1L’espace1 où l’on demeure est indissociable de son architecture. Elle détermine, en effet, la manière de l’habiter. Construire, ce n’est pas seulement dessiner, projeter un dispositif spatial, c’est aussi prévoir la manière dont on s’y tiendra. Encore faut-il que chacun puisse y trouver sa place, en faire un « chez soi », se l’approprier. « Qu’est-ce que s’approprier un lieu ? A partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre2 ? » se demande Georges Perec dans Espèces d’espaces. Comment adapte-t-on l’espace de l’Autre à son propre usage ? L’espace corbuséen est mesuré, contraint, méthodiquement conçu, aménagé. Meryll Hardt dans son court-métrage « Une Vie radieuse3 » montre par le détour de la fiction et le recours à des images d’archives, les difficultés de l’appropriation des cellules d’habitation de la cité radieuse de Marseille, dès 1952, en raison des contraintes architecturales et spatiales4. Le Corbusier associe, en effet, la configuration de l’espace habité aux besoins, physiologiques, matériels, psychologiques, de l’usager5. Inversons la perspective. Comment l’architecte investit l’espace de l’Autre ? L’exemple de la villa E-1027 de Jean Badovici et Eileen Gray, à Roquebrune Cap-Martin6, mise à la disposition de Le Corbusier, les transformations plastiques que l’architecte a réalisées, lors de ses brefs séjours, en couvrant les murs de fresques spatiales interrogent le rapport existentiel, phénoménologique, ontologique de l’habitant à l’espace de vie qu’il s’approprie.

Un espace de modernité sensible7

2La Villa E-1027 fut projetée et réalisée par Eileen Gray et son ami Jean Badovici entre 1926 et 1929. C’est en 1926 qu’ils achetèrent un terrain à Cap Martin pour y bâtir une maison de vacances en bord de mer8. Le nom de code de cette villa associe intimement les initiales de leurs deux prénoms pour dire la force symbolique qu’elle représentait : le E pour Eileen, 10 pour le J de Jean, 2 pour le B de Badovici, 7 pour le G de Gray. « E-1027 fut pensée dans un dessein de vie communautaire, pour un homme qu’elle aimait, l’architecte roumain J. Badovici9 » E. Gray était déjà connue comme designer, créatrice de mobilier laqué à structure tubulaire de style international. J. Badovici était architecte diplômé (1919), ami de Le Corbusier ; il avait créé en 1923 la revue L’Architecture vivante, pour promouvoir l’architecture moderne10.

3La maison11 est conçue de manière unitaire. Sa surface habitable de 120 m² est sur deux niveaux dont un au rez-de chaussée supérieur de 90 m² (entrée, séjour, chambre-studio, salle de bains, salle d’eau, sanitaire, cuisine) auquel on accède directement par une petite entrée ou par un escalier intérieur. Côté mer, une grande coursive borde la façade sud du séjour ouvrant le regard sur le paysage extérieur, tout en filtrant et tamisant la lumière, « comme un obturateur d’appareil photographique12 ». Au rez-de-chaussée, se trouvent chambre d’ami, chambre des domestiques, locaux techniques et un espace couvert d’environ 55 m², sous pilotis. La villa décline ainsi le vocabulaire de l’architecture moderne : montage sur pilotis, toit-terrasse, fenêtres avec balcon-coursive, plan libre, façade libre.

Fig. 1 : la villa E-1027, L’Architecture vivante, numéro AH, 1929.

4L’aspect extérieur et intérieur de la villa E-1027 se réfère à l’esthétique des architectures blanches13. La dimension rationaliste mise en œuvre dans ses principes structurels est compensée par l’effet esthétique de la forme paquebot du bâtiment. Dans le numéro spécial de L’Architecture vivante de 1929, J. Badovici et E. Gray publient de nombreuses photographies de la villa (« vue de la mer », « vue côté entrée principale »…), des pièces, des éléments spécifiques de leur architecture intérieure (« Niche à chapeaux »…) des éléments du mobilier (« table, glace… ») accompagnées par un texte didactique intitulé « De l’éclectisme au doute14 » dans lequel l’un et l’autre, définissent dans un dialogue anonyme leur conception de l’architecture, revendiquant « un retour aux sentiments », « à l’émotivité », contre « la froideur intellectuelle » d’une pensée machinique : « On voit bien qu’ils construisent des maisons comme des ingénieurs construisent leurs machines ». En présentant les plans de la villa, J. Badovici et E. Gray soulignent la nécessité de concevoir une maison organique « pour le bien-être de ses habitants », un lieu de vie laissant libre cours à l’émotion esthétique.

5E. Gray y conçoit un mobilier spécifique, polyvalent, multifonctionnel, caractéristique du « style camping » associé à « l’élégance des formes » : table ronde en verre et tube chromé, fauteuil transat, miroir à satellite, meuble pivotant, tapis aux motifs abstraits… en cherchant à donner « la forme qui convient le mieux au geste spontané ou au réflexe instinctif auquel il (l’objet) correspond par sa destination15 ». Ces meubles, intégrés ou indépendants, à géométrie variable, extensibles ou rétractables, pivotent, s’articulent, basculent, s’adaptent aux mouvements. On peut considérer le mobilier comme des éléments morphologiques du dispositif de l’habiter, alliant fonctionnalité et design, marquant l’espace de leur empreinte16. Le langage de l’espace est ainsi habité par le sujet qui l’a conçu, « lequel y prend plus ou moins la parole, et par tout son être, c’est-à-dire en partie à son insu17 ».

Fig. 2 : la villa E-1027, L’Architecture vivante, numéro AH, 1929.

6Dans ce dispositif déterminant une certaine manière d’habiter, toute peinture, selon E. Gray, apparaitrait nuisible à l’harmonie de l’ensemble. Seule, une carte maritime des îles d’Haïti et de Saint-Domingue sur laquelle sont imprimés dans un mouvement serpentin, au pochoir et en lettres capitales, les mots « INVITATION AU VOYAGE » substitue à cette prescription une autre incitation. Cette carte nautique colorée, dessinant la géographie maritime de « Cuba à Puerto Rico », fut apposée dès 1929 sur le mur opposé au paysage maritime reprenant l’invitation baudelairienne d’une rêverie poétique intérieure.

Fig. 3 : la villa E-1027, L’Architecture vivante, numéro AH, 1929.

Un (dés) accord plastique18 ?

7C’est entre 1937 et 1939 que Le Corbusier peindra huit grandes fresques murales19, qu’il restaurera en 1949 et 1963 « en s’appropriant les murs qu’Eileen Gray et Badovici avaient voulus blancs [… ]20 ». Le Corbusier et F. Léger avaient déjà réalisé des fresques, en 1936, dans la maison de J. Badovici à Vézelay. Ce dernier les a présentées dans le numéro de mars 1937 de L’Architecture d’aujourd’hui en accompagnant celles-ci d’un texte intitulé « Le mur a crevé ». Il y revendique « LA DESTRUCTION DES MURS PAR LA PEINTURE » au profit de ce qu’il appelle « LE MUR DYNAMIQUE », complément « par excellence (de)l’architecture à venir : LAFRESQUESERASPATIALE21 ». Et il ajoute « Le Corbusier a réalisé sa première fresque ! Le Corbusier est venu à cette fraîche expression primitive, et en souple observateur, dégage la peinture actuelle de la prostitution. Car le vrai drame aujourd’hui est d’être acceptée par malentendu. » La pratique picturale pour Le Corbusier est un exercice de recherche formelle qui nourrit sa conception et sa pratique de l’architecture22. Ainsi, la réalisation des fresques spatiales à Roquebrune-Cap-Martin pourrait manifester l’évolution du langage architectural corbuséen et être interprétée, comme le suggère Badovici à propos de sa maison de Vézelay, comme « un complément » de l’architecture. Quels en sont les motifs ? Ces fresques spatiales, aux couleurs vives, situées à des endroits stratégiques de passage ou de séjour, ont des formes anthropomorphiques qui en font le point de mire du regard.

8Pourquoi favoriser l’association symbolique entre la maison et ces corps affichés ? Il importe de remettre en perspective ces motifs au regard de l’œuvre picturale de Le Corbusier. Françoise de Franclieu rappelle l’évolution des formes plastiques dans l’œuvre du peintre23. À partir des années 1920-25, le vocabulaire pictural de Le Corbusier s’élargit à ce qu’il appelle des « objets à réaction poétique » (cailloux, coquillages, pommes de pins…) puis à des formes anthropomorphiques féminines. L’usage du graffite, du mot graphein (écrire et dessiner), devient récurrent dans les dessins de Le Corbusier à partir de 1930. On retrouvera au rez-de-chaussée de la villa E-1027, cette inscription tracée à la pointe sèche sur l’enduit du mur en 1938 qui n’est pas sans évoquer les graffitis érotiques de Pompéi.

Fig. 4 : peinture murale du salon, avril 1938.

9Or pour Le Corbusier, l’architecture est, selon une formule célèbre, le « jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière ». La peinture n’y a pas sa place. Lors des débats sur « La querelle du réalisme » (1936) Le Corbusier affirmait : « […] si l’on tue le langage sain de l’architecture par l’introduction de la peinture ou d’une statuaire mal appropriée, si tout n’est pas dans l’esprit, si l’on est contre l’esprit, ce sont autant de crimes décevants24 ». En août 1939, il reformule ses intentions à propos des peintures de la villa E-1027 en ces termes : « J’ai de plus une furieuse envie de salir les murs : dix compositions sont prêtes, de quoi tout barbouiller25 ». D’où vient cette fureur nouvelle ? Comment expliquer ce besoin d’altérer la blancheur de la muralité intérieure et extérieure, de remettre en cause l’homogénéité de l’ensemble ? Dans son article de mars 1937, intitulé « Le mur a crevé », J. Badovici précise : « Le Corbusier a compris qu’une peinture est toujours une libération. Elle ouvre toujours un mur : a) par sa matérialité (couleurs plus lignes) ; b) par le poème qu’elle crée qui est égale évasion de l’esprit, égale profondeur26 ». Et il ajoute, « Le dépouillement que Le Corbusier apporte à sa fresque murale est son « SIGNE », réaction d’une sensibilité précise qui le confirme ». « Barbouiller » comme le dit Le Corbusier, c’est en effet apposer sa signature27. Les fresques de la villa E-1027 s’imposent comme une forme d’appropriation de l’espace bouleversant les rapports de proportion, d’harmonie, proposant une autre mise en scène de l’architecture intérieure, intégrant la corporéité féminine comme un élément de la maison dans des fresques où les visages et les corps disproportionnés, contorsionnés, se heurtent et s’entremêlent. La peinture figurative de la chambre d’ami met ainsi en exergue un dialogue fictif substituant à l’aspect lisse du mur des formes aux couleurs plus effrayantes que poétiques.

Fig. 5 : fresque du rez-de-chaussée.

10Comparant la peinture de Léger à celle de Le Corbusier, l’historien de l’art, Stanislaus von Moos écrit : « Visages, mains et pieds deviennent des moyens d’expression convulsives exaspérées ; ainsi le visage est-il précisé jusqu’à la grimace ; il devient alors un masque, et ce masque reçoit la fonction de révéler des impulsions instinctives et démoniaques28 ». La peinture de ces fresques figuratives sur les murs transforme l’espace en tableaux que le spectateur voit, décrypte, cherche à interpréter et fait de l’habitant un visiteur. Quelle(s) signification(s) donner à cette graphie audacieuse qui semble mettre en cause les paradigmes spatiaux de la villa plus qu’elle ne les complète ? Dans le numéro d’avril 1948 de L’Architecture d’Aujourd’hui, Le Corbusier accompagnera quelques-unes de ces photographies du commentaire suivant : « Les murs choisis pour recevoir neuf grandes peintures furent précisément les plus ternes, les plus insignifiants. De cette façon, les beaux murs sont demeurés et les indifférents sont devenus intéressants ; et le blanc étincelant des uns sert de table de résonnance aux couleurs des autres29 ». Et il ajoute :

Cette villa que j’ai animée de peintures était fort jolie, blanche à l’intérieur et pouvait se passer de mes talents. Il faut reconnaître toutefois que le propriétaire et moi-même avons vu naître et se développer un phénomène d’espace, d’ambiance colorée et d’atmosphère spirituelle (ou lyrique) au fur et à mesure que les peintures naissaient sous le pinceau. Une transformation immense. Une valeur spirituelle introduite désormais30.

Fig. 6 : peinture dans la chambre d’amis.

11L’intervention de Le Corbusier n’était pas nécessaire ; elle ne fut pas sans conséquence sur la perception de l’espace et l’emprise du « supplément d’âme » qu’il pense y avoir introduit. Les peintures mettent en cause le dispositif spatial conçu par E. Gray et l’interface entre soi et soi qui définit les frontières de l’intime. Cette mise en cause de la qualité esthésique de l’espace fut au cœur de l’échange épistolaire entre Le Corbusier et J. Badovici au moment même où la question de la collaboration entre les arts est posée. Lorsqu’en août 1949, Le Corbusier demande à J. Badovici de faire des photos de ses fresques fraichement restaurées, c’est pour répondre à une demande de documentation sur ses peintures qu’il présente souvent indépendamment de l’espace où elles se trouvent. En réponse, dans une lettre du 30 décembre 1949, J. Badovici reproche à Le Corbusier d’avoir sacrifié « le sens profond d’une attitude d’esprit, qui bannissait formellement la peinture ; car architecture fonctionnelle pure ; c’est ce qui faisait sa force depuis si longtemps : 1925 » (voir fig. 7, lettre de J. Badovici, 30 décembre 1949, en fin d’article). Le premier janvier 1950, Le Corbusier réplique : « Si je suis bien votre pensée, vous enlèverez mes peintures pour restituer à v. maison « le sens profond d’une attitude d’esprit qui bannissait formellement la peinture ». Mais je vous demande formellement aussi, de faire photographier mes peintures avant de les effacer ». Et Le Corbusier ajoute : « Vous réclamez une mise au point de moi « couverte de mon autorité mondiale », démontrant (si je comprends le sens profond de votre pensée) « la qualité d’architecture fonctionnelle pure » manifestée par vous dans la maison de cap martin. Je le ferai et anéanti par mon intervention picturale. / D’ac, si vous me fournissez les documents photographiques de cette manifestation fonctionnelle pure ». (fig. 8, lettre de Le Corbusier, 1^er janvier 1950). C’est bien la question de l’écart esthétique entre la « Maison en bord de mer » et la doctrine de l’architecture moderne qui fait débat. En témoigne, à la fin de la lettre de Le Corbusier, la cartographie des écritures que E. Gray avait fait apposer sur les murs, rappelant la signalétique des paquebots : « ENTREZ LENTEMENT », « pyjamas », « pardessus et parapluies », « petites choses »… Le Corbusier y voit une rature de l’espace alors que E. Gray en précise l’usage. Elle manifeste ainsi l’entrelacement symbolique du graphisme poétique et de la fonction référentielle du message. Cette chaîne lexicale insolite, que l’on peut suivre dans toutes les pièces de la maison, souligne l’épure intérieure de l’espace et la subjectivité de sa conception. L’écriture de E. Gray habite l’espace. C’est une autre forme d’écriture que Le Corbusier impose.

12L’échange épistolaire de J. Badovici et de Le Corbusier n’est pas anecdotique. Il révèle le véritable enjeu de cette discussion qui réside dans la manière dont J. Badovici et E. Gray ont conçu la villa E-1027 et Le Corbusier l’a perçue. Pour J. Badovici et E. Gray les fresques mettent en cause le langage architectural de la maison que Le Corbusier considère « impure ». Il y intègrera ses propres symboles plastiques et architecturaux à l’image de l’empreinte de la main ouverte que l’on retrouvera sculptée à Chandigarh (1947). Pour E. Gray et J. Badovici ces ajouts sont une agression contre l’architecture et l’esprit du lieu. E. Gray ne reviendra jamais dans « La Maison en bord de mer » devenue pour elle inhabitable. La dimension des fresques, leurs motifs, leur chromatisme primaire sont en effet prégnants. Le cinéma et la littérature contemporaines en ont souligné l’incongruité au point d’engager un débat sur leur raison d’être.

Périls en la demeure

13En 2008, le photographe Kasper Akhøj consacre un projet de recherche artistique à la villa E-1027, dont il documente la restauration, intitulé Welcome (To The Teknival31). L’exposition présentée à la villa Sauber à Monaco, en juin 2017, propose un ensemble de cinquante-neuf photographies argentiques en noir et blanc, réalisées d’après les planches publiées en 1929 du numéro de L’architecture vivante. Elle en offre une nouvelle version, tout respectant la perspective, la composition, les couleurs en noir et blanc originales. Ces clichés ont été pris lors des visites effectuées par Akhøj en 2009, 2010, 2015 et 2017. Ainsi, les strates de l’histoire de la villa se superposent évoquant les occupants successifs de la maison : E. Gray, J. Badovici, Le Corbusier, les squatteurs, les ouvriers, les restaurateurs, les architectes… Ces prises de vues donnent à voir la villa, avant sa rénovation, révèlent les transformations, les dégradations dont elle a été l’objet. Le délabrement des fresques est l’occasion de s’interroger sur l’opportunité de leur restauration alors qu’elles jouèrent un rôle essentiel dans l’inscription de la villa à l’inventaire des monuments historiques. Beatriz Colomina dans Le Sexe de l’architecture32 dénonce cette peinture qui « défigurerait l’architecture de E. Gray et peut-être même effacerait sa sexualité ». Dans « The Price for Desire », film réalisé en 2015 par la cinéaste irlandaise Mary Mc Gukian, l’opposition de Le Corbusier et E. Gray sur la peinture des fresques est scénarisée in situ. La quasi-totalité du tournage s’est déroulée dans la villa E-1027. Plus récemment, dans son roman intitulé Tout un monde lointain33 (2017), l’écrivaine Célia Houdart évoque la fresque du rez-de-chaussée en soulignant qu’elle relève du « harcèlement pictural » :

C’était une fresque en noir et blanc représentant des personnages nus stylisés comme des volumes assemblés. Louison l’avait intégralement repeinte, repassant soigneusement en noir les contours.
Gréco s’approcha
 – C’est bien fait.
 – Celle du salon est en couleurs. Je n’ai pas assez de pigments.
Gréco se tut. Elle regardait la fresque, ses lignes affirmées, un peu à la Fernand Léger. Comme cela, à l’abri, avec tout autour le jardin luxuriant, elle la trouva presque moins choquante.
Vous avez bien travaillé. Mais pour moi, cette fresque reste du vandalisme. Du harcèlement pictural34.

14Ainsi, les fresques de Le Corbusier sont considérées désormais comme une atteinte à l’intégrité du lieu et à la personne de sa conceptrice. Ce point de vue axiologique ne doit cependant pas faire oublier le débat architectural et esthétique qui a eu lieu entre Le Corbusier et J. Badovici. En 2000, la villa fut rachetée par le Conservatoire du Littoral et la mairie de Roquebrune-Cap-Martin, classée puis entièrement restaurée.

L’emprise sur l’espace

15Le fait que Le Corbusier ait été invité à « décorer » la maison par J. Badovici ne change pas grand-chose à l’emprise bien réelle qu’il a exercé sur l’espace. La villa a été conçue et aménagée par E. Gray à son image. « Entrez lentement », avait-elle écrit en 1929 dans le vestibule de sa villa. C’est avec une certaine une brutalité que Le Corbusier a inséré l’inscription dans une fresque, superposant de manière stratigraphique à l’écriture de E. Gray son vocabulaire plastique.

16L’habitation, en tant qu’objet conçu et aménagé, ne rend pas compte des implications ontologiques de l’habiter. Si la maison est « la seule représentation typique, c’est-à-dire régulière, de l’ensemble de la personne humaine35 », son espace intérieur joue le rôle d’interface pour ceux qui l’habitent. Habiter la demeure de l’Autre, implique une manière d’être dans l’espace, de s’y tenir, de se l’approprier. Les fresques spatiales témoignent de la conception extensive que Le Corbusier a de l’habiter comme « événement plastique ». L’alliance de l’architecture et de la peinture ne relève pas du simple « complément » mais de l’ajout pérenne d’une présence signifiante. L’habiter n’est pas dissociable de l’inscription réelle et symbolique de l’habitant dans l’espace36. La villa E-1027 a été conçue comme une coquille ouverte sur le paysage37 incarnant la personnalité de son auteure. Comme le souligne S. Freud, évoquant la structure psychique, le moi n’est pas « maître en sa propre maison38 ».

17Les photos de Le Corbusier nu peignant les murs ou se reposant dans la chambre à coucher attestent de la joie existentielle qu’il a eue à occuper cet espace, à en modifier la perception. Habiter la « Maison en bord de mer » fut pour lui l’occasion d’enchaîner les transformations spatiales sans en altérer la structure d’ensemble mais en l’habillant de ses peintures. La problématique de l’habiter n’est pas séparable pour le philosophe Benoît Goetz du geste de l’architecture « qui appelle toujours un autre geste39 », auquel la peinture peut être associée. Sous l’impulsion créatrice de J. Badovici, Le Corbusier a « crevé les murs », qu’il jugeait « ternes et insignifiants ». Habiter, c’est s’ouvrir à l’espace de l’Autre mais c’est aussi se loger dans le vide de son architecture. L’intervention de Le Corbusier est indissociable du contexte spatial et des débats esthétiques sur l’architecture moderne. La topographie nouvelle ainsi créée ne saurait être évaluée à l’aune du seul jugement moral. L’architecte-peintre n’a pas dénaturé l’espace mais il en a définitivement changé la perception que ses créateurs, ses résidents successifs, ses visiteurs en ont eu, et a désuni ses caractéristiques stylistiques. Aujourd’hui, le conservatoire du littoral, qui entretient et gère le site, a décidé de masquer ses fresques pour restituer la villa E-1027 dans son aspect et son atmosphère originels, tirant, dans un geste vertueux, un trait sur l’histoire du lieu que les peintures de Le Corbusier ne cesseront de hanter.

Fig. 9 : peinture de l’entrée, 1938.

Correspondance Badovici / Le Corbusier

Fig. 7 : lettre de J. Badovici à Le Corbusier.

Fig. 8 : réponse de Le Corbusier à J. Badovici.