Les processus de légitimations citadines à Douala : un combat quotidien
p. 205-218
Texte intégral
1Les revendications citadines en contexte urbain camerounais ne sont pas formulées autour de l’idée de droit à la ville et ne mobilisent pas ce concept. D’une part, ce vocabulaire n’est pas présent dans les textes officiels tels que la Constitution, et il ne fait pas non plus l’objet d’une appropriation citadine. D’autre part, le contrôle de toutes les formes de mobilisation politique et sociale et la violence de la répression politique sont tellement forts que la plupart des citadins évitent de recourir au motif de la contestation politique ouverte. La « situation autoritaire1 » du Cameroun est donc indéniablement une particularité à prendre en compte pour lire une quelconque forme de droit à la ville à Douala. Quel signification peut donc y prendre la notion de droit à la ville si tant est qu’il fasse sens de l’utiliser dans ce contexte ?
2Le souhait des autorités nationales et locales de renvoyer l’image d’une ville moderne se traduit, notamment, par le recours à un contrôle spatial violent. Ce dernier est matérialisé d’une part par des sommations récurrentes et rarement suivies d’effets, d’autre part de façon plus ponctuelle et soudaine, par des déguerpissements de commerces et d’habitations2. Dans ce contexte, négocier son installation et son maintien dans les espaces dits « irréguliers », c’est-à-dire non conformes aux règles d’urbanisme en vigueur, devient le combat quotidien de nombreux Doualais. Ils y parviennent en contournant les normes officielles et en fabriquant un habiter et des formes urbaines alternatifs et irréguliers au regard des normes d’urbanisme, à travers des processus d’auto-construction3.
3 Leur légitimité à habiter ces espaces et à s’y maintenir n’en demeure pas moins contestée et discutée par d’autres citadins, ainsi que par les pouvoirs publics. C’est en ce sens qu’ils doivent quotidiennement produire des efforts répétés pour élaborer leur droit à la ville, compris ici comme le résultat du processus de légitimation que nourrissent ces pratiques d’affirmation de l’ancrage en ville. Par légitimation, j’entends l’ensemble des processus par lesquels un individu ou un groupe social construit un droit à habiter en ville et à y être reconnu comme citadin4 à part entière. Il s’agit d’une notion analytique. Les concernés ne parlent pas de « légitimité ». Mais cette idée est constamment structurante dans les représentations de la citadinité. Cette quête de légitimité est particulièrement marquée dans le domaine des questions foncières5 qui font l’objet de cet article. La coexistence des régimes de droits fonciers, entre administratif et coutumier6, et l’écart entre ces droits officiels et les pratiques réelles, constituent un contexte propice à des tensions et à l’existence de conflits de normes. Être à Douala et être de Douala sont deux choses bien distinctes, du point de vue des représentations collectives de la citadinité – cette distinction étant accentuée par les migrations nationales et internationales qui caractérisent en grande partie l’importante croissance démographique des dernières décennies7. On se propose de discuter de cette nuance et des registres que les citadins mobilisent pour se rendre légitimes aux yeux des autres et aux yeux de l’État, et pour maintenir cette reconnaissance dans le temps long, en l’entretenant et en la cultivant quotidiennement.
4On s’appuie pour ce faire sur un travail de thèse de doctorat qui s’inscrit dans le champ d’une géographie urbaine s’intéressant aux pratiques et aux représentations citadines8. L’analyse est menée ici à l’échelle d’un quartier, Bonabéri Sud, quartier excentré et marécageux où le défi pour se maintenir en ville se fait double : il faut d’une part faire face aux contraintes du milieu physique et d’autre part, apprendre à contourner les normes officielles. Aux contraintes physiques, juridiques et administratives s’ajoutent des contraintes financières. Les habitants de Bonabéri sont confrontés à la rareté d’informations concernant leurs droits et à la répression de toute forme de mobilisation. Dans ce contexte, et selon les moments, l’État est tantôt absent, par laisser-faire, tantôt présent, à travers la répression.
Bonabéri Sud : habiter l’inhabitable
5Douala est une ville deltaïque traversée par le fleuve Wouri, qui se jette dans l’océan Atlantique. Ses sols sont fortement marécageux. Toutes les zones basses, et notamment celles situées en bordure du fleuve, sont humides et nécessitent d’être remblayées pour être habitables. Parmi les quartiers les plus affectés par ces difficultés se trouve Bonabéri, l’un des six arrondissements de Douala. Situé en rive droite du Wouri, Bonabéri est excentré et séparé du reste de la ville par le Wouri, que franchit un unique pont9 très fréquenté où la circulation est presque constamment saturée, ce qui explique la dissymétrie de l’urbanisation entre les deux rives. Bonabéri est un quartier irrégulier, sous-équipé en termes de services urbains, où l’assainissement et l’approvisionnement en eau et électricité font largement défaut.
6Bonabéri Sud en particulier, dont les habitants sont les plus fortement marginalisés, est composé des deux sous-quartiers de Nkomba et de Mambanda qui se sont développés sur des terrains marécageux, habités majoritairement par des citadins dits allogènes. Mambanda, quartier le plus peuplé de Bonabéri, compte environ 150000 habitants. Nkomba a récemment été déguerpi (2014). À Mambanda comme à Nkomba, l’installation permanente et la construction pionnière de l’espace ont généralement impliqué une transaction plus ou moins officielle entre habitants dits allogènes et ceux dits autochtones des « villages » limitrophes10, ces catégories étant élaborées selon l’appartenance à un groupe dit ethnique11. Ces derniers vendaient aux premiers des terrains à bâtir, la transaction octroyant aux arrivants une légitimité sociale au sein du quartier. Par la suite, une forte spéculation s’est développée dans le quartier et les transactions sont devenues plus complexes, des allogènes revendant certains terrains bâtis (les terrains non bâtis restent du ressort des autochtones). Pour bâtir ces terrains, inondables, et les rendre constructibles, les acquéreurs ont dû développer des stratégies d’adaptation. Il a fallu non seulement être capable de transgresser les normes officielles (la construction est interdite et se fait sans permis de construire), mais encore être en mesure de recourir à des techniques spécifiques, adaptées à la construction en zone marécageuse. Cette dernière implique en outre de disposer d’un capital financier assez conséquent car elle engendre certains surcoûts par rapport à une autopromotion populaire classique.
Savoir-faire et compétences citadines
7Plusieurs étapes de construction sont nécessaires dans les zones de remblai et la poldérisation n’est jamais définitivement aboutie. Elle nécessite une attention quotidienne et un effort constamment renouvelé : comme le sol est marécageux, et en l’absence de soutien étatique, les habitants doivent remblayer régulièrement eux-mêmes, ce qui implique un coût considérable et des efforts importants, tant physiques que matériels. Comme ces pratiques sont interdites, ils construisent leurs logements en matériaux provisoires ou temporaires, fragiles, ce qui les oblige à renouveler fréquemment les travaux, induisant une majoration notable du coût total du logement. Il résulte de la construction et de la transmission de ces savoir-faire collectifs et individuels un fort sentiment de légitimité à vivre ici, du fait des efforts consentis pour maîtriser les contraintes et apprivoiser le milieu naturel. En outre, il faut apprendre à vivre avec l’eau, à braver au quotidien l’humidité et un milieu naturel. Les efforts tant physiques que symboliques et économiques consentis par les habitants de Bonabéri Sud pour pouvoir habiter l’inhabitable nourrissent chez ces derniers un fort sentiment de légitimité à être là et l’idée d’un droit à y demeurer.
Figure 1 : Technique populaire de protection des fondations par des sacs de boue en zone inondable à Douala Photographies : Carole Bignon, Bonabéri, 2013.

8La maison représentée sur cette photographie est située à vingt mètres d’un affluent du Wouri. La boue empilée par les habitants au pied des murs a été achetée à des creuseurs de sable et de boue et livrée en pirogue. Cette pratique, qui permet de protéger les fondations de l’édifice et les murs en parpaings, et de lutter contre l’érosion lors de la montée des eaux, est d’une efficacité très relative. Il faut la renouveler presque tous les ans, après la saison des pluies (avril et septembre-octobre). Ces travaux représentent un coût significatif pour les habitants, atteignant parfois jusqu’à un ou deux salaires annuels. Les pneus servent à fixer le sol et à faciliter les cheminements piétonniers en cas d’inondation. Une habitante du quartier témoigne :
Pour remblayer, on met le sable, on se fait livrer ça. Ils sont nombreux à faire ça. Une pirogue de sable ça ne bouge pas, ça dure bien. Une pirogue de sable coûte 16000 francs CFA [environ 24 €], une pirogue de boue coûte 15000 francs CFA [environ 23 €]. Quand tu remblaies avec la boue, ça [le sol] descend facilement. Mais l’eau emporte le sable, alors la boue est parfois mieux. On refait ça chaque année. Dans la maison souvent on met la boue au fond [du sol], le sable au milieu, le ciment en haut. (Entretien avec Yvonne, 2013, Bonabéri)
9Généralement, lorsque les habitants construisent une fondation et que le budget le permet, elle est plus haute que nécessaire pour diminuer les effets de l’enfoncement inévitable. Les maisons récentes sont donc généralement plus hautes que celles construites dix ou vingt ans auparavant. La photographie ci-dessous montre une maison relativement neuve devant laquelle le portail s’est affaissé, au fil des années, par l’effet du remblai progressif du chemin ajouté à celui de son propre enfoncement :
Figure 2 : Indicateur visible de contraintes physiques du milieu à Bonabéri - Douala Photographie : Carole Bignon, 2015, Bonabéri.

10Ces techniques sont largement maîtrisées par les « mangrovards », un terme emprunté à Emil Hatcheu Tchawé (citant Nzalla12), pour désigner les habitants des espaces de mangrove. Il ne s’agit pas d’une catégorie d’usage locale. Il désigne la constitution d’une communauté d’expérience de vie, mais aussi d’une communauté de savoir-faire. Le savoir-faire pour conserver en bon état sa maison se transmet en effet de bouche à oreille. Ainsi, Thomas, déguerpi en mars 2014 de Nkomba, où il avait acheté son terrain en 1994, et désormais locataire à Mambanda, décrit les efforts qu’il fournissait lorsqu’il vivait à Nkomba :
À l’époque un terrain comme ça, bon là-bas en bas, c’était le marécage. Bon, moi j’ai acheté à 400000 francs CFA [environ 611 €]. Parce qu’il fallait d’abord remblayer et chercher la route [pour dire qu’il n’y en avait tout simplement pas]. Beaucoup souffrir. Le remblai aussi coûtait cher. Donc le fait d’être en mouvement chaque fois, je prends un peu de terre, je porte et je pousse ! Et ainsi de suite… Même avec le temps, l’eau venait toujours. L’eau n’entrait pas dans la maison, mais ça envahissait la route. Quand je commençais ici à travailler, l’eau arrivait là-bas. Je pousse au fur et à mesure je nettoie, je travaille. (Entretien avec Thomas, Nkomba, 16 mai 2014)
11Une parcelle de ce type coûterait actuellement cinq à dix fois le prix d’achat initial.
12Ces efforts contribuent à redéfinir les normes de l’habitable et de l’inhabitable. Néanmoins, ils visent aussi à s’approcher des normes d’assainissement et de constructibilité officielles, ou du moins s’en inspirent. On le voit dans la manière dont Simon a aménagé son terrain. Il s’agit d’un terrain relativement grand, comparé à la moyenne des riverains. Sa maison, construite en dur, se trouve à l’arrière-plan de la photographie de gauche. Un remblai de sable a été effectué récemment et on note la présence de tas de sable en bordure de route. Simon a pris soin de planter des arbres, ce qui stabilise le sol. Un caniveau est aménagé devant chez lui. Tout cela évoque des stratégies d’imitation des normes urbaines municipales, observées sans doute dans les quartiers dits réguliers.
Une production collective de l’habiter urbain
13Si des compétences citadines individuelles sont requises pour maîtriser les espaces marécageux, certaines pratiques nécessitent de mutualiser l’énergie et les moyens financiers des uns et des autres. Certains efforts, liés au remblai, demandent d’être mutualisés. Le remblai et la viabilisation de ces espaces requièrent une solide organisation, notamment pour la récolte de fonds.
14Plusieurs enquêtés l’énoncent clairement. Né à Foumban (ville de l’ouest du Cameroun) en 1955, Jacques13 a étudié à Yaoundé puis est arrivé à Douala en 1975, à l’âge de 20 ans. Il a travaillé comme pâtissier à Akwa, au centre-ville, pendant trente-cinq ans. Au moment de l’entretien, il était retraité depuis un an. Il vit depuis 2003 à Mambanda dans sa maison, construite en dur avec l’aide de petits artisans. Jacques décrit en ces termes le système collectif de création de routes et de remblais, au sein de son bloc, à Mambanda :
L’endroit était vraiment… on a beaucoup dépensé ici, hein ! Parce que sans cette terre, sans cette terre que vous voyez là-bas, ces routes n’existaient pas. On pataugeait dans la boue, comme vous avez vu là-bas au fond, là où il y a les poteaux. C’était presque le marécage. Ici, nous avons un système : quand il n’y avait pas ces routes, tous les dimanches, les chefs du bloc dans les alentours sortent, […] chaque maison cotise 1000 francs CFA [1,50 €]. Donc les 1000 francs, quand ça atteint le prix de trois camions, ils vont acheter la terre et ils préviennent le chef du développement, il vient ici pour arranger la route. Ici, je remblaye constamment. Je remblaye les alentours de la maison. Avant, la maison était plus élevée que ça.
15Il s’agit là d’un vrai investissement qui prend place dans le cadre d’une trajectoire de vie, entre Douala et Foumban. Avant d’habiter Mambanda, Jacques a d’abord été locataire à Deido, en centre-ville, pendant plus de vingt ans. « Bon, je suis parti de là parce que la ville et la banlieue c’est deux choses différentes. J’ai préféré, comme j’ai beaucoup d’enfants, venir ici. Je suis propriétaire ici, là-bas j’étais en location. Je ne pouvais plus faire autrement avec ma femme et mes enfants. » Il a d’abord construit au centre-ville de Foumban, sa ville d’origine, une maison en dur et prévoit d’y retourner à la retraite, « au fur et à mesure » : « On s’habitue d’abord là-bas avec les gens ». Il s’y rend trois fois par an en moyenne. Ses enfants parlent le bamoun (langue de Foumban) et se rendent à Foumban durant les vacances. Pour autant, il ne souhaite pas vendre sa maison de Bonabéri, construite parallèlement, « parce qu’il y a les enfants. C’est comme un terrain familial. » Ce terrain familial a aussi pris une valeur indéniable et constitue un bon investissement. Jacques a acheté la parcelle (10 x 22 mètres) 300000 francs CFA [environ 458 €]. Il affirme qu’il pourrait en tirer 7 millions de francs CFA à l’heure actuelle [10687 €] car récemment quelqu’un a vendu un terrain pour 4 millions de francs CFA [6106 €] et ce dernier était situé plus avant dans le marécage.
16Pour contribuer à la construction du quartier, chaque habitant est amené à recourir à des investissements personnels, et doit consacrer régulièrement une certaine somme d’argent au remblai de la parcelle, à l’entretien de la maison… Les témoignages d’organisation d’un effort collectif de remblaiement et de mutualisation de moyens, sous contrôle social, sont nombreux. Ainsi Simon déclare :
Ce qui est ici, là, bon c’est les habitants du quartier qui font les routes… Nous cotisons, on achète la terre pour remblayer. Sur la route à côté, vous allez trouver des tas de sable et de terre, c’est pour remblayer la route. C’est le quartier qui développe ses routes. Chaque maison cotise 3000 par an. Le trésorier récolte l’argent, on peut dire le caissier du quartier, celui qu’on a choisi alors pour garder l’argent, l’homme le plus honnête. (Entretien avec Simon, janvier 2014)
17Une habitante de Mambanda raconte : « quand tu arrives ici pour construire, tu verses un camion de terre, d’abord. C’est une condition, avant d’entrer au quartier. Donc tous ceux qui sont entrés ici, ils ont versé un camion. » Il s’agit d’une condition pour être accepté socialement à Mambanda. Un camion de terre coûte environ 35000 francs CFA [53 €], un camion de sable provenant du fleuve Wouri environ 90000 francs CFA [137 €]. La pouzzolane, pierre volcanique, est aussi utilisée dans le cadre du remblai des routes. On se la procure dans le Moungo, un camion de 20 tonnes varie entre 300000 et 350000 francs CFA [458 à 534 €].
18Les aménagements collectifs abondent à Mambanda : construction d’un pont à partir d’un gros tuyau en béton et d’un autre de forme carrée à partir de dalles de béton. Ils laissent ruisseler l’eau, limitant les inondations. Ce type d’aménagement fait appel à la cotisation de plusieurs riverains. Chaque ménage ne participe pas aux frais de construction de la même façon. Ceux qui ont plus de moyens participent davantage que les autres. Dans certains quartiers, il arrive qu’un habitant aisé décide de bitumer à ses frais un chemin pour relier sa maison à la route principale, ce dont bénéficient indirectement ses voisins qui peuvent également utiliser ce chemin. Les matériaux sont achetés chez des artisans locaux, installés à la sortie du quartier le long de la route nationale. L’expérience et le savoir-faire résultent parfois d’une formation spécifique, mais peuvent également être transmis par les réseaux de connaissances.
19Les Doualais des espaces irréguliers adoptent ainsi de véritables stratégies d’aménagement de l’espace urbain, comme dans le bloc 13 du quartier de Nkomba, qui comptait environ 500 habitants avant son déguerpissement en mars 2014. Son chef lors d’un entretien antérieur au déguerpissement14 racontait le fonctionnement local institué par les habitants afin d’améliorer les conditions de vie au sein du quartier :
C’est la population qui cotise l’argent pour aller acheter la terre pour remblayer leur route. La route est un peu passable maintenant parce que c’est la saison sèche. En saison pluvieuse vous ne pourrez pas descendre ici ! Et il y a aussi la marée qui dérange dans ce bloc. Quand la marée haute arrive, elle envahit presque la zone et ça arrive jusqu’ici. Comme j’ai bien canalisé, ça vient rarement à la devanture, ça part dans les trous. Mais en route il faut enlever les chaussures. En plus, en ce qui concerne la lumière, c’est toujours nous, les chefs de bloc, qui venons faire ça. Tous ces lampadaires là, c’est nous qui cotisons l’argent pour mettre ça. Ça veut dire que, que ce soit la mairie, que ce soit quoi… personne ne s’en occupe.
20Ainsi le déguerpissement a détruit plus que des maisons individuelles : il a détruit un quartier de ville, un collectif, une organisation sociale… En outre, ce discours du chef sur l’État défaillant concernant la desserte en électricité, malgré l’irrégularité du quartier, souligne une forme d’indignation. Les lampadaires sont reliés au réseau public existant, mais leur mise en place a nécessité une cotisation des ménages organisée par les chefs de blocs, quand dans d’autres quartiers cela est du ressort des autorités. L’absence de prélèvement de taxes dans ce quartier peut justifier cela. La question de la fiscalité est donc à soulever bien qu’il n’y ait pas une corrélation nette entre prélèvement de taxes et desserte effective des réseaux. Vivre à Nkomba, c’est donc devoir faire preuve de compétences citadines propres à la situation du quartier.
Figure 3 : Infrastructures citadines collectives Photographies : Mambanda, Bonabéri, 2013, C. Bignon.

21Le remblai individuel des parcelles ajouté au remblai collectif des surfaces et infrastructures telles que les routes, les chemins, les ponts, constituent une véritable poldérisation des surfaces marécageuses qui aboutissent à la matérialisation physique de morceaux de ville à des échelles plus vastes que la simple parcelle. Organiser individuellement et collectivement le quartier en le sécurisant, en le rendant propre, en créant des associations de quartier avec un trésorier, l’aménager à différentes échelles par la création de routes, de ponts, par l’auto-alimentation en eau et en électricité, et par le remblai du sol de sa parcelle et son entretien… tout cela participe à fabriquer la ville – sinon des morceaux – et invite à lire les marges sociales et spatiales en tant que ressources potentielles pour la ville. Tout cela invite les citadins bâtisseurs à interpeller l’État.
Interpellation de l’État
22En effet, quand les efforts à fournir dépassent l’échelle de la parcelle, ils prennent une dimension collective et se lisent à une échelle plus large, entraînant la fabrique matérielle du quartier. Par ces initiatives, les habitants exercent, dans la mesure de leurs moyens, un rôle généralement attribué à l’État. Cela leur permet implicitement d’interpeller ce dernier, dans l’optique d’une reconnaissance éventuelle. C’est en réponse à un besoin fondamental de se loger que la majorité des Doualais occupe les quartiers irréguliers. Bien que ces formes d’habiter soient considérées comme indésirables, au regard des normes officielles, elles représentent des pratiques très répandues. Ce mode d’occupation de la ville est une pratique irrégulière, certes, mais dominante en nombre, qui ne relève donc pas d’une forme de marginalité, ni au demeurant d’une résistance active assumée et revendiquée. Les habitants deviennent alors des « acteurs majeurs de la fabrication urbaine15 ».
23Cette interpellation indirecte de l’État est visible dans les propos de Dieudonné, déguerpi de Nkomba en 2014 à la suite d’une déclaration d’utilité publique. Dieudonné avait acheté son terrain en 1989 et il avait construit en dur. Au moment de l’entretien, il est sans domicile fixe. Son propos permet d’évaluer les pertes, mais surtout d’entendre une manière d’appréhender la posture de l’État, en tant que citadin et citoyen :
Pour qu’on ait rendu le terrain praticable, on a investi. On a investi énormément, et on [l’État] a regardé investir, et on [l’État] a ignoré que les parents qui ont investi, les hommes d’hier qui ont investi, utilisaient leurs moyens, leur argent pour le faire. […] Comme moi par exemple, je peux évaluer à vingt camions de terre que j’ai versés chez moi. À vingt camions de terre, au moins, que j’ai achetés, et j’ai payé les gars pour qu’on porte pour aller remblayer là-bas. Ça doit être au moins 25 mètres sur 30 environ. Ça aura coûté aux environs de 225000 francs CFA [344 €] (Entretien avec Dieudonné, Nkomba, 19/11/14)
24Dieudonné fait référence à l’effort financier fourni pour rendre le terrain habitable en le mettant hors d’eau. Lorsqu’il dit « on a regardé investir », il évoque la passivité de l’État. Le détail de ses dépenses traduit l’investissement personnel pour créer de l’espace urbain dans des quartiers irréguliers.
25Face à ce qui est perçu comme une passivité coupable de l’État, le mérite des « premiers arrivants » est d’autant plus fort dans les représentations collectives qu’il a rendu possible la poursuite de l’occupation dans le temps et dans l’espace, en favorisant l’empiétement tranquille de l’ordinaire, concept élaboré par Asef Bayat16 à propos de ces pratiques discrètes et banales qu’il observe dans le monde arabe. Avant même de pouvoir construire dans les espaces reculés, dans la « brousse », il a fallu y avoir accès. D’où l’importance, pour les premiers arrivants des années 1970- 1980, de concentrer leur énergie sur le défrichage et les routes d’accès avant même de penser au remblaiement. C’est grâce à la répétition de cette pratique par des personnes de plus en plus nombreuses que l’endroit devient praticable et attire de nouveaux habitants.
26Ainsi, Mambanda a été en grande partie construit par ses habitants, par des efforts individuels répétés et cumulés, mais aussi par ces efforts collectifs de production d’un espace habitable. Son chef coutumier en a conscience : « ce qui a marqué le quartier depuis que je suis chef, c’est le développement, c’était la brousse, la forêt. Il faut lutter pour que ça devienne une ville, un espace vivable. » Dans son discours, les termes de « brousse » et de « forêt » renvoient au registre de l’effort et du mérite, à l’idée d’une lutte contre la nature, et à la dichotomie entre la brousse et la ville.
Conclusion
27À Bonabéri Sud, quartier très concerné par les opérations de déguerpissement, les combats pour se maintenir en ville sont quotidiens : acheter un camion de sable pour surélever la fondation qui est en train de s’affaisser, disposer des pneus sur son terrain ou sur un chemin de la voirie publique pour permettre aux passants de se déplacer… Il s’agit de problèmes très concrets auxquels sont confrontés quotidiennement les habitants, qui tentent tant bien que mal de trouver des solutions par eux-mêmes, n’ayant pas d’autre choix. Dans un contexte autoritaire comme celui des villes camerounaises, ne permettant pas de mobilisations collectives pour revendiquer des droits, des formes de résistance pratiques sont perceptibles à travers le constat de l’occupation et de la mise en valeur effectives de portions d’espaces pourtant déclarées inconstructibles. Alors que la ville de Douala est déficitaire en matière d’espaces à bâtir et qu’elle ne cesse de se densifier, investir les espaces irréguliers permet à des citadins modestes de parvenir à habiter. Cette réponse citadine est une solution « faute de mieux ». Cependant, créer son quartier ex nihilo et le rendre habitable contribue à redéfinir les normes sociales de l’habitable et du non-habitable. Le fait de remblayer des routes, de construire en dur, participe à moderniser et développer des espaces délaissés par les pouvoirs publics et permet aux habitants d’affirmer leur existence dans la ville, comme citoyens ayant des droits, c’est-à-dire le droit d’y demeurer et le droit d’espérer un certain nombre de services urbains. Il en résulte une production, au sens littéral, et une appropriation de ces espaces par leurs habitants. Sans que l’on puisse parler véritablement de droit à la ville, cela représente une manifestation de revendication pour les droits humains et pour un droit à être en ville et à être de la ville.
Notes de bas de page
1 Bayart J.F., « L’analyse des situations autoritaires : étude bibliographique », in Revue française de science politique, 26e année, n° 3, 1976, p. 483-520.
2 Blot J. et Spire A., « Déguerpissement et conflits autour des légitimités citadines dans les villes du Sud », in L’Espace Politique, 2014, http://journals.openedition.org/espacepolitique/2893 (les hyperliens étaient actifis le 19 mars 2019).
3 Canel P., Girard C., « Un paradigme à l’épreuve des faits, l’auto-construction en ville africaine », in Tiers-Monde, tome 29, n° 116, Le logement des pauvres dans les grandes villes du Tiers Monde, Rochefort Michel (dir.), 1988, p. 1121-1133.
4 Gervais-Lambony P., De Lomé à Harare, le fait citadin : images et pratiques des villes africaines, Éd. Karthala, Collection « Hommes et sociétés », 1994.
5 Michel A. et al., « Introduction : les enjeux du foncier urbain pour le développement » in Nouveaux marchés et redistribution des responsabilités, Revue Tiers Monde, n° 206, 2011, p. 7-20.
6 Simonneau C., « Stratégies citadines d’accès au sol et réforme foncière au Bénin. La pluralité comme enjeu ? », in Métropolitiques, 2017, https://www.metro-politiques.eu/IMG/pdf/met-simonneau.pdf.
7 Nsegbe A., Tchiadeu G., Mbaha J., Dzalla G., Olinga J., « Douala : une ville d’occupation et d’immigration », in Tchumtchoua E. et Dikoumè A. (dir.), Douala : histoire et patrimoine, édition clé, Yaoundé, 2014, p. 21-39.
8 Cette thèse soutenue le 5 décembre 2018, sous la direction de Laurent Faret et Marianne Morange, portait sur les légitimités citadines et les pratiques foncières à Douala. Elle mobilise une méthodologie qualitative et une approche ethnographique.
9 Depuis 2018, l’existence d’un second pont facilite les mobilités entre Bonabéri et le reste de Douala.
10 Sur l’autochtonie en contexte camerounais, voir notamment : Bayart J.F., Geschiere P., Nyamnjoh F., « Autochtonie, démocratie et citoyenneté en Afrique », in Critique internationale, n° 10, 2001, p. 177-194 ; Cutolo A., « Populations, citoyennetés et territoires, Autochtonie et gouvernementalité en Afrique », in Politiques Africaines, n° 112, 2008, p. 5-17 ; Onana J.B., « Bamiléké vs Cameroun ? », in Outre-Terre, 2005/2 (n° 11), p. 337-344 ; Piermay J.L., « Les frontières de l’autochtonie, de l’enracinement villageois à la construction de la ville africaine », in Bulletin de l’Association de géographes français, 89e année, Terres et tensions en Afrique, 2012, p. 399-411.
11 Amselle J.L. et MBokolo E., Au cœur de l’ethnie : ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985.
12 Hatcheu Tchawé E. (dir.), L’Étalement urbain en Afrique : défis et paradoxes, Paris, l’Harmattan / Yaoundé, l’Harmattan Cameroun, 2013, p. 47.
13 Entretien avec Jacques, Mambanda, 15/02/2014.
14 Entretien avec le chef du bloc 13, 16/01/14.
15 Berry-chikhaoui I. et Deboulet A., « Les compétences des citadins : enjeux et illustrations à propos du monde arabe », in L’Homme et la société 2002/1 (n° 143-144), p. 65-85, p. 72.
16 Bayat A., « Activism and Social Development in the Middle East », in International Journal Middle East Studies, vol. 34, 2002, p. 1-28.
Auteur
-
Carole Bignon
Géographe, doctorante au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques, CESSMA, UMR Paris Diderot-IRD-Inalco
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