Julie d’Andurain : « Les bibliothèques numériques ont été une véritable révolution »

1 Q : Comment êtes-vous venue à travailler sur la Grande Guerre et l’histoire militaire ?

2Julie d’Andurain : Un peu par hasard, au moment de choisir mon sujet de mémoire de maîtrise. Initialement, je désirais travailler sur des archives – de préférence inédites et privées – tout en cherchant à me spécialiser sur la Syrie et le Liban mandataires. Un conservateur du Quai d’Orsay m’a fait savoir qu’il venait de faire entrer un fonds d’archives de première importance : le fonds du général Gouraud. Henri Gouraud, saint-cyrien, avait participé à la conquête de l’Afrique noire, puis à celle du Maroc dans le sillage de Lyautey. Il avait participé ensuite à la Grande Guerre et, à l’issue, avait été envoyé en Syrie. Ce personnage avait laissé à la postérité 180 cartons d’archives papier et 14 000 photos2. Comme le fonds qui venait d’arriver au Quai d’Orsay n’était pas classé, l’accès m’en a d’abord été refusé. J’ai proposé d’en faire gracieusement un inventaire, ce qui a été accepté par le Quai d’Orsay et par la famille du général. Cela s’est fait en deux temps : pour ma maîtrise, j’ai reconstitué le fonds avec des papiers épars que l’on voulait bien me donner, sans savoir ce qu’il y avait dans les cartons. Pour ma thèse, j’ai pu faire l’inventaire complet, carton par carton, tout en exploitant le contenu qui était formidablement intéressant et varié3.

3Q : L’accès à un fonds physique inédit était-il difficile à obtenir ?

4JA : Au temps de ma maîtrise, j’avais été très frustrée par les difficultés liées à la loi sur les archives et à l’accueil des jeunes chercheurs dans les centres d’archives. Ce système donnait un accès aux archives selon des dates oscillant entre 30, 60, 90 ou 120 ans. Pour mes propres recherches, je relevais plus souvent de la loi des 120 ans que de celle des 30 ans. C’était très déprimant de voir les possibilités de recherche se fermer les unes après les autres. Quand on est jeune chercheur, non confirmé et peu sûr de soi, quand on ne maîtrise pas les règles de la recherche, on est tenté d’abandonner. Le système me semblait très verrouillé ; j’avais le sentiment qu’en France tout était fait pour décourager les jeunes chercheurs, alors que comparativement le système anglo-saxon me semblait plus ouvert, moins arcbouté sur les délais de communication des archives. Depuis, la loi de 1979 sur les archives a été en partie toilettée. Mais au-delà des efforts et du discours d’intention, les difficultés de la recherche en archives demeurent : cela reste une affaire de spécialistes.

5 Q : Concrètement, comment se passait le travail sur un fonds physique ?

6Avant les années 2000, les conditions matérielles d’accueil étaient parfois déplorables. C’était particulièrement le cas au Quai d’Orsay où les chercheurs vivaient au milieu des diplomates, et devaient traverser les allées du chiffre pour rejoindre la salle de lecture des archives diplomatiques, toujours « escortés » – pour ne pas dire plus – par le personnel du Quai. En outre, la salle était trop petite pour le nombre de chercheurs accueillis. Heureusement, la plupart des grands centres d’archives parisiens se sont délocalisés en dehors de Paris (La Courneuve, Villepinte, etc.). Tout le monde y a gagné en confort. Ces centres sont désormais très beaux et très pratiques, mais ils manquent dramatiquement d’étudiants, car la réforme « Licence master doctorat » (LMD) a limité leur venue, du fait de la modification des exigences du parcours universitaire. C’est la raison pour laquelle ces centres tentent aujourd’hui de faire revenir les étudiants par une politique d’ouverture des archives.

7 Q : Avez-vous rencontré d’autres difficultés dans vos recherches ?

8JA : La seconde difficulté a été de trouver un directeur, car je souhaitais travailler sur l’histoire militaire. Grâce à Daniel Rivet, grand spécialiste de Lyautey avec qui j’avais déjà travaillé, j’ai eu la chance de pouvoir me rapprocher de Jacques Frémeaux à l’université Paris iv. Intéressé par les questions militaires, c’est lui qui m’a proposé de faire ma thèse sur le parcours du général Gouraud dans la Grande Guerre, arguant du fait que c’était la partie de sa vie la moins connue.

9 C’est un euphémisme que de dire que ce type d’histoire n’a pas la cote à l’université. En France, il n’y a pas comme en Angleterre une lecture décomplexée et libre du fait militaire, ce qui est regrettable pour la recherche. Du fait des dogmes et de la propagande militaire d’une part, des idées reçues de nombreux universitaires de l’autre, le domaine de l’histoire militaire reste encore largement à explorer en France. On n’est pas obligé de faire l’histoire des batailles (la fameuse « histoire-bataille ») ; on n’est pas obligé de célébrer les gloires militaires de façon hagiographique, mais il serait aberrant de ne pas reconnaître la place éminente de l’armée dans la société française. Le domaine des War Studies est très dynamique en Angleterre et aux États-Unis. Si la guerre y est étudiée par les militaires avec des objectifs évidents d’efficacité, les travaux sont menés de concert avec des universitaires qui bénéficient en retour d’une expertise fort rare et éclairante pour leurs propres recherches. À l’opposé, il est étonnant de voir l’université française refuser un certain type de recherches ou l’aborder comme une vierge effarouchée. D’autant que les points de rencontre entre les questions militaires et les centres d’intérêt des chercheurs académiques existent. L’histoire militaire est aussi de l’histoire culturelle : la construction intellectuelle de ces hommes et le milieu dans lequel ils évoluent participent de la construction d’un pays.

10 Q : Auriez-vous un exemple de cette participation ?

11JA : En cherchant à comprendre le parcours du général Gouraud, j’ai été amenée à faire une recherche plus vaste sur l’ensemble des généraux de la Grande Guerre. J’ai donc mené une première étude de type prosopographique, c’est-à-dire cherché à comprendre un milieu en étudiant le parcours professionnel de chacun des personnages du groupe. Réunissant 1300 fiches d’officiers généraux pour la seule Grande Guerre, j’ai progressivement construit une base de données qui m’a révélé, certes, les carrières de ces officiers, mais surtout leurs ramifications au sein de la société française. Ce travail vérifie que le monde militaire n’est pas un isolat. Surtout au début du xx^e siècle, il est un élément important de la société et fait corps avec elle. Il y avait donc un champ de recherche immense à exploiter, dont la révolution des bibliothèques numériques allait faciliter l’accès et l’analyse.

12 Q : Qu’a représenté pour vous cette arrivée des bibliothèques numériques ?

13JA : Les bibliothèques numériques patrimoniales comme Gallica, Internet Archives, ou, plus récemment, L’Argonnaute, ont constitué une véritable révolution intellectuelle et méthodologique pour nous chercheurs. Mais l’un des premiers changements, c’est que désormais, on travaille 15 heures par jour ! Quand les bibliothèques fermaient à 18 h, on était obligé de rentrer chez soi. Aujourd’hui, je ne rentre pas chez moi puisque j’y suis déjà, mais je continue à travailler à des heures indues. D’une certaine manière, le web déshumanise notre rapport au travail : on travaille davantage, on travaille seul, dans un réflexe de « publier ou périr ». Dès lors, il faut trouver le moyen de travailler mieux. Pour ma part, ma stratégie consiste à me dire que je fais une chose une fois et je n’y reviens pas. Je m’organise en conséquence pour être efficace. D’un point de vue méthodologique, c’est ce que m’a apporté Internet.

14 Q : Quand êtes-vous devenue une usagère assidue de Gallica ?

15JA : J’ai découvert Gallica en cours de thèse, autour des années 2007-2008. Je ne me considérais pas alors encore comme une usagère assidue, une « gallicanaute ». Je regardais des documents, je vérifiais des informations, mais je ne l’utilisais pas tant que cela. Gallica était un simple outil, parmi d’autres. Mon utilisation véritable de Gallica a commencé en 2010, quand j’ai eu besoin, dans le cadre de ma fonction d’enseignant-chercheur à la division recherche et retours d’expérience du CDEF4, à l’École Militaire, de mettre en place le projet MILINDEX, base de données référençant des revues militaires de la façon la plus large et la plus exhaustive possible, de la iii^e à la v^e République. Ce travail, qui avait pour but de répondre à un besoin des étudiants, a commencé par un référencement systématique des périodiques militaires de la iii^e République, revues d’armes que nous jugions les plus intéressantes. Nous l’avions initié avec le logiciel Bibus, logiciel de bibliothèque gratuit. Petit à petit, notre travail s’est élargi à toutes les revues, françaises et étrangères, couvrant des problématiques guerrières du xviii^e au xxi^e. Aujourd’hui, la base de données contient plus de 120000 références.

16 Q : Quel rapport entre MILINDEX et Gallica ?

17JA : Une bonne part des revues qui nous intéressaient alors se trouvaient sur Gallica. Je disposais par ailleurs déjà, sur mon propre ordinateur, d’une liste importante d’articles et de références de revues. J’ai donc décidé de tout réunir sur une seule et même machine, et d’entreprendre un téléchargement systématique des articles auquel répondait un référencement par titres, revues et dates dans un dossier appelé « ma bibliothèque » (qui doit représenter aujourd’hui 3000 titres). MILINDEX est donc né initialement de ma base de données personnelle, celle qui avait précisément alimenté mes travaux de recherches prosopographiques menés sous le logiciel Filemaker Pro. Je disposais déjà d’une base de données bibliographique d’environ 30 000 références d’articles. La structure de mon référencement était également en grande partie établie : je retenais le nom de l’auteur (quand il existait), le titre de l’article avec un bref résumé, sa date, son système de tomaison et précisais également sa localisation (sur mon ordinateur en PDF ou sur Gallica). J’avais renoncé à un classement selon un ordonnancement thématique, car cela me semblait trop fragile conceptuellement, et préféré un classement par type d’outils, en faisant le choix de distinguer les deux grandes catégories bibliographiques à la disposition du chercheur : les monographies et les articles. Pour MILINDEX, nous avons adopté exactement le même principe, à ceci près que le référencement ne portait que sur des articles.

18 Q : La saisie des références sur MILINDEX a-t-elle fait l’objet également d’une indexation ?

19JA : Après moult discussions et essais, nous avons décidé de ne pas ajouter d’indexation aux références saisies. Nous partions du principe que MILINDEX constituait une base « source », exploitable en tant que de besoin, puisqu’elle avait vocation à être rendue publique, mais que l’indexation, autrement dit l’incrémentation d’un ou de plusieurs mots clés destinés à faciliter la recherche, relevait de ce que j’appelle la « part du chercheur ». Chaque chercheur a en effet une façon de chercher qui lui est propre : par mot-clé, par date, par thématique, etc. Chaque chercheur a, de façon consciente ou non, une façon d’indexer les documents qu’il compulse. Vous pouvez proposer ou imposer une indexation minimale par pays, par grande période historique, etc. – comme le font les bibliothécaires –, mais ensuite, chaque chercheur va avoir une analyse qui lui est propre. Quand je travaille sur la force noire5, par exemple, je ne fais pas une recherche seulement sur l’expression « force noire ». Je fais une recherche plus large sur « armée indigène », ou plus réduite sur « armée jaune », « tirailleur », « spahis », « goums », etc. Dès lors, mon champ lexical de recherche est élargi par l’existence même de ces troupes au sein des armées coloniales. Chacun de ces mots est important pour la recherche, mais il désigne une catégorie particulière à un moment donné (les spahis sont des cavaliers dans tel cadre ; les goums sont des cavaliers dans tel autre cadre ; les tirailleurs sont plutôt des fantassins, etc.). Une indexation réalisée par un bibliothécaire pour chaque livre sur l’Afrique du Nord me serait insuffisante. Quant au détail par catégorie militaire, il demanderait trop de travail aux personnels limités des bibliothèques. Il m’appartient donc de générer moi-même ma propre indexation sur mon champ de recherche. Ce travail – la « part du chercheur » – ne peut être fait, à mon avis, que sur des bases de données personnelles.

20 Q : Comment cette utilisation des bibliothèques en ligne s’articulet-elle avec la fréquentation des fonds physiques dont nous parlions pour commencer ?

21JA : Depuis la mise en route de ce projet MILINDEX en 2010, j’ai assisté à la montée en puissance progressive de Gallica et à l’émergence d’autres bibliothèques numériques. Du fait du centenaire de la Grande Guerre, les processus de collecte d’informations et leur transformation en outils numériques se sont renouvelés. Dans le même temps, j’ai pris l’habitude de travailler de plus en plus à partir de l’offre en ligne, délaissant pour partie les centres d’archives où j’avais pourtant appris les rudiments essentiels de la recherche. Cette augmentation du poids du numérique dans mon travail s’explique par ma difficulté à libérer du temps pour me rendre dans des centres d’archives ou dans des bibliothèques, du fait de mes charges d’enseignement et de mon activité professionnelle.

22Mais je constate dans le même temps que l’existence même des outils numériques – Gallica en l’occurrence – participe largement à l’évolution et à l’adaptation de mes méthodes de recherche. Avant 2007-2008, j’allais systématiquement faire un tour sur le catalogue général de la BnF. Aujourd’hui, je constate que je passe volontiers cette étape pour aller directement sur Gallica ou sur d’autres bases de données, que je m’efforce de repérer6. Ce qui m’intéresse en réalité, ce n’est plus de savoir si telle ou telle référence existe, mais de savoir ce que je vais pouvoir consulter et exploiter rapidement, sachant que l’offre de Gallica s’est considérablement élargie. D’un certain point de vue, le numérique et son offre gigantesque ont contribué à ternir le poids des « références » car on dispose d’un matériau très large. Trop large même… qu’il faut apprendre surtout à utiliser.

23Q : Pourriez-vous citer un corpus de textes dont la numérisation a permis de découvrir l’intérêt ?

24JA : Il y a quelques années, sont apparus sur le web les annuaires des officiers7. Jusqu’alors, ces annuaires dans leur version papier croupissaient dans des bibliothèques. Ils étaient connus des « anciens » mais très peu utilisés par eux, jamais cités comme références. Or ces annuaires sont fort précieux pour réaliser facilement des études prosopographiques. C’est par exemple un outil extrêmement intéressant et fiable pour comprendre le système d’avancement au sein des armées, et accessoirement dans la fonction publique d’État puisque la plupart des standards pour l’ensemble des corps ont été mis en place simultanément sous la iii^e République. Il permet d’apprécier finement la vitesse à laquelle avance un officier relativement à ses camarades. Prenons l’exemple de la promotion du général Gouraud : comment comprendre que les deux cent saint-cyriens n’aient pas avancé au même rythme ? On sait tous que des facteurs d’âge, de promotion, de connaissance, de chance jouent dans une carrière. Mais comment en administrer la preuve ? Comment établir le différentiel de carrière entre le major et le dernier de la promo ? Pour Gouraud, je connaissais le point d’arrivée (il avait été le plus jeune général de sa génération en 1912), mais je ne savais pas comment il avait réussi. Ce que j’ai découvert en étudiant son cas relativement à ses camarades de promotion, c’est l’impact du réseau : soit le réseau militaire, mais plus clairement, quand on est au niveau des officiers supérieurs et officiers généraux, le réseau politique. Grâce à l’étude prosopographique – elle-même adossée à un traitement informatique des données archivistiques –, j’ai fini par découvrir que Gouraud avait dû sa carrière, certes à sa compétence personnelle, mais surtout à une nébuleuse parlementaire et militaire appelée le « parti colonial ». Cette conclusion m’autorisait ainsi à réfléchir plus directement aux pratiques de lobbying des réseaux, à déconstruire les images héroïsantes des généraux de la Grande Guerre pour mieux comprendre les interactions entre un monde politique très intéressé par l’armée et une armée qui n’avait rien d’une « Grande Muette ». D’un sujet strictement militaire à l’origine, le sujet avait trouvé à s’élargir à une thématique politique et sociale.

25Q : Paradoxalement, on a l’impression que la numérisation remet au centre le document…

26JA : L’un des principaux intérêts d’Internet et de la numérisation est justement de rappeler combien une source peut être précieuse, la source étant bien distincte ici de la référence. Une partie de la recherche universitaire s’est faite longtemps avec des étudiants qui passaient leur temps à citer leurs professeurs, autrement dit leurs références, sans autre recherche de fond, ou peu s’en faut. Si ce type de travail est flatteur pour le maître et souvent utile pour le disciple, il est généralement sans grand intérêt pour la recherche. Ce qui fait l’intérêt de la recherche, c’est bien de déterminer une source valable d’information. En histoire, la source se situe toujours dans des documents de première main, dont une grande part a été ignorée. L’histoire dite « culturelle » a contribué à éloigner les étudiants des sources primaires au profit des « références », plus conceptualisantes. Travailler sur des documents de seconde main ne permet pas de faire des découvertes et d’innover. Gallica et les bibliothèques numériques ont donc permis une découverte ou une redécouverte des sources premières. Leur apport est immense pour les chercheurs, car on peut désormais librement et sans contraintes autres que celles de la machine trouver facilement des ouvrages qui étaient enfouis dans les bibliothèques et oubliés.

27 Q : L’offre numérique actuelle pose-t-elle en retour des problèmes au chercheur ?

28JA : Le problème du numérique aujourd’hui, c’est de proposer une masse de données immense, non quantifiable, dans laquelle le chercheur non averti risque de se noyer sans rien retirer de bénéfique pour sa connaissance du monde. Cette croissance exponentielle a été renforcée dans le cas de la Grande Guerre, du fait de la multiplication des initiatives privées d’enrichissement de l’offre documentaire ou simplement informationnelle du web. Ainsi, des témoignages de soldats ont été mis en ligne par leurs descendants. Tel village de la Meuse souhaite mettre en valeur son passé, et des passionnés ou les responsables d’un site quelconque vont collecter des photographies d’époque, aller sur les lieux où les armées se sont battues, faire des photos intéressantes sinon utiles, et les mettre en ligne. Tout cela peut certes intéresser, mais peut tout autant se perdre dans les méandres des algorithmes. La difficulté pour le chercheur c’est, d’une part, de découvrir tous les jours de nouvelles ressources et, d’autre part, de ne pas avoir le temps nécessaire ni la méthode de tout noter pour tout retrouver. Recenser toutes les institutions, associations, organisations qui proposent des ressources sur 14-18 est bien évidemment impossible, alors que, dans une bibliothèque, un personnel est dédié à l’organisation et la hiérarchisation des données. Il faudrait presque imaginer un nouveau métier, rendu nécessaire par l’éclatement des ressources : les « bibliothécaires du web », qui seraient chargés de mettre de l’ordre sur la toile et de réunir ou d’agencer des pages selon une cohérence académique qui conserve encore toute sa valeur.

29 Q : Un forum en ligne comme Pages 14-18 ne fait-il pas ce travail d’organisation et de présentation des sources ?

30JA : Paradoxalement l’intérêt et l’inconvénient des forums se rejoignent. Si on doit se positionner en tant qu’enseignant, ce genre de site n’a pas grand intérêt pour nos étudiants, tout simplement parce que l’information y est trop anecdotique. Ils ne peuvent y trouver la vision globale qui leur manque encore. Je ne conseille donc pas ces forums à mes étudiants, mais en tant que chercheur, ils m’intéressent occasionnellement. En général, derrière des noms ou des surnoms fantaisistes se trouvent des personnes très spécialisées, des collectionneurs capables de connaître des détails pointus sur tel ou tel aspect de la guerre, le détail de tel uniforme, de telle arme. Leur travail et leur site peuvent être très intéressants parce qu’ils disposent d’informations inédites, difficiles à réunir par ailleurs. En plus, ils acceptent généralement volontiers de donner leurs sources.

31Dans le cadre de ma recherche sur le général Gouraud, il m’est arrivé ainsi ponctuellement d’avoir des informations que je n’aurais pas trouvées dans les archives. Si Gallica ou Mémoire des hommes8 sont une mine d’informations, ces sites se heurtent aux difficultés inhérentes à la recherche historique dans ce milieu d’officiers fortement endogame. Dans le cadre d’études prosopographiques, il est souvent difficile de faire la part des individus entre les frères, les cousins, les oncles, les homonymes, etc. Les Mangin, par exemple, sont cinq. Les Gouraud sont militaires sur plusieurs générations. Face à la difficulté de se retrouver dans les arbres généalogiques, les forums apportent une aide indéniable. Ils peuvent accompagner les premières recherches en évitant de faire un détour par le SHD à Vincennes où il est facile de se perdre dans les archives. D’une manière générale, les forums réalisent un travail salutaire de dépouillement, puis de structuration des données. Ce n’est pas évident au premier abord, mais quand on connaît un peu les sujets, on voit très bien les efforts réalisés par les modérateurs des sites pour rendre leurs informations visibles et accessibles.

32Q : Comment travaillez-vous aujourd’hui avec Gallica ?

33JA : Je ne passe plus guère par la recherche simple car il me semble que l’éventail des choix est trop vaste. Il y a trop d’informations. Maintenant que je commence à bien connaître l’outil, je procède essentiellement par la recherche avancée, avec des mots-clés. Je le fais de façon monomaniaque, sur un seul mot, préférentiellement dans des périodiques ou dans les titres des ouvrages. Quand j’ai envie ou besoin d’ouvrir plus largement la recherche, je fais la recherche avec le même mot, mais dans les sommaires. Ensuite, j’effectue un classement par année de façon à restituer l’évolution chronologique d’un mot.

34Ce que permet ce type de recherche via les outils numériques, c’est de retrouver les origines intellectuelles d’un phénomène, de pouvoir vérifier des hypothèses et parfois infirmer des affirmations pourtant érigées au rang de vérités scientifiques. Dans le domaine de l’histoire militaire, c’est flagrant : de nombreux universitaires se trompent dans leurs analyses tout simplement parce que leur raisonnement s’est appuyé sur un filtre idéologique qu’ils n’ont pas vu ou pas voulu voir. C’est particulièrement vrai pour les auteurs qui ont été formés dans les années 1970, et dont les travaux visent à discréditer l’institution militaire. Ce faisant, ils lui font dire des choses qui sont fausses.

35 Q : Avez-vous un exemple d’hypothèse contredite par ce type de recherche ?

36JA : L’exemple-type a été pour moi le travail que j’ai effectué sur la « force noire » du colonel Mangin9, en montrant que, contrairement à une idée reçue, ce projet n’est pas lié à la Grande Guerre. Je suis partie naturellement de ce que l’on en disait, à savoir que Mangin – le plus souvent présenté comme une espèce de Brutus colonial – avait décidé de forger ce concept de « force noire » pour utiliser le sang des Noirs à la place du sang des Blancs sur le front français, autrement dit d’utiliser les Noirs comme chair à canon, dans le cadre de la Grande Guerre. Mon souci a consisté à reconstituer la pensée de Mangin en cherchant à trouver les auteurs qui l’ont lui-même nourri intellectuellement. Grâce aux archives Gouraud, je savais que le début de la réflexion sur la « force noire » – et sa mise sur le papier au sein des états-majors coloniaux – datait de 1907. En fouillant sur Gallica, je découvre alors des éléments qui me permettent de penser que c’est bien avant 1907 que le principe en est né. Dès lors, l’idée même que l’on puisse avoir pensé à la guerre de 1914 et ses effets dès 1907 s’effondre d’elle-même. Je suis donc obligée de formuler une autre hypothèse. Grâce à des recherches approfondies par mots-clés dans Gallica, grâce aux bases de données, notamment MILINDEX qui me permet de balayer un vaste champ d’histoire militaire, je remonte progressivement à l’année 1899. C’est un peu comme un fil de pelote que l’on remonte – si ce n’est que le fil que je suis, c’est celui de la littérature périodique militaire, elle-même comparée aux archives, aux ouvrages des historiens.

37 Q : Quels mots-clés avez-vous utilisés ?

38JA : Je travaillais à cette époque sur l’environnement technique du combattant. Encore une fois, je suis partie de MILINDEX, où j’ai naturellement cherché le mot « technique ». Le plein texte permet de construire une recherche, non pas d’un texte à l’autre, mais d’un mot-clé à un nuage de mots que l’on constitue autour de ce mot-clé. On fait résonner un mot dans la table des matières de centaines de revues thématiques entre deux dates et on regarde ce qu’il « accroche » au passage. Sans que je cherche à en avoir une image précise, sont apparus des nuages de mots qui ont fini par faire émerger un ensemble très cohérent, très solide par ailleurs, car très étayé. De « technique », je suis passée à « technologique », puis à « science », puis à « médecine » et ainsi de suite. À partir de là, je relis les articles, les résume, fais des recherches thématiques supplémentaires. Par la suite, je classe chronologiquement et j’essaie de voir si on peut repérer des ruptures et des continuités – B.a.-ba de l’historien.

39 Q : Pour aboutir à quelle conclusion ?

40Concrètement, je suis partie de l’hypothèse d’une crise de recrutement : la France ne trouve pas d’hommes prêts à partir dans les colonies, parce qu’on y meurt plus des fièvres que des combats. J’ai réussi à mettre à jour ce que je n’avais jamais lu par ailleurs, à savoir que la crise de Madagascar de 1895 avait été déterminante dans le raisonnement des élites politiques et militaires. Désastre sanitaire absolu (un tiers des hommes morts avant les combats), elle oblige l’armée coloniale à se réformer. De là, date la mise en place d’une réflexion à la fois sur les questions sanitaires aux colonies et sur la place des armes « savantes » comme armes d’appuis dans les campagnes coloniales. Chargées de construire les routes, les ponts, elles viennent en soutien des armes combattantes. Ainsi prévoit-on à cette date de les embarquer avec l’arme médicale. Toute cette réflexion s’étale entre 1890 et 1910. Or, aux alentours de ces mêmes années, le discours savant et technique marque le pas. La raison est budgétaire, essentiellement due à l’émergence du service de l’intendance qui freine les dépenses techniques. Par un effet de balancier, certains officiers proposent donc de revenir à un schéma connu et maîtrisé, celui qui consiste à recruter des hommes. Et c’est ainsi que se structure la réflexion sur le projet de « force noire », au moment même où, en France, se discute le projet de la loi des deux ans10 : aux colonies, on a besoin de recruter des hommes plutôt que d’avoir recours au matériel.

41Ma base de données me sert en fait d’intermédiaire, de filtre ou d’outil d’élaboration des hypothèses. D’abord sorte de pot commun où figurent tous les thèmes qui m’intéressent, c’est là que j’affine ensuite ma recherche par mot-clé, dans les titres des articles. L’analyse et la construction intellectuelle se font sur cette base qui fonctionne non seulement comme un brouillon de travail, mais un brouillon savamment construit – architecturé selon des critères académiques – qui a l’immense avantage de s’enrichir chaque jour de toutes les informations que je rentre.