Explorer le droit à la ville à partir des expériences citadines et depuis les villes dites du Sud

1La notion de droit à la ville formulée par Henri Lefebvre1 a récemment été rediscutée dans les sphères politiques, académiques et militantes en se chargeant de multiples sens. Les travaux qui la convoquent, en sociologie ou en géographie urbaine, en géographie du développement, en architecture ou urbanisme notamment, se sont multipliés depuis les années 2000. Ce regain d’intérêt s’est tout d’abord manifesté dans les études urbaines anglophones du Nord, à la faveur de la traduction en anglais des textes d’Henri Lefebvre2. Des auteurs radicaux, principalement britanniques et états-uniens, ont remobilisé et actualisé ses textes afin de théoriser un programme de résistance aux politiques néolibérales3. Parallèlement, le regain d’intérêt pour cette notion est lié à la montée d’une reconnaissance de l’importance des enjeux d’urbanisation et du motif urbain dans le champ du développement humain et social. Il en est résulté des processus d’institutionnalisation et de codification de droits urbains ou de droits en ville qui s’appuient sur l’idée de droit à la ville tout en altérant sa dimension utopique et révolutionnaire originelle. Ces processus actualisent en effet le droit à la ville en lui conférant un sens légal, réglementaire, voire technique. Le droit à la ville est alors opérationnalisé afin de promouvoir des agendas de droits sociaux urbains, pluriels et mesurables. Ces relectures de la notion de droit à la ville accordent en outre une large importance à la participation démocratique, constitutive de la « bonne gouvernance » promue par les bailleurs internationaux, et elles connaissent un large écho au Sud4. Ce mouvement d’opérationnalisation s’est concrétisé par la reprise en charge du thème du droit à la ville dans des chartes nationales, métropolitaines ainsi que dans les agendas onusiens5.

2Pour certains auteurs, il y a là une forme de récupération parfois opportuniste qui entraîne un risque d’affaiblissement de la portée critique et politique du concept lefebvrien6. Une dérive contre laquelle s’élèvent des réflexions critiques sans toutefois nécessairement s’inscrire toutes dans une perspective néomarxiste : le droit à la ville rend possible une multitude d’approches critiques, dont une grande partie reprend en charge des débats anciens comme celui de la ségrégation, de la place de l’informel ou de la desserte inégale en services, par exemple.

3Parallèlement, les tentatives d’inscription du droit à la ville dans des législations locales ou nationales, dans le cadre de projets de transformation sociale à caractère progressiste voire post-néolibéraux, en particulier en Amérique latine, ont appelé nombre de commentaires sur les effets politiques de ces expériences. C’est le cas notamment au Mexique (voir le texte de Claudia Zamorano dans cet ouvrage), en Équateur7, mais surtout au Brésil pendant le premier mandat du Parti des Travailleurs8. Ces expériences de codification sont liées à l’arrivée au pouvoir de partis de gauche et s’appuient sur les appareils critiques produits par la rencontre entre mondes académique et militant ainsi que par la relecture des travaux de Lefebvre dans certaines parties de l’Amérique latine. Ces expériences de codification du droit à la ville visent à rétablir la valeur d’usage contre la valeur d’échange, à affirmer la valeur sociale de la propriété afin de lutter notamment contre la spéculation immobilière et foncière. Ces luttes politiques autour du droit à la ville demeurent fortement commentées, quant à leur potentiel radical. En outre, elles ne sont jamais stabilisées, même quand le droit à la ville a été inscrit dans la loi, comme le montre nettement le cas du Brésil où le virage politique récent, avec le retour au pouvoir de la droite conservatrice, remet en question les fondations posées par le Parti des Travailleurs et l’affirmation du droit à la ville.

4Les débats sur le droit à la ville dans le moment contemporain, et entre Nord et Sud, sont donc très stimulants pour renouveler l’étude des dynamiques sociales et politiques de l’urbain dans une perspective critique, mais le terrain demeure glissant, pour au moins deux raisons. Premièrement, se pose la question du statut de la notion de droit à la ville, tantôt considérée comme un slogan ou un programme politique, tantôt comme une catégorie d’analyse, voire un concept, ces différents niveaux étant souvent entremêlés. Il en résulte une certaine confusion quant au caractère normatif et prescriptif (ou non) des analyses que la notion pousse à porter. Les débats entre enjeux politiques et enjeux théoriques s’entremêlent ici autour d’une discussion sur la praxis politique et les rapports entre monde académique et monde politique et militant, un problème qui se trouve au cœur de la discussion sur le droit à la ville, au Sud comme au Nord. Deuxièmement, les différents corpus théoriques élaborés autour du droit à la ville ne dialoguent pas facilement entre eux, ce qui crée une certaine polyphonie et des torsions par rapport au programme originel de Henri Lefebvre. Comme c’est au titre des expériences d’institutionnalisation du droit à la ville que les villes du Sud semblent avoir le plus abondé le débat scientifique, la tension entre agenda révolutionnaire et programme réformiste prend une résonance particulièrement forte sur ces terrains.

5Or, le débat sur le droit à la ville a, qu’on le souhaite ou non, évolué en lien avec les enjeux contemporains de l’urbanisation et des transformations du capitalisme, au Nord comme au Sud. C’est pourquoi nous proposons ici de considérer la manière dont les villes du Sud peuvent alimenter ce débat, tel qu’il se formule actuellement. Il s’agit d’opérer un double décalage de regard. Tout d’abord, en donnant la parole à des auteurs qui travaillent sur des villes du Sud, qu’ils soient issus du Nord ou du Sud, afin de montrer comment ils se sont appropriés cette notion, en lien avec les enjeux socio-spatiaux et politiques qu’ils jugeaient centraux dans les villes qu’ils étudient. Il ne s’agit donc pas d’affirmer une quelconque spécificité irréductible des sociétés et des dynamiques urbaines du Sud, mais de reconsidérer, à partir de la manière dont on parle de droit à la ville dans ces dernières, un certain nombre des débats classiques sur l’exclusion, la ségrégation urbaine, les politiques d’habitat et de logement, ou encore la métropolisation. Cet ouvrage s’inscrit donc dans une perspective inspirée par le Southern turn9. Au-delà, en repartant en effet de ces questions et de ces objets classiques et fortement traités dans la littérature sur le droit à la ville, il s’agit d’ouvrir un programme de recherches qui se donne pour objectif de questionner, à partir des villes du Sud, la dimension politique des pratiques quotidiennes des citadins affectés par des situations d’octroi ou de privation de droits multiples ou luttant pour leur reconnaissance10. On s’inspire ici des travaux de J. Uitermark, W. Nicholls et M. Loopmans11 et de J.-A. Boudreau, N. Boucher et M. Liguori12, qui examinent l’influence des expériences citadines sur la conscientisation et les mobilisations politiques. W. Nicholls et F. Vermeulin13 proposent ainsi la formule de droit à travers la ville pour souligner le rôle de l’expérience urbaine dans la possible élaboration de demandes de droits, en particulier pour des catégories de citadins privés de reconnaissance politique, les migrants sans papiers d’origine latino-américaine à Los Angeles. Dans la même ville, l’expérience quotidienne des transports en commun dans le cadre des longues mobilités domicile-travail des travailleuses domestiques peut ainsi, selon J.-A. Boudreau, faire naître la possibilité de s’organiser pour revendiquer collectivement des droits. Les mobilisations et les processus de conscientisation politiques sont ainsi considérés dans leur rapport à la pluralité des expériences citadines et de la condition urbaine. Cependant, plutôt que de centrer l’attention sur les mécanismes de conscientisation politique et de formation de collectifs en lutte que permet la vie urbaine, nous proposons de considérer la manière dont les citadins rencontrent au quotidien l’État, que ce soit ou non à travers des luttes formalisées, et la manière dont ils font l’expérience de formes de reconnaissance et d’octroi de droits ou de déni de droits. Notre objectif est de comprendre comment ces expériences transforment la conception que les citadins se font de leur place en ville, ainsi que leur propension ou leur résistance aux tentatives faites pour les gouverner par des régimes de droits. Il s’agit de penser le droit à la ville comme un concept analytique qui permet de relier expériences quotidiennes des citadins et rationalités de gouvernement.

6Les pratiques citadines ont de longue date attiré l’attention des études urbaines sur les villes du Sud, qui ont par exemple exploré les ancrages urbains ou la construction de la citadinité14. Cet ouvrage propose de nourrir et prolonger ces travaux en soulignant le caractère politique non pas seulement des pratiques, mais plus largement des expériences citadines (en reprenant le terme lefebvrien), au sens de la construction politique d’un certain rapport à l’État, et cela à partir de situations prises au Sud. La question du potentiel politique des pratiques citadines a déjà été abordée dans les discussions sur l’affirmation d’un droit à l’informalité15, à travers la dimension « insurgente » de la citoyenneté16, ou encore à propos des capacités « d’empiétement tranquille » des citadins qui témoignent de leur capacité de résistance face à un ordre urbain imposé17. Ces travaux démontrent que c’est à travers leurs pratiques de l’espace urbain que les citadins font l’expérience de processus d’exclusion sociale, de relégation, de marginalisation, mais aussi d’inclusion politique et sociale, d’affirmation de formes de citoyenneté en partie locale dont le contenu reste éminemment difficile à interpréter en termes de potentiel émancipateur. Cette piste de recherche, travaillée dans le cadre d’un programme de recherche collectif18, a été proposée à différents auteurs, spécialistes de villes dites des Suds, qui en ont chacun à leur manière proposé une lecture et une déclinaison empirique, sur leurs terrains respectifs19.

7La diversité des appropriations par les contributeurs à cet ouvrage de la notion de droit à la ville, en réponse à notre invitation à penser les liens entre expérience urbaine, lutte pour des droits urbains et demande de reconnaissance ou marginalisation, témoigne de la variété des résonances et des échos qu’a eus la notion dans différents contextes, en lien avec les débats propres à ces lieux et à ces milieux académiques. Les enjeux ne sont en effet pas les mêmes selon que l’on se trouve en contexte dit autoritaire ou démocratique, selon les dynamiques des rapports de classes et de genre dans les différentes villes, selon le mode de structuration du champ politique, le rapport à l’espace public ou encore l’histoire des luttes urbaines. Cette diversité témoigne ainsi du besoin d’historiciser et de contextualiser la notion de droit à la ville dans le temps et dans l’espace.

8Ce besoin s’affiche d’emblée, en préambule de l’ouvrage, à travers deux textes que nous avons souhaité mettre en vis-à-vis car ils témoignent des modes de reprise en charge du droit à la ville dans les sphères académiques et militantes de contextes régionaux très contrastés20. Au Mexique, comme dans une grande partie des pays latino-américains, le droit à la ville a été amplement discuté et a suscité autant d’espoir que de désillusions. Sa dimension processuelle et utopique a inspiré de nombreux et riches travaux académiques, grâce à une importante relecture des textes de H. Lefebvre21. L’expérience de codification menée dans la Charte de Mexico, que C. Zamorano évoque dans son texte, traduit cependant les torsions et l’affadissement du mot d’ordre révolutionnaire de ce dernier. C. Zamorano considère néanmoins qu’en dépit de cette dilution des ambitions révolutionnaires, la mobilisation du droit à la ville à Mexico renferme un potentiel pour réclamer davantage de participation des citadins dans les prises de décisions politiques locales. À partir du cas ghanéen, G. Owusu et C. Crentsil rappellent en revanche que la notion de droit à la ville est beaucoup moins présente et populaire en Afrique subsaharienne, où Henri Lefebvre a été moins lu, à l’exception de l’Afrique du Sud. Ils nous rappellent que le slogan du droit à la ville est certes mobilisé dans les protestations politiques locales, sous influence notamment des réseaux militants internationaux de type Shack/Slum Dwellers International ou WIEGO – Women in Informal Employment : Globalizing and Organizing –, pour réclamer le droit de citadins précaires à demeurer dans des quartiers menacés d’éviction (exemple très étudié du quartier d’Old Fadama22). Mais dans leur chapitre, ils proposent plutôt de reprendre en charge la notion de droit à la ville comme outil critique pour analyser les politiques urbaines néolibérales (au Ghana, l’État parle de « décongestion » à propos de la régénération urbaine, de l’embellissement des espaces publics, de l’éradication du commerce de rue…), procédant à un arrimage des problématiques et des trajectoires urbaines africaines à une discussion internationale.

9Ce besoin de contextualisation parcourt tout l’ouvrage et est repris comme le motif central de la postface rédigée par Myriam Houssay-Holzschuch. Néanmoins, et bien qu’adoptant des angles d’approches différents, les textes réunis dans cet ouvrage se rencontrent sur plusieurs points. Le premier consiste à considérer le droit à la ville comme un référent pour contrecarrer les agendas néolibéraux qui se formulent et se déclinent dans les politiques urbaines (à travers la métropolisation, la mise en place de stratégies de compétitivité, de city vision, de commodification de l’espace public…). Cet étendard de résistance se heurte à des limites soulignées par les auteurs (visibles à travers l’expérience brésilienne, mexicaine, ou encore en Argentine). Pour plusieurs auteurs, le droit à la ville offre des possibilités limitées : il permet de reconsidérer la place des citadins dans la production des quartiers informels et le simple droit pour ces derniers à être en ville. Le second horizon commun aux différents auteurs consiste à placer l’État au cœur des débats, ce qui implique d’enrichir la théorisation de l’État au Sud, où il est trop souvent réduit à un acteur en crise, absent ou corrompu. Actualiser le droit à la ville à partir des villes du Sud incite dès lors à porter une délicate attention aux attentes que les citadins (et universitaires) peuvent élaborer vis-à-vis de l’État. Les vies citadines y sont plus qu’ailleurs marquées par l’informalité ainsi que par la précarité sociale et économique. La reconnaissance par l’État constitue bien un enjeu crucial pour nombre de citadins, malgré la constante circonspection vis-à-vis des pratiques autoritaires et des multiples dérives ou récupérations possibles. Le droit à la ville perd certes alors sa dimension révolutionnaire et utopique.

10Au total, douze textes sont rassemblés et organisés autour de trois thèmes : le droit à la ville et les temporalités urbaines ; le droit positif, les luttes juridiques et la demande d’État ; le droit à être gouverné. Ils portent sur des villes très diverses, sans souci d’exhaustivité, mais avec le souci de mettre en regard des situations régionales variées. Certaines de ces villes sont des métropoles bien représentées dans les études urbaines. On pense à Accra, Buenos Aires, Delhi, Mexico, São Paulo, tandis que d’autres, de tailles plus modestes, sont moins souvent partie prenante des débats en études urbaines : Belo Horizonte, Douala, Gurgaon, Lomé, Recife, Salt Lake ou encore Yaoundé. Si l’ouvrage fait la part belle aux continents africain et latino-américain, où le droit à la ville résonne avec la question des inégalités sociales et se situe plutôt du côté des dominés, il propose aussi une ouverture vers le monde indien, où le droit à la ville a fait l’objet d’une instrumentalisation politique par les classes dites moyennes.

11La première partie de l’ouvrage, intitulée « droit à la ville et temporalités urbaines », embrasse une perspective historique en revenant sur la construction d’un droit à être en ville dans le temps relativement long. Ces textes invitent à relire les trajectoires urbaines locales, ainsi que les rapports de force historiques qui ont présidé à la construction de villes divisées et ségréguées et à leurs dynamiques d’urbanisation spécifiques, souvent très rapides et fondées sur une production informelle de l’habiter urbain. Le droit à la ville devient ainsi un outil pour relire les processus de construction de villes inégalitaires (plus qu’un outil d’émancipation concret pour l’avenir). Les textes portant sur Maputo, Belo Horizonte ou Buenos Aires reviennent sur les héritages de la colonisation en tant qu’acte fondateur des inégalités urbaines. L’historicisation des formes d’appartenance et d’exclusion à la ville constitue une proposition de relecture du droit à la ville compris comme une demande politique ou une capacité d’organisation politique autour de droits urbains. I. Raposo et S. Jorge, en partant de la contre-hégémonie des marges, travaillent l’idée d’un droit à (auto) produire l’espace urbain depuis les origines de la ville. E. Camelli et V. Snitcofski rappellent, à Buenos Aires, la force des mouvements populaires, ainsi que l’ancienneté des revendications à caractère urbain en Argentine, en lien avec les débats sur la marginalité sociale et spatiale des migrants venus du monde rural, longtemps perçus comme non assimilables à la vie urbaine, ce dont semblait témoigner leur confinement dans les favelas, barrios et autres quartiers périphériques populaires « autoproduits ». En réaction, en Amérique latine, l’urbain a en effet joué un rôle très précoce au xx^e siècle dans la structuration du champ politique, notamment à travers les luttes urbaines pour le logement, l’habitat ou l’accès au foncier. À ce titre, les occupations collectives de terres à Belo Horizonte étudiées par P. Urvoy sont emblématiques. Cette historicisation du droit à la ville invite à inscrire les quartiers populaires dans le temps en soulignant le caractère non spontané de l’informalité. Ces différents textes nous rappellent que l’irrégularité est produite par l’histoire et que ces quartiers font partie intégrante de la ville, dans le temps long.

12D’autres auteurs, dont les textes sont réunis dans la deuxième partie de l’ouvrage, s’intéressent pour leur part à diverses formes d’institutionnalisation du droit à la ville, que ce soit à travers des luttes juridiques, des demandes de reconnaissance par l’État ou des activités de lobbying politique et associatif. Ces expériences d’institutionnalisation ou d’opérationnalisation marquent fortement la trajectoire du droit à la ville en Amérique latine. Le débat sur la dimension urbaine du changement social et politique soulevé par le droit à la ville y prend racine dans l’ancienneté des processus d’urbanisation et des débats sur la « question urbaine » sur ce continent23. P. De Vries et J. Da Silva proposent une lecture critique de l’expérience brésilienne en soulignant les limites de l’institutionnalisation dans le cas du programme Prezeis (programme de régularisation foncière) qui marque surtout, selon eux, l’ouverture aux acteurs privés du marché immobilier et foncier dans les favelas. C. Fainstein souligne combien les expériences violentes de dépossession foncière à Buenos Aires ont contribué à construire des luttes sociales qui s’expriment, non pas en termes de droit à la ville, mais en un simple « droit à l’espace urbain24 » dont la réalisation est obtenue à travers des recours juridiques. Dans un même ordre d’idée, mais à propos des services de transport public à Lomé, C. Mawussi conditionne le droit à la ville au droit à la mobilité dans l’espace urbain. Il étudie les stratégies quotidiennes et individuelles déployées par les citadins pour accéder aux centralités en l’absence de service public. Ces pratiques quotidiennes ne signifient cependant pas que les citadins ne formulent plus d’attentes vis-à-vis de l’État. L’auteur montre bien comment des opportunités électorales et politiques sont saisies pour interpeller et contester les situations vécues de relégation afin de potentiellement infléchir les politiques publiques. Dans ces deux textes, la voie institutionnelle et légale est mise au service du droit à la ville dans le cadre de revendications populaires. Ces processus de judiciarisation sont néanmoins à double tranchant, comme le montre bien A. Dewaele. Elle analyse la manière dont le droit à la ville est détourné dans deux villes nouvelles indiennes au profit des intérêts propres aux classes moyennes par le biais de lobbying associatif. Les mobilisations des citadins traduisent bien ici le processus du « local trap » analysé par M. Purcell25 dans ses travaux sur l’instrumentalisation du droit à la ville et les luttes nimbistes qui dénaturent sa dimension émancipatrice et révolutionnaire (par opposition au droit à la ville comme droit à l’autogestion).

13Ces considérations conduisent finalement à questionner, dans la troisième partie de l’ouvrage, l’ambiguïté des processus de reconnaissance et d’octroi de droits urbains, et plus largement le potentiel du droit à la ville pour interpeller l’État. En reconfigurant la relation entre État et citadins, la construction des droits urbains a des effets émancipateurs et aliénants à la fois. En effet, à travers la reconnaissance de droits en ville, même limités, certains citadins sont sélectivement inclus dans des processus de mise en ordre socio-spatiale qui façonnent leur désir et leur capacité de résistance. Quatre textes reposent sur des études de cas qui donnent à voir ces processus, ainsi que les déclinaisons variées des rapports des citadins à l’État et de leur désir (ou non) d’être gouvernés, dans des contextes politiques fort différents. M. Taneja analyse les relations entre pratiques citadines et rationalités de gouvernement dans le cadre de mouvements sociaux qui visent à promouvoir la liberté des femmes dans l’espace public contre les normes sociales en vigueur à Delhi. Elle lit ces pratiques collectives comme des formes insurgentes de contestation de l’ordre social et spatial établi, interpellant le gouvernement local. Il s’agit ici d’une demande de droit à la ville compris comme demande d’intervention de l’État pour garantir le droit à l’espace public. Dans un tout autre contexte politique, S. Ndam, en s’intéressant aux effets d’exclusion des commerçants de rue à Yaoundé lors de la mise en place d’une politique de parkings payants, considère le droit à la ville comme l’ensemble des petits arrangements informels que les commerçants de rue élaborent pour conserver leur place en ville dans un contexte de modernisation institutionnelle (mise aux normes de la ville moderne). Ces citadins naviguent finalement entre deux registres, adhésion au projet moderniste de l’État local et résistance aux normes imposées par ce dernier. Dans le même contexte autoritaire camerounais, mais à Douala cette fois, C. Bignon porte une attention particulière aux pratiques de citadins résidant dans des quartiers irréguliers, afin de montrer que la catégorie silencieuse du droit à la ville dans ce contexte peut être comprise comme le résultat d’une négociation constante avec les autorités urbaines pour résister aux évictions et comme une lutte quotidienne pour habiter la ville. Par ailleurs, M. Figueira questionne la place donnée à une catégorie de citadins privés de droits, les sans-abri, en retraçant la mise en place d’une politique publique originale à São Paulo, qui visait à rendre ces citadins gouvernables et acteurs d’une possible inclusion sociale et politique (à travers des procédures participatives). Son travail souligne cependant les limites politiques de ce plan, mis à mal par l’arrivée au pouvoir d’un parti conservateur en 2017. Les possibilités d’émancipation politique offertes par les processus d’octroi de droits liés à l’habiter urbain sont donc au cœur des débats de cette dernière partie.

14Au final, ces relectures peu orthodoxes de la notion de droit à la ville témoignent de plusieurs choses. Tout d’abord, de la nécessité de penser le droit à la ville, et l’absence de ce droit, au-delà du moment néolibéral contemporain, dans le temps long des dynamiques d’urbanisation. Cela permet de reconsidérer la spécificité des formes contemporaines de l’exclusion socio-spatiale, par rapport à des formes de domination et d’exclusion anciennes, et à comprendre les ressorts de la privation de droit à la ville en fonction des temporalités urbaines. Or les villes du Sud invitent presque automatiquement à opérer cette mise en perspective, du fait des racines coloniales de l’urbanisation ou du poids de la colonisation sur l’urbanisation, ainsi que du fait de l’ancienneté et de la force des inégalités et de la ségrégation qui les caractérisent. En outre, les textes réunis ici nous invitent à nous affranchir d’une forme de purisme dans le rapport au concept d’Henri Lefebvre (à condition que ce décalage soit explicite et assumé), afin de progresser dans le défrichement de pistes de recherche parlantes pour notre temps. La vigueur des luttes pour la reconnaissance de droits urbains est en effet marquée sur tous les terrains observés ici, mais ces luttes se formulent, contrairement à ce qu’observait Henri Lefebvre, à travers un désir (certes ambigu et ambivalent) d’État, même dans les contextes les plus autoritaires. Le droit à la ville rime aujourd’hui fortement, et le Sud en témoigne bien, avec une demande d’inclusion économique, sociale et spatiale dans la société urbaine.

15On peut certes s’aligner sur les critiques externes de certains analystes radicaux qui ne voient dans ces expériences d’inclusion qu’une dénaturation du projet lefebvrien, et ne considérer qu’aliénation dans ces formes de demandes. On peut également y percevoir des stratégies de division sociale, ourdies par l’État, fondées sur l’octroi sélectif et partiel de droits à certains citadins bien choisis. Néanmoins, les villes du Sud invitent à considérer sérieusement le besoin de reconnaissance par l’État afin de s’interroger sur le potentiel de transformation sociale que contiennent ces aspirations, et surtout afin de travailler aux modalités de leur construction. C’est peut-être l’une des pistes pour relire aujourd’hui le droit à la ville au Sud, comme au Nord, dans une perspective à la fois émancipatrice et concrète.