1À l’instar de Gallica1 ou de L’Argonnaute2, les bibliothèques numériques patrimoniales, entendues comme des dispositifs constitués de documents, d’une interface et d’un moteur de recherche, n’ont pas de murs. Les licences d’utilisation de leurs documents permettent en effet – dans certaines limites, variables selon les institutions et les documents concernés – leur téléchargement, mais aussi leur citation et reproduction à n’importe quel endroit du web. Par les outils de partage qu’elles proposent à leurs usagers, les bibliothèques numériques favorisent même très largement le nomadisme des documents. Cette nouvelle donne des usages du patrimoine, à partir du moment où il est numérisé et rendu librement accessible sur le web, a amené la Bibliothèque nationale de France à conduire dès 2012 une première exploration des usages de Gallica « hors de Gallica », à partir de l’exemple de la Grande Guerre. Le souci de mieux connaître et comprendre ces usages nomades se heurte cependant à la difficulté d’en suivre la trace dès lors que les documents quittent l’interface de la bibliothèque numérique, échappant à tout contrôle de l’institution, en particulier à tout comptage. L’approche retenue s’est donc limitée, dans un premier temps, à des observations et des entretiens qualitatifs avec des usagers dits « intensifs » de ce patrimoine.

2Malgré cette limite, il nous a semblé important de rappeler en ouverture ces résultats liminaires, car ils ont guidé par la suite une recherche de plus grande ampleur et l’élaboration d’une méthodologie adéquate. Le chapitre qui suit retrace ainsi l’émergence d’un questionnement du côté d’une institution de conservation engagée dans d’importants programmes de numérisation et de mise à disposition sur le web de son patrimoine, et la formulation de premières hypothèses sur le devenir en ligne du patrimoine numérisé sur la Grande Guerre. Il éclaire en particulier l’impact des nouvelles sociabilités du web sur la figure traditionnelle du chercheur amateur, à travers l’exemple du forum Pages 14-18.

Les raisons d’une enquête

3Le patrimoine numérisé et publié sur le web n’a pas seulement une valeur d’usage (consultation, lecture) – comme son équivalent physique conservé dans les archives, musées et bibliothèques –, il a également une valeur d’échange. Ce qui semble aujourd’hui une évidence ne l’était pas il y a quelques années. Il suffit de regarder pour s’en convaincre les dispositifs d’enquêtes jusqu’au début de la décennie 2010 et la manière dont ils concevaient alors l’usager : la notion de partage sur le web des documents trouvés n’y avait encore qu’une place faible ou inexistante3. Signe d’un élargissement du regard, en 2014, le IC Tomorrow Digital Innovation Contest lançait en collaboration avec la British Library un appel à projets intitulé « La valeur des données du domaine public », qui formulait clairement la nouvelle donne des usages du patrimoine en ligne librement mis à disposition sur le web et posait le problème de leur évaluation. Cet appel à projet faisait suite à la publication sur Flickr Commons par la British Library d’un million de ses documents numérisés et tombés dans le domaine public. Cette mise à disposition libre et gratuite avait pour but d’« enrichir la vie culturelle de la nation et stimuler la croissance économique et sociale4 » ; mais, en l’état, la British Library reconnaissait avoir peu de moyens de suivre la réutilisation de ces contenus, rendant difficile toute évaluation de la démarche : « Ce dont nous avons besoin est une solution innovante pour permettre le partage de ce contenu sur des interfaces qui sont populaires mais échappent à notre contrôle, en gardant la capacité d’observer comment il est transformé et réutilisé5 ».

4Pour la Bibliothèque nationale de France, la présence récurrente depuis 2011, dans la liste des vingt premiers sites affluents de Gallica, d’un forum de discussion intitulé Pages 14-186 avait très tôt révélé l’ampleur du phénomène : des centaines de documents de Gallica sont reproduits, discutés, présentés, enrichis sur ce forum par des passionnés et experts de la Grande Guerre. Dès 2012, cette prise de conscience du nomadisme du patrimoine numérisé a motivé une première enquête qualitative par entretiens auprès de chercheurs travaillant sur 14-18 et très investis sur le web. Sans prétendre mesurer le phénomène, l’enquête a permis de faire émerger conjointement, dans le contexte singulier des recherches sur la Grande Guerre, la figure de l’amateur expert du patrimoine numérisé et celle de la communauté en ligne où sa pratique s’épanouit, s’affermit, se développe. Pour la Grande Guerre, Pages 14-18 est apparu comme un exemple remarquable d’une telle communauté, même si aucun outil ne nous permettait alors d’évaluer l’importance de ce forum et de son activité propre. En l’état de nos connaissances, il n’était pas possible de savoir s’il constituait ou non un « nœud » des échanges sur Internet autour du patrimoine documentaire de la Grande Guerre.

5Douze « usagers intensifs » des corpus numérisés 14-18 de Gallica [tableau 1] ont été interviewés au cours de dix entretiens d’une durée d’une heure et demie à deux heures dans certains cas. Il convient de noter que ces entretiens ont eu lieu l’année précédant le lancement officiel, le 7 novembre 2013, des commémorations du centenaire de la Grande Guerre, qui ne sont donc pas à l’origine de cet « activisme documentaire » constaté en ligne, même si elles en ont favorisé la croissance. Le recrutement s’est effectué par le canal du forum alors récemment découvert et des bibliothèques partenaires du programme de numérisation concertée sur la guerre 14-18 piloté par la BnF : disposant de fonds essentiels à l’étude de la Grande Guerre, ces bibliothèques étaient à même de nous mettre en contact avec des usagers assidus et actifs en matière d’exploration en ligne. Seul le mode de recrutement, et non le statut professionnel, fut utilisé dans l’analyse pour distinguer les enquêtés : les premiers furent ainsi désignés par le mot « Forum » (recrutés via le forum et du fait de leur activité visible sur celui-ci) et les seconds, par le mot « Instit » (recrutés via une institution de conservation du patrimoine) ; cette distinction ne recoupant pas toujours exactement celle qui distingue traditionnellement les chercheurs amateurs des chercheurs professionnels.

6Comme nous allons le voir, l’usage de Gallica et de ses documents était alors au centre d’un questionnement qui laissait hors du champ d’observation d’autres fonds numérisés importants (ainsi des fiches des Morts pour la France mises en ligne par le ministère de la Défense ou des documents mis en ligne par la BDIC) et d’autres lieux de savoir (le travail dans les archives et les bibliothèques physiques, et plus généralement l’ensemble des activités hors ligne, ont peu été évoqués dans les entretiens). Cela fixe à la fois les limites et la singularité de cette enquête, préliminaire à une recherche dont elle a contribué cependant à poser les bases. À sa manière, elle a construit un idéal-type du chercheur amateur actif sur le web, appelé à être ensuite enrichi par d’autres approches.

Tableau 1. Profil des personnes interrogées (1^re série).

7Nous présenterons dans un premier temps le rapport de ces usagers intensifs à la bibliothèque numérique Gallica, avant de dégager la figure spécifique du chercheur amateur engagé dans une communauté d’intérêt en ligne.

Usages de Gallica par des usagers intensifs de la documentation sur 14-18

8Un usage intensif de Gallica pour le simple plaisir ou la curiosité, sans aucun lien à une problématique professionnelle ou personnelle spécifique, n’a pas été identifié au cours des entretiens menés. Si le contexte précis de la découverte de Gallica a pu être oublié, en revanche l’origine de son utilisation intensive reste, elle, prégnante dans les esprits. C’est généralement un questionnement bien déterminé qui amène vers Gallica : « C’était une recherche très dirigée » (Instit4) ; « En fait, [c’est] quand j’ai commencé à m’intéresser à la question du témoignage et de la lecture au front, et du coup à la presse, que j’ai commencé à travailler sur Gallica » (Instit2).

9Travailler sur Gallica de façon intensive, c’est par exemple y aller tous les jours : « J’y vais tout le temps, des nuits entières » (Forum2) ; « Je fais des séances de travail bien denses, de 5 heures ou 6 heures par jour » (Forum4). Pour les forumeurs en particulier, qui exercent le plus souvent une activité salariée qui peut les tenir éloignés de Gallica pendant la journée, la consultation se fait dans une intimité choisie : le soir, la nuit, à la maison. Pourtant, ce n’est pas d’abord l’intensité mais la systématicité de la consultation pour toute recherche documentaire en ligne qui amène certains usagers à se reconnaître « gallicanautes » :

Q : Qu’est-ce que ça veut dire pour vous être « gallicanaute » ?
« Ça veut dire que je commence par Gallica. Je vais préférentiellement sur Gallica. » (Instit3)
« Systématiquement, il y a un passage par Gallica, qui peut durer quelques minutes quand je ne trouve pas, ou qui peut durer des journées complètes quand, avec un mot-clé, je me retrouve avec une série d’ouvrages qui appellent ma curiosité. » (Forum1)

10L’usage de Gallica peut se révéler important au point de remplacer d’autres pratiques, y compris celle de la lecture de livres sous format papier : « Oui, je lis beaucoup moins. […] Et moins de télévision aussi. » (Forum4). Nous reviendrons plus loin sur les représentations de l’activité de lecture qui caractérisent le groupe d’usagers interrogés : lire en ligne, ce n’est pas lire vraiment ; c’est étudier, choisir, préparer et différer une lecture qui se réalise idéalement sur support imprimé.

11Pour celles et ceux qui entretiennent des liens avec le monde universitaire, le caractère incontournable de Gallica est favorisé par une nouvelle économie de la recherche, laquelle réduit considérablement les déplacements en bibliothèque physique, faute de temps : « J’ai commencé à exploiter Gallica parce que je n’ai plus tellement le temps d’aller en centre d’archives ni en bibliothèques. » (Instit3). L’injonction à publier pèse sur les emplois du temps et détermine les priorités. Expliquant la raison de son usage d’une liseuse pour ses recherches bibliographiques, Instit2 témoigne de cette accélération du temps : « L’intérêt, c’est la disponibilité immédiate : vous gagnez quinze jours. Et souvent, quand vous cherchez une référence très précise, il ne vous la faut pas instantanément, mais rapidement. C’est pour compléter une note, un paragraphe. Donc il vous la faut avant un mois. » (Instit2). Instit1 reconnaît avoir préparé son habilitation à diriger des recherches (HDR) presque exclusivement à partir de documents en ligne : « Comme l’HDR parlait de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la Pologne, il aurait fallu que je fasse Paris, Berlin, Varsovie et Londres. J’ai quasiment tout fait sur Internet, par voie électronique. » Dans ces conditions, le catalogue général de la BnF perd de son utilité : « Aujourd’hui, je ne vais même plus sur le catalogue, je vais sur Gallica. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir que je peux le consulter. » (Instit3).

12Pour ceux qui sont encore étudiants, la réforme « Licence master doctorat » (LMD) a ajouté des enseignements supplémentaires qui augmentent leur temps de présence à l’université et les écartent d’autant de l’archive. Dès le master, les sujets de recherche peuvent être choisis en fonction de ce qui est disponible en ligne, et ce, pour éviter d’avoir à se déplacer dans des institutions jugées, encore aujourd’hui, difficiles d’accès, voire intimidantes : « […] les étudiants sont terrifiés à l’idée d’aller au niveau recherche [de la BnF] » (Instit6).

13Le contact avec l’archive papier n’est pourtant pas complètement absent des entretiens. Il se retrouve fréquemment, et principalement, au commencement de la recherche, celle-ci se portant de préférence sur un sujet singulier, inédit, pour lequel les documents numérisés étaient ou sont encore rares : un mémoire de maîtrise dans les années 1990 qui a donné à Forum1 le goût de ce contact direct (« Le contact avec les documents est pour moi quelque chose d’indispensable. […] L’odeur du papier, le plaisir de découvrir une pièce qui n’apparaît pas dans l’inventaire : il y a tout un plaisir intellectuel qui va avec cette recherche. ») ; un mémoire de master à partir de témoignages non numérisés se trouvant au service historique de la Défense (SHD) à Vincennes (Instit2) ; une thèse soutenue à partir d’un fonds d’archives inédit (Instit3), etc. Ces expériences jugées fondatrices ont cependant eu lieu à une époque où la numérisation des documents autour de la Grande Guerre n’était pas encore massive7, certains chercheurs ayant le sentiment qu’un seuil critique a depuis été franchi : « Il est clair qu’aujourd’hui une bonne partie des corpus est en ligne », déclare Instit2, qui évalue à 80 % la part numérisée des corpus relatifs à 14-18 intéressant l’historien – chiffre sans doute aventureux, qui souligne le risque que des fonds non numérisés tombent dans l’oubli. Outre l’émotion du contact avec l’original, le retour régulier pour quelques-uns d’entre eux vers les fonds physiques reste d’ailleurs motivé par l’espoir de l’inédit, ce qui aurait échappé à l’inventaire. Pour cette raison, Instit8, ingénieur à la retraite, préfère traverser la Manche et consulter un fonds physique au lieu d’en demander des reproductions à partir de l’inventaire en ligne : « D’expérience, il y a ce qu’il y a dans l’inventaire, et ce qu’on trouve hors inventaire, dans les cartons. »

14Quels documents de Gallica consultent-ils le plus souvent ? Les usagers intensifs interviewés citent en premier lieu les documents de référence dans le domaine – le plus souvent des sources primaires –, qui dénotent une maîtrise à la fois du sujet et de la documentation existante. En l’occurrence : la presse, souvent dépouillée systématiquement, numéro par numéro ; les fascicules du Bulletin des lois de la République française ; les règlements militaires ; les journaux de tranchées ; les Armées françaises dans la Grande Guerre8 ; les revues d’armes de la iii^e République, etc. La recherche iconographique occupe également une part importante de leur exploration, en particulier au sein du fonds de l’agence Rol, très bien identifié par ces usagers. Mais dès lors qu’ils quittent le terrain bien balisé des titres qu’ils connaissent déjà, la recherche dans Gallica sur un thème s’avère moins satisfaisante, plus complexe : « J’ai beaucoup de mal à savoir a priori ce que je vais trouver ou pas. C’est vraiment au petit bonheur la chance. Il y a des choses que je suis surprise et heureuse de découvrir, et des lacunes qui me paraissent étonnantes. […] Et si on n’est pas spécialiste de l’auteur ou de la période, on n’a aucun repère pour apprécier cette sélection » (Instit5-7). L’intelligibilité des sélections documentaires dans Gallica est un problème régulièrement évoqué : les institutionnels, en particulier, attendent de Gallica l’énoncé explicite des critères de numérisation et de mise en ligne. Manque ainsi une argumentation autour des segments documentaires manquants ou dépourvus de mode texte (reconnaissance optique de caractères, OCR) : « Il y a des trous et on ne sait pas pourquoi […] en tant qu’usager qui travaille un peu sur 14-18, je me demande pourquoi la presse illustrée, qui est le truc saillant sur 14-18, n’y est pas » (Instit5-7).

15Au-delà de la consultation de documents précis, la masse offerte à la consultation permet à Gallica de jouer le rôle de base de données encyclopédique, pour dater un événement, identifier ou retrouver une personne, etc. Elle permet également la reconstitution d’évolutions sémantiques par mise en série de documents, opération très coûteuse à mener à travers le seul imprimé, mais que la recherche plein texte rend possible9.

16De façon plus inattendue, Gallica apparaît comme un immense fonds sans véritable inventaire, en attente d’un dépouillement aussi laborieux que systématique, ce qui rend toute découverte précieuse et suscite le réflexe du partage en ligne au sein d’une communauté d’intérêts, comme en témoigne ce membre du forum Pages 14-18 :

En 2008, je devais être cloîtrée chez moi, il faisait beau, je m’ennuyais et j’ai lu. J’ai lu tout ce qui me passait sous les yeux dans Gallica. Et parfois, je me disais : « Voilà un article qui intéresserait telle branche du forum ». Je voyais quelque chose sur l’aviation, je relevais le lien et je le passais. C’est pour ça que je disais : « À lire en cas de pluie10 », parce qu’il faisait beau. Et un m’a répondu : « Vivement qu’il pleuve ! » (Forum2).

17Cette posture est spécifique du sous-ensemble des forumeurs interrogés, pour qui Gallica devient un moyen fort de socialisation. La veille pour les autres (on cherche à satisfaire les besoins documentaires de ses proches ou des membres de son réseau) constitue un moyen de faire (re)connaître sa présence et son apport au sein d’une communauté, de les manifester par ce service : « De fil en aiguille, j’ai trouvé que c’était intéressant de rendre service aux autres. J’ai le vice de la recherche. Ça me plaît de chercher pour d’autres et, s’ils se posent une question, je me la pose aussi. » (Forum4)

18Précisons les méthodes mises en œuvre pour chercher dans Gallica. La plupart des personnes interviewées passent peu de temps à établir une requête – le plus souvent : requête avec un seul mot, via la recherche simple de Gallica ou de Google. En revanche, elles passent beaucoup de temps à dépouiller les pages de résultats du moteur de recherche. Gallica est d’abord considéré sous l’angle de ses contenus (les documents), à explorer quasiment « à la main », plus que de ses services (c’est-à-dire tout ce qui relève de l’interface et de ses fonctionnalités). Si une bibliothèque numérique est constituée de trois composantes – un site web, un moteur de recherche, des collections numériques –, pour les personnes rencontrées, c’est évidemment la troisième qui prime sur toutes les autres. Gallica est un réservoir où elles puisent avant d’être une interface qui s’adresse à eux avec un discours et des propositions d’outils ou de mises en valeur de documents.

19Pour les spécialistes d’une question, la veille régulière sur Gallica semble difficile voire impossible, compte tenu de la masse des nouveautés régulièrement mise en ligne. Ni les fils RSS, jugés trop fastidieux, ni les différentes sources d’information institutionnelle en ligne, sans doute insuffisamment spécialisées (Lettre d’information Gallica, page Facebook, etc.) ne sont utilisés par les gallicanautes interrogés. D’où l’importance, comme nous l’avons vu, que certains internautes se consacrent à cette veille et communiquent à ce sujet en ligne, comme c’est le cas sur le forum Pages 14-18 qui a ses spécialistes reconnus de Gallica : « On les remercie assez régulièrement parce que c’est un travail vraiment important » (Forum1). Des fils de discussion sont ainsi régulièrement ouverts sur le forum avec une présentation raisonnée des mises en ligne récentes de corpus (par exemple : les historiques de régiments, Les Armées françaises dans la Grande Guerre, la presse régionale), suivant un ordre alphabétique, chronologique ou géographique que n’offre pas Gallica.

20Du fait de l’hétérogénéité et de la masse des documents numérisés, la recherche en ligne reste très empirique, le chercheur ne sachant pas à l’avance ce que contiennent les grands réservoirs numériques comme Gallica ou Internet Archive11, encore moins le web dans son ensemble où se multiplient les sites et blogues donnant accès à des archives privées. La recherche se fait donc au gré de la navigation, dans un aveu d’amateurisme assumé par les professionnels : « Moi, je bricole » (Instit6). Le plein-texte fait ainsi remonter des sources auxquelles un chercheur n’aurait jamais pensé : la recherche dans Gallica par le mot « Joffre » fait apparaître la Revue de l’Association des amis du Vieux Hué – société d’histoire locale sur l’Indochine de l’entre-deux guerres : « Le genre de revues auxquelles on ne pense jamais ! » (Instit1) – éclairant le voyage de Joffre en Indochine ; la recherche par « Nivelle » a permis, via la presse numérisée dans Gallica, une trouvaille sur un événement méconnu, ignoré même du service d’archives concerné (la signature de la paix avec les Senoussis en 1919). Plus généralement, des types de sources peu utilisés auparavant révèlent leur pertinence, en particulier pour les amateurs qui n’auraient pas eu l’idée au départ de faire des recherches dans les publications officielles ou les ouvrages réglementaires, dont certains deviennent des experts passionnés. D’où une question que l’on pourrait formuler sur la presse : son succès avéré en ligne (elle est consultée et citée en priorité par tous les chercheurs) vient-il de sa pertinence de tout temps pour la recherche, ou est-ce sa mise en ligne qui en a révélé la pertinence nouvelle ?

21Le hasard a cependant ses limites. Face à cette sérendipité bien connue, dont la recherche à la Google constitue l’exemple-type, les bases de données institutionnelles sur le fait militaire déroutent le néophyte, car elles requièrent de la précision dans l’interrogation :

Tout ce qui est mis en ligne par le [ministère de la Défense] est également très précieux. Mais il faut savoir l’utiliser, il faut savoir être précis dans son questionnaire. Si on y va au jugé, on ne trouve pas. C’est tout le paradoxe de la recherche : il faut déjà être un peu chercheur pour savoir ce que l’on cherche et pour trouver. (Instit3)

22Entre la recherche hasardeuse via Google et des bases structurées qui refusent les questions trop simples, les étudiants sont perdus. Gallica, « pour eux, c’est trop » (Instit3), car ils ont tendance à y entrer des mots-clés comme sur Google, avec un flux ingérable de réponses qui décourage leur recherche.

23Alors même que Gallica garantit la pérennité des documents et de leurs URL, les personnes interrogées ont en commun la constitution de bibliothèques numériques personnelles plus ou moins sophistiquées. Pour justifier cette importation de Gallica dans leur propre ordinateur, la rapidité d’accès et la facilité de repérage sont mises en avant : « Là, c’est “chez moi”. Je sais où c’est, et c’est plus rapide. » (Forum1). Certains vont ainsi sur Gallica tous les jours pour alimenter leur bibliothèque personnelle, qui peut comprendre entre 100 et 3000 documents de natures et de statuts très différents : photographies numériques prises en salles de lecture, fichiers sonores de lecture, par leur soin, d’ouvrages qui ne pouvaient être photographiés, thèses, articles, etc. À l’une des extrémités de ces usages, c’est la bibliothèque ou la base de données personnelle, régulièrement alimentée, qui devient désormais le véritable point de départ de l’activité intellectuelle : « Je l’appelle mon cerveau », s’amuse Instit3. La métaphore du cerveau renvoie non seulement à la masse des informations mémorisées, mais aussi aux connexions qu’elle permet d’établir de manière automatique dans cette masse : « La recherche, l’analyse et la construction intellectuelle se font sur ma base de données » (Instit3). Cette importance de la base de données personnelle explique que les usagers rencontrés n’insistent pas tant sur le besoin de nouvelles fonctionnalités de Gallica (les fonctionnalités existantes sont méconnues ou peu utilisées : espace personnel, lecteur exportable, marque-page, etc.) que sur la possibilité d’avoir toujours plus de contenu libre et téléchargeable le plus rapidement possible.

24Si l’on peut pressentir, à travers certains entretiens, les prémices d’usages compulsifs et essentiellement cumulatifs de Gallica, les usagers interrogés insistent sur la qualité de la lecture qu’ils réservent aux documents trouvés. Le contexte le plus approprié à ce type de lecture approfondie est, dans la majorité des cas, le support imprimé : « Je ne lirai jamais en ligne un livre entier » (Forum4) ; « Selon le cas, je reprends mon livre papier » (Instit8) ; « Je les ai d’abord importés en format PDF et ensuite, j’ai fait de l’impression » (Instit2). Le type de lecture pratiquée – que l’on pourrait qualifier ici de savante, car ordonnée à une recherche ou une argumentation en train de se construire –, suppose une prise de note organisée, qui peut être volontairement manuscrite, comme pour ralentir le flux de l’information disponible et maîtriser le risque de dispersion. Une des personnes interrogées souligne l’effet pervers de l’accès « en flux » sur la qualité d’attention portée aux documents trouvés :

Moins on a mis de temps à chercher un document, moins on l’exploite. Nous, [avant la numérisation, ] le temps qu’on avait mis à chercher le document faisait qu’on l’exploitait jusqu’à la dernière fibre. Les articles de journaux qu’on mettait des jours à trouver… […] J’ai eu l’expérience quand on a pu faire facilement des photocopies : je photocopiais et je lisais beaucoup moins que quand je savais que je devais aller à la bibliothèque pour retrouver un livre. (instit5-7)

25Si la plupart des personnes interrogées privilégient la lecture sur support imprimé et la prise de notes y compris manuscrite, c’est par confort physique mais aussi par exigence intellectuelle, pour mieux lire, mémoriser et réfléchir à ce qui doit, pour ce faire, être extrait du flux et fixé l’espace d’un moment. Il s’agit de prendre le temps et, le cas échéant, se laisser surprendre par ce que l’on ne s’attendait pas à trouver, ce qui ne correspondait pas à l’hypothèse guidant la recherche plein texte. Le document accessible en ligne et « océrisé » (reconnaissance optique de caractères) favorise au contraire le copier-coller au détriment de la lecture véritable :

800 pages de notes ou 800 pages de copier-coller ? Ce n’est pas du tout pareil. Ça va trop vite. Vous lisez trop vite. Vous coupez trop de textes importants. Vous êtes dans une sorte de lecture hyperrapide. Vous regardez mal. Vous ne regardez pas de près. Vous cherchez ce que vous trouvez : c’est facile ! Mais le truc que vous ne cherchiez pas tellement, et qui va se révéler, est plus difficile à faire avec le copier-coller. (Instit4)

26La dématérialisation massive semble avoir malgré tout une conséquence paradoxale : la mutation actuelle n’est pas celle qui marquerait le passage d’une période d’intenses recherches documentaires « papier » à une période de recherche documentaire « en ligne » plus dilettante – passage fréquemment assimilé à une perte du sens du document original. Certes, les enseignants interrogés pointent une certaine inculture de leurs étudiants qui lisent sur écran sans faire la différence entre une monographie et un fascicule de périodique, ou sans replacer un article de presse lu en ligne dans le contexte graphique, éditorial et matériel où il a paru : « Quand on a eu entre les mains des revues publiées sous l’Occupation, on a une conscience très différente de ce qu’était la difficulté d’écrire et de publier, que quand on a vu le texte numérisé » (Instit7). Certes, sont observées dans les pratiques étudiantes une « déhiérarchisation » de l’archive (« C’est nivelé sur l’écran. Donc ils ne font pas du tout de hiérarchie », Instit6) et une désacralisation du texte et de l’auteur (« Quand j’envoie à mes étudiants un article sur écran, ils le citent beaucoup moins rigoureusement que quand ils ont dû rechercher l’article sur papier », Instit6). Malgré ces lacunes12, l’avènement des bibliothèques numériques marque, pour certains champs de la recherche historique, le retour du document dans sa forme originale. Avant la numérisation, la recherche documentaire était coûteuse en temps, difficile (problème d’accès à certains fonds, lecture de microfiches, etc.), décevante, et donc finalement rare. D’où, dans certains domaines de l’histoire des représentations ou de l’histoire sociale et culturelle, beaucoup de travaux de seconde main et de compilations de ce qui avait déjà été dit. L’offre de Gallica accompagne le chercheur dans son souci actuel de « retourner aux sources premières », de se recentrer sur l’essentiel du métier d’historien qu’est « l’étude de texte. » (Instit3)

27Concluons cette partie sur l’apport des bibliothèques numériques. L’accès gratuit et sans formalité à un important patrimoine documentaire, permis par les bibliothèques numériques, constitue un tournant inédit pour le groupe interrogé, dont les trois quarts sont âgés de plus de 40 ans et ont connu des difficultés, parfois insurmontables, d’accès à la documentation : « Gallica pour moi, ça a été une véritable révolution intellectuelle et méthodologique » (Instit3) ; « C’est une mine d’or » (Forum4) ; « Trop de choses. Ça me rend fou » (Forum3) ; « Je suis cramponné à Gallica et j’utilise tout ce que je peux utiliser » (Instit1) ; « Ça change tout. Dans ma pratique, l’immense bénéfice, c’est cet incroyable confort de travail. » (Instit4)

28Ce caractère « fou » ou « révolutionnaire » du dispositif est encore plus marqué dans le discours des forumeurs qui mettent en avant l’égalité d’accès que permet la consultation distante : « Ça démocratise la recherche. Ça nous permet d’avoir accès à des sources qui sont très difficilement accessibles en temps normal, surtout quand on habite en province […]. Pour l’amateur, c’est inestimable, parce qu’on fait les choses gratuitement, on fait les choses par passion. » (Forum1). En plus de la complexité des procédures et des délais de consultation, le coût et le temps des déplacements pour se rendre en centre d’archives restent bien souvent prohibitifs pour l’amateur, surtout s’il est toujours en activité13. Les forumeurs les plus intensifs et les plus chevronnés reconnaissent qu’ils n’auraient jamais été aussi loin et n’auraient pas même eu envie de se lancer dans les recherches qu’ils ont faites sans Gallica :

Le fait que les documents soient librement et facilement accessibles permet à n’importe qui de se dire : j’ai une source, avec un peu d’aide, en étant un peu poussé et orienté sur comment on peut utiliser tout cela, l’historien amateur va pouvoir passer du travail qu’il faisait dans son coin, qui était publié dans une petite revue ou pas publié, à quelque chose qui va pouvoir être lu par beaucoup plus de personnes. (Forum1)

29Cette dernière remarque ouvre sur une autre dimension fondamentale : au-delà du simple accès individuel à de la documentation, le web permet une mise en relation des individus. Gallica apporte non seulement le plaisir de la trouvaille et de la lecture pour soi-même mais aussi le plaisir de la trouvaille et de la lecture partagées – partage permis et démultiplié par le support numérique. Cette facilité de partage constitue une boucle vertueuse dans laquelle l’exploration de Gallica devient un signe de dévouement autant à un sujet intellectuel (la Grande Guerre) qu’à une communauté d’hommes et de femmes imaginés en situation de besoins documentaires : « Je suis un portier. J’ouvre la porte. J’aide ceux qui veulent. […] Je réponds personnellement aux gens qui débarquent [dans le forum]. Les gens qui débarquent, je peux les mettre en route ». (Forum3) ; « Pouvoir de temps en temps être utile et rendre service en me faisant plaisir : il y a les deux. » (Forum4) ; « Aider les gens qui auraient envie de faire cette recherche, les orienter, les aider, leur donner un maximum de pistes de compréhension. » (Forum1)

30Cette sociabilité caractérise le fonctionnement d’un forum comme Pages 14-18, où les documents de Gallica sont très largement publiés, présentés de manière raisonnée et discutés (pour y repérer une erreur, compléter une information, légender une photographie, etc.). L’exploration des parcours de membres actifs du forum offre de premières pistes de réflexion autour de la notion d’« amateur » sur le web, mise en regard de celle du chercheur professionnel. La section suivante s’efforce de tracer ces premières pistes.

Visibilité des usages de Gallica : l’exemple du forum pages 14-18

31Parmi les usagers rencontrés, les chercheurs professionnels – au sens strict de ceux qui font de la recherche une profession –, sont plusieurs à reconnaître consulter le forum, même s’ils peinent à s’en rappeler le nom. Ces professionnels n’y vont pas sans réserve : ils ne s’inscrivent pas en ligne, ne participent donc pas aux discussions et insistent sur un usage ponctuel du site pour en extraire des informations « pointues » (Instit2), des « détails », des « trucs » précis (Instit3), relatifs à un régiment, à son commandement, la forme d’un casque, etc. Pour Instit4, c’est d’ailleurs une lacune de certains de ses collègues universitaires de ne pas s’intéresser aux détails matériels de la vie militaire : « Les culturalistes et les historiens du social sont nuls en militaire ! Sur les sites amateurs, on trouve des infos incroyables que les universitaires ont tendance à dénigrer un peu. » Instit2, qui s’y rend trois fois par mois, reconnaît que le forum est devenu un lieu incontournable, une fois épuisés les recours traditionnels pour résoudre un problème ponctuel : « Honnêtement, je trouve que c’est un outil de plus en plus indispensable pour aller appuyer une question sur une source ou un point problématique. » (Instit2). Instit4 généralise cette appréciation positive à d’autres sites : « Il y a toujours une part de risque, mais généralement il y a des choses pas mal faites. »

32Pour autant, l’intérêt du chercheur professionnel ne va pas au-delà du renseignement factuel : Instit3 répète trois fois l’adverbe « ponctuellement » pour décrire son usage du site, tenant à bien circonscrire son champ de pertinence. Instit2 vient et prend ses informations incognito : « J’ai tendance à l’utiliser comme un usager et à récupérer des informations qui peuvent m’intéresser sans partager et sans être membre. » Le seul site communautaire où il dit être intervenu est First World War Studies14, mais qui est précisément à destination des universitaires. Le forum Pages 14-18 n’est pas pour autant l’objet de jugements dépréciatifs chez les professionnels, à quelques réserves près portant sur le caractère épidermique et trop personnalisé des discussions (« “Moi, mon grand-père il a fait ça” : c’est gentil mais ça ne va pas chercher loin », Instit1). À distance également des questions que se pose l’historien professionnel, Instit4 évoque la présence sur le forum de discussions anachroniques, en particulier relatives à la stratégie militaire (ce qu’il aurait fallu faire pour gagner telle bataille).

33Les autres chercheurs rencontrés, dont l’activité autour de la Grande Guerre ne relève pas d’une profession, ont un tout autre rapport au forum. Non seulement ils participent aux discussions, mais ils le font souvent à découvert, au moins dans un anonymat relatif : leur pseudonyme peut être leur véritable nom et des adresses mél privées ou des liens vers les sites personnels circulent sur les pages publiques. Les membres interrogés dans le cadre de l’enquête témoignent par ailleurs d’un fort investissement sur le long terme : Forum2 est actif sur le forum depuis 8 ans, Forum1, 6 ans, Forum4, 3 ans.

34Ces utilisateurs intensifs hésitent à se revendiquer « historiens », sans autre précaution, et tiennent fermement au terme « amateur » : « Je suis très soucieux du terme amateur » (Forum1) ; « Je ne suis pas historienne du tout » (Forum2) ; au point que certains utilisent le mot « historien » – sous-entendu « universitaire » – en un sens péjoratif (« Notre forum n’est pas anti-historien, mais presque », Forum4). Leur rapport à l’histoire est de l’ordre d’une pratique et non d’un statut : « Je fais de l’histoire. J’essaie de faire de l’histoire » (Forum3). Entre l’historien professionnel et eux se joue un rapport conflictuel, chargé de représentations parfois excessives, au sens où ces jugements supposés méprisants de la part du premier n’ont pas ou peu été vérifiés dans les entretiens. À la dévalorisation dont certains se disent victimes répond leur propre dédain d’une position jugée égocentrique et autoritaire : « L’historien dit : “J’investis beaucoup de temps et de travail pour avoir un diplôme, il n’y a que moi qui ai le droit de travailler l’histoire”. » (Forum4)

35Si les membres inscrits du forum se revendiquent amateurs, ils ne le sont pas du fait d’un manque de méthode ou de rigueur. Ils se disent rigoureux (Forum1) et ils le sont effectivement, en particulier dans l’usage de la citation : les professionnels saluent à ce sujet la mention scrupuleuse sur le forum de la source de chaque document cité (Instit3) ; le site est « assez carré » sur ce point (Forum4). Forum4 raconte avoir été également surpris du caractère « très professionnel » des réactions sur le forum aux documents familiaux qu’il avait mis en ligne, par opposition aux réactions plus émotionnelles qu’il s’attendait à avoir. La recherche amateur tire également un bénéfice important d’être structurée a priori par son objet, telle la vie d’un régiment ou d’un homme, avec une attention minutieuse et cumulative aux détails : « Je veux faire quelque chose de continu, de structuré, sur le suivi d’un homme, du moment où il se fait recenser jusqu’à la fin de ses devoirs militaires. » (Forum1). Ce sont en effet les détails qui les passionnent, non seulement parce qu’ils complètent la connaissance d’un individu ou d’un fait, mais parce qu’ils jouent un rôle notable « dans la compréhension du parcours des hommes à cette époque » (Forum1). S’écrit ainsi une histoire compréhensive, attentive au « ressenti des gens dans leur époque », au « vécu » (Forum3).

36C’est donc ailleurs qu’il faut chercher les raisons de l’amateurisme revendiqué. Deux de ces raisons se font entendre dans les entretiens.

37La première est une recherche spécialisée et factuelle (sur un soldat, un régiment, une zone géographique) opposée à une vision « généraliste » (Forum1), voire plus subjective et politisée de l’histoire. C’est un partage singulier qui se dessine alors entre objectivité et subjectivité. Pour certains amateurs, sortir de l’histoire factuelle ou chronologique revient à sortir de l’objectivité : « Je suis un fanatique de l’objectivité » (Forum4) ; « Je fais de l’histoire, mais que de la chronologie. J’aime le “jour à jour” parce que, par définition, le jour, il meurt le lendemain. […] C’est intéressant parce que je sais tout cinquante ans après. » (Forum3). Cette manière de faire, au ras des êtres et des événements, est opposée à « l’idéologie, la politisation de l’histoire » dont les historiens professionnels ne seraient pas indemnes (Forum4). Trois des membres rencontrés expriment à ce sujet le souci de dépasser les jugements de valeur, souvent dénonciateurs des exactions militaires, ou de nuancer des portraits à charge des officiers supérieurs.

38La seconde raison est l’engagement personnel dans cette recherche, lié aux notions de plaisir et de liberté. Cet engagement ne naît cependant pas de rien, mais s’inscrit dans une histoire, le plus souvent familiale, mais aussi simplement locale, ayant laissé une trace matérielle : le carnet d’un arrière-grand-père (Forum1), les photos et les lettres d’un grand-père (Forum2), le plan du champ de bataille retrouvé dans les archives de la mairie d’un village (Forum3). S’ils peuvent également mener des recherches sur des périodes plus récentes, la Grande Guerre revêt pour eux un caractère plus essentiel et urgent, dans la mesure où ils n’en ont pas de souvenirs propres : « C’est sur cette guerre-là que je cherche le plus. Pour la guerre de 40, j’ai mes propres souvenirs en plus, j’ai observé plein de choses. » (Forum2). À l’inverse, et à une exception près, le choix de la Grande Guerre comme objet d’étude relève le plus souvent de l’opportunité académique ou du hasard chez les professionnels interrogés. Pour l’amateur, ce rapport personnel à la recherche explique qu’il s’agisse d’un engagement sur la durée – plusieurs années – qui peut même se révéler interminable, car on ne veut jamais en finir avec la recherche dans les souvenirs familiaux. D’où le recours à un vocabulaire émotionnel fort pour décrire cette activité : « Je cherche tous les articles de mon aïeul15. C’est une obsession. » (Forum2) ; « J’ai le vice de la recherche. » (Forum3).

39La différence entre amateurs et professionnels ne passe donc pas entre distraction et rigueur, mais, à la fois, entre objet particulier / objet général et plaisir / métier. La différence reste cependant fragile, car il arrive à l’amateur de reconnaître conserver des attributs dudit professionnel, en particulier de bonnes pratiques de recherche acquises à l’occasion d’un cursus universitaire : « Je ne suis pas universitaire, même si j’ai fait des études universitaires. Même si j’ai une méthodologie qui, je pense, ne ferait pas crier à l’hérésie des collègues de l’université, je reste un historien amateur. » (Forum1). Forum2 fait le lien entre sa curiosité intellectuelle d’amateur et sa maîtrise de sociologie. Fait rare mais notable, il arrive également que l’expertise d’un amateur dans un domaine soit reconnue par des chercheurs professionnels : ainsi de Instit8 (chercheur amateur, même si son recrutement pour l’enquête s’est fait par le biais d’une institution), dont les publications sont citées et recommandées par Instit3. « Les deux mondes sont faits pour se côtoyer et interagir de temps en temps », reconnaît Forum1, comme en témoignent d’ailleurs les activités du Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918 (CRID 14-18)16.

40Symétriquement, certains chercheurs que nous pourrions classer parmi les professionnels ont des activités pédagogiques dans la cité ou en ligne proches de celles des amateurs (Instit1 a un blogue et a lancé un « café historique » dans sa ville), qu’ils encadrent du même type de précaution méthodologique : même si ces activités sont hors cadre universitaire, elles sont faites « avec sérieux » (Instit1). Ils peuvent également avoir des parcours académiques qui font bouger la ligne de démarcation : titulaires d’un doctorat, mais sans poste universitaire au moment de l’entretien, Instit1 et Instit3 conduisent des recherches à titre personnel, mais dans un environnement professionnel directement porteur (un centre de recherche sur le fait militaire) et nourries de collaborations académiques régulières : le premier co-anime un séminaire à l’université, le second y est chargé de cours. Instit4 a quant à lui longtemps été enseignant en lycée avant d’intégrer l’enseignement supérieur.

41Il reste cependant à préciser pourquoi et comment on passe d’une recherche amateur solitaire à une activité sur un forum. À travers la diversité des parcours entendus, il est possible de retrouver un cheminement commun : l’amateur solitaire fait une recherche sur Internet via Google car il manque d’informations pour bien comprendre et mettre en valeur l’archive dont il est dépositaire. Forum1 souhaitait mettre en ligne le carnet de son arrière-grand-père ; Forum2 voulait créer un site web pour ses enfants et petits-enfants avec les documents hérités de son grand-père mais qu’il souhaitait auparavant dater ; Forum4 cherchait à légender les photographies prises par son grand-père, etc. En retour, l’amateur devient spécialiste d’une question (d’un lieu, d’un régiment, d’une bataille), avec l’envie d’aider autrui dans sa propre démarche.

42Si trois des amateurs rencontrés ont créé leur blogue ou leur site à des fins de diffusion de l’archive familiale, le forum peut également être un lieu de publication, à la fois de documents originaux (ainsi du journal d’un grand-oncle officier, Forum4) et de brèves études (Forum1). Tous insistent sur la notion de partage comme étant le moteur même de leur recherche : au sens précis tout d’abord de la diffusion à un public d’une archive personnelle ; au sens plus large ensuite de l’entre-aide entre chercheurs. Forum1 se définit comme un « guide », Forum3 comme un « portier », dans un idéal de réciprocité : aider, car on a soi-même été aidé. Certains ont pour principe de ne pas se mettre en avant, considérant que ce qui doit l’être sur le forum, ce sont d’abord les documents, les faits ou le passé que l’on honore – là où l’historien professionnel se voit reprocher de ne pas savoir suffisamment s’effacer devant le passé.

43Cette commune volonté de partager n’abolit pas les qualifications ni les distinctions. Celles-ci se révèlent dans le témoignage d’un usager (Forum4) qui n’épouse justement pas tous les codes en vigueur sur le forum et reconnaît volontiers être mal vu des autres membres. Certaines discussions sur le site sont en effet moins policées que d’autres, en particulier quand sont abordés les moments sombres de l’histoire militaire : les mutineries ou les fusillés. Le témoignage singulier de Forum4 permet de dessiner les lignes de fracture potentielles entre membres du forum. Tout d’abord, entre les anciens et les nouveaux qui ont besoin d’être guidés, en particulier vers les bons interlocuteurs au sein du forum, en fonction de leurs questions. D’où une deuxième distinction : entre les spécialistes et les autres. Cette reconnaissance de la présence sur le forum d’un spécialiste des Ardennes, d’un spécialiste des chars, d’un spécialiste de l’aviation, etc., provoque de discrets jeux d’autorité : sur tel sujet, on ne prendra pas la parole car on sait qu’un membre plus compétent veille. Même s’ils restent anonymes, la qualité professionnelle de ces spécialistes peut être officieusement connue de certains et renforcer leur aura : « Dans notre forum, on a un général tout à fait incognito. Mais ceux qui le savent, on sait très bien qu’il va nous donner des renseignements très précieux et très précis. » (Forum2). La construction de la notoriété ne se fait donc pas uniquement à partir d’une production en ligne supposée anonyme. Enfin, une troisième et dernière distinction se révèle entre les manières de parler. Le site se veut poli (cé), non polémique. « La convivialité est très importante sur ce forum. On exige qu’il y ait un bonjour, pas d’écriture sms, etc. » (Forum4). Ceux qui manquent à cette règle sont mal perçus et le sentent vite. Il en va de même pour certaines maladresses d’usage vite repérées et signalées en ligne aux coupables, comme ouvrir un fil de discussion qui existe déjà.

44Comment se règlent les éventuelles tensions ? En apparence, par autorégulation. Peu d’interventions semblent nécessaires, en particulier de la part des modérateurs : « À chaque fois, ça se lisse » (Forum4). La réalité, nous le verrons en croisant ces résultats avec des entretiens conduits ultérieurement17, est légèrement moins irénique.

45La communauté experte qui s’est formée autour du forum Pages 14-18 peut être qualifiée de « communauté apprenante », au sens où l’acquisition de connaissances et de savoir-faire est à la fois une activité individuelle et un processus social. Le forum est ainsi le lieu d’un véritable apprentissage de la recherche : quand on y débute, on part souvent de zéro. Le site va alors motiver et confirmer l’amateur dans ses intérêts en lui ouvrant un horizon de connaissances et de découvertes possibles : « C’est grâce à ce forum que je suis passionné pour 14-18. Avant, ça m’intéressait, mais sans que j’y consacre de temps […]. Le forum m’a ouvert des horizons et je me suis passionné pour la recherche. » (Forum4). Aujourd’hui modérateur du forum, Forum1 explique comment il s’est initié à la documentation de la Grande Guerre grâce à ce qui était en ligne, mais grâce surtout aux aides que la communauté a pu lui apporter :

Je suis parti du niveau zéro. Je ne connaissais pratiquement rien de la Première Guerre mondiale et, à force d’échanges, de lectures, d’échanges très positifs et encourageants, j’ai pu avancer dans ma propre connaissance […]. Mon envie de recherche est partie de cette inscription sur ce forum.

46Grâce au forum Pages 14-18, on trouve la réponse à ses questions ; on veut et on peut du même coup aller plus loin ; on trouve surtout des outils pour la recherche et des conseils pour les manier : le forum a ainsi fait connaître Gallica à plusieurs de ses membres, qui s’informent par son intermédiaire des mises en ligne récentes, grâce à certains « veilleurs ». Enseignant dans le secondaire, Forum1 n’hésite pas à parler du parcours de certains membres en termes d’acquisition de compétences : « Beaucoup de gens ont connu des étapes d’avancement dans leur maîtrise du sujet. »

47Face à la fraternité affichée des amateurs, les historiens professionnels rencontrés – bien répartis en âge (de 34 à 55 ans) – avouent au contraire une grande solitude assumée ou recherchée, et des habitudes de partages entre pairs radicalement opposées : le professionnel travaille le plus souvent seul et ne partage pas ses outils de recherche. Quatre facteurs viennent expliquer cette solitude du coureur de fond(s).

48Le premier est relatif à la grande spécialisation des sujets travaillés, au niveau qui est celui des historiens professionnels : « Il existe peu de gens qui ont une accointance parfaite avec votre domaine de recherche » (Instit2) ; « On doit être deux-trois chercheurs en France, et peut-être même dans le monde, à s’intéresser à cette thématique. » (Instit3)

49Deuxièmement, s’il existe des réseaux universitaires d’échange, ils ne fonctionnent que de manière ponctuelle, seulement en cas de blocage, en particulier pour localiser et accéder à une source. « La notion de réseau est évanescente. Ça va vous permettre de résoudre un problème à un moment donné. » (Instit2). Les demandes se font seulement de personne à personne, par simple courrier électronique, sans usage des réseaux sociaux ou de plate-forme d’échange en ligne. Les professionnels expriment cependant des jugements positifs sur Wikipédia et les blogues, mais à titre d’abord de valorisation de leurs propres publications ou d’aide pédagogique.

50Troisièmement, s’il arrive de partager des informations, on ne partage pas sa méthode ni ses outils, car ceux-ci sont trop personnalisés. Chaque chercheur a sa manière de procéder, et souvent de bricoler, dont il n’est pas forcément fier. Le chercheur individuel met d’ailleurs beaucoup plus volontiers en avant que le forumeur ses incertitudes méthodologiques et la subjectivité de ses choix dans sa recherche en ligne : « Vous construisez de manière autonome la logique de recherche sur Internet […]. Vous tâtonnez sur la méthodo. » (Instit2). Cette situation est renforcée par l’absence ou le peu de formation à la recherche sur les sources dans l’enseignement supérieur. Chacun donc se débrouille, va sur Google voir les inventaires en ligne de ce qui existe. À cet écart entre des pratiques trop individualisées peut s’ajouter dans certains cas la fracture numérique entre collègues, qui limite les échanges d’outils.

51Enfin, quatrième facteur, la recherche universitaire est portée par un impératif de publication de livres ou d’articles, là où l’amateur ne publie qu’occasionnellement, souvent sur sollicitation d’autrui, d’une société savante, etc. Et, dans le domaine historique, recherche et publication restent une affaire de personne : « En histoire, vous êtes seul sur une recherche. » (Instit2). Si l’amateur publie pour partager, le chercheur professionnel ne partage pas… pour publier.

Conclusion

52Un espace de discussions tel que le forum Pages 14-18 vérifie le haut niveau de spécialisation et de compétence qui se développe librement sur le web, hors des cercles académiques, autour de l’histoire du conflit et de ses traces mémorielles. La mise à disposition gratuite d’une masse critique de documents par les établissements patrimoniaux a grandement contribué à ce résultat, qui amène à porter un regard nouveau sur la démocratisation des savoirs : celle-ci ne concerne pas seulement l’accès par le plus grand nombre à la connaissance, mais aussi la constitution même de cette connaissance. L’échange documentaire raisonné, à distance et à grande échelle, permis par le web, est l’occasion d’apprentissages collectifs et la source de forte valorisation individuelle. La possibilité de partager sa recherche et ses découvertes en ligne démultiplie l’envie de chercher et augmente les ressources personnelles du chercheur (échange de bonnes pratiques et de bons conseils). Un nouvel « activisme documentaire » se développe, qui croise et prolonge – mais à une échelle nouvelle, incomparable – les investissements traditionnels dans l’histoire du conflit : récit familial, mise en valeur d’un lieu de mémoire, goût de la collecte, etc.18 Ce forum témoigne de la constitution en ligne de communautés expertes d’un genre nouveau qui jouent désormais un rôle de médiation entre les fonds numérisés par les institutions patrimoniales et leurs publics en ligne.

53Au terme de cette recherche préliminaire, il restait néanmoins à situer ce forum dans un ensemble plus vaste de bibliothèques numériques et de sites personnels, et à mieux évaluer quantitativement son activité, en particulier par le recours à des outils de fouille de données. La deuxième partie de ce livre, « Explorations », s’y emploiera.