En guise de synthèse
p. 287-293
Texte intégral
1En guise de… D’une part, en effet, il ne m’appartient pas de donner une conclusion à ce volume réunissant les communications présentées au cours des Journées d’études internationales qui se sont tenues à l’initiative du Credof, au mois de novembre 2008, sur le thème des « libertés économiques et droits de l’homme ». Quant à en faire une synthèse, le lecteur attentif en a-t-il vraiment besoin d’une ? Je m’en tiendrai donc à quelques réflexions, en soulignant l’importance qu’a revêtue, à mes yeux, cette rencontre. S’il est vrai qu’une confrontation de points de vue sur un objet déterminé présente d’autant plus d’intérêt que, au-delà d’un bilan et de pistes de recherche, il fait naître une série d’interrogations pour une réflexion future, ce défi a, ici, été pleinement relevé. Des interventions nombreuses et riches dont on aura pu trouver la restitution dans les pages qui précèdent, non seulement résulte un vaste et heureux balayage des divers domaines concernés, mais encore, derrière toutes ces informations et réflexions spécialisées, surgissent nombre de questionnements communs aux divers intervenants.
2Des approches ont été brossées à partir d’un certain nombre de terrains : droits du consommateur, droits des travailleurs, droits sociaux, droit à la santé, droit au développement, droit à l’alimentation, droit au logement, droits fondamentaux des mineurs, droits des populations indigènes, respect de la dignité humaine, liberté d’expression, liberté d’entreprendre. Comme on pouvait s’y attendre d’un point de vue critique, qui doit être celui du chercheur, c’est sous la forme d’une opposition qu’a été généralement traité le thème : savoir ce que deviennent divers “droits à” face aux libertés économiques. À partir de là, quelques propositions majeures apparaissent.
i. l’ambiguïté du face-à-face entre marché et droits de l’homme
3Les concepts de marché et de droits de l’homme ne sont pas antithétiques. C’est leur mise en œuvre qui l’est. Ainsi, Véronique Champeil-Desplats, en situant les droits de l’homme comme force permettant de poser des exceptions à la loi du marché, évoque une articulation entre l’ordre humaniste et l’ordre marchand. Si l’on se souvient que la naissance du subjectivisme (l’homme sujet de droit, partant titulaire de droits) et de l’ordre bourgeois fondé sur la liberté du marché furent conjointes, l’un et l’autre produits de la philosophie politique et juridiques des xviie et xviiie siècles, on prend conscience de ce que c’est au xixe siècle qu’il convient de situer l’apparition du conflit entre marché et droits de l’homme. C’est le moment, en effet, où le concept de « justice » se substitue à celui d’« équité », permettant la concrétisation de ce qui n’était qu’une abstraction, par exemple en matière de justice sociale. Il s’est produit, là, un véritable changement paradigmatique dont l’approfondissement fournirait probablement bien des clefs. S’il est vrai, comme le note María Eugenia Rodríguez Palop, que l’on parle de façon récurrente de crise de la démocratie et des partis politiques, n’est-ce pas en raison de leur incapacité à donner des réponses, une incapacité dont la racine se trouve dans cet imbroglio théorique jamais résolu ?
4Et lorsque Jean-Sébastien Boda pose, de son côté, la question de l’ambivalence de la liberté d’expression, il a raison dans la mesure où l’on demeure dans cette même perspective. En fait, la véritable contradiction se situe dans la résolution sur le terrain du heurt frontal d’un marché fondé sur les libertés économiques, et les appels répétés que font les doctrines libérales – jusque dans leur version dite néolibérale –, à la démocratie et aux droits de l’homme. Les choses sont si complexes que Castor Bartolomé Ruiz en vient à poser la question de savoir s’il faut évoquer la santé comme marchandise soumise au marché, ou comme reflet d’une sacralisation de la vie humaine.
II. Le marché comme notion à contenu variable
5Alors que Marie-Xavière Catto montre la corrélation entre la doctrine janséniste et l’émergence du sujet de droit comme sujet économique – c’est le commerce qui attache les hommes les uns aux autres et permet d’éviter la guerre civile –, Thomas Dumortier resitue le marché dans une perspective téléologique : il s’agit d’un projet établi selon une vision et des fins politiques. Véronique Champeil-Desplats confirmerait cette manière de voir lorsqu’elle évoque la contractualisation croissante des échanges. Mais João Ricardo Dornelles, de son côté, parle d’autorégulation s’agissant du marché vu dans la perspectives des entreprises transnationales, quoiqu’il semble affirmer plus loin que cette régulation serait effectuée au mépris des libertés fondamentales.
6Une question primordiale se pose : savoir si le marché relève de l’ordre du donné ou du construit. Friedrich A. Hayek tendrait pour la première proposition. Lui opposer un marché construit permettrait probablement de répondre par des arguments scientifiques à nombre d’assertions qui ont été reprises par les tenants des doctrines néolibérales. La démonstration reste à faire.
III. Du rôle majeur du concept de dignité humaine dans l’opposition radicale entre droits reconnus, libertés et droit du marché
7Liberté d’expression, liberté d’entreprendre : quel contenu donne-t-on à ces mots, demandent respectivement, et à juste titre, Jean-Sébastien Boda et Manon Altweigg-Boussac ? Il y a, dans les définitions, des prises de position dont les conséquences seront infiniment variables. Sans compter la présomption de faiblesse de certains sujets, évoquée par Thomas Dumortier, et sans compter le face-à-face entre des droits en concurrence, droits de certains contre droits d’autres. Mais il existerait alors une solution, le recours à la dignité. Précisément, affirme Maria-Cristina de Cicco, le rôle du droit est de rétablir la dignité de la personne humaine en régulant les libertés économiques.
8Et, cependant, surgissent de nouvelles contradictions. Parle-t-on de dignité au fondement des libertés économiques, ou de dignité comme liberté économique demande Marine Durand ? Ce que Claire Fourçans rapprochera de l’opposition entre droit de propriété et droit au logement. Une question fondamentale se pose à ce propos : faut-il établir des hiérarchies entre concepts qui s’opposent, dignité et droits de l’homme ? Qui les établira ? Le droit ? Mais alors, rappelle Castor Bartolomé Ruiz, il faut compter avec les formalismes, avec la force du système, qui met souvent en péril les efforts d’implémentation du droit.
IV. Vers un retour – problématique – de la solidarité
9C’est en faveur d’un retour à la solidarité que plaide Emmanuel Guematcha, lorsque, évoquant le caractère incontournable du respect du droit à l’alimentation dans les pays en voie de développement, il traite des difficultés de mettre en œuvre une diminution des aides accordées par les pays riches à leurs agriculteurs. Réaliste, María Eugenia Rodríguez Palop se réfère, quant à elle, à la notion d’équilibre, en l’occurrence un équilibre à trouver entre développement et libertés économiques. Mais n’est-ce pas, en fait, toute la question des « droits acquis » qui ressurgit ici ? Comme le faisait remarquer un intervenant, les émeutes de la faim passent au journal télévisé à l’heure des repas, sans que cela dérange qui que ce soit.
10On parle, par ailleurs, d’un certain nombre d’effets pervers de la mise en œuvre d’une solidarité. Marcela Gutierrez évoque ainsi ceux qui sont liés aux réparations diverses, indemnisations et dédommagements effectués constitutionnellement au nom des droits de l’homme, en faveur des populations indigènes. Deux réflexions surgissent ici. La première, sous forme d’affirmation : la collaboration entre chercheurs, organisations non gouvernementales et organisations gouvernementales s’avère fondamentale. L’autre, sous forme d’une double interrogation : la solidarité est-elle un concept dont l’application serait à sens unique ? Et comment définir la réciprocité dans un acte qui, s’il était effectivement unilatéral, pourrait mettre à mal la dignité de celui qui en reçoit le profit ?
V. De l’importance de l’idéologie
11Les chercheurs, prudents, parlent des sensibilités politiques ou idéologiques des uns et des autres. Il se trouve que, dans leurs discours, dans leurs écrits, l’usage de quelques clichés permet de repérer de l’idéologie sous des travaux par ailleurs riches et suscitant la réflexion. La question est grave. Doit-on traiter d’un thème comme « libertés économiques et droits de l’homme » en sachant d’avance la thèse que l’on veut défendre ? Le chercheur ne doit-il pas s’interdire de tirer la moindre conclusion avant d’avoir élucidé l’objet de sa recherche par un raisonnement scientifique portant sur des informations recueillies selon une méthodologie rigoureuse ? Vieille question, non résolue, de l’idéologie et de la science, de la recherche et du militantisme, qui ressurgit ici, sur un thème qui s’y prête magnifiquement.
VI. Du rôle du juge
12Le juge est omniprésent dans toutes ces réflexions, quel que soit le thème abordé et quelle que soit l’échelle observée. Le terme de la proportionnalité apparaît à plusieurs reprises. Manon Altweigg-Boussac mentionne un contrôle de proportionnalité. Mais Maria-Cristina de Cicco en évoque le principe, le définissant comme un « rapport juste entre des situations » – ce qui sonne comme un recours clair au droit naturel.
13Un autre trait mérite d’être relevé : le juge, conçu dans nos systèmes de droit comme la bouche de la loi, acquiert, avec la question des libertés économiques face aux droits de l’homme, une ample latitude d’appréciation. C’est exactement ce que relevait Hayek. N’est-ce pas un exemple supplémentaire d’une certaine colonisation, par les droits de facture anglo-saxonne, des espaces globalisés où, précisément, se développent les libertés économiques ?
14À propos du rôle du juge, encore, il est important de noter le développement des procédures de conciliation au détriment du conflit. Nicolas Hervieu a insisté avec justesse sur le rôle de la Cour européenne des droits de l’homme.
15En bref, des réunions comme celles-là présentent maint avantage. On y partage des connaissances, celles que communiquent les intervenants avec le résultat de leurs recherches spécialisées. Elles permettent des échanges comparatifs entre disciplines présentes. En invitant, comme l’ont fait les organisateurs, des chercheurs d’horizons culturels très divers – en l’occurrence ceux qui sont réunis dans le réseau2 de la Chaire Unesco « Violence et droits de l’homme : gouvernement et gouvernance » – de telles Journées s’enrichissent d’approches parfois inusitées.
16C’est ce qui se produit en permanence au sein du réseau UNITWIN. L’objet de la Chaire et de son réseau, en effet, de parvenir à un bilan comparé de l’effectivité de la recherche scientifique dans la mise en œuvre des politiques publiques. La recherche porte sur des politiques publiques jugées inadéquates au but que se proposaient ceux qui les ont édictées. Le projet est d’inviter les chercheurs à se rapprocher de la société civile et des organisations gouvernementales, et de parvenir ainsi à des résultats plus affinés qui seront présentés sous la forme de propositions de réformes des politiques publiques.
17On a, pour réaliser ce cheminement scientifique, développé un concept, celui d’intelligence politique, au sens d’intelligence en matière d’élaboration et de réorientation des politiques publiques ou de l’action publique, ce qui, en langue anglaise, se traite sous la dénomination « policy intelligence », quoique cette aire de recherche soit presque uniquement tournée vers les questions de stratégie militaire.
18On parle beaucoup, aujourd’hui, d’« intelligence » dans des champs de spécialité voisins des nôtres : intelligence économique3, Knowledge Management, intelligence stratégique, pour l’essentiel. La première a été élaborée pour permettre aux entreprises de répondre à un enjeu crucial, celui de disposer de la bonne information au bon moment afin de pouvoir prendre la bonne décision4. L’expression désigne la capacité d’une organisation à collecter, interpréter et exploiter les informations décisives pour le plein succès de la décision. Offrir aux décideurs, aux gouvernants, des résultats leur permettant de réorienter leurs politiques publiques, tel est notre projet. Pour y parvenir, nous adaptons, autant que faire se peut, les principes de l’intelligence économique à la spécificité de nos domaines de recherche.
19Déjà, comme en matière d’intelligence économique, les chercheurs réunis dans le réseau de cette Chaire fédèrent l’ensemble des ressources humaines et les moyens technologiques permettant de leur assurer la meilleure information comparée possible. De plus, le stade de la pure rationalisation de la collecte et du stockage des informations a été dépassé : non seulement les transformations introduites par la globalisation sont prises en compte, mais l’analyse de la complexité a été introduite dans la méthodologie relative à la production de la décision.
20Encore reste-t-il, pour élaborer une véritable stratégie d’intelligence politique, à intégrer les outils de recherche, de veille et de gestion des connaissances, dans des processus susceptibles de convertir cette information en valeur, c’est-à-dire en un service novateur. L’information doit être, pour cela, à la fois maîtrisée, protégée, et utilisée de façon positive, pugnace – en intelligence économique ou stratégique, on parle d’utilisation « offensive »
21Cela ne signifie pas seulement que l’intelligence politique doive être organisée en système complet de techniques et de compétences humaines intégrées. Cela suppose aussi que tous les partenaires du projet vers lequel tend l’activité des chercheurs, soient conscients de l’intérêt que cela présente, et soient prêts à l’accepter et à s’y investir, tout comme les entrepreneurs les plus en pointe ont compris qu’ils avaient intérêt à profiter des apports de ceux qui travaillent sur l’intelligence économique ou stratégique. L’avenir consiste dans la mutualisation des ressources et des compétences disponibles chez chaque acteur du processus de prise de décision, pour la poursuite d’objectifs communs, d’amélioration des savoirs faire et des méthodes de chacun. Cette coopération entre acteurs qui, jusqu’ici, s’ignorent encore volontiers, est fondamentale.
22La mise en œuvre d’une stratégie cohérente d’intelligence politique s’impose, car nous ne vivons plus au temps du décideur qui était supposé, comme le patron décrit par Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes, disposer à lui seul de toutes les informations pour prendre la meilleure décision de choix possible. Le décideur a besoin de spécialistes, d’experts, de consultants, et ne peut les choisir selon sa seule volonté ou ses seuls penchants. Au style de décision one best way, a définitivement succédé le processus de prise de décision complexe, qui repose sur l’incontournable implication conjointe de compétences internes et externes, sur la coopération entre recherche, société civile et organisations gouvernementales. Voilà quelques-unes des réflexions qu’inspirent les contributions réunies dans ce livre, et qui appelle d’autres Journées consacrées à l’éventuelle mise en œuvre des recherches qui y sont exposées.
Notes de bas de page
2 Voir à la note précédente le détail des universités regroupées dans le réseau UNITWIN.
3 Voir par ex. Oubrich Mourad, « L’intelligence économique, un champ de recherche novateur en management stratégique », in La Revue des Sciences de Gestion, no 226-227, octobre 2007, p. 77 et suiv. ; Maryse Salles, Stratégies des PME et intelligence économique. Une méthode d’analyse du besoin, Paris, Economica, 2006, et l’importante bibliographie que cite l’auteur. On plaide dans les mêmes termes pour l’instauration d’une intelligence juridique : cf. La Force normative en droit, Thibierge Catherine (dir.), Bruxelles-Paris, Bruylant-LGDJ, 2009.
4 En reprenant les propres termes du Prix Nobel d’économie Herbert A. Simon, on dirait : pour permettre de parvenir aux solutions décisionnelles les plus satisfaisantes en fonction du projet initial porté par l’organisation qui prend cette décision.
Auteur
Directeur de recherche émérite du CNRS
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
À la recherche de l'effectivité des droits de l'homme
Véronique Champeil-Desplats et Danièle Lochak (dir.)
2008
Construire la peine dans les murs
Architecture et spatialité des nouvelles prisons
Francis Abouzit
2018
Usages de l’interdisciplinarité en droit
Eleonora Bottini, Pierre Brunet et Lionel Zevounou (dir.)
2014