Californie : de la ségrégation résidentielle à l’injustice politique
p. 205-219
Texte intégral
1L’exigence de justice est au cœur de la nation américaine depuis ses fondements, voire ses prémices. Il a en effet été le principal moteur de la révolution. Les abus de la couronne britannique, l’usage de la force pour faire régner l’ordre chez les colons leur était d’autant plus insupportable qu’ils ne bénéficiaient pas d’une juste représentation politique. « No taxation without representation » (pas d’impôt sans représentation politique, slogan politique du révolutionnaire James Otis dès 1764), devint le cri de ralliement de la guerre d’indépendance qui trouvait sa justification dans les enseignements de John Locke et des Lumières : le juste pouvoir du gouvernement émane du consentement des gouvernés ; le pouvoir britannique, selon les termes de la déclaration d’indépendance, est « resté sourd à la voix de la justice » ; face au despotisme, la rébellion relève du droit et du devoir du peuple à se défendre et établir un gouvernement juste.
2Profondément épris de justice, les pères fondateurs veillèrent à garantir la démocratie naissante de toute tyrannie, qu’elle provienne de la majorité, de la minorité ou du président même et d’assurer l’égalité de tous les hommes-ce qui n’incluait certes pas, à l’époque, les femmes et les minorités-par la défense du droit inaliénable à la vie, la liberté et la propriété. Le système politique qu’ils inventèrent en rédigeant la constitution de 1787 fut décrit comme « l’œuvre la plus merveilleuse jamais conçue par le cerveau de l’homme ». Vénérés comme une « assemblée de demi-dieux1 », les pères fondateurs défendirent ardemment par leurs écrits, rassemblés dans un ouvrage intitulé Le Fédéraliste, un régime inconnu jusque là, une démocratie exceptionnelle sans équivalent dans le monde. Le cour de ce système politique est la division des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) et le système de pouvoirs et contrepouvoirs (checks and balances) qui s’exerce pour garantir les dérives autoritaires2. Mais surtout, pour les pères fondateurs, la démocratie repose sur une juste représentation politique des intérêts du peuple, qui ne peut s’exercer qu’à travers l’élection de délégués « honnêtes », « intègres », des « hommes de talent » capables de « discerner l’intérêt véritable du pays [...] sans sacrifier à des considérations partielles ou temporaires3 ». Un tel détachement ne peut s’opérer qu’à l’échelle d’un grand territoire. L’élection est un filtre et non un « miroir représentatif » du peuple, comme l’affirment les anti-fédéralistes, pour qui la recherche du bien commun « n’est pas l’objet de la délibération savante et raisonnée des élites représentatives [mais] le produit d’un marchandage entre groupes et régions dont les intérêts sont difficilement réconciliables4 ».
3La question du territoire était déjà centrale dans la construction d’une représentation politique juste, alors que le pays, en pleine expansion, regroupait des États de forme, de taille et de population extrêmement diverses et en évolution constante. La juste représentation du peuple se fit par l’élection de représentants à l’assemblée, proportionnellement à la population, la juste représentation des territoires, au même titre, conduisit à l’élection de deux représentants par État. La plupart des États calquèrent leur organisation des pouvoirs sur le modèle fédéral afin d’assurer, à l’échelle fédérée, une juste représentation politique des intérêts de tous les citoyens, garante du fonctionnement de la république moderne, juste et égalitaire.
4Pourtant, les évolutions démographiques et politiques récentes de la Californie remettent clairement en question le bon fonctionnement de cette démocratie « exceptionnelle ». Les évolutions récentes ne peuvent se comprendre qu’à l’aune d’une analyse géographique précise qui recèle la clé de contradictions politiques majeures apparentes : comment, dans un État à forte majorité progressiste, a-t-on pu révoquer un gouverneur démocrate pour en élire un-star de cinéma, certes-républicain ? Ou encore voter les lois de répression de la criminalité parmi les plus dures de l’union (Loi des trois coups) ? Pourquoi l’État à la plus forte proportion de minorités, premier État d’immigration, qui ne possède plus de majorité raciale depuis 2000, a-t-il été le premier à voter une loi privant de services publics les immigrants clandestins (Proposition 187 en 1994) ? Ou à démanteler les politiques d’affirmative action (Proposition 209 en 1996) après en avoir été le précurseur ? Ou encore l’éducation bilingue (proposition 227 en 1998) ? Pourquoi l’État le plus riche des États-Unis n’est-il pas en mesure d’assurer un enseignement public secondaire de qualité sur l’ensemble de son territoire ?
5La réponse est nécessairement complexe et la Californie s’est souvent trouvée à l’avant-garde de tendances qui ont fini par s’étendre à nombre d’autres États5. Mais la nouvelle géopolitique de la Californie révèle avant tout l’accroissement d’inégalités socio-spatiales qui, en raison des évolutions du système politique de l’État, conduisent à une représentation politique injuste d’une partie des citoyens et des territoires. Notre hypothèse est donc que la ségrégation résidentielle conduit à l’injustice politique, source des contradictions apparentes que nous venons d’évoquer mais aussi du renforcement, en retour, des inégalités socio-spatiales.
Diversité et ségrégation résidentielle en Californie
6Soumise à une immigration massive, des migrations internes importantes et une très forte mobilité de la population, la Californie a vu sa population considérablement augmenter et devenir plus diverse et plus démocrate au cours des dernières décennies. En 2006, plus de 57 % des Californiens étaient des minorités-soit Latinos, Asiatiques ou Africains- Américains. En 2000, d’après le recensement, on comptait 47,3 % de Blancs, 32,4 % d’Hispaniques/Latinos, 6,5 % de Africains-Américains/Noirs, 11 % d’Asiatiques, 0,6 % d’Indiens-Américains et 1,9 % de « multirace ». Alors qu’ils étaient encore 66,6 % en 1980, les Blancs ne devraient plus constituer plus que 26 % de la population de l’État en 2050. Pourtant, au cours de la dernière décennie, comme nous le démontrerons par une analyse quantitative, la ségrégation résidentielle a augmenté, alors qu’elle est en décroissance dans l’ensemble du pays. Les Californiens tendent ainsi à se regrouper clairement, volontairement ou non, dans des zones résidentielles entre personnes de même niveau socio-économique, de même appartenance ethnique et de mêmes affinités politiques.
7Alors que les zones de mixité sont de plus en plus nombreuses, notamment dans les grands centres urbains, de poches de très forte homogénéité socio-économique et/ou raciale persistent ou se créent dans les territoires jusqu’ici très peu peuplés de l’intérieur de l’État. D’un côté, les comtés d’Orange ou la San Gabriel Valley, qui jusqu’à récemment étaient les ban- lieues blanches de Los Angeles, sont désormais largement peuplées d’immigrants hispaniques et asiatiques, comme bien d’autres zones autrefois presque exclusivement blanches. Quasiment tous les anciens ghettos noirs sont devenus au moins partiellement latinos. Dans le même temps, des quartiers dotés d’une importante communauté latino sont devenus plus homogènes, à savoir presque exclusivement latinos. De nombreux Californiens ont accueilli très favorablement cette diversité et ré-emménagé dans les villes-centre pour profiter de quartiers culturellement dynamiques et du foisonnement des restaurants ethniques. D’autres, au contraire, ont cherché refuge dans des zones de forte homogénéité, notamment à l’intérieur de l’État, au point de remettre en question la traditionnelle division régionale nord-sud pour conduire à l’émergence d’une division est-ouest6.
8Face aux problèmes posés par la croissance de la population, par l’afflux d’étrangers mais aussi par la congestion automobile, l’augmentation des prix du logement, la dégradation du niveau des écoles publiques ou les violences urbaines, nombre de Californiens partent s’installer au-delà des banlieues, dans des villes-champignons en périphérie lointaine des centres, que les urbanistes n’appellent plus suburbs mais exurbs. À la recherche d’une meilleure qualité de vie, d’écoles de qualité pour leurs enfants ou d’une plus grande homogénéité sociale ou ethno-raciale, ces Californiens n’hésitent pas à effectuer un trajet domicile-travail supérieur à une heure pour installer leur famille dans de bonnes conditions. D’autres quittent l’État, qui connaît désormais un solde migratoire interne négatif. La croissance de population est aujourd’hui seulement liée à l’immigration et l’accroissement naturel. Entre 1990 et 2000, la Californie a perdu plus d’un million de résidants blancs, partis pour la plupart en Arizona, dans le Nevada ou le Colorado7.
9Un bon exemple est la ville de Modesto (comté de Stanislaus), dans la Central Valley, à une heure et demie de route de Sacramento et deux heures de San Francisco. La population a plus que doublé depuis les années 1980 et malgré les évolutions démographiques de l’État, la ville et ses environs maintiennent un pourcentage de population blanche nettement supérieur à la moyenne de l’État (10 points de pourcentage). Plus au nord-est, dans la région montagneuse, les comtés sont blancs à 80 voire plus de 90 %. Ils se diversifient beaucoup plus lentement que le reste de l’État. Sur la côte, des villes comme Sausalito (comté de Marin), dans la Baie de San Francisco, restent à très forte majorité blanche, malgré la présence croissante d’immigrants dans le reste du comté. Du coup, le décalage entre la proportion de Blancs dans la ville et celle dans l’État s’est accrue, pour atteindre 34 points de pourcentage.
10Pour vérifier nos hypothèses, nous avons donc cherché à mesurer si l’accroissement de la diversité de la population conduit à plus ou moins de ségrégation résidentielle. L’une des difficultés, pour la Californie, est l’absence de groupe dominant par rapport auquel mesurer la ségrégation de tel ou tel autre groupe, les Blancs représentant désormais moins de la moitié de la population. L’autre défi est la prise en compte de la dimension spatiale de la ségrégation, afin de comprendre si les habitants se regroupent plutôt en fonction de frontières régionales, municipales ou de quartier. Nous avons eu recours à l’indice « H » de Theil qui permet d’établir un indice de diversité pour l’État de Californie et de mesurer ensuite le niveau de diversité de chacune de ses composantes spatiales par rapport à l’indice de diversité de l’État8. Cette méthode permet d’étudier la ségrégation en tenant compte de plusieurs groupes, plusieurs variables et plusieurs échelles géographiques. Elle a par ailleurs l’avantage d’être parfaitement additive. On peut ainsi mesurer la ségrégation à l’échelle de l’État et calculer la contribution de chaque échelon géographique (région, comté, municipalité, quartier) au total de l’État.
11Les résultats montrent que l’accroissement de la diversité de la population ne signifie pas plus de diversité pour chacune de ses régions ou de ses quartiers. Les changements ne se produisent pas à la même vitesse ni dans les mêmes proportions selon les zones géographiques. Certaines ont connu des changements drastiques, d’autres ont été peu affectées. En d’autres termes, la diversification n’a pas mis fin aux dynamiques ségrégatives. Au contraire, la ségrégation tend à se renforcer. La ségrégation raciale a augmenté de 6,9 % entre 1990 et 2000 et la ségrégation politique (démocrates et républicains) de 4,7 %. De la même façon, elle s’est accrue aux deux extrêmes de l’échelle de revenus : + 4,9 % pour le quintile des plus hauts revenus, + 1,8 pour les plus bas revenus.
12Le deuxième résultat montre que le moteur principal de la ségrégation résidentielle est l’auto-ségrégation des Blancs et des populations aux revenus les plus élevés, qui prend soit la forme d’une « fuite » (white flight) vers les exurbs ou d’un cloisonnement par le biais des frontières municipales. La ségrégation des Blancs a augmenté dans le même temps de 16,9 %, particulièrement au niveau municipal (+ 28,6 % contre 12,3 % à l’échelle de la région, 4,1 % du comté et 10,8 % du quartier). Ce cloisonnement municipal se vérifie toutes races confondues : + 13,3 % contre 10,4 % pour le comté, 4,2 % pour la région et 2,0 % pour le quartier.
13En revanche, le taux de ségrégation a fortement diminué pour les Noirs (-17,4 %), en raison notamment de leur plus grande mixité avec les Latinos. Les Asiatiques ont également vu leur ségrégation diminuer (-16,5 %) alors qu’elle se renforce pour les Latinos (+ 4,7 %).
14Cette ségrégation résidentielle renforce des inégalités socio-spatiales perçues comme d’autant plus injustes que ses conséquences politiques les perpétuent voire les aggravent. En effet, la ségrégation résidentielle renforce les inégalités politiques créées par le système de double démocratie en Californie (représentative et directe) et accroît la compétition entre les territoires, au profit de ceux qui cumulent les avantages et le plus fort pouvoir politique.
15La différence de pouvoir politique entre les territoires entraîne ainsi des disparités importantes, des rivalités de pouvoir majeures et un accès inéquitable aux ressources de développement, ce qui peut être considéré comme une première dimension d’injustice spatiale. En effet, quelles que soient les définitions de la justice que l’on puisse retenir, « la justice vise d’abord à réduire, abolir, ou rendre acceptable l’inégalité socio-économique9 ». La ségrégation résidentielle n’est pas intrinsèquement injuste en ce qu’elle résulte du libre choix des habitants de vivre « entre soi » en fonction de leurs moyens respectifs et de leurs affinités sociales, raciales ou politiques. Elle le devient, en revanche, lorsqu’elle enferme des populations dans des situations dont le choix ne leur appartient pas et qui les privent d’accès équitable aux ressources économiques, sociales et politiques, conditions essentielles de leur mobilité socio-économique et d’une réelle égalité des chances. Or la ségrégation résidentielle, en Californie, nourrit le repli sur soi et la défiance envers les institutions politiques de l’État, décourageant notamment les électeurs de financer des services publiques collectifs, ce qui renforce, en retour, les inégalités territoriales et donc les processus de ségrégation spatiale. Le système politique californien accroît ainsi les injustices spatiales liées à la ségrégation résidentielle.
16Trois facteurs permettent d’expliquer que le système politique californien favorise un accroissement des inégalités spatiales liées à la ségrégation résidentielle, aboutissant ainsi à une représentation politique injuste d’une partie de la population : une fragmentation urbaine qui encourage la compétition entre les territoires ; les revers de la démocratie directe ; les limites du redécoupage électoral.
Fragmentation et compétition territoriale
17En raison de la grande décentralisation des pouvoirs et de la forte fragmentation territoriale urbaine, l’autonomie des gouvernements locaux favorise une intense compétition entre les territoires. Dans un contexte d’immigration massive, de forte mobilité de la population et de concurrence économique accrue, certains gouvernements locaux sont à même d’élaborer des règles visant à encourager ou empêcher l’installation de certains types de populations, équipements, activités économiques, selon qu’ils soient considérées comme désirables ou non. Or ce sont les territoires qui concentrent déjà le plus d’avantages économiques et sociaux qui sont à même de mobiliser le plus efficacement les ressources pour défendre leurs intérêts spécifiques, au détriment des territoires défavorisés.
18L’analyse multiscalaire est ici indispensable pour comprendre comment s’organisent les rivalités entre groupes politiques sur des territoires et entre territoires. L’organisation des pouvoirs au niveau de l’État s’articule principalement entre l’État fédéré et le gouvernement local (la municipalité), qui peut comprendre quelques milliers d’habitants ou quelques millions. L’État est cependant subdivisé en comtés qui possèdent un certain nombre de pouvoirs, notamment celui d’organiser les élections ou d’administrer les hôpitaux, et dont le pouvoir le plus intéressant en termes de rivalités territoriales est celui d’administrer les territoires qui n’ont pas encore formé de gouvernement local (non incorporés), soit en raison de leur petite taille, de leur développement récent, ou en raison de leur absence d’organisation politique. Bien que n’ayant pas d’autorité en matière de développement urbain sur les gouvernements locaux, le comté est de fait partie intégrante de l’organisation du développement puisqu’il administre tous les territoires en périphérie des villes sur lesquels des habitants ou des entreprises sont susceptibles de venir s’installer. Il administre même des territoires au sein de certaines villes, comme Los Angeles, qui s’est formée en annexant des territoires voisins, laissant au sein de ses frontières des territoires non incorporés ou des villes déjà formées, dotées d’un gouvernement élu indépendant. Les districts spéciaux, enfin, font également partie de l’équation sur ces territoires. Ils sont en général formés dans le but de gérer un aspect particulier du développement (le réseau d’eau potable, les écoles d’un territoire, le réseau de transports publics.). Leurs frontières dépendent en partie de leur activité mais aussi de leur ancienneté et des rivalités de pouvoir politiques existant sur leur territoire. Ils sont par ailleurs très dépendants de la coopération des gouvernements locaux pour leur fonctionnement et sont souvent gérés par un comité composé de membres élus ou nommés par les maires. Il est par exemple difficile de prolonger une ligne de métro ou d’étendre le réseau ferroviaire local si les communes traversées s’y opposent.
19On compte 182 gouvernements locaux pour la région métropolitaine de Los Angeles (567 pour celle de Chicago !) et presque autant de casernes de pompiers, de départements de police et d’élus soucieux de conserver leur siège. Les tentatives de mettre en place une échelle métropolitaine de gouvernement se heurtent à de farouches résistances. Au contraire, la tendance est à la création de communautés fermées qui se protègent, derrière de hauts murs et une réglementation stricte, des nuisances potentielles en provenance des territoires environnants. Exemple extrême, des leaders politiques de San Fernando Valley, à Los Angeles, réussirent à soumettre au vote en 2002 une demande de sécession, afin de contrôler le développement et les revenus financiers de leur territoire, et de s’extraire d’une municipalité trop grande, une rébellion contre le big government. La proposition fut rejetée par les habitants de Los Angeles à 67 % mais fut approuvée à une courte majorité (51 %) par les habitants de San Fernando Valley.
20Ces résistances sont en partie fondées sur les représentations que les acteurs politiques se font d’un échelon de pouvoir métropolitain, qu’ils perçoivent non pas comme une décentralisation des pouvoirs de l’État, comme cela peut être le cas en France, mais bien comme une recentralisation des pouvoirs qui prive les gouvernements locaux d’une autonomie qu’ils défendent ardemment. Il s’agit donc d’une logique complètement inverse à celle des États fortement centralisés, centrée sur la défense des intérêts particuliers de petits territoires. Et dans la promotion de cette forte autonomie locale, on retrouve bien des arguments développés par les anti-fédéralistes à l’époque de l’élaboration de la Constitution de 1787, puis de la campagne qui s’en est suivie pour sa ratification par les 13 États fondateurs de la nation américaine. La défiance à l’égard de l’État central repose sur la conception développée par Montesquieu en 1748 selon laquelle une démocratie ne pourrait fonctionner que dans le cadre d’une « petite république », afin que les représentants soient proches du peuple et partagent ses préoccupations. Sacramento, capitale politique de l’État, est ainsi souvent décrite par les représentants locaux comme un lieu de pouvoir éloigné, déconnecté des enjeux locaux et des besoins des populations locales. Les gouvernants locaux accusent souvent l’État de ne pas répondre à ces besoins et de ne pas « rendre » sous forme de services efficaces, l’argent versé par les contribuables. L’individualisme et la peur de la tyrannie marquent aussi profondément les relations entre État et gouvernements locaux et expliquent que parmi ces derniers, beaucoup cherchent à préserver leur pouvoir afin de ne subir ni nuisance, ni entrave à leur prospérité de la part du gouvernement central, tout en exigeant par ailleurs d’obtenir la part la plus importante possible des investissements de l’État. La logique qui prévaut est donc celle de la maximisation des pouvoirs politiques et des ressources sur des territoires qui se trouvent ainsi en forte compétition.
21Cette compétition exacerbée entre les territoires pour attirer des ressources et empêcher l’installation de populations ou équipements « indésirables » se traduit notamment par la multiplication des conflits géopolitiques liés aux questions d’aménagement et dans lesquels la population en mesure de mobiliser d’importantes ressources s’implique de plus en plus, exerçant une pression majeure sur les élus et participant souvent directement au processus de décision10. L’enjeu est de taille pour les élus, au-delà de leur seule réélection, car les Californiens votent facilement avec leurs pieds.
22Or ces populations qui partent s’installer en lointaine périphérie sont avant tout celles qui en ont les moyens financiers, ce qui a tendance à aggraver la ségrégation socio-économique, mais aussi celles qui ont le plus fort pouvoir électoral, et qui s’en servent pour préserver les atouts et l’autonomie du territoire sur lequel elles se sont installées. Le maire de Murietta, ville champignon à mi-chemin entre Los Angeles et San Diego, fut révoqué en 2005 pour une mauvaise gestion du développement : les habitants lui reprochèrent essentiellement d’avoir laissé construire de petits immeubles à proximité de résidences pavillonnaires. D’autres communes usent de lois de zonage imposant une taille minimale des propriétés pour sélectionner les habitants et offrent des réductions d’impôts pour attirer commerces et entreprises.
23Les acteurs politiques comme les électeurs en Californie agissent en fonction de leurs intérêts spécifiques, bien loin des principes de justice chers à John Rawls11, approuvés par des individus « libres et rationnels », placés dans la « position originelle derrière un voile d’ignorance », inconscients de leur propre statut dans la société, ou leur classe, sexe ou race. En l’absence d’un niveau régional de gouvernement, qui pourrait instaurer des mécanismes de péréquation (comme en Europe ou au Canada), les populations des territoires déjà défavorisés ne bénéficient ainsi pas d’une représentation juste de leurs intérêts.
Les revers de la démocratie directe
24Cette compétition territoriale est aggravée par le fait que l’intérêt général peine à être défendu à l’échelle de l’État par la démocratie représentative, largement court-circuitée par la démocratie directe.
25La Californie fit le choix de la démocratie directe dès 1911 en dotant ses électeurs d’un processus de référendum pour ratifier des lois proposées par la législature, ainsi qu’une procédure de révocation et de mesures d’initiative populaire. Ces dernières permettent à un petit groupe de citoyens motivés, capables de réunir suffisamment de signatures, de mettre au vote une proposition de loi qu’il a élaborée. Elle existe au niveau de l’État fédéré-dans 24 États aux États-Unis-mais aussi au niveau local en Californie.
26D’inspiration progressiste, la réforme institutionnelle visait à protéger la souveraineté du peuple face au pouvoir des « machines politiques ». Elle est, depuis, devenue le vecteur de la frustration d’électeurs face à l’immobilisme ou la trop grande puissance de l’État. Les mesures d’initiative populaire furent très peu utilisées au début du siècle. Elles sont aujourd’hui devenues, pour certains groupes de citoyens, le meilleur moyen de défendre leurs intérêts particuliers, voire un outil de contournement de la législature en place par le gouverneur. En 2005, en effet, Arnold Schwarzenegger avait vainement tenté de court-circuiter le pouvoir législatif, hostile à ses projets de loi, en soutenant des mesures d’initiative populaire. C’est d’ailleurs en raison de la déconcertante facilité d’utilisation de la démocratie directe que le gouverneur Gray Davis a pu être révoqué et Arnold Schwarzenegger élu gouverneur dans la foulée, par la même élection, au mépris de toute investiture par l’appareil de parti12.
27Là encore, la dimension spatiale est fondamentale. Au sein des communautés immigrantes, la proportion de résidents qui ne possèdent pas la nationalité américaine est élevée et le taux d’électeurs, par conséquent, faible. En revanche, les populations qui arrivent d’autres États pour des raisons professionnelles ou qui déménagent au sein de l’État comportent une forte proportion d’électeurs. Les choix résidentiels des populations en mobilité ont donc un impact direct sur le pouvoir politique des territoires sur lesquels elles s’installent.
28Cette situation conduit à l’existence de deux types d’électorat : d’une part, un électorat de démocratie directe qui s’exprime à l’échelle de l’État, dominé par les territoires de classes moyennes et aisées dotées d’un fort pouvoir électoral. Cet électorat a fréquemment recours à des mesures d’initiative populaire qui défendent des intérêts spécifiques et imposent des contraintes budgétaires de plus en plus lourdes à l’État ; d’autre part, un électorat de démocratie représentative, basé sur le découpage des circonscriptions législatives, qui reflète mieux la composition de la population de Californie avec l’élection d’un représentant par circonscription et ce, quel que soit le degré de participation politique de cette circonscription. La croissance rapide du nombre d’élus latinos au cours de la dernière décennie-encouragée par le renouvellement de la classe politique depuis l’adoption d’une limite à deux mandats électifs-atteste ainsi de la présence de plus en plus nombreuse et répandue de cette minorité en Californie. Elle offre ainsi une représentation relativement juste de la population, même si les minorités récentes restent sous-représentées au sein de l’électorat, en raison de leurs faibles taux de citoyenneté et de participation électorale.
29Les mesures d’initiative populaire mobilisent un électorat partiel, peu représentatif de la population dans son ensemble, qui est parfois en totale contradiction avec la politique défendue par la législature et qui impose des lois extrêmement contraignantes pour le budget de l’État. L’exemple emblématique est la Proposition 13, surnommée « révolte des contribuables », initiée par des associations de propriétaires de Californie du Sud, qui a littéralement vidé les caisses de l’État en plafonnant l’impôt foncier à 1 % de la valeur du bien et en limitant strictement son augmentation. Tous les services publics de l’État en ont souffert, à commencer par les écoles publiques dont le financement a chuté du 5e au 44e rang national sur les 50 États.
30Les Blancs républicains de classe aisée sont surreprésentés au sein de l’électorat de démocratie directe et parmi les initiateurs de propositions qui nécessitent des ressources politiques et financières importantes. Les cartes de quelques propositions clé sont extrêmement explicites : la proposition de révocation du gouverneur Gray Davis en 2003 a été approuvée dans tous les comtés de l’intérieur de l’État, majoritairement républicains mais a été rejetée par tous les comtés de la côte ouest, région nettement plus peuplée, plus diverse et démocrate. Il en va de même de la proposition 209 en 1996, de démantèlement des politiques préférentielles envers les minorités, ou encore de la tentative de réforme de la « loi des trois coups » en 2004, qui, par l’imposition de peines-plancher de 25 ans au troisième délit13, grève sévèrement le budget de la Californie en accroissant la population carcérale et soulève nombre de questions éthiques.
31La démocratie représentative, qui puise sa légitimité dans un découpage territorial visant à refléter au mieux les intérêts de la population, se trouve ainsi largement concurrencée, voire court-circuitée. Et ce malgré d’intenses débats sur le redécoupage des circonscriptions, censé corriger les effets de l’injustice spatiale en offrant une représentation juste de la population et des minorités, mais soupçonné de favoriser la sécurisation politique des sièges de la législature et d’accroître ainsi la ségrégation spatiale et politique.
Les limites du redécoupage électoral
32La loi sur le droit de vote de 1965-et notamment l’amendement de 1982-impose un redécoupage électoral tous les dix ans, après chaque recensement, afin de garantir une juste représentation de la population, particulièrement des minorités. Les débats sont parfois houleux à l’échelle municipale, comme ce fut le cas à Oakland en 1992, tant les enjeux de la représentation politique sont importants14. Certains découpages particulièrement alambiqués ont été invalidés par les cours de justice, dont la Cour suprême (voir notamment Shaw v. Reno). Maximiser la représentation des minorités conduit parfois à des découpages qui empiètent sur des territoires protégés par des élus ou des communautés. L’objectif d’équité peut ainsi conduire à des entorses à l’égalité formelle, une inégalité, d’après John Rawls, pouvant être juste tant qu’elle est profitable à l’ensemble de la société. Le débat a rejoint celui des politiques d’affirmative action, ce « mal nécessaire », selon la formule célèbre du juge Blackmun, hautement contesté dans les années 199015.
33Par ailleurs, devant la polarisation extrême de l’État Californie, et sachant que le taux de réélection des représentants est de plus de 90 %, les pratiques de redécoupage électoral firent l’objet d’une vive remise en question dans les années 1990. Les élus furent accusés de troquer des parties de leur circonscription pour assurer leur réélection, et par-là de créer des poches d’homogénéité politique quasiment inaltérables. Soucieux de conquérir plus de sièges, les républicains ont cherché à transférer la responsabilité du redécoupage à un conseil de neuf juges, s’estimant injustement représentés au sein de la législature actuelle où le redécoupage est entre les mains d’élus qui cherchent avant tout la préservation de leur circonscription.
34Pourtant, les études montrent que la ségrégation résidentielle est si forte que les pratiques visant à créer des districts où les minorités sont majoritaires ou bien à accroître la compétitivité politique des circonscriptions ne sont efficaces qu’à la marge. Tout au plus, les pratiques des élus renforcent des tendances déjà existantes16.
Conclusion
35Bien que la législature californienne reflète relativement bien la population de l’État, l’écart entre la composition de l’électorat et celui de la population totale reste très important. Or le système de double démocratie et la fragmentation territoriale de l’État accentuent cette injustice. Ils confèrent un pouvoir politique supérieur aux territoires et aux populations les mieux dotées, ce qui leur permet d’infléchir sérieusement les politiques de l’État en fonction de leurs intérêts spécifiques et de maximiser leurs ressources dans un contexte de compétition accrue entre les territoires. La mobilisation politique des élus et leaders communautaires locaux les place en rivalité directe avec le gouvernement de l’État envers lequel ils affichent une grande défiance, justifiant leur désolidarisation financière et politique par les piètres performances de l’État en matière de services publics. En retour, la multiplication des mesures d’initiative populaire a profondément grevé le budget de la Californie et limité sa capacité d’action.
36On retrouve ainsi, au sein même de l’État de Californie, des tensions similaires à celles qui ont marqué les débats fondateurs lors de l’élaboration de la Constitution des États-Unis : le clivage opposant les fédéralistes, tenants d’une démocratie représentative reposant sur l’équilibre des pouvoirs, aux anti-fédéralistes, soucieux de la préservation d’un pouvoir local fort, resurgit. Chaque camp croyait ainsi défendre une représentation politique juste, condition essentielle de la démocratie.
Bibliographie
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Bibliographie complémentaire
Chandler William M. and Kousser Thad, « Governors, Geography and Direct Democracy : the Case of Arnold Schwarzenegger », in The New Political Geography of California, Douzet Frederick, Kousser Thad, Miller Kenneth P. (dir.), Berkeley (CA), Berkeley Public Policy Press, 2008.
10.1016/S0049-089X(03)00056-5 :Iceland John, « Beyond Black and White. Metropolitan residential segregation in multi-ethnic America », Social Science Research, n° 33, 2004, p. 248-271.
10.3917/puf.vergn.2005.01 :Vergniolle de Chantal François, Fédéralisme et antifédéralisme, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2005.
Notes de bas de page
1 Lacorne Denis, « La philosophie de la Constitution américaine », in Philosophie politique, n° 7, 1995, p. 25-41.
2 Manin Bernard, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1997.
3 Lacorne Denis, « La philosophie de la Constitution américaine », op. cit.
4 Ibid.
5 Douzet Frédérick et Cain Bruce, « Le paradoxe multiculturel de la Californie », in Politique américaine, n o 9, hiver 2007-2008, p. 13-31.
6 Douzet Frédérick et Miller Kenneth P., « California’s East-West Divide », in The New Political Geography of California, Douzet Frederick, Kousser Thad, Miller Kenneth P. (dir.), Berkeley, CA, Berkeley Public Policy Press, 2008.
7 Perry Marc J., State-to-State Migration Flows, 1995-2000, Census Special Report 2000, U. S. Bureau of the Census, août 2003.
8 Reardon Sean F., Firebaugh Glenn, « Measures of multigroup segregation », in Sociological Methodology, vol. 32, n° 1, 2002, p. 33-67 ; Fischer Claude S., Stockmayer Gretchen, Stiles Jon, et Hout Michael, « Distinguishing the geographic levels and social dimensions of U. S. Metropolitan Segregation », in Demography, vol. 41, n° 1, février 2004, p. 37-59 ; Iceland John Iceland, Douzet Frédérick, « Mesurer la ségrégation raciale et ethnique dans les milieux résidentiels », in Hérodote, n° 122, 3e tr. 2006, p. 25-43.
9 Appel à communications du colloque « Justice et injustice spatiales », Université Paris Ouest Nanterre La Défense, mars 2008.
10 Miller Gary J., Cities by Contract : The Politics of Municipal Incorporation, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1981.
11 Rawls John, Théorie de la Justice, Audard Catherine (trad.), Paris, Éditions du Seuil, 1987.
12 Chandler William M. et Kousser Thad, « L’ascension, la chute et la résurrection du gouverneur Arnold Schwarzenegger », in Politique américaine, n° 9, hiver 2007-2008, p. 47-64.
13 À condition que l’une des deux premières ait comporté un caractère violent.
14 Douzet Frédérick, « The Geopolitical Transition of Oakland », in The New Political Geography of California, op. cit.
15 Calvès Gwénaële, L’Affirmative Action dans la jurisprudence de la cour suprême des États-Unis. Le Problème de la discrimination positive, Paris, LGDJ, 1998, p. 78.
16 Cain Bruce, Hui Iris, McDonald Karin, « Sorting or Self-Sorting : Competition and Redistricting in California ? », in The New Political Geography of California, Berkeley, op. cit.
Auteur
Institut français de géopolitique,
Université Paris 8
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