Droits de l’homme et libertés économiques : éléments de problématique
p. 21-34
Texte intégral
1Souvent fustigé pour ses rigidités et ses retards, le droit, dans un contexte socio-économique instable, n’est pas sans retrouver quelque intérêt. La consécration au niveau constitutionnel d’une pluralité de valeurs, souvent issues de compromis historiques dont la remise en cause est juridiquement complexe et politiquement délicate, offre finalement des remparts non négligeables face aux élans dominateurs de telle ou telle idéologie. S’ils prétendent à une commune universalité, les droits de l’homme sont apparus progressivement en répondant à des aspirations et des ordres de valeur pluriels. Les opposer aux libertés économiques peut, d’ailleurs, de prime abord, laisser songeur. Le siècle des Lumières n’avait-il pas uni ces droits et libertés pour se libérer de l’emprise du corporatisme et de l’absolutisme royal1 ? Libertés économiques et droits de l’homme ne procèdent-ils pas d’un même combat individualiste contre la capacité annihilatrice des groupes2 ? Le marché n’est-il pas une espace de liberté ?
2Il faut donc, pour penser les relations entre les droits de l’homme et les libertés économiques, un effort méthodologique préalable de distinction des définitions et des niveaux d’analyse possibles (I). Celui-ci mettra en mesure d’envisager la diversité des modes d’articulation des deux types de droits et libertés dans les ordres juridiques (II).
I. Droits de l’homme et libertés économiques : la distinction des notions face à la pluralité de modes de définition
3La première difficulté de l’appréhension des relations entre les libertés économiques et les droits de l’homme réside dans l’incertitude de la définition de chacune de ces expressions. Pour tenter d’en cerner et d’en fixer les contours, trois types d’approches, au succès variable, sont possibles : une approche terminologique (A), une approche conceptuelle (B) et, enfin, une approche pragmatique (C).
A. Les impasses d’une approche terminologique
4L’approche terminologique consiste à repérer dans les textes juridiques des catégories dénommées « droits de l’homme » et à vérifier si, dans ces catégories, ou séparément, sont isolés des droits ou libertés qualifiés d’économiques. Cette démarche se heurte rapidement à de sérieuses difficultés en raison de la variété terminologique que présentent les textes juridiques.
5Ainsi, certaines constitutions ou documents internationaux n’emploient pas les termes droits de l’homme, mais plutôt ceux de « droit individuels et sociaux » (Constitution de la République de Grèce, 9 juin 1975), « droits et devoirs des citoyens » (Constitution de la République italienne, 27 décembre 1947) ou droits, devoirs ou libertés fondamentaux (Constitutions allemande, 23 mai 1949, Constitution espagnole, 27 décembre 1978). La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, par exemple, ne fait pas référence à l’expression « droit de l’homme », excepté à l’occasion des renvois opérés à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
6De même, peu de constitutions consacrent une catégorie exactement dénommée « libertés économiques ». Au mieux, trouve-t-on dans la constitution italienne une liste de droits et libertés relatifs aux « relations économiques » (Constitution italienne, 1re partie, titre III) qui vise la protection de l’emploi, le niveau de rémunération, l’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté syndicale, le droit de grève, mais aussi la liberté de l’initiative économique publique et privée et le droit de propriété publique et privée. Ou encore, la constitution espagnole isole-t-elle dans son titre I (« Des droits et des devoirs fondamentaux ») un chapitre3 intitulé : « Des principes directeurs de la politique sociale et économique ». Mais ces principes visent davantage la protection sociale des personnes (protection de la famille, droits relatifs aux relations de travail, droit à un environnement sain, droit au logement) qu’ils ne proclament des libertés justifiant le développement d’activités économiques.
7La constitution française offre aussi son lot d’incertitudes. On le sait, selon le préambule de la Constitution de 1946 auquel renvoie le préambule de l’actuelle constitution, le peuple français « réaffirme solennellement les doits et libertés de l’homme et du citoyen de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». L’alinéa suivant proclame « comme particulièrement nécessaire à notre temps », une liste de « principes politiques, économiques et sociaux ». Toutefois une lecture littérale ne permet de tirer aucune conclusion définitive sur les rapports exacts entre ces principes et les autres catégories de droits et libertés.
8Une analyse terminologique n’est pourtant pas sans intérêt. Elle permet de mettre en lumière et d’interroger les préférences de vocabulaire à un moment et dans un ordre juridique donnés. Toutefois, elle conduit rapidement, pour notre objet, à une impasse. Alors même que les dénominations présentent parfois des « airs de famille », il n’est pas aisé de se dégager de l’absence d’uniformité des expressions utilisées dans les textes juridiques sans faire appel à un autre niveau d’analyse.
B. Les apports et les insuffisances d’une approche conceptuelle
9Les difficultés devant lesquelles laisse l’approche terminologique exigent le passage à un autre niveau d’analyse, tout particulièrement un niveau conceptuel. Celui-ci permet de se départir de la diversité terminologique pour s’engager vers la détermination de traits distinctifs, en l’occurrence d’un concept conventionnellement dénommé « droits de l’homme » et d’un autre concept conventionnellement dénommé « libertés économiques ». Il est alors possible (mais non nécessaire) que des termes distincts renvoient à un même concept, et à l’inverse qu’un même terme renvoie à des concepts distincts.
10Cette démarche se heurte d’emblée à la diversité des délimitations possibles des concepts considérés. Combien de pages n’ont-elles pas été écrites sur les droits de l’homme ou l’économie ? Il reste qu’une telle approche rend aussi possible une délimitation stipulative des concepts de droits de l’homme et de libertés économiques, dont le caractère nécessairement arbitraire peut être atténué par l’objet de la recherche, à savoir l’analyse de leurs modes d’articulation.
11En s’inspirant de la terminologie de W. N. Hohfeld3, on considèrera alors ici comme « droits de l’homme » les énoncés des ordres juridiques qui reconnaissent des prérogatives ou des « prétentions » à faire ou à ne pas faire – corrélatives de devoirs d’action ou d’inaction (de non-droits ou d’inaptitudes) – à tout sujet en raison de son appartenance présupposée ou stipulée à une commune humanité4.
12On désignera par « libertés économiques » des énoncés des ordres juridiques qui établissent des prétentions à faire ou à ne pas faire corrélatives de devoirs d’action ou d’inaction (de non-droits ou d’inaptitudes) se rapportant à une activité économique. L’activité économique est entendue ici dans un sens commun comme un ensemble d’actes relatifs à la production, à la circulation ou à la consommation de biens, de capitaux ou de richesses. Elle s’exprime dans le vocabulaire juridique sous la forme des notions suivantes : liberté de l’industrie et du commerce, liberté d’entreprendre, droit de propriété, liberté de circulation des marchandises, des services, des capitaux… L’énoncé de ces libertés vise à faciliter ou à justifier l’activité des opérateurs économiques sur le marché en les protégeant essentiellement des ingérences de l’État ou de toute autre autorité publique.
13Ces définitions sommaires permettent d’ores et déjà d’envisager quatre types d’articulation entre les concepts de « libertés économiques » et de « droits de l’homme ». Chacun présente des enjeux philosophiques, politiques mais aussi anthropologiques5 importants.
- Les libertés économiques peuvent apparaître comme un sous-ensemble entièrement inclus dans le concept général « droits de l’homme ». Cela suppose alors d’admettre que l’exercice d’activités économiques et l’entretien de rapports marchands est inhérent à l’humanité. L’état d’homo economicus s’impose comme une qualité consubstantiellement humaine et appelle une protection équivalente aux autres propriétés constitutives de l’humanité.
- Les libertés économiques peuvent partiellement recouper le concept de « droit de l’homme ». Certaines en sont exclues en tant qu’elles ne sont pas considérées comme inhérentes à l’humanité et qu’elles justifient des activités contingentes et relatives à des appétits particuliers : spéculation sur des biens ou sur des titres financiers par exemple.
- Les libertés économiques peuvent aussi être complètement dissociées des droits de l’homme. Elles ne justifient que des activités considérées comme contingentes et non consubstantielles à l’humanité.
- Enfin, à l’inverse, les libertés économiques peuvent être considérées comme des libertés premières englobant et conditionnant l’existence et la réalisation de tout autre droit ou liberté. Les droits de l’homme deviennent
14l’attribut d’un homo avant tout economicus. C’est alors davantage sous la figure du consommateur que de l’homme ou du citoyen que l’individu bénéficie de droits. Autrement dit, les individus se voient reconnaître des droits non parce qu’ils appartiennent à une commune humanité, mais parce qu’ils constituent une partie faible à préserver sur le marché6. Sur le plan scientifique, ce renversement des rapports entre les droits de l’homme et les libertés économiques atteint sa forme la plus achevée avec l’analyse économique de type néo-libérale des droits de l’homme. Ces derniers se trouvent réduits à des biens et des ressources appropriables sur le marché ; le marché n’accepte leur respect que dans la mesure où ils assurent des conditions favorables à son fonctionnement et à son développement7. Le respect des droits de l’homme dépend alors de son coût ou des avantages qu’il confère sur le marché.
15Ce rapide dégagement conceptuel permet de franchir une étape précieuse pour l’appréhension des rapports possibles entre les droits de l’homme et les libertés économiques. Toutefois, ce niveau d’analyse rencontre au moins deux difficultés.
16En premier lieu, certains droits ou libertés présentent un caractère hybride. Selon les contextes dans lesquels ils sont invoqués, ils peuvent aussi bien justifier des activités économiques ou marchandes que des activités animées par des valeurs civiques, domestiques, humanistes ou sociales. Tel est le cas par excellence du droit de propriété8 mais aussi de la liberté de la presse9, de la liberté expression10, de la liberté de circulation, de liberté contractuelle11 ou du principe de non-discrimination… Par conséquent, si tension entre les droits de l’homme et libertés économiques il y a, cette tension est également susceptible de traverser un même droit ou une même liberté. Elle marque une séparation entre des usages marchands et non marchands d’un même énoncé juridique.
17En second lieu, on a jusqu’à présent raisonné comme si les notions de droits de l’homme et de libertés économiques faisaient l’objet de conceptions homogènes et plus ou moins constantes. Le concept de droit de l’homme renverrait invariablement à une éthique humaniste identifiée, autonome et imperméable à toute forme exogène ou transversale de mobilisations idéologiques12. De même, la présentation sommaire de ce que peut recouvrir ou justifier les libertés économiques n’a pas pris en compte les différentes conceptions et formes de coordination dont peuvent faire l’objet les activités économiques. Or, une lecture à peine approfondie de la littérature relative à l’économie ou aux droits de l’homme révèle rapidement que les usages et mobilisations des concepts étudiés sont extrêmement variables, ce qui contribue d’autant à brouiller l’analyse de leurs modes d’articulations.
C. La nécessité d’une approche pragmatique
18L’intégration de la dimension pragmatique du langage permet de prendre en considération la diversité des usages des droits et libertés en fonction des contextes argumentatifs dans lesquels ils sont mobilisés et des finalités poursuivies par leur invocation. Les droits de l’homme ne sont en effet que des mots dont la signification et les valeurs qu’ils véhiculent dépendent de l’interprétation de ceux qui les mobilisent, et donc de conceptions idéologiques, philosophiques ou éthico-morales préalables. Il est certes possible de bâtir une éthique propre et autonome liée au vocabulaire des droits de l’homme. Mais celui-ci peut aussi être approprié par divers univers idéologiques ou mentaux, ce qu’illustre d’ailleurs bien le phénomène d’hybridation évoqué plus haut. Un même droit, une même liberté, c’est-à-dire un même mot, peut être invoqué pour justifier des fins marchandes ou des préoccupations humanistes, civiques, écologistes.
19De façon similaire, l’économie ne renvoie pas à un unique mode de coordination. Il est vrai que l’ordre marchand caractérisé par la concurrence, la compétition, le profit, le bénéfice, l’appât du gain monétaire, dont l’inhumanité potentielle n’a pour limite qu’« un sage détachement » à l’égard de « la possession des richesses13 », tend à occuper une place prédominante. Il n’en demeure pas moins que d’autres modalités d’organisation économique intégrant, ou se donnant pour finalité, des préoccupations de justice sociale14 ou humanistes15 sont bien évidemment envisageables.
20La confrontation entre des droits de l’homme et des libertés économiques ne met donc pas seulement en jeu des mots. Elle intègre des usages argumentatifs guidés par des visées multiples. Elle fournit une illustration spécifique de ce que le langage des droits de l’homme est aujourd’hui traversé par une tension consécutive à la séparation du libéralisme politique (ou éthique) et du libéralisme économique (ou libérisme)16 qui tend à mobiliser un même langage pour justifier des finalités antagonistes.
II. Les droits de l’homme à l’épreuve des libertés économiques : quelles articulations ?
21La diversité des conceptions et des usages dont peuvent faire l’objet les libertés économiques et les droits de l’homme a pour conséquence l’extrême variabilité de leurs modes d’articulation. En fonction des circonstances factuelles ou des principes directeurs d’un ordre juridique considéré se dégagent aussi bien des rapports d’inclusion, de complémentarité que d’exclusion17. Deux caractéristiques marquent tout particulièrement ces confrontations entre les droits de l’homme et les libertés économiques : leur extension à des domaines de plus en plus nombreux et la redéfinition les relations entre les droits de l’homme et l’État qui l’accompagne (A), leur complexité et leur ambivalence (B).
A. L’extension des domaines de confrontation : des droits de l’homme face à l’État à l’État face aux libertés économiques
22Les tensions entre les libertés économiques et les droits de l’homme se sont sans doute d’abord manifestées avec le plus de force dans les rapports de travail. Les pouvoirs de l’employeur, dont la liberté d’entreprendre constitue l’une des justifications juridiques, se heurtent inévitablement aux droits et libertés reconnus aux salariés sur tout lieu de travail, tels que le droit de grève, le droit d’adhérer à un syndicat, la liberté d’expression, le respect de la vie privée, le droit au loisir et au repos, ou encore la protection de l’enfance face à la recherche d’une main d’œuvre à bas prix18.
23Mais les libertés économiques mobilisées à des fins marchandes mettent également à l’épreuve les droits et libertés des individus situés en dehors de l’entreprise. Cette confrontation s’étend à des domaines qui n’étaient traditionnellement pas ou peu appréhendés en des termes marchands ou, pour le dire autrement, qui échappaient en tout ou partie à la logique du marché : les services sociaux, le logement social19, l’éducation20, les soins, la santé et l’accès aux médicaments21, le corps et le vivant22, le développement23, l’organisation des populations indigènes24, l’environnement25… Les déstructurations qui accompagnent souvent l’introduction d’une logique marchande dans des domaines jusqu’alors organisés selon d’autres modes de coordination peuvent s’abîmer dans des formes d’extrême violence26.
24L’extension des domaines et des modalités de confrontation entre un usage marchand des droits et libertés et des usages non marchands entraîne également une redéfinition, voire un renversement des conceptions classiques des rapports entre les droits de l’homme et l’État. L’État n’est plus le seul acteur potentiel de la violation des droits de l’homme, comme le pensaient les libéraux du xixe siècle ; il devient une force de protection face aux atteintes provenant d’acteurs privés. Les constituants français de 1946 considéraient ainsi qu’une politique de nationalisation fournirait le moyen de contenir l’émergence de « véritables puissances économiques […] dangereuses pour la nation », et qui « portent atteinte aux droits et libertés de chaque individu27 ».
25Les interventions publiques visant à assurer le respect des droits de l’homme face à certains effets des activités marchandes adoptent aujourd’hui d’autres formes. Elles peuvent consister à réglementer ces activités au nom de la protection spécifique de tel ou tel droit (droit au respect de la vie privée vs stockage et diffusion par les entreprises de données à caractère personnel à des fins commerciales ; principe de dignité vs brevetabilité du vivant ou commercialisation de jeu à tuer28). Elles peuvent aussi définir des politiques publiques, incluant l’organisation de services sociaux (par exemple en matière de logement, de santé…). Elles peuvent enfin emprunter une voie juridictionnelle. Certains juges sollicitent ainsi l’intervention des États pour faire cesser ou pour réparer des atteintes aux droits de l’homme par les tiers, notamment des entreprises privées. La jurisprudence de la Cour européenne en matière environnementale en fournit une bonne illustration. Les États sont alors tenus pour responsables de la violation des droits de l’homme non du fait de leur action, mais du fait de leur inaction : en l’occurrence ils n’ont pas empêché une violation des droits de l’homme par des entreprises polluantes29.
26Alors que les autorités publiques sont appelées à jouer un rôle essentiel dans l’articulation des droits de l’homme et des libertés économiques, les entreprises et organisations internationales, acteurs potentiels des atteintes aux droits de l’homme, se sont également saisies du problème. Certaines se sont engagées dans des formes d’autorégulation ou de « mondialisation régulatoire30 » visant à montrer leur capacité à s’autodiscipliner et à internaliser la « valeur » droits de l’homme, sans que les États ou les juges aient besoin de les sanctionner ou d’encadrer leurs activités.
27Procèdent typiquement de ce phénomène l’émergence du concept de responsabilité sociale des entreprises, l’affirmation de principes directeurs des sociétés transnationales31, la rédaction de codes de conduites ou de chartes éthiques. Avec ces dernières notamment, les entreprises s’engagent, non sans paradoxe, à respecter au moyen de documents dont la valeur et la portée juridiques sont loin d’être fixées des obligations relatives aux droits de l’homme ou à la protection de l’environnement qui résultent de lois, de conventions internationales ou de textes constitutionnels32. Les chartes éthiques, peuvent alors se comprendre « comme une déclinaison de ce que Foucault nommait “la gouvernementalité”, c’est-à-dire une méthode de rationalisation de l’exercice du pouvoir inhérente à la contestation de la légitimité des interventions publiques dans la sphère des relations sociales33 ». Elles donnent corps à un mouvement de privatisation et de contractualisation de la garantie des droits de l’homme, qui se manifeste tant par les formes qu’adoptent les déclarations d’intention des acteurs privés que par les méthodes et les outils d’évaluation qu’ils proposent pour parvenir aux fins affichées. Le respect des droits de l’homme pourra ainsi être mesuré par des études d’impact, par la traçabilité et la transparence des étapes de productions d’un bien, par des procédures d’alerte (alerte éthique, environnementale…34), par des mécanismes de plaintes internes aux entreprises ou aux organisations internationales, par l’enquête de bureaux d’experts indépendants…
28Il n’est pas étonnant que ces mécanismes autorégulatoires rencontrent un succès particulier auprès des entreprises transnationales ou de certaines organisations internationales comme le Fond monétaire international ou la Banque mondiale35. Comme le relève Olivier de Schutter, ces mécanismes ont pour avantage, aux yeux des acteurs privés, leur souplesse et leur diversité. Mais ils présentent des limites. On peut en effet douter que la protection des droits de l’homme restera optimale lorsque que seront en cause les intérêts stratégiques des institutions. Par ailleurs, toute instrumentalisation n’est pas exclue. Elle peut consister à se servir des études d’impact pour déployer des activités marchandes là où le coût de la violation des droits de l’homme apparaît le moins cher ou là où la probabilité d’être sanctionné est moindre, ou encore à mettre en avant le respect de certaines valeurs parce qu’elles sont jugées momentanément porteuses d’une nouvelle attractivité commerciale.
29Face à – ou à côté de – cette poussée autorégulatoire, certains envisagent des mécanismes de co-régulation associant les pouvoirs publics, les entreprises et les populations civiles. L’expérience du commerce équitable en offre un exemple. L’objectif annoncé est d’opérer « un renversement de la hiérarchie des valeurs entre éthique et marché, en mettant l’échange économique »« au service de valeurs humaines, sociales et environnementales36 ». Mais là encore, les limites sont manifestes, notamment parce que les États du Nord ne jouent pas complètement le jeu en maintenant des subventions agricoles37 qui concurrencent les pays en développement – pratiques d’ailleurs dénoncées par l’OMC –, ou parce qu’ils restent les principaux bénéficiaires de « la valeur ajoutée des produits38 ».
B. Complexités et ambivalences des modes d’articulation
30Les confrontations entre les libertés économiques et les droits de l’homme sont susceptibles de trois issues-types39.
31La première accorde une prévalence aux valeurs liées à un usage non marchand des droits de l’homme. Elle dessine un ordre humaniste dans lequel les libertés économiques sont structurellement subordonnées au respect des droits concurrents.
32La deuxième issue dessine un ordre « social-libéral » privilégiant la conciliation ou des compromis plus ou moins proportionnés entre les intérêts marchands et les droits de l’homme. Dans ce modèle, il n’existe pas de rapport structurel de principe à exception. Les compromis s’effectuent au cas par cas. Ils peuvent emprunter la voie législative, comme c’est le cas de la mise en œuvre du droit au logement40, ou résulter de l’intervention des juges. Ceux-ci recourent d’ailleurs à des formules de conciliation de plus en plus fines (absence de disproportion manifeste ou non atteinte excessive à un droit ou liberté) qui leur confèrent une très grande marge d’appréciation pour la détermination de l’issue concrète du conflit41.
33La troisième issue profile un modèle néo- voire ultra-libéral dans lequel les libertés économiques bénéficient d’une primauté structurelle à l’égard de tout autre objectif ou valeur42. L’éventuelle prise en compte des droits de l’homme n’intervient qu’à titre correctif de certains effets du marché. Ce sursaut d’« humanisation » de l’ordre marchand ne s’effectue ainsi que dans la mesure où les exceptions aux règles du marché sont dûment justifiées, ne leur portent pas d’atteintes disproportionnées43 ou ne les privent pas d’effet utile44.
34S’il existe une relative homogénéité des solutions retenues par certaines organisations internationales ou régionales – l’OMC, l’Union européenne – qui privilégient le troisième type d’issue, les ordres juridiques nationaux offrent, pour leur part, une palette plus étendue de combinaisons. Celles-ci varient en fonction des droits et libertés en cause, des circonstances factuelles et des acteurs, les choix de ces derniers pouvant d’ailleurs évoluer ou fluctuer45. Il est toutefois difficile de ne pas relever une tendance, accentuée ces vingt dernières années, à privilégier les libertés économiques et, donc, le troisième type d’issue.
35Celle-ci est d’ailleurs le récent théâtre de processus fins et complexes d’internalisation des valeurs liées aux droits de l’homme. Les organisations fondées sur des principes marchands recourent à des procédés divers, allant de l’adoption de chartes éthiques ou autres codes de conduite (supra) à des décisions juridiquement contraignantes relevant souvent de l’initiative d’organes de type juridictionnel. Ces derniers procèdent soit par référence directe à des droits de l’homme46, soit par interprétation extensive de notions à référent collectif telles que la santé publique, l’ordre public, la préservation du patrimoine ou de l’environnement47.
36Ce phénomène d’internalisation, s’il était appelé à s’amplifier, interrogerait sérieusement sur les raisons du choix d’un type d’issue plutôt qu’un autre pour assurer la protection des droits de l’homme. En effet, entre un statut de principe qui admet des exceptions, des compromis plus ou moins équilibrés et un statut d’exception qui empièterait de façon accrue sur le principe, les retombées concrètes sur la protection de tel ou tel droit de l’homme seraient-elle si différentes ?
37Trois éléments incitent à le penser. Tout d’abord, à supposer qu’elles aboutissent à des résultats équivalents en termes de protection des droits de l’homme, chacune des issues ne fait pas supporter les efforts pour les obtenir aux mêmes acteurs. On rappellera qu’au sein d’un ordre fondé sur des principes marchands, les droits et libertés exprimant d’autres finalités ne sont respectés que dans la mesure où ils servent le fonctionnement et le développement du marché ou ne l’entravent pas de façon excessive et disproportionnée. En tant que qu’exception, leur prise en considération est soumise à l’épreuve d’un perpétuel effort de justification. En d’autres termes, la charge de la preuve repose essentiellement sur celui qui invoque l’exception. Par ailleurs, dans un ordre marchand, l’internalisation des droits de l’homme reste aléatoire. Elle ne se réalise que dans la mesure où les agents sont « convaincus que le bénéfice marginal du respect » de ces droits, « est supérieur » à son « coût marginal48 ». Enfin, l’adhésion à un monde où prédominent des valeurs marchandes nécessite d’admettre que les droits de l’homme sont des valeurs relatives, des biens ou ressources appropriables, dont l’utilité sociale se confond avec leur utilité marchande. À quelles conditions est-on capable d’accepter de telles conséquences ? La réponse ne dépend assurément plus des seules considérations juridiques.
Notes de bas de page
1 Voir Racine Jean-Baptiste, « L’ordre concurrentiel et les droits de l’homme », in Mélanges en l’honneur d’Antoine Pirovano, Paris, Éditions Frison-Roche, 2003, p. 420.
2 Sur l’alliance des droits de l’homme et des libertés économiques face aux ordres holistes, voir l’exemple du Japon, Yamamoto Hadjimé, « Sur la définition théorique de la notion de droits de l’homme dans le droit constitutionnel japonais », in Hosei Riron, vol. 34, no 4, mars 2002, p. 224.
3 Hohfeld Wesley Newcomb, Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning, Westport, Greenwood Press, 1978.
4 Goguel François, « Objet et portée de la protection des droits fondamentaux », in Cours constitutionnelles et droits fondamentaux, Aix-Marseille, Économica, 1982, p. 236.
5 Sur les conséquences anthropologiques de l’émergence du sujet de droit comme sujet économique, voir la contribution de Marie-Xavière Catto dans ce volume.
6 Voir la contribution de Thomas Dumortier dans ce volume.
7 Voir la contribution de Christophe Le Berre dans ce volume.
8 Voir IDHAE, La Protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005. Sur un usage écologiste du droit de propriété, voir Ost François, La Nature hors la loi, Paris, La Découverte, 2003.
9 Dans les débats constituants de 1946, par exemple, la liberté de la presse est associée à la liberté d’expression mais aussi à la perspective financière de la constitution de grands organismes de presse privés.
10 Voir la contribution de Jean-Sébastien Boda dans le présent volume.
11 Voir Terneyre Phillippe, « Secteur public et concurrence : la convergence des principes. À propos de la liberté contractuelle », in AJDA, 2007, no 35, p. 1906.
12 Voir Viola Francesco, « I diritti dell’uomo e l’etica contemporanea », in Ragion protica, 1996, no 6, p. 195 .
13 Boltansky Luc et Thevenot Laurent, La Justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, p. 252.
14 Voir Kolacinski David, Analyse économique des droits de l’homme, Rennes, Presse universitaire de Rennes, 2003, p. 308-309.
15 François Perroux proposait ainsi au début du xxe siècle une « économie humaine ». Voir Kolacinski David, Analyse économique des droits de l’homme, op. cit., p. 85 ; voir aussi Bürgenmeier Beat, « Les droits de l’homme : une exigence pour démocratiser l’économie », www.aidh.org/uni/biblio/pdf/3-1.pdf. Pour un point de vue juridique sur la non réduction de l’économie au marchand, voir Kovar Jean-Philippe, « Où en est la liberté du commerce et de l’industrie ? », in Dr. adm., 2007, no 12, p. 12.
16 Sur cette distinction voir Champeil-Desplats Véronique, Noberto Bobbio : pourquoi la démocratie ?, Paris, Michel Houdiart éditeur, 2008, p. 84.
17 La contribution de Marine Durand dans ce volume l’illustre parfaitement au sujet de l’usage du principe de dignité au sein de l’ordre juridique de l’Union européenne.
18 Voir la contribution de Maria-Cristina de Cicco dans ce volume.
19 Jégouzo Yves, « Le logement social entre solidarité, décentralisation, service public et concurrence », in AJDA, 2008, no 10, p. 500.
20 Voir la contribution de Sophie Grosbon dans ce volume.
21 Voir la contribution de Castor Bartolomé Ruiz dans ce volume.
22 On pense notamment à la question de la brevetabilité du vivant : voir Bellivier Florence et Noiville Christine, Contrats et vivant, Paris, LGDJ, 2006 ; voir aussi Bioéthique, biodroit, biopolitique, Hennette-Vauchez Stéphanie (dir.), Paris, LGDJ, « Droit et Société », 2006 ; voir aussi Marzano Michela, L’Éthique appliquée, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2008.
23 Voir la contribution de María Eugenia Rodríguez Palop.
24 Voir la contribution de Marcela Gutierrez.
25 Voir Thieffrypatrick, « Mesures publiques de protection de l’environnement et concurrence », in AJDA, 2007, no 4, p. 170.
26 Voir la contribution dans ce volume de João Ricardo W. Dornelles sur les favelas de Rio.
27 Zaksas Gilbert, 7 mars 1946, JO, p. 606.
28 CJCE, 14 octobre 2004, Omega, AJDA, 2005, p. 152.
29 Condamnation de l’Espagne pour les nuisances olfactives dues à une station d’épuration, CEDH, 9 décembre 1994, affaire Lopez Ostra c. Espagne, no 41/1993/436/515. Voir aussi CEDH, 1er février 1990, Powell et Rayner c. Royaume-Uni, no 3/1989/163/219 sur les nuisances sonores produites par l’aéroport d’Heathrow.
30 Boisson de Chazournes Laurence, « Institutions financières internationales, mondialisation et droits de l’homme », in La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948-2008) : réalité d’un idéal commun ?, Paris, La Documentation française, 2009, p. 59.
31 Voir Manciaux Sébastien, « L’implication d’investisseurs étrangers dans certaines violations des droits de l’homme », in Au cœur des combats juridiques. Pensées et témoignages de juristes engagées, Dockes Emmanuel (dir.), Paris, Dalloz, « Thèmes et commentaires », 2007, p. 355.
32 Selon la Charte du Groupe Valeo : « En adhérant au Pacte mondial de l’ONU, le groupe Valeo s’engage à respecter et à promouvoir les droits fondamentaux issues de la DUDH, la dignité et la valeur de la personne humaine, la vie privée des salariés et l’égalité des droits des femmes et des hommes. Le groupe Valeo veille en particulier au respect des principes suivants définis par le Pacte mondial de l’ONU touchant aux droits de l’homme, aux normes de travail et à l’environnement. » Suit un ensemble de dispositions sur le travail des enfants, le travail des personnes handicapées, la discrimination, le harcèlement sexuel et moral, la santé et la sécurité au travail, le soutien au développement durable, dans le dossier spécial « Charte éthique et alerte professionnelle en débat », in Semaine Sociale Lamy, supplément no 1310, 4 juin 2007, p. 75.
33 Meyrat Isabelle, « La référence à l’“éthique” dans le champ des relations de travail : nouveau facteur d’assujettissement des salariés ? », in Au cœur des combats juridiques..., op. cit., p. 198, p. 194.
34 Voir le dossier spécial « Charte éthique et alerte professionnelle en débat », op. cit. ; Leclerc Olivier, « La protection du salarié lanceur d’alerte », in Au cœur des combats juridiques..., op. cit., p. 287.
35 Boisson de Chazournes Laurence, « Institutions financières internationales, mondialisation et droits de l’homme », op. cit.
36 Ravillon Laurence, « Les contrats de commerce équitables », in Au cœur des combats juridiques..., op. cit., p. 344.
37 Voir plus généralement sur l’effet de ses subventions sur les droits de l’homme en Afrique la contribution de Emmanuel Guematcha dans ce volume.
38 Ravillon Laurence, « Les contrats de commerce équitables », op. cit., p. 351. Voir aussi Gallie Martin, « Les normes de l’OIT et de l’OMC dans la coopération ACP-CE », in Au cœur des combats juridiques..., op. cit., p. 399.
39 Pour de plus amples développements, voir Champeil-Desplats Véronique, « La liberté d’entreprendre au pays des droits fondamentaux », in Revue de droit du travail, 2007, no 1, p. 19.
40 Voir la contribution de Claire Fourçans dans ce volume.
41 Voir la contribution de Manon Altweigg-Boussac à propos de la liberté d’entreprendre dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Voir aussi, Antoine Aurélien, « Droit social, droit de la concurrence et juge administratif. À propos de la décision du Conseil d’État du 21 mai 2008, Société nouvelle de remorquage du Havre », in AJDA, 2008, p. 1692.
42 La Cour suprême japonaise a par exemple pu considérer que « l’entreprise privée, en vertu de sont droit à l’activité économique, et notamment de sa liberté d’employer, peut interroger un candidat sur son opinion politique et peut exercer une discrimination » à cet égard : Yamamoto Hadjimé, « Sur la définition théorique de la notion de droits de l’homme dans le droit constitutionnel japonais », op. cit., p. 223-224.
43 Telle est la position de la Cour de justice des Communautés européennes, voir CJCE, 14 octobre 2004, Omega, précité ; CJCE, 18 décembre 2007, Laval, Aff. C-341/05 et 11 décembre 2007, Viking, Aff. C-438/05.
44 CJCE, 13 décembre 2007, Aff. 6250/06, United Pan-Europe Communications Belgique, commentaire Picheral Caroline, RTDH, 75/2008, p. 694.
45 Sur cette casuistique, Antoine Aurélien, « Droit social, droit de la concurrence et juge administratif. À propos de la décision du Conseil d’État du 21 mai 2008, Société nouvelle de remorquage du Havre », op. cit., p. 1690-1691 : « Bien souvent, la conciliation entre le droit social et le droit de la concurrence dépend du contexte économique et social de l’activité. »
46 Petersmann Ernst-Ulrich, « Human Rights, International Economic Law and “Constitutional Justice” », in EJIL, 2008, vol. 19, no 4, p. 769 ; « Droit communautaire et droits fondamentaux. Chronique de la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés européennes (2007) », in RTDH, no 75, 2008, p. 687. Pour un regard croisé sur l’internalisation des droits de l’homme par la CJCE et l’internalisation de considération marchande par la CEDH, voir la contribution Nicolas Hervieu dans ce volume.
47 Voir la contribution de Reigner Tiphaine sur l’Organisation mondiale du commerce.
48 Bürgenmeier Beat, « Les droits de l’homme : une exigence pour démocratiser l’économie », op. cit., p. 246.
Auteur
Professeure à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, directrice du Credof
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
À la recherche de l'effectivité des droits de l'homme
Véronique Champeil-Desplats et Danièle Lochak (dir.)
2008
Construire la peine dans les murs
Architecture et spatialité des nouvelles prisons
Francis Abouzit
2018
Usages de l’interdisciplinarité en droit
Eleonora Bottini, Pierre Brunet et Lionel Zevounou (dir.)
2014