1La thèse est couramment admise : le principe de l’échange et de la division du travail, outre qu’il permet l’allocation optimale des ressources rares, favorise la réalisation complète de la liberté individuelle. Cette thèse ne repose pas seulement sur l’observation historique. Certes, la naissance du capitalisme « libéral » coïncide avec la consécration, par le législateur de 1791, de la liberté du commerce et de l’industrie2. Plus encore, les libertés économiques sont au cœur du fonctionnement de l’économie de marché : le Conseil constitutionnel vérifie ainsi que l’activité du législateur ne méconnaisse pas de façon grossière « le champ de la propriété privée et de la liberté d’entreprendre3 ». Mais au-delà des interactions générales de l’ordre juridique avec la vie des entreprises, la thèse selon laquelle le marché assure la réalisation maximale de la liberté individuelle recouvre une justification morale de celui-ci. Dans cette optique, le marché ne doit pas être conçu comme un simple instrument au service du bien-être collectif ; de même, la liberté, qu’elle soit « économique » ou non, ne saurait être envisagée seulement comme un moyen d’assurer l’expansion matérielle ou le progrès technique. Par marché, il faut entendre un modèle social d’effectuation des intérêts sur la base de l’échange volontaire4. C’est au marché que Sieyès se réfère lorsqu’il affirme dans son Essai sur les privilèges que « Tous les rapports de Citoyen à Citoyen sont des rapports libres ; l’un donne son temps ou sa marchandise, l’autre rend en échange son argent ; il n’y a point de subordination, mais un échange continuel5. » Dans sa forme extrême, on sait que le marché devient un « contre-modèle » politique, critique de l’État : il désigne l’idéal d’une société autosuffisante, dans laquelle « il n’y a plus de place pour une instance séparée de régulation et d’orientation de l’ordre social6 », à savoir le gouvernement. De cette gravitation universelle des intérêts résulte la liberté, puisque chacun donne sens à son action de manière autonome.

2Cette conclusion dépend toutefois de ce que l’on entend par « liberté ». Conçue sur le mode négatif comme une absence d’obstacles extérieurs, la liberté est synonyme « d’indépendance de l’individu par rapport à toute interférence de la part des autres, qu’il s’agisse de gouvernements, de corporations ou de personnes privées7 ». Une telle liberté des modernes reçoit une acception plus précise en termes de « propriété ». Elle se traduit alors par un ensemble de droits de contrôle donnant à tout agent économique le pouvoir de disposer souverainement des objets qu’il possède. Ce droit sur les choses acquises légitimement, dériverait du droit de chacun de mener sa vie selon ses propres fins, et donc de la libre disposition de soi, ou encore « pleine propriété de soi » (self-ownership). Celle-ci inclut pour tous les individus, en particulier : « 1) un droit entier de contrôle sur l’utilisation de leur personne […] ; 2) un droit entier de transférer les droits qu’ils ont à d’autres8 », de sorte que dénier un tel droit ou y porter atteinte constituerait une négation de leur statut d’être moral. Liée à la pensée libertarienne9, l’affirmation propriétariste de soi-même exprime une éthique de l’économie qui contraste avec l’attitude utilitariste10. Alors que celle-ci n’admet la liberté individuelle que dans la mesure où il en résulte un « plus grand bien pour le plus grand nombre », la reconnaissance objective d’un droit naturel à la pleine propriété de son corps et de ses talents apparaît comme la garantie des droits les plus fondamentaux de l’homme. Plus encore, dans cette optique, il n’existerait pas de droits de l’homme en dehors de la propriété de soi11.

3La force de cette proposition théorique se mesure en partie à l’aune de ses implications. Un tel « axiome » donne en effet une fondation rationnelle à l’économie de marché, tirée de la loi de nature. Le marché se justifie moins par son efficacité que par ses qualités éthiques ; il est « la seule expression possible d’une norme de justice qui organise les transactions individuelles autour du principe de libre consentement12 ». Un individu peut y vendre ses services, tout ou partie de son corps ; la seule limite étant l’aliénation de sa volonté : il ne peut abdiquer le contrôle de sa propre personne. S’il consent à la soumission envers un tiers, il n’est pas esclave ; s’il y est forcé, la coercition viole son droit naturel à la propriété de soi. Par ailleurs, à l’extrême, la valeur intrinsèque du droit à la pleine propriété de soi disqualifie tout droit à la redistribution des ressources par l’intermédiaire de l’impôt, celui-ci étant comparable au travail forcé13. Il ne s’agit en effet de rien d’autre que d’un prélèvement autoritaire sur les bénéfices que les agents tirent de leur propre travail et qu’ils possèdent en vertu de la loi de nature. Le droit à la pleine propriété de soi est donc coextensif à l’économie de marché : seuls l’acquisition par le travail et l’échange volontaire permettent de réaliser un monde autorégulé, d’où la contrainte est exclue et la liberté, complète.

4Cette équivalence apparaît toutefois problématique. L’absence de coercition donne certes à l’individu l’assurance d’une liberté de choix dans l’usage de sa personne, de ses talents et capacités. Le libre marché garantit dès lors l’exercice de la pleine propriété de soi. Quelle est néanmoins la portée exacte de cette liberté ? Dire que chacun est libre d’agir sans contrainte signifie que l’individu ne dispose d’aucun droit sur la propriété d’autrui sans son consentement. L’exercice de cette liberté suppose que l’individu puisse échapper à toute contrainte et être de fait l’arbitre souverain de son existence14. Or, quand bien même ces deux conditions seraient réunies, la thèse de la liberté complète offre une justification morale très insuffisante au système d’économie de marché, dans la mesure où elle repose sur une conception contestable de la liberté. L’affirmation du caractère intangible de la pleine propriété de soi implique en effet une forte valorisation de cette liberté négative. La thèse de la liberté complète avance que la pleine propriété de soi est la meilleure façon de réaliser les fins de l’homme, et qu’elle doit donc être préférée à toute autre conception de l’autonomie, entendue par exemple comme accomplissement de soi. Mais pourquoi adopter cette définition de la liberté pour elle-même ? Car cette thèse ne dit pas davantage à qui profite réellement la liberté complète. Il ne suffit pas d’énoncer qu’un agent économique est libre d’agir sans contrainte ; encore faut-il préciser que seuls les agents qui disposent des ressources matérielles suffisantes pour agir sont en mesure d’exercer leur libre choix. S’il existe plusieurs tentatives théoriques au sein même du libertarisme pour nuancer l’inégalité sociale qui résulte de l’exercice formel du droit que chacun possède sur sa propre personne (I), ces solutions ont toutefois pour effet de fragiliser le concept de pleine propriété de soi, conduisant ainsi à douter de sa pertinence (II).

I. Le respect intangible du droit à la pleine propriété de soi

5Le respect intangible du droit que chacun possède sur sa propre personne s’impose à l’évidence : il ne saurait être question de contraindre quiconque à adopter un comportement sans recueillir son consentement préalable. La contrainte est illégitime en raison du droit individuel de l’agent sur sa personne et les ressources matérielles qui sont le fruit de son travail ou de l’échange. Mais cette proposition générale doit être précisée. On peut faire l’hypothèse que le droit sur la personne ne s’étend pas au droit sur les choses acquises par l’usage de la personne. Si tel est le cas, la propriété sur les choses extérieures diffèrerait du droit inconditionnel que chacun possède sur sa propre personne15. La réalisation de la propriété de soi par le libre marché n’implique en effet aucune appréciation quant à la juste répartition des ressources sur lesquelles s’exerce cette liberté. Il convient donc de renverser la perspective et comprendre la possession de soi à partir d’une théorie des droits de propriété sur les choses, laquelle permet seule de donner sens à l’exercice de la faculté de choix16. La propriété de chaque individu sur sa personne doit par conséquent être rapportée à la considération d’un partage égalitaire des richesses (A) susceptible de donner à ce droit un contenu plus substantiel (B).

A. Pleine propriété de soi et égalité

6Le contrôle exclusif de soi peut-il gouverner l’appropriation des ressources extérieures et leur usage ? L’idée d’une pleine propriété de soi étendue aux ressources naturelles justifie en première analyse un droit tout aussi inconditionnel sur ces dernières. De quelle justification une approche aussi radicale peut-elle se réclamer ? Les libertariens (dits « de droite ») avancent deux arguments principaux au soutien d’une telle proposition calquée sur le modèle du « homesteading » américain17 : 1) L’appropriation d’une ressource ne fait supporter aucun coût aux autres agents qui auraient également pu revendiquer cette propriété ; 2) L’impossibilité pour ces derniers d’utiliser cette ressource dans le futur sans le consentement de son propriétaire actuel ne signifie pas que celui-ci leur impose un coût. Dans ces conditions, l’appropriation doit être tenue pour légitime, puisqu’elle ne méconnaît pas la liberté des agents de poursuivre leurs fins sans contrainte extérieure. Elle ne diminue pas leur « liberté » puisqu’en tout état de cause, ceux-ci ne disposent d’aucun droit sur la chose possédée. De manière identique, on peut affirmer que le marché n’impose aucune restriction à la liberté dès lors qu’il empêche seulement les gens de faire ce qu’ils n’ont aucun droit de faire. Cette évidence n’en demeure pas moins contradictoire, puisque l’exercice de la liberté complète suppose un droit de propriété sur la chose, mais ne saurait l’impliquer. La possession ne vaut titre que s’il préexiste une norme valide qui la rend légalement opposable aux autres agents. En l’absence d’un tel droit, la possession n’est qu’un fait que la pleine propriété de soi ne peut valablement justifier18.

7Cette conception absolue de la pleine propriété de soi peut être rectifiée par l’ajout d’une condition minima suffisante pour assurer une distribution juste des droits de propriété. Dans cette hypothèse, l’appropriation unilatérale des ressources extérieures sera considérée légitime si aucun individu n’en pâtit par rapport à sa situation antérieure19. Lorsqu’un individu accroît la valeur de son patrimoine, les tiers ne doivent pas s’appauvrir (supporter un coût) en conséquence de son action. Le respect intangible de la pleine propriété de soi peut être étendu à la propriété des choses, sous réserve qu’il existe toujours autant de ressources disponibles pour les agents, par appropriation ou transfert. Un tel modèle de liberté complète n’est donc envisageable que si un libre marché s’organise pour l’acquisition indéfinie de nouvelles ressources. Par ailleurs, dès lors que les individus disposent d’un titre de propriété légitime sur leurs capacités et les ressources qui sont échangées, ils disposent par analogie d’un droit identique sur les bénéfices qu’ils escomptent du recours au marché. Toute redistribution autoritaire (par l’État) des ressources ou des bénéfices issus de l’échange constitue une atteinte insupportable au droit de propriété des individus qui en sont l’objet20. Cette conclusion découle logiquement de telles prémisses, pour autant que le libre marché soit de facto en mesure d’économiser les éventuels coûts pour les tiers. Or, cette preuve ne saurait être rapportée. La création infinie des richesses par le marché est un acte de foi que n’étaye aucune démonstration définitive. De surcroît, même en admettant que cette capacité soit établie, la satisfaction de la clause de justice exige que l’accès de tous les individus au marché soit garanti. Entrer dans une relation d’échange implique en effet que les agents disposent au préalable de propriétés à échanger21. Mais une telle hypothèse n’est pas réalisée en l’espèce, puisque « la propriété privée des ressources naturelles profite généralement au propriétaire22 ». Dans un tel système, ceux qui n’ont rien sont certes propriétaires de leur propre personne, mais ce droit est nominal, étant donné qu’ils sont contraints de travailler pour autrui.

B. Pleine propriété de soi et accomplissement de soi

8Ces deux exemples tendent à montrer qu’il n’existe pas de nexus incontestable entre liberté complète et marché. D’une part, l’extension naturaliste du droit de propriété des agents sur leur personne à la propriété des ressources extérieures n’offre aucun fondement robuste à l’appropriation privée et au principe de l’échange volontaire, sauf à retenir une acception inconsistante de la liberté de choix ou à admettre la fixation extérieure (et donc contrainte) des droits23. D’autre part, la protection de l’exercice du droit de chacun sur sa personne, quoique soumise à une règle minimale de justice, ne vaut qu’en raison d’une croyance a priori dans les capacités redistributives (minimales) du libre marché. Dans tous les cas, la priorité absolue accordée à cette forme de liberté négative ne garantit pas son plein exercice de manière automatique. Celui-ci sera d’autant plus effectif que l’agent possèdera de ressources extérieures.

9Partant, la préférence absolue envers la liberté négative peut conduire à nier la réalité de l’autonomie si le droit de l’agent sur sa personne s’exerce « à vide ». À l’extrême, un système de droits de propriété inégalitaire prive l’idée d’autonomie de sa substance. Cet argument repose sur une appréciation qualitative : la valeur du droit à l’autodétermination est fonction du partage plus ou moins égalitaire des ressources matérielles et des bénéfices de l’échange. En sens contraire, les ultra-libertariens soutiennent que la valeur du droit à la pleine propriété de soi serait ruinée si l’individu ne disposait pas d’un droit identique aux gains résultant de l’usage de sa personne. Toute forme de prélèvement autoritaire amoindrirait l’intensité du droit à la pleine propriété de soi, tandis que le marché la préserverait24. Si cette évaluation de la valeur du droit de propriété semble relever du bon sens, elle n’en est pas moins contradictoire avec le postulat non-utilitariste de la liberté complète. Introduire une telle dimension revient en effet à comparer l’utilité pour l’agent de disposer d’un contrôle sur les bénéfices provenant de l’usage de ses talents avec l’utilité qu’un autre agent tirerait d’une redistribution de ces bénéfices25. La taxation comme le marché modifient la distribution de la liberté de choix sans que l’on puisse dire du second qu’il équivaut à un optimum social (maximisation collective de la liberté).

10Le respect intangible de la pleine propriété de soi présuppose donc un choix éthique de l’individu en faveur de la libre disposition de sa personne et des gains qui dérivent de son usage. La priorité absolue qui lui est accordée ne peut se comprendre sans référence à cette « évaluation forte26 » de l’agent. Mais la portée normative du modèle d’autonomie individuelle qui en résulte est nécessairement relative, puisqu’un intérêt concurrent peut aussi bénéficier d’une telle évaluation intrinsèque. De sorte que la pleine propriété de soi n’exclut pas un critère substantiel (positif) de la liberté. La pleine propriété de soi ne désigne pas seulement « l’espace où l’individu devrait être laissé libre de toute interférence27 » ; elle est aussi compatible avec l’idée d’un auto-accomplissement de l’individu. Dans ce cas, le droit de contrôle exclusif sur soi est préféré parce qu’il s’agit du meilleur moyen pour l’individu de parvenir à accomplir sa personnalité. La liberté complète des libertariens est donc équivoque : formellement négative, elle peut recevoir un contenu positif (l’accomplissement de soi). Dans cette hypothèse, il y a de fortes chances que la réalisation de soi dépende certes des talents et capacités de l’individu, mais aussi des ressources dont il doit légitimement disposer.

11C’est pourquoi la pleine propriété de soi ne peut servir de justification morale au marché. Conçue comme espace autonome, elle favorise les possédants sans qu’il soit besoin de postuler un égal partage des richesses (1). Néanmoins, lorsqu’elle repose sur une notion d’accomplissement, elle est à même de justifier un partage égalitaire des ressources, puisque l’autonomie effective de l’agent implique qu’il dispose des moyens matériels pour réaliser ses fins (2). Ses lettres de créance sont donc douteuses : selon son acception (absence d’interférences/réalisation de soi), elle appelle soit le libre marché, soit la contrainte de redistribution. Une telle ambiguïté conduit de manière logique à s’interroger sur la pertinence d’un tel droit.

II. La pertinence du droit à la pleine propriété de soi

12Les propositions (1) et (2) évoquées ci-dessus ne sont pas les seules concevables. On peut par exemple se demander si l’autonomie de l’individu est effective lorsque la pleine propriété de soi entendue au sens positif d’accomplissement se combine avec une distribution très inégalitaire des ressources. Cette situation (3) n’est guère différente de celle décrite par la proposition (1). Le premier arrivé sera toujours le mieux servi, et il disposera de toute latitude pour réaliser l’idée de sa personne, sous réserve que son droit de propriété soit opposable aux tiers28. Que penser, en revanche, d’une situation (4) dans laquelle prévaudrait une règle contraignante de justice : celle-ci serait-elle encore compatible avec la propriété de soi conçue comme absence d’obstacles extérieurs ? La question est discutée : la conciliation d’une conception purement négative de la liberté avec une distribution égalitaire des ressources paraît en effet peu aisée (A). Dès lors, la réalisation effective de l’autonomie des agents n’invite-t-elle pas à abandonner le postulat d’une liberté entendue comme espace individuel exempt de contraintes extérieures (B) ?

A. La conciliation de la propriété de soi avec une distribution égalitaire des ressources

13Le libertarisme « de gauche » soutient que le droit de propriété de soi dans son acception première ne s’oppose pas à une redistribution égalitaire des ressources du monde, c’est-à-dire qui égalise les chances initiales de parvenir au bien-être29. La mise en application de cette règle contraignante de justice implique que chaque agent reçoive une part des ressources extérieures susceptible de lui donner, compte tenu de ses capacités et talents, « une possibilité équivalente d’atteindre un même niveau d’avantages ou de bien-être30 ». Il faut donc transférer proportionnellement plus de ressources à ceux qui ont une faible aptitude à les convertir en bien-être. Une fois égalisées les qualités naturelles de chacun, il n’y a aucune contradiction à laisser les individus prendre part au libre marché et faire en sorte qu’ils assument les conséquences de leurs choix. Les inégalités de résultats sont admissibles étant donné le point de départ identique pour tous. Les individus ayant une chance initiale égale d’accéder au bien-être, les ressources peuvent ensuite s’échanger selon le principe du libre consentement.

14Dans ce système, le droit à la pleine propriété de soi demeure intact malgré la clause égalitaire. On pourrait s’en étonner, puisque l’égalisation des qualités naturelles procède par voie de prélèvement extérieur sur la part des ressources possédées par les plus aptes, mais qui ne leur sont pas indispensables pour réaliser leurs fins. Ce prélèvement est tout au plus une « redevance » versée sur la base d’un droit des moins aptes à l’égalité des chances pour l’accès au bien-être, droit qui conditionne la légitimité de l’appropriation des ressources extérieures par les individus. Le contrôle exclusif de soi ne saurait s’étendre à la partie du patrimoine des plus aptes sur laquelle les moins talentueux sont habilités à faire valoir leur droit de créance. Cette répartition égalitaire ne prive donc pas de valeur le droit à la propriété de soi : « Les biens des personnes aptes seraient suffisamment conséquents pour que les personnes non aptes puissent assurer leur subsistance à partir d’échanges volontaires avec les personnes aptes qui n’impliquent aucune assistance forcée31. » Il existe cependant une situation au moins où l’échange volontaire ne suffit plus à assurer ce cercle vertueux. Tel serait le cas si les ressources attribuées en propre aux plus aptes ne leur permettaient pas de subsister et s’ils étaient contraints de travailler pour les moins aptes jusqu’à sacrifier leurs personnes, lesquelles deviendraient alors l’instrument de la réalisation d’autrui. Dans cette hypothèse, le droit à la pleine propriété de soi serait réduit à une fiction en dépit du libre marché.

15Mais l’optimiste des libertariens « de gauche » rend cette hypothèse peu probable. La pondération des aptitudes naturelles au bien-être par l’allocation de ressources suffit-elle toutefois à garantir la réalité du droit à la pleine propriété de soi des moins aptes ? La clause de justice postule en effet l’égalité des conditions sans tenir compte du résultat de l’exercice des capacités et des talents individuels. Or, le principe de l’échange volontaire n’assure pas nécessairement la perpétuation de cette égalité de départ : celle-ci peut se heurter, par exemple, à l’obstacle de l’irrationalité des préférences des individus les moins aptes32, de sorte que le respect de la pleine propriété de soi par l’échange (ne pas exercer sur autrui de contrainte non voulue) n’est pas une condition suffisante d’un accès durable de chacun au bien-être33. Si la pleine propriété de soi et l’égalité ne sont pas contradictoires dans un tel schéma, le respect de ce principe ne garantit pas que le libre marché ne place pas certains agents en situation de dépendance par rapport aux individus les mieux lotis, que ce soit en termes d’aptitudes ou de ressources extérieures. L’explication en est simple. L’égalisation ex ante des qualités naturelles suppose une information parfaite lors du partage des ressources34. Leur valeur comme leur utilité ne doivent pas seulement être rapportées aux capacités et talents de chaque agent mais aux préférences des individus qui s’expriment sur le marché. L’utilisation d’une ressource n’entraîne une amélioration du bien-être de l’agent qu’à travers le mécanisme des prix, c’est-à-dire en fonction de la demande actuelle ou à venir pour le bien produit grâce à cette ressource. Or, les préférences des agents peuvent se modifier dans le temps : des individus peu aptes sont donc susceptibles de disposer à un instant t+1 de ressources particulièrement valorisées par les autres agents alors même qu’elles leur ont été allouées à l’instant t à proportion de leurs (faibles) aptitudes, les plaçant dans une position plus que favorable au regard de la règle de justice. À l’inverse, un changement dans les préférences est de nature à priver les ressources de certains agents de leur utilité première. L’incertitude est donc à même de déjouer les conséquences du partage égalitaire des ressources et il peut arriver, compte tenu de l’évolution des préférences, mais aussi du progrès technique par exemple, que le libre marché ne soit pas en mesure de garantir l’exercice effectif du droit à la pleine propriété de soi de certains agents.

B. L’abandon du droit à la propriété de soi comme principe ?

16Compte tenu de ces difficultés, ne faut-il pas abandonner le principe du droit à la propriété de soi entendu comme absence de contrainte extérieure ? Celui-ci semble tout d’abord devoir céder devant une conception davantage substantielle (et préférable) de la liberté complète ; par ailleurs, l’introduction d’une clause contraignante de justice tend à en restreindre l’étendue à la personne mais pas aux ressources appropriées ni aux gains obtenus par le recours au marché ; enfin, l’échange ne permet pas de s’assurer qu’il ne se réduit pas à une coquille vide, quel que soit le mode d’appropriation moralement pertinent des ressources. La thèse de la réalisation de la pleine propriété de soi par le libre marché semble compromise, et son respect intangible, insuffisant à réaliser l’autonomie effective du sujet.

17Les faiblesses inhérentes à ce concept ne sont pas seules en cause. Les libertariens les plus radicaux (à droite) peuvent aussi être soupçonnés de préférer une philosophie anti-welfare à une défense inconditionnelle de la liberté35. En effet, la priorité donnée à la propriété de soi ne justifie pas à elle seule l’infériorité de l’État redistributeur au regard de la liberté des agents. La somme totale de liberté dans une société ne dépend pas de l’existence ou de l’absence de coercition extérieure, mais d’une distribution adéquate des ressources matérielles. Il est trompeur de soutenir que c’est l’absence d’obstacles extérieurs qui est le critère du juste et de l’injuste, comme si la liberté, même négative, pouvait se concevoir indépendamment de toute distribution morale des droits. La thèse de la réalisation d’une liberté complète par le marché repose dès lors sur un argument circulaire : l’exercice de la pleine propriété de soi est garanti par le marché parce que l’appropriation légitime des ressources est justifiée par la pleine propriété de chaque individu sur sa personne. Cette thèse admet implicitement une distribution des droits de propriété dont le bien-fondé est soumis à critique36. Une répartition inégalitaire de ces droits réalise uniquement l’autonomie de ceux qui disposent d’une dotation préalable suffisante. En tout état de cause, le marché ne favorise l’exercice des libertés que pour autant que les individus possèdent un droit à la réalisation de ces fins. La contrainte extérieure sur les choix des agents n’est contraire à l’autonomie que pour autant qu’elle viole un droit opposable aux tiers37. Dans ce sens, agir sans contrainte extérieure n’est pas agir librement38.

18Aussi, le droit à la pleine propriété de soi ne saurait servir de fondement robuste, ni à la répartition des droits entre les agents, ni à la réalisation de l’idée d’autonomie. Il n’existe pas un droit à une liberté générale mais des droits rendant possible l’exercice de certaines libertés39. Il est inexact de penser que le marché réalise la liberté des individus si l’on ne spécifie pas tout d’abord les libertés indispensables à la réalisation de l’autonomie. Il faut en outre s’interroger sur la légitimité des individus à prétendre à l’exercice de ces dernières sans contrainte extérieure. C’est pourquoi l’adoption d’un langage « propriétariste » pour désigner à la fois les libertés et les droits des individus est source de confusion. Un tel langage est également contradictoire puisque le refus de compenser les inégalités naturelles par une action extérieure mine la réalisation des valeurs qui sous-tendent le respect à la liberté de choix.

19L’idéal d’une société de marché semble donc ne pas pouvoir se réclamer du seul droit à la propriété de soi comme synthèse des droits de l’homme. L’autosuffisance de la société fondée sur l’échange volontaire présente une image réconciliée de l’utile et du juste dont la validité théorique demeure sujette à caution. Le marché n’offre en effet aucun gage d’une distribution légitime des ressources entre les individus, condition pourtant nécessaire à la réalisation d’une autonomie effective. L’intervention correctrice de l’État ne saurait dès lors être critiquée au nom de la contrainte qu’il exerce sur l’individu à travers la taxation des ressources issues de l’usage de sa personne.