouvrage rend compte. Nombre d’auteurs abordent cette question, en filigrane ou de façon explicite, faisant valoir le caractère fructueux de ces synergies et de ces modalités novatrices de faire de la recherche. Qu’une telle dimension réflexive imprègne l’ensemble de l’ouvrage signale bien l’intérêt des spécialistes pour ce type de dispositif et les bénéfices qu’ils en retirent d’un point de vue scientifique et personnel, contribuant à faire progresser les connaissances sur les patrimoines et à les diffuser vers un public élargi.
Notes de bas de page
1 La recherche figure dans les missions permanentes des musées, telles qu’elles sont définies par l’article 2 de la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France.
2 Le Centre de recherche du Château de Versailles offre un exemple parmi d’autres de ce type de structures.
3 Les Archives nationales ont lancé leur deuxième Projet scientifique culturel et éducatif (2017-2020), le musée du Louvre son second Plan quinquennal de la recherche.
4 Le Louvre a organisé sa première journée de la recherche en novembre 2017. La Bibliothèque nationale de France (BnF), pour sa part, anime un carnet de recherche pour faire état des projets auxquels elle participe (http://bnf.hypotheses.org/).
5 Cf., par exemple, une description des activités de recherche menées par le musée du quai Branly, le Louvre, le MUCEM et le Muséum national d’histoire naturelle : Keck Frédéric, Delpuech André, Chevallier Denis, Rolland Anne-Solène et Lecointre Guillaume, « Table ronde : les musées comme lieux de recherche », in Musée du quai Branly - Jacques Chirac 10 ans après, Paris (« Les actes »), 2017, [En ligne], http://journals.openedition.org/actesbranly/763
6 Cet ouvrage est issu du colloque « Les patrimoines en recherche(s) d’avenir » (24-25 septembre 2015), organisé par les laboratoires d’excellence Les passés dans le présent (Histoire, patrimoine, mémoire) et PATRIMA (Patrimoines matériels) – Fondation des sciences du patrimoine ainsi que la Direction générale des patrimoines du ministère de la Culture, en partenariat avec la BnF. Une captation vidéo de l’ensemble des communications et des échanges qui les ont accompagnées est disponible sur le site de la BnF : http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2015/a.c_150924_interlabex.html et http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2015/a.c_150925_interlabex.html
7 Heinich Nathalie, « Postface. L’autre face de la passion patrimoniale », in Le tournant patrimonial. Mutations contemporaines des métiers du patrimoine, Hottin Christian et Voisenat Claudie (dir.), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, ministère de la Culture, 2016, p. 302.
8 François Hartog en fait plus particulièrement un symptôme du rapport que nos sociétés entretiennent avec le temps, un produit de la façon dont elles articulent passé, présent et futur. Hartog François, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, édition augmentée, Paris, Éditions du Seuil, 2015.
9 C’est le cas, par exemple, de l’approche adoptée par le consortium PA. TER. MONDI, réuni dans le cadre de l’Atelier de réflexion prospective « Nouveaux défis pour le patrimoine culturel » lancé par l’Agence nationale de la recherche.
10 Par exemple le Centre de recherche et de restauration des musées de France au ministère de la Culture, le Centre de recherche sur la conservation, le laboratoire Archéomatériaux et prévision de l’altération et la plate-forme IPANEMA.
11 Pour une rapide description de la place de la recherche patrimoniale dans le Programme d’investissements d’avenir, Liévaux Pascal et Hottin Christian, « Les partenariats avec l’enseignement supérieur », in Culture et recherche, n° 133 (« Patrimoines. Enjeux contemporains de la recherche »), été 2016, p. 13-14. Le colloque « Les patrimoines en recherche(s) d’avenir » a fédéré un grand nombre de labex qui travaillent sur le champ patrimonial, que ce soit par le biais du conseil scientifique de l’événement ou des communications qui ont été présentées. Outre les deux labex organisateurs, il s’agit d’Archimède (Archéologie et histoire de la Méditerranée et de l’Égypte ancienne), Arts-H2H (Laboratoire des arts et médiations humaines), CAP (Création, arts, patrimoines), LabexMed (Laboratoire sur les études méditerranéennes), OBVIL (Observatoire de la vie littéraire), RESMED (Religions et sociétés dans le monde méditerranéen) et TransferS.
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