Vers un droit à la ville des classes moyennes ?
Mise en perspective des pratiques associatives dans deux villes nouvelles indiennes (Gurgaon et Salt Lake City)
p. 159-175
Texte intégral
Introduction
1La notion de droit à la ville des classes moyennes renvoie à l’ensemble des actions et revendications de ce groupe socio-économique pour faire correspondre son espace vécu à sa ville rêvée. Bien que ce type de mobilisation puisse être observé dans le contexte des pays développés, tel qu’en témoignent l’étude de Mike Davis sur la « révolution des nimbies » à Los Angeles1 ou l’analyse d’Éric Charmes sur la « clubbisation » du périurbain français2, elle prend une importance singulière dans les pays des Suds, et notamment en Inde où les infrastructures urbaines sont prioritairement développées pour les classes aisées3 et où ces dernières ont un impact important sur la gouvernance urbaine4.
2L’usage de l’expression « droit à la ville » pour désigner les mobilisations et les revendications des classes moyennes peut sembler contradictoire, voire provocateur, au regard des mentions scientifiques et institutionnelles du concept. Théorisé en 1968 par Henri Lefebvre comme la capacité des citadins à s’approprier la ville et à participer à sa coproduction5, il a majoritairement été utilisé dans les années 1990 et 2000 comme une notion fédératrice pour analyser les luttes d’accès à la ville des populations marginalisées6 et promouvoir le déploiement d’une citoyenneté urbaine inclusive7 dans un contexte de généralisation de la ville capitaliste et néolibérale. Le concept a par ailleurs été repris dans les agendas urbains de certains pays, comme le Brésil ou l’Équateur, et de certaines organisations internationales, comme l’ONU Habitat, pour promouvoir la prise en compte de l’ensemble des citadins dans les politiques urbaines. Dans ce contexte, la mention d’un droit à la ville des classes moyennes traduit à première vue une instrumentalisation de la notion ayant pour conséquence une fragmentation croissante de l’espace urbain et une accentuation des inégalités. Il est pourtant nécessaire de prendre acte du développement de fait d’un droit à la ville des classes moyennes, notamment en Inde.
3Partant de la définition du droit à la ville de fait par Marianne Morange et Amandine Spire8, le présent chapitre fait l’hypothèse que le droit à la ville des classes moyennes peut être compris dans le contexte indien comme un processus qui voit le passage de pratiques et de représentations valorisant la production d’une ville pour les classes moyennes9 à une formalisation, voire à une institutionnalisation, de leurs revendications, et ce tout particulièrement sous la forme de groupements de résidents participant aux débats publics10. Cette hypothèse prend appui sur un terrain de onze mois réalisé entre 2011 et 2014 dans le cadre d’une recherche doctorale sur la problématique de la citadinité des élites dans les villes nouvelles indiennes11. Ce travail a notamment porté sur l’analyse de plusieurs associations de résidents de classes moyennes ayant des prérogatives et des objectifs différenciés, mais témoignant du déploiement progressif de discours et d’actions autour d’un droit à la ville des classes moyennes. Le terrain s’est organisé autour d’un travail de collecte de la littérature grise, d’observation urbaine et d’entretiens semi-directifs12 avec des résidents issus des classes moyennes et supérieures ainsi qu’avec des acteurs urbains locaux (pouvoirs publics, acteurs privés, organisations non gouvernementales et médias locaux). Si la recherche doctorale portait sur les villes nouvelles de Navi Mumbai, Gurgaon et Salt Lake City, il a été choisi pour ce chapitre de se focaliser uniquement sur les deux derniers cas d’étude, de façon à pouvoir détailler et mettre en perspective les différentes étapes de la construction d’un droit à la ville des classes moyennes. Le chapitre s’attachera tout d’abord à exposer le contexte des deux villes nouvelles indiennes au regard des pratiques et représentations des classes moyennes, avant d’analyser l’affirmation différenciée d’un droit à la ville des classes moyennes dans ces deux villes et sa traduction au travers de plusieurs formats associatifs.
Émergence d’un droit À la ville des classes Moyennes dans deux villes nouvelles indiennes
4La construction d’un droit à la ville des classes moyennes dépend dans un premier temps du contexte urbain. Ce dernier se révèle en effet plus ou moins propice au déploiement des revendications et des mobilisations de ce groupe socio-économique. En Inde, les villes nouvelles de Gurgaon et Salt Lake City apparaissent comme des espaces privilégiés pour la construction d’un droit à la ville des classes moyennes. D’une part, elles sont pensées et développées à destination des classes moyennes, puis plébiscitées par une partie de ce groupe socio-économique. D’autre part, elles sont conçues sur un imaginaire de table rase et sont donc censées être plus à même de répondre aux besoins et aux attentes des classes moyennes, par différence avec les villes centres qui doivent composer avec leurs héritages urbains, sociaux et économiques. Gurgaon et Salt Lake City doivent dès lors être appréhendées comme des espaces urbains dotés d’une forte identité de classe et où les groupes socio-économiques privilégiés bénéficient d’une légitimité considérable.
Identifier les classes moyennes indiennes comme porteuses d’un droit à la ville spécifique
5Les classes moyennes indiennes sont un groupe difficile à définir et à délimiter dans la mesure où, d’une part, elles recouvrent des catégories sociales, économiques et culturelles variées13 et où, d’autre part, elles comportent d’importantes hiérarchies internes14. Dans ce contexte de forte hétérogénéité, les définitions des classes moyennes indiennes sont généralement basées sur les revenus, les modes de consommation et parfois les types d’emplois, les niveaux d’éducation, les lieux de résidence ainsi que les castes ou les religions15. Selon les critères choisis, 6 % à 26 % de la population indienne appartiendrait aux classes moyennes16.
6Au sein de la littérature scientifique, la notion de nouvelles classes moyennes désigne une sous-catégorie socio-économique qui correspondrait aux cadres anglophones bénéficiant de nouvelles opportunités d’emplois en lien avec la libéralisation de l’économie indienne amorcée dans les années 199017, par différence avec les classes moyennes indiennes traditionnelles issues des rangs de la petite bourgeoisie coloniale et de l’intelligentsia de l’Indépendance18. Si l’appartenance aux hautes castes demeure un point commun entre ces nouvelles classes moyennes, il est important de noter que c’est moins cette caractéristique que les types d’emplois et les niveaux d’éducation qui sont valorisés par ce groupe. Dotées d’un capital et d’un pouvoir d’expertise importants19, ces nouvelles classes moyennes se distinguent des classes moyennes traditionnelles par leurs modes de vie et de consommation20. Elles diffèrent également de la représentation classique des classes moyennes indiennes dans la mesure où elles auraient, selon Pavan Varma, abandonné leurs responsabilités éthiques et morales envers les populations les plus vulnérables21. Bien que les caractéristiques socio-économiques de ces nouvelles classes moyennes permettent de les dénommer comme des élites urbaines, il est important de souligner qu’elles se désignent elles-mêmes comme des classes moyennes, appellation qui leur servirait à légitimer leur statut et leur position22.
7Le déploiement d’un droit à la ville spécifique aux classes moyennes toutes catégories confondues est favorisé par la grande défiance de ce groupe envers les représentants politiques. Les classes moyennes cherchent de plus en plus à se représenter elles-mêmes comme un groupe distinct, avec ses propres intérêts sociaux, politiques et économiques23. Partha Chatterjee note à ce sujet une rupture entre, d’une part, une société politique qui regroupe les populations vulnérables participant aux processus électoraux dans l’espoir d’améliorer leur situation et, d’autre part, une société civile qui englobe les classes moyennes abstentionnistes développant en contrepoint une forme d’activisme en dehors des cadres traditionnels24. Si la société politique et la société civile cherchent toutes deux à faire valoir un certain droit à la ville au travers d’une forme de clientélisme, elles n’adoptent pas les mêmes modalités de participation et d’intervention, et c’est dans cette perspective qu’il semble pertinent pour ce chapitre de questionner et d’analyser les pratiques associatives des classes moyennes.
Deux villes nouvelles comme cadre d’observation privilégié des classes moyennes
8Parce qu’elles offrent des logements à des prix modérés et qu’elles se situent à proximité des villes centres, les villes nouvelles situées en périphérie des grandes métropoles indiennes sont depuis plusieurs décennies des espaces privilégiés de migration, d’abord des classes moyennes traditionnelles cherchant à accéder à la propriété, puis des nouvelles classes moyennes à la recherche d’un environnement bâti favorable au déploiement de leurs pratiques et représentations urbaines. Le terrain conduit dans les villes nouvelles de Gurgaon, à côté de la capitale politique Delhi, et de Salt Lake City, à côté de la capitale historique Kolkata, a permis d’identifier deux phases d’installation des différentes catégories de classes moyennes. Dans un premier temps, les villes nouvelles offraient aux classes moyennes traditionnelles une opportunité d’accès à la propriété dans un contexte de crise du logement dans les centres-villes dans les années 1970 et 1980. Dans un second temps, la libéralisation de l’économie indienne à partir des années 1990 a pour conséquence de transformer les activités et les représentations associées à ces villes. Gurgaon et Salt Lake City apparaissent comme des espaces privilégiés pour l’implantation de nouvelles activités économiques comme les hautes technologies et les technologies de l’information et de la communication. Les infrastructures résidentielles des premiers développements sont valorisées et inspirent de nouvelles réalisations. Dans ce contexte, une partie des nouvelles classes moyennes décide d’élire résidence à Gurgaon et Salt Lake City pour des motifs professionnels et résidentiels.
9Par-delà leur profil socio-économique, Gurgaon et Salt Lake City sont identifiées comme des villes de classes moyennes toutes catégories confondues, en raison des imaginaires urbains et citadins qui y sont associés. Ces derniers sont liés aux emblèmes territoriaux propres aux classes moyennes et ponctuant l’espace urbain : des logements tels que des bungalows, des villas ou des condominiums ; des centres commerciaux ; des parcs de bureaux et des zones d’activité moderne. Les classes moyennes mentionnent rarement les espaces marginalisés des villes nouvelles, tels que les bidonvilles, les villages pris dans le tissu urbain ou les espaces d’activités informelles. Ces espaces sont aperçus, voire traversés tous les jours par les classes moyennes, mais le travail de terrain a montré qu’ils sont exclus des récits sur le quotidien des villes nouvelles, à la manière de zones blanches sur des cartes mentales. Un chef d’entreprise ayant fondé Aravali Scholars, une organisation non gouvernementale pour la réhabilitation des villages urbains, précise ainsi lors d’un entretien :
Les membres des classes moyennes et des classes moyennes supérieures ne viennent pas dans ce genre de quartiers, y compris moi-même. Durant douze ans, je ne suis jamais venu dans ce genre d’endroit. Je vivais à Gurgaon, je menais une vie de cadre, je me rendais à mon travail et revenais chez moi sans jamais venir dans [un village urbain ou un bidonville] [...] Cette partie de la ville ne correspond pas à l’idée qu’on s’en fait. Nous n’y pensons pas. Nous l’ignorons. Nous la repoussons. Nous vivons dans des communautés fermées avec des services d’eau privés, un système éducatif privé, un système de soins privé, un service de sécurité privé et un service d’électricité privé25.
10Il est par ailleurs important de noter que les habitants font référence aux questions de classe pour décrire leur expérience quotidienne de la ville nouvelle et qualifier l’identité urbaine de leur ville. Une ancienne habitante de Kolkata, locataire d’une maison à Salt Lake City dans le bloc AB, explique par exemple : « C’est quelque chose de vivre à Salt Lake. Chaque maison est une maison de rêve ici. Cela montre ta classe. Salt Lake a une très bonne image. Lorsqu’on parle de Salt Lake, on montre que l’on appartient à une autre classe [...] Tout le monde ne peut pas s’installer ici. On doit appartenir à certaines classes pour faire partie de la ville26 ».
11C’est donc tant en raison de leur profil socio-économique que des représentations qui y sont associées que les villes nouvelles de Gurgaon et de Salt Lake City apparaissent comme des espaces privilégiés pour appréhender le déploiement d’un droit à la ville des classes moyennes, qu’il s’agisse des classes moyennes traditionnelles ou des nouvelles classes moyennes. Dans la mesure où ces groupes participent tous deux à la construction d’un droit à la ville, ils seront indistinctement désignés sous le vocable « classes moyennes » dans la suite de ce chapitre.
Expansion d’un droit à la ville des classes moyennes au travers des associations de résidents
12Favorisée par les contextes urbains et sociaux des villes nouvelles, la construction d’un droit à la ville des classes moyennes se renforce dans un deuxième temps à Gurgaon et Salt Lake City avec le développement d’associations de résidents regroupant les membres de ce groupe socio-économique. Héritages de la tradition anglo-saxonne, les associations de résidents, ou Resident Welfare Associations (RWA), sont en Inde des organismes non lucratifs qui participent à l’organisation quotidienne de l’espace résidentiel. Elles sont principalement développées à partir de la fin des années 1990 par les classes moyennes qui habitent dans des quartiers planifiés et qui se trouvent mal représentées par les élus locaux. Le fonctionnement des RWA est régi par des statuts qui fixent la constitution d’un bureau élu, la fréquence des élections, le montant de la cotisation et les prérogatives de la structure associative. Les RWA ont habituellement des préoccupations pratiques : maintenance, accès aux services urbains, travaux d’aménagement et de rénovation, sécurité. Elles sont parfois dotées d’un rôle social, dans la mesure où elles sont un espace de rencontre pour les résidents et où elles contribuent de ce fait au développement d’une vie de quartier. Elles favorisent alors ce que Stéphanie Tawa Lama-Rewal nomme une « convivialité locale27 ». Dans la mesure où les villes nouvelles sont des espaces de migration, les RWA sont un cadre de rencontre privilégié pour les résidents, en l’absence de structures de sociabilité anciennes. Elles constituent à Gurgaon et à Salt Lake City la première occurrence de regroupement des classes moyennes, avec pour objectif la défense des pratiques et des représentations urbaines de ce groupe. L’analyse des différentes RWA montre néanmoins qu’elles n’ont pas les mêmes objectifs selon les structures et selon les contextes, et qu’elles sous-tendent de fait différentes acceptations d’un droit à la ville des classes moyennes.
Un droit à la conservation de la ville par les classes moyennes à Salt Lake City
13À Salt Lake City, l’idée des associations de résidents est partie prenante du projet de fondation de la ville nouvelle, dans la mesure où ces dernières ont été créées par les premiers habitants avec le soutien des fondateurs. Chaque sous-ensemble urbain nommé bloc possède aujourd’hui une RWA qui a pour objectif de favoriser le développement d’une vie de quartier et d’une communauté de résidents. Le secrétaire de l’association de résidents du bloc CF explique :
À Salt Lake, nous avons un système unique. Pour faciliter la coordination entre les membres du bloc, pour représenter nos intérêts communs et pour pratiquer ensemble des activités sociales telles que les festivals, nous avons créé une association [...] Nous voulons qu’il y ait une intégration sociale. C’est la raison pour laquelle cette association a été formée. Par ailleurs, nous faisons face à de nombreux problèmes courants comme des problèmes municipaux, des problèmes structurels de services et des taxes élevées que nous pouvons combattre au travers de l’association. Nous menons le combat avec l’association au nom de tous les résidents […] Cela n’existe pas à Kolkata, c’est vraiment propre à Salt Lake. Chaque bloc a une association et dans chaque bloc tous les résidents font partie de l’association. Ils font ensemble les mêmes choses que nous faisons dans notre association. Si nous devons interagir entre deux blocs, les associations de résidents jouent le rôle d’intermédiaire. Nous échangeons nos points de vue et nos sentiments au travers des associations28.
14Dans le cas des groupements d’immeubles collectifs qui peuvent occuper jusqu’à la moitié de la surface d’un bloc, une association au fonctionnement similaire est formée à l’échelle du bâtiment.
15Les RWA de Salt Lake City sont le signe du déploiement d’un droit à la ville des classes moyennes, au sens de l’appropriation d’un espace urbain par un groupe social en particulier. L’idée d’un droit à la ville des classes moyennes sous-entend ici avant tout des objectifs de cohésion sociale et de sociabilité. Il est à ce titre intéressant de remarquer que les RWA de Salt Lake City sont moins des espaces de promotion d’une transformation de la ville que des entités de défense d’une vision conservatrice du projet de fondation. Au début des années 2010, plusieurs associations se sont ainsi opposées au remplacement de marchés locaux considérés comme vétustes. Proposés par la municipalité au cours des années 2010, ces projets avaient pour objectif la construction en partenariat public-privé de galeries marchandes et d’espaces commerciaux en hauteur, de manière à moderniser les infrastructures commerciales de proximité. Ces propositions de partenariat ont rencontré une forte résistance de la part des classes moyennes, qui craignaient d’une part que les nouvelles infrastructures commerciales ne transforment trop fortement leur quartier, et d’autre part qu’elles créent de nouvelles offres commerciales plutôt que de répondre aux besoins existants. Plusieurs projets ont été arrêtés suite aux contestations portées par les RWA. Ce type de revendication traduit une volonté des classes moyennes de défendre par l’intermédiaire des RWA leur vision pour la ville nouvelle. Les associations leur permettent d’incarner leurs revendications et d’accroître encore leur légitimité dans un espace urbain conçu pour ce groupe socio-économique.
Un droit à la réinvention de la ville par les classes moyennes à Gurgaon
16À Gurgaon, le paysage associatif apparaît comme irrégulier, voire fragmenté. Une RWA n’est pas nécessairement présente dans chaque unité de voisinage et il existe des types très variés d’association de résidents, selon que les quartiers ont été développés par des autorités publiques ou privées. Côté public, chaque secteur29 conçu par l’Haryana Urban Development Authority (HUDA) comporte une association de résidents qui a pour but d’assurer la maintenance des espaces résidentiels : gestion des espaces publics, organisation d’activités sociales et culturelles, mise en place de systèmes de nettoyage et de sécurité dans le cas où les quartiers ne sont pas encore sous la responsabilité de la Municipal Corporation Gurgaon (MCG). Côté privé, les tâches de maintenance sont dévolues aux promoteurs immobiliers au sein des colonies30. Néanmoins, des associations sont généralement mises en place dans ces quartiers, soit par les promoteurs soit par les habitants, pour faciliter les échanges entre citadins et autorités, mais également pour favoriser le déploiement d’une sociabilité locale. Dans ce contexte, il y a une grande disparité entre les associations de résidents de Gurgaon. Certaines colonies privées possèdent des associations aux nombreuses prérogatives qui sont extrêmement bien organisées, sur le modèle d’une entreprise, tandis que certaines RWA de secteurs publics s’apparentent à de simples organes de maintenance.
17L’hétérogénéité des structures associatives s’explique par le contexte de « dysfonctionnement urbain » de Gurgaon31. La ville nouvelle est en effet caractérisée par de nombreux problèmes sur le plan des services urbains : coupure d’électricité six à douze heures par jour poussant les résidents à l’utilisation de générateurs onéreux et polluants, manque d’eau avec baisse des réserves souterraines de quinze à vingt mètres durant les deux dernières décennies. Gurgaon est par ailleurs considérée par l’ensemble des résidents interrogés sur le terrain entre 2011 et 2014 comme une ville mal planifiée, avec de fortes différences entre les secteurs publics et les colonies privées, mais également au sein même de ces ensembles urbains. Enfin, ces difficultés sont renforcées par une crise de la gouvernance, les pouvoirs de gestion et de planification n’ayant pas été transférés à la municipalité créée en 2008. La ville nouvelle dépend de ce fait toujours en grande partie de l’autorité fédérée de développement urbain, l’HUDA, ainsi que des promoteurs immobiliers privés, sans qu’il y ait une véritable coordination entre ces instances. Dans ce contexte, les RWA sont identifiées par les classes moyennes comme un organe privilégié de mobilisation et de contestation. Elles leur permettent de se faire entendre des autorités en présence, mais également de mener des actions variées pour transformer l’espace urbain. La DLFRWA en charge des colonies développées par le promoteur privé DLF porte ainsi les revendications des résidents aux différentes instances en présence, mais elle coordonne également un groupe de sécurité privé en charge des activités de surveillance, alors qu’il s’agit traditionnellement d’un champ de compétences de la police municipale. Ce type d’initiative traduit à Gurgaon le déploiement d’un droit à la ville des classes moyennes au sens de l’affirmation d’un pouvoir de transformation et réinvention de l’espace urbain en fonction des intérêts de ce groupe socio-économique.
Affirmation d’un droit à la ville des classes moyennes par le biais des organisations non gouvernementales à Gurgaon
18Le contexte de « dysfonctionnement urbain » de Gurgaon a pour conséquence une défense plus soutenue et virulente qu’à Salt Lake City d’un droit à la ville des classes moyennes. Les problèmes d’infrastructures et d’institutions de la ville nouvelle poussent les habitants à développer de nouvelles formes de regroupement et à formuler des revendications plus fortes. Si les discours institutionnels du droit à la ville ne sont pas mobilisés, les représentants de ces mouvements font explicitement mention de leur légitimité, en tant que citadins issus des classes moyennes, à lutter pour obtenir le cadre de vie qu’ils estiment leur être dû et à défendre le mode de vie qui lui est associé. Au cours des entretiens avec les représentants de plusieurs organisations d’habitants issus des classes moyennes, cette revendication a été justifiée par la mention, telle quelle ou en substance, que les membres des classes moyennes « s’étaient installés ici pour construire [leur] vie », c’est-à-dire qu’ils avaient quitté l’endroit où ils vivaient précédemment pour s’établir dans la ville nouvelle, qu’ils avaient choisi d’y élever leurs enfants, qu’ils y avaient parfois investi pour acheter un logement ou pour installer leur entreprise. À Gurgaon, le secrétaire de l’association Sheetal Resident Welfare Association explicite les motivations qui sous-tendent l’affirmation d’un droit à la ville des classes moyennes de la manière suivante : « C’est parce que nous sommes venus ici, nous avons investi notre argent ici, nous vivons ici, nous travaillons ici, nous sommes ici et nos familles sont ici. Donc nous n’avons pas le choix32 ».
Le cas des organisations non gouvernementales à Gurgaon
19Dans plusieurs villes indiennes, des organisations non gouvernementales (ONG) sont créées pour protester contre les décisions des différentes instances de gouvernance en présence. Fondées par les résidents issus des classes moyennes, elles se différencient des RWA dans la mesure où elles ne sont pas créées par les habitants d’un même quartier et n’ont pas pour vocation première de défendre les intérêts des résidents d’un même périmètre. À l’inverse, elles se constituent à l’échelle de la ville entière autour d’un objectif précis : amélioration du cadre de vie, mise en place d’une bonne gouvernance, développement d’un sentiment d’appartenance… Comme elles n’ont pas à se soucier des problématiques de maintenance, les ONG ont davantage de marges de manœuvre que les RWA pour défendre leurs revendications auprès des autorités et organiser leurs actions.
20Ce type d’ONG s’est multiplié à Gurgaon dans les années 2010. Elles y défendent l’idée que la résolution des difficultés urbaines traversées par leur ville ne peut venir que des initiatives des classes moyennes et que les autorités publiques et privées ne sont pas en mesure de répondre adéquatement aux attentes des résidents. Conscients des limites du pouvoir d’action et de la portée des RWA, certains responsables associatifs ont choisi de créer des ONG spécialisées pour faire face à certains problèmes de la ville nouvelle. Lors du terrain réalisé à Gurgaon entre 2011 et 2014, trois ONG majeures ont été identifiées à Gurgaon : I am Gurgaon, spécialisée sur les problématiques environnementales, Surge, traitant de la question de l’eau, et Mission Gurgaon Development, travaillant sur les problèmes de gouvernance. Ces organisations ont pour particularité de se positionner explicitement comme des défenseuses des droits des citadins privilégiés. Seule une minorité des classes moyennes participe de près ou de loin à ce type d’ONG, mais ces dernières bénéficient d’une visibilité importante auprès des habitants et dans les médias locaux.
21L’exemple de l’ONG I am Gurgaon est intéressant pour comprendre le poids majeur de ce type de regroupement dans l’affirmation d’un droit à la ville des classes moyennes. Créée en 2009, I am Gurgaon est l’ONG environnementale la plus visible de la ville nouvelle. Elle a pour objectif de faire de Gurgaon un meilleur endroit où vivre, en informant et en responsabilisant ses habitants dans un contexte de difficultés croissantes. L’ONG revendique la légitimité des classes moyennes à être des acteurs majeurs du développement de la ville nouvelle. Latika Thukral, l’une des fondatrices de I am Gurgaon, explique le fonctionnement de l’ONG de la manière suivante : « Nous avons toujours des projets. Nous allons voir le gouvernement ou l’administration et nous leur disons “que pouvons-nous faire pour vous aider ?”. Au départ, ils ne comprenaient pas vraiment pourquoi nous voulions faire du volontariat et y consacrer autant de temps… Mais avec les années, nous avons construit une bonne relation avec eux et ils nous respectent pour ce que nous essayons de faire. Et puis nous avons toujours un projet en tête. Donc on ne va pas les voir pour leur demander “s’il vous plaît faites ceci”… Oui, “s’il vous plaît, faites ceci, mais c’est comme cela que cela doit être fait et nous allons vous y aider”33 ». Ce mode opératoire traduit une transformation de la place des classes moyennes dans la ville nouvelle, qui se présentent et cherchent à s’imposer comme des acteurs urbains de premier plan.
Impacts d’un droit à la ville des classes moyennes sur la gouvernance de Gurgaon
22Il est nécessaire de remarquer que l’affirmation d’un droit à la ville des classes moyennes au travers du développement d’ONG transforme profondément la gouvernance locale. Une relation plus proche de l’entrepreneur avec ses clients que du gouvernant avec ses administrés se met peu à peu en place. Dans un contexte de multiplication des modalités de participation, une partie des résidents développe un rapport de plus en plus clientéliste avec les autorités urbaines. Le secrétaire de la DLFRWA explique à ce propos : « Aujourd’hui les résidents ne sont pas pris en compte. L’administration est insensible. À partir du moment où le nerf sensible d’un résident est touché, les résidents s’unissent et demandent une transformation de la gouvernance. Après tout, les résidents sont les clients de l’administration34 ». Une certaine défiance se met progressivement en place envers les autorités locales, dans la mesure où leurs actions ne sont pas considérées comme étant à la hauteur des attentes des classes moyennes.
23Dans ce contexte, une partie des ONG ne se contente pas d’exercer une pression sur les autorités publiques et développe un certain nombre de projets alternatifs pour pallier les lacunes des infrastructures et des services publics. Des parcs sont par exemple développés pour résorber le manque d’espaces verts, tel qu’en témoigne le Aravali Biodiversity Park réalisé par I am Gurgaon, ou des réservoirs pour la collecte des eaux de pluie sont installés pour faire face aux coupures récurrentes, par exemple avec les initiatives de Surge. Ces différents projets sont financés par les résidents avec l’appui du secteur privé, notamment les entreprises installées dans la ville nouvelle. Ces initiatives témoignent d’une certaine défiance des classes moyennes et laissent planer le spectre d’une tentation de sécession urbaine. La locataire d’un appartement dans Sushant Lok 1 depuis 2000 déclare ainsi : « Nous avons des routes et des infrastructures en mauvais état. Je continue à me demander pourquoi. Nous sommes des gens riches. Donc pourquoi ne nous occuperions-nous pas des routes ? Pourquoi devons-nous toujours dépendre du gouvernement ? Si chaque famille payait cinq roupies chaque mois, le problème serait réglé. Et nous pourrions entretenir nos propres routes35 ». Les promoteurs immobiliers privés sont bien conscients de la défiance des classes moyennes envers les autorités publiques et cherchent de ce fait à se positionner non seulement comme des constructeurs, mais également comme des fournisseurs de services. Ils ne sont pourtant pas exempts des critiques de certaines ONG militantes, par exemple Mission Gurgaon Development, qui met en lumière les écarts des autorités publiques et privées de manière à responsabiliser les deux parties et à inciter les résidents à participer aux élections municipales, notamment pour réduire les marges de manœuvre grandissantes des promoteurs immobiliers.
Conclusion
24L’analyse de la construction d’un droit à la ville des classes moyennes dans deux villes nouvelles indiennes permet l’observation de trois phénomènes qui apparaissent comme les étapes successives d’un même processus : la proclamation d’une légitimité de classe sur un espace, l’appropriation ostensible d’une ville par un groupe socio-économique, la défense volontariste de l’ancrage spatial d’une communauté. La mise en perspective de Gurgaon et Salt Lake City montre néanmoins que la construction de ce droit à la ville des classes moyennes dépend fortement des contextes urbains. Elle n’est pas une fatalité mais peut être infléchie selon les stratégies des différents acteurs en présence. Par-delà l’observation du déploiement différencié d’un droit à la ville des classes moyennes, les cas de Gurgaon et Salt Lake City montrent également que les pratiques associatives de ce groupe correspondent à la déclinaison locale d’une pratique distinctive de classe. Elles entrent en écho avec la défense d’un « environnementalisme bourgeois » observée par Amita Baviskar dans sa recherche sur les classes moyennes supérieures de Delhi36, ou avec les pratiques de « purification spatiale » des espaces partagés analysées par Leela Fernandez dans les grandes villes indiennes37. La défense d’un droit à la ville des classes moyennes peut dès lors être comprise comme un élément constitutif de la définition de cette catégorie socio-économique et comme un signe d’appartenance à ce groupe.
Notes de bas de page
1 Davis Mike, City of Quartz. Los Angeles capitale du futur, Paris, La Découverte, 1997.
2 Charmes Éric, La Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris, PUF, 2011.
3 Milbert Isabelle, « Politiques publiques et logement du plus grand nombre en Inde », in Tiers Monde, vol. 29, n° 116, 1988, p. 1183-1194, et Dupont Véronique, « The Dream of Delhi as a Global City », in International Journal of Urban and Regional Research, Volume 35, Issue 3, 2011, p. 533-554.
4 Chatterjee Partha, « Are Indian Cities Becoming Bourgeois At Last ? », in The Politics of the Governed, Delhi, Permanent Black, 2004, p. 131-147 ; Baviskar Amita and Raka Ray (dirs.), Elite and Everyman : The Cultural Politics of the Indian Middle Classes, New Delhi, Routledge, 2011 ; Tawa lama-Rewal Stéphanie, « Des républiques villageoises aux associations de quartier. Généalogies des dispositifs participatifs indiens », in Tiers Monde, n° 201, 2010, p. 177-192 ; Zerah Marie-Hélène, Dupont Véronique et Tawa Lama-Rewal Stéphanie (dirs.), Urban Policies and the Right to the City in India. Rights, Responsabilities and Citizenship, New Delhi, UNESCO et Centre de Sciences Humaines, 2011.
5 Lefebvre Henri, Le Droit à la ville, Paris, Anthropos, « Société et urbanisme », 1968.
6 Harvey David, « The Right to the City », in New Left Review, n° 53, 2008, p. 23-40 ; Mitchell Don, The Right to the City : Social Justice and the Fight for Public Space, New York, Guilford Press, 2003.
7 Parnell Susan et Pieterse Edgar, « The ‘‘Right to the City” : Institutional Imperatives of A Developmental State », in International Journal of Urban and Regional Research, Volume 34, n° 1, 2010, p. 146-162.
8 Morange Marianne et Spire Amandine, « Mise en ordre, mise aux normes et droit à la ville : perspectives croisées depuis les villes du Sud », in Métropoles, n° 21, 2017, https://journals.openedition.org/metropoles/5574 (sauf mention contraire, les hyperliens étaient actifs le 19 mars 2019).
9 Donner Henrike (dir.), Being Middle-Class in India. A Way of Life, New York, Routledge, 2011.
10 Tawa Lama-Rewal Stéphanie, « La démocratie locale dans les métropoles indiennes. Les associations de résidents à New Delhi », in Transcontinentales, n° 4, 2007, p. 131-137.
11 Dewaele Anna, Habiter la ville émergente. Trois nouvelles villes indiennes au prisme d’une citadinité des élites, Thèse de doctorat soutenue le 16 mars 2016 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).
12 Entretiens réalisés en anglais.
13 Donner, Being Middle-Class in India, op. cit.
14 Fernandez Leela, India’s New Middle-Class. Democratic Politics in an Era of Economic Reforms, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006.
15 Lemanski Charlotte et Tawa Lama-Rewal Stéphanie, « The “missing middle” : Participatory urban governance in Delhi’s unauthorized colonies », in Transactions of the Institute of British Geographers, Volume 38, Issue 1, 2012, p. 91-105.
16 Sridharan E., « The Growth and Sectoral Composition of India’s Middle Class : Its Impact on the Politics of Economic Liberalization », in India Review, Volume 3, Numéro 4, 2004, p. 405-428.
17 Fernandez, India’s New Middle-Class, op. cit.
18 Sridharan, « The Growth and Sectoral Composition of India’s Middle Class », op. cit.
19 Robinson Richard, Goodman David, The New Rich in Asia. Mobile Phones, Mc Donalds and Middle Class Revolution, New York, Routledge, 1996.
20 Baviskar Amita, « Between Violence and Desire : Space, Power and Identity in the Making of Metropolitan Delhi », in International Social Science Journal, Volume 55, Issue 175, 2003, p. 89-98 ; Donner, Being Middle-Class in India, op. cit.
21 Varma Pavan, The Great Indian Middle Class, Delhi, Penguin Book, India, 1998.
22 Baviskar, « Between Violence and Desire », op. cit.
23 Fernandez, India’s New Middle-Class, op. cit.
24 Chatterjee, « Are Indian Cities Becoming Bourgeois At Last ? », op. cit.
25 Entretien réalisé le 8 mars 2014.
26 Entretien réalisé le 24 septembre 2012.
27 Tawa Lama-Rewal, « La démocratie locale dans les métropoles indiennes », op. cit.
28 Entretien réalisé le 20 septembre 2012.
29 Il s’agit d’un quartier planifié organisé autour d’une fonction principale, telle que des activités industrielles, commerciales, administratives ou résidentielles. Les secteurs résidentiels comportent des services d’usage quotidien tels que des commerces ou des écoles. Les services plus importants ont été regroupés dans des secteurs spécialisés.
30 Une colonie est un périmètre d’habitat planifié généralement constitué de maisons individuelles et s’apparentant à un lotissement. Le terme est générique pour désigner certains quartiers de villes nouvelles et certains nouveaux quartiers des villes anciennes dans l’Inde contemporaine. Il était également utilisé à l’époque coloniale pour désigner un quartier dont les résidents partageaient la même profession.
31 Sahw Annapurna, Indian Cities, New Delhi-Oxford, University Press, 2012.
32 Entretien réalisé le 20 janvier 2012.
33 Entretien réalisé le 28 novembre 2011.
34 Entretien réalisé le 18 novembre 2011.
35 Entretien réalisé le 5 janvier 2012.
36 Baviskar, « Between Violence and Desire », op. cit.
37 Fernandez, India’s New Middle-Class, 2006.
Auteur
Géographe, chercheure associée au Centre d’études – Inde Asie du Sud, EHESS
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