La part des choses : enquête autour de la fondation politique de la catégorie de communs1
p. 101-120
Texte intégral
1Face à la marchandisation et à la privatisation croissante des ressources sur lesquelles reposent nos sociétés, de nombreuses réflexions voient aujourd’hui le jour visant à repenser la catégorie de (biens) communs afin de la rendre plus robuste et de préserver ce à quoi elle renvoie. C’est ce geste que nous qualifierons ici de fondation politique de cette catégorie. Plutôt que de pointer la mécanique plus ou moins implacable à laquelle se plie la privatisation du monde, notre contribution se propose, dans une perspective pragmatiste, d’aborder cette question au prisme du terrain en se portant au plus près des pratiques des acteurs qui s’engagent à contre-sens et donnent forme, de diverses façons, à cette catégorie.
2À cet égard, nous nous concentrerons sur un aspect précis : la part que prennent les « choses » dans la fondation politique des communs. Un tel point d’entrée, notons-le d’emblée, ne va pas entièrement de soi. Qu’on les qualifie de « ressources » ou de « biens », ces « choses » auxquelles l’action s’attache jouissent en effet, dans la littérature consacrée aux communs, d’un statut paradoxal. Certes, de nombreux auteurs définissent les communs sous la forme d’un trièdre aux plans intimement mêlés : la rencontre d’une communauté, d’une « ressource » sur laquelle repose ses activités et des règles qu’elle articule à son entour, afin d’en garantir la gestion durable, l’accès, le partage et la gouvernance. La catégorie de communs est ainsi nichée au cœur des rapports conjoints que les hommes entretiennent avec ces choses qui peuplent leurs mondes. Dans le lien de dépendance qui les relie à elles tout d’abord. Mais aussi dans la texture des pratiques au prisme desquelles, d’un retour de balancier, ils en usent, les administrent et les gouvernent.
3Pourtant, cette ressource dont la littérature fait état n’est que très rarement saisie comme objet d’investigation à part entière. Par-delà la distinction généralement tracée entre « communs matériels » et « immatériels »2, peu d’écrits s’attachent, dans un geste réflexif, à retracer ce qu’elle revêt, ou encore à décrire la manière dont elle prend forme et se manifeste dans le regard et sous la main des acteurs qui s’en saisissent, pour donner forme à un projet politique plus large. Quel rôle les choses jouent-elles dans la fondation politique de la catégorie de communs ? Comment se plient-elles, s’articulent-elles, voire résistent-elles à ce projet dont la catégorie se voit investie ? Pour répondre à ces questions, nous procéderons en deux temps. Nous nous pencherons tout d’abord sur la manière dont la recherche sur les communs traite de la ressource, ou, plus généralement, sur la place qu’occupent choses au sein de la catégorie de communs. Pour ce faire, nous nous concentrerons sur une littérature que nous qualifierons de militante, renvoyant par là à un corpus relativement contemporain d’écrits visant l’articulation de la catégorie sur le plan du politique – tout à la fois comme expression d’une multitude d’expériences déjà à l’œuvre et comme mot d’ordre d’un mouvement de résistance au néo-libéralisme. Prenant note des lignes de réflexion et des points de tension décelés dans ce cadre, nous porterons ensuite notre regard au plus près du terrain. Nous étudierons alors, à partir d’un travail d’enquête réalisé au sein d’initiatives œuvrant dans le champ de l’énergie et du réemploi des objets, la manière dont les choses – et avec elle, la ressource – se manifestent dans le cours des activités auxquelles renvoie la catégorie de communs.
Des choses et des hommes : penser les communs comme catégorie politique
4Aborder les communs au prisme de ces choses dont l’agir se saisit, n’a à première vue rien d’étonnant. En effet, l’une des spécificités théoriques et politiques majeures de la pensée des communs tient précisément à cette rencontre dont elle trace le lieu entre des hommes et certaines choses qui peuplent ou en viennent à peupler leur environnement : en matière de communs, il n’est pas seulement question de discourir et de militer, mais bien de se doter collectivement des assises matérielles dont dépendent la subsistance des individus et leur vie en société. C’est notamment le sens de la définition de David Harvey, pour qui la « pratique sociale du commoning » désigne « une relation sociale changeante et malléable entre un groupe social particulier et auto-proclamé et certains aspects de son environnement social et/ou physique, pré-existant ou en devenir, qu’il juge crucial à son existence et à sa subsistance3 ». De même, David Bollier indique qu’un commun prend forme « dès lors qu’une communauté ou un groupe décide de gérer une ressource de manière collective, avec en vue un accès et une utilisation équitables et soutenables de celle-ci4 ». Ces liens qui se tissent entre les choses et les hommes semblent ainsi se situer à un double niveau. Eu égard à la notion de ressource d’une part, qui, quoique peu souvent définie, semble renvoyer à la chose en tant qu’elle est saisie par un collectif qu’un besoin met en mouvement ; du point de vue de la catégorie de communs elle-même, d’autre part, celle-ci désignant généralement les pratiques dont cette ressource fait l’objet et qui visent sa gestion dans le temps. C’est ainsi que de nombreux auteurs, à l’instar de Pierre Dardot et Christian Laval, voient dans les communs le lieu d’un dépassement fondamental de la dichotomie entre objets et sujets :
Le concept des communs met l’accent sur le fait qu’il s’agit de constructions institutionnelles par lesquelles le lien entre les choses et l’activité du collectif qui les prend en charge passe au premier plan. Il y a donc des communs d’espèces très différentes en fonction du type d’activité des acteurs qui s’emploient à les instituer et à les faire vivre (communs fluviaux, communs forestiers, communs de production, communs de semences, communs de connaissance, etc.). Un commun fluvial n’est pas un fleuve, il est le lien entre ce fleuve et le collectif qui le prend en charge […]. En ce sens le concept de « communs » rompt avec la polarité du sujet et de l’objet, d’un objet offert à la prise souveraine du premier (ainsi dans la relation du dominus à la res), polarité si souvent reconduite dans une certaine tradition juridique et philosophique5.
5Cette conception de la place, du rôle et de ce que revêtent les choses au sein de la catégorie s’inscrit pour une large part dans l’héritage des travaux d’Elinor Ostrom. Elle poursuit, en particulier, sa critique inaugurale de l’économie dite néo-classique concernant l’assimilation des communs à un type de « bien », défini au travers de caractéristiques intrinsèques. Comme l’écrit Jean-Marie Harribey, « La construction syntaxique de la définition est symptomatique. Ce sont les biens qui, en eux-mêmes, sont exclusifs ou non exclusifs et rivaux ou non rivaux ; en aucune manière ce ne sont des attributs qui leur sont conférés par décision humaine6 ». Non seulement les choses se retrouvent ainsi « ontologisées », hors de tout processus social7, mais leur définition porte en elle les prémisses du destin implacable qui guette les communs et, ce faisant, des modalités de gestion qui leur échoient : naturellement menacé de surexploitation, ce type de « bien » doit revenir au marché ou à l’État. C’est la dénonciation de cette ontologie des communs qui s’accompagne, chez Elinor Ostrom, d’une attention portée à la « ressource ». En glissant le regard et la réflexion du plan immanent des catégories vers l’exploration humble d’un monde bien « réel », matériel et changeant, Elinor Ostrom fait apparaître le caractère pour partie donné, pour partie construit au travers duquel se présente toute chose. Les « ressources » dont elle fait ainsi état ne sont plus ni absolues, ni hors de portée. Élément décisif à cet égard, la dimension d’exclusivité n’est plus considérée comme une propriété des choses : elle est fonction des institutions que les collectifs mettent en place pour veiller à leur gestion et du type de transactions qu’ils entretiennent avec leur environnement8.
6Pour autant, une partie de la littérature militante semble se distancier de la pensée d’Elinor Ostrom sur un point capital : la part de déterminisme revenant aux choses dans l’institution des communs. Certes, les pratiques décrites par Elinor Ostrom peuvent s’intercaler entre la ressource et son destin, mais la tragédie des communs demeure une épée de Damoclès rivée aux caractéristiques du bien. De même, ses recherches ont pour objet d’identifier les ressources qui, plus naturellement que d’autres, sont vouées à devenir des communs – et celles qui, en tout état de cause, doivent revenir au marché ou à l’État. De leur côté, les individus dont Elinor Ostrom fait état n’inscrivent leurs actions qu’au terme d’une analyse rationnelle en termes de coûts et de bénéfices escomptés. Aussi ne rend-elle pas compte du sens politique dont les individus recouvrent leurs actes ; des liens complexes que les communs tissent avec le Marché et l’État ; des dynamiques prédatrices auxquelles ils répondent et des formes singulières de subjectivité qui s’y dessinent9. Pour Pierre Dardot et Christian Laval,
[…] l’illusion gestionnaire est de ce point de vue solidaire d’une conception naturaliste du commun : le commun étant inscrit dans les propriétés de certaines choses, sa reconnaissance pourrait faire l’objet d’un consensus au-delà des conflits d’intérêt sociaux. C’est oublier que le commun doit être construit contre sa négation pratique10.
7Dans cette perspective, les logiques qui guident l’institution des communs ne sont donc pas l’apanage de prédispositions arrimées au creux des choses. Elles sont l’expression en acte d’un projet politique, lequel passe tout à la fois par l’institution concrète de communs et par leur revendication active comme lieu d’une résistance aux néo-libéralismes.
8Cette dissociation de la catégorie vis-à-vis de la nature et de l’ordre des choses s’est ainsi accompagnée d’une mise en exergue des processus sociaux qui concourent à la mise en œuvre concrète du projet politique. Ce glissement se lit dans la manière dont des auteurs issus d’horizons divers abordent la catégorie. Par exemple, si Benjamin Coriat définit les communs comme « des ensembles de ressources collectivement gouvernées dans le but de permettre un accès partagé aux biens dont ils font l’objet », il entrevoit « le commun » comme « une construction éminemment sociale11 ». « La question centrale des communs », écrit-il, « n’est évidemment pas celle de la nature de la ressource partagée […] mais le système des droits et obligations et de gouvernance de ces droits, auquel il donne lieu12. » Pierre Sauvêtre distingue quant à lui la problématisation « politico-instituante du commun » de la lecture « practico-économiques des communs » de la façon suivante :
[la] problématisation politico-instituante […] marque une coupure dans le discours du commun puisqu’il y a été moins pensé comme un système de ressources géré par une communauté d’utilisateurs que comme une pratique collective d’auto-institution et d’autogouvernement13 .
9Enfin, David Bollier et Silke Helfrich soulignent dès les premières pages de leur ouvrage :
Il est courant au sein des sciences sociales – particulièrement en économie – d’assimiler les communs avec des ressources gérées en commun. Cependant les communs ne sont pas des choses, des ressources ou des biens ; elles sont un tissus organique de structures sociales et de processus14.
10Dès lors, il convient cependant de s’interroger sur la place aujourd’hui dévolue aux choses au sein de la littérature militante. Ce cheminement conceptuel ne s’est-il pas de fait accompagné d’une relative mise en éclipse analytique de la part que prennent les choses dans les processus qui donnent sens et forme aux communs comme projet politique ? Pour Jean-Marie Harribey, la littérature dédiée aux communs semble en effet traversée par une ligne de fracture entre « deux familles de conceptions, l’une qui s’attache aux prétendues caractéristiques naturelles ou intrinsèques des biens, l’autre qui se détache de tout substrat pour ne retenir que les institutions que créent les humains pour gérer leurs affaires15 ». Au cœur de cette mise en éclipse, les cadres épistémologiques au travers desquels les communs sont abordés semblent ménager peu de place pour une exploration conjointe de la ressource et du politique. Non pas que la littérature militante fasse explicitement table rase de la chose eu égard aux pratiques. Cependant, son évocation tend à s’inscrire dans un jeu subtil d’opposition entre immanence et émancipation, et la description de son altérité paraît bien souvent s’effacer devant l’invocation souveraine de l’agir et du politique : « Aucune chose n’est en soi ou par nature “commune” », écrivent notamment Pierre Dardot et Christian Laval ; « ce sont en dernière analyse les pratiques sociales et elles seules qui décident du caractère “commun” d’une chose ou d’un ensemble de choses16 ».
11Or cette partition n’est pas sans poser problème quant à la vocation de cette littérature à rendre compte du réel et à forger une catégorie robuste sur le plan théorique et politique. Comme le souligne Jean-Marie Harribey : « La polarité du sujet et de l’objet est certes rompue, dans le sens où une polarité exprime une opposition ou une domination, mais le lien demeure : sans substrat matériel, les sujets ne peuvent que se regarder en chiens de faïence17. » À cet égard, deux questions demeurent principalement en suspens. Premièrement, peu en est su quant à la manière dont les choses deviennent ressources et dont elles se manifestent dans le cours des pratiques qui donnent au projet politique une forme concrète, quelque part entre État et Marché. En effet, cette ressource dont la littérature militante fait tant état n’est que très rarement abordée comme réalité incarnée depuis les activités qui la constituent et s’emparent d’elle, dans un contexte explicitement militant. Elinor Ostrom avait pourtant initié des travaux en ce sens. Objet d’expérience inscrit dans un environnement donné, altérité changeante qu’il s’agit, à tâtons, de connaître, d’instituer et de gérer : la ressource qui s’esquisse au fil de ses pages oriente pour partie le cours des choses, insuffle à la surface de l’agir une part d’imprévu avec laquelle les individus sont tenus de composer. Cependant cette approche ne connaît pas de réels prolongements dans la littérature militante. Les auteurs conviennent en général que la catégorie de communs invite à dépasser la dichotomie entre les sujets et les objets, mais aucune enquête ne s’est intéressée, jusqu’à aujourd’hui, à dépeindre leur hybridation au plus près du terrain. Ainsi, et par-delà l’opposition bien souvent reconduite entre communs « matériels » et « immatériels », la part que prennent les choses vis-à-vis de l’agir militant demeure, de fait, relativement spéculative. Si, comme l’évoquaient Pierre Dardot et Christian Laval, il est autant de types de communs que de ressources à instituer, les choses présentent-elles une part d’agence et d’altérité vis-à-vis des pratiques qui se saisissent d’elles pour donner au projet politique une forme donnée ?
12D’autre part, et corrélativement, la littérature militante s’est peu penchée sur la manière dont les militants impliqués dans ces pratiques matérielles se rapportent à la lutte politique et invoquent la catégorie de communs pour qualifier leur engagement. Comme le souligne Pierre Sauvêtre, l’approche micro-institutionnelle d’Elinor Ostrom, appliquée à des cas empiriques « dispersés », ne peut tenir lieu de politique18. L’avènement des communs comme principe politique semble ainsi s’inscrire dans une montée en généralité, impliquant la reconnaissance d’un monde commun, à la fois subit et projeté. Pierre Dardot et Christian Laval écrivent à cet égard :
Le commun comme principe politique, tel que nous l’avons défini dans notre livre, est né de luttes et d’expérimentations apparemment très différentes, mais qui posent toutes, chacune à leur manière, le double problème de l’activité démocratique et du droit d’usage19 .
13Pour autant, peu en est su quant aux modalités concrètes de ce passage. Comment glisse-t-on d’une multiplicité d’expériences situées, conduites au plus près de ressources variées, à l’invocation d’un principe politique unique ? Deux questions majeures se posent en filigrane de cette dernière, la première ayant trait à la position du chercheur. Le principe commun dont la littérature militante fait état n’est-il que l’expression d’une cause revendiquée comme telle par les acteurs sur le terrain ou ne se révèle-t-il ainsi que dans le regard avisé du théoricien ? La seconde question a trait, quant à elle, à la ressource. Si la détermination du sens que revêtent les pratiques trouve en effet une forme empirique et incarnée du côté des acteurs qui donnent forme aux communs, quid du rôle de la ressource dans cette inévitable montée en généralité ? Revêt-elle une quelconque part de responsabilité dans la manière singulière dont ce principe commun est pensé, invoqué et éprouvé, au plus près du terrain ?
14Ici s’inscrit, dès lors, notre contribution. Alors que la littérature militante tend à compartimenter agir politique, sens et matérialité, il s’agira pour nous de retracer, au prisme d’une enquête de terrain minutieuse, les possibles continuités et les fils ténus qui se tissent entre les choses et le projet politique dont la catégorie de communs se voit revêtue. Prenant note des limites préalablement décelées au sein de la littérature, notre recherche s’inscrira, cependant, dans un double déplacement. Premièrement, nous porterons le regard au creux des situations concrètes au cours desquelles la catégorie de communs prend sens et forme. Nous recouperons pour ce faire des sources d’inspiration théorique diverses, allant du pragmatisme à la sociologie des collectifs en passant par la sociologie pragmatique20, et appuierons notre propos sur un travail d’enquête ethnographique. Deuxièmement, notre prétention à rendre compte des liens entre choses et politique nous invitera à placer le regard sur une fine ligne de crête. D’un côté, nous prendrons soin d’aborder le terrain sans tracer a priori la limite entre sujets et objets, agir politique et matérialité. Mais d’un autre côté, nous veillerons à ne pas sortir de la polarité par l’unité en subsumant la ressource sous le politique – ou le politique sous la matérialité. Pour ce faire, nous aurons recours à la notion pragmatiste d’expérience21. Cette notion désigne les processus d’expérimentation et de co-construction entre des collectifs et leur environnement, ce dernier opposant aux humains certaines limites mais servant également d’assise à l’agir. Ce faisant, elle nous permettra de considérer d’emblée les interactions les plus discrètes entre les choses et le politique sur le mode de la dualité sans pour autant figer ces entités sous des dehors préalablement fixés. Nous montrerons ainsi comment le type de transactions que les acteurs engagent avec leur environnement – expériences qui constituent certaines choses en ressources plus ou moins durables, utiles, accessibles, partagées etc. – contribue à donner sens et forme au projet politique, et ce à deux principaux niveaux : sur le plan des pratiques concrètes de mise en commun, d’une part ; et dans l’invocation politique de la catégorie, d’autre part.
Les communs au prisme du terrain : heuristique des déchets et de L’électricité
15Quittant l’arène du savoir, c’est à la rencontre entre pratiques de gestion et engagement militant que nous nous tournons à présent, un carnet d’ethnographie en main. Afin de cerner au plus finement l’expérience de la ressource, nous nous attacherons à l’interroger dans la confrontation entre deux terrains distincts : une ressourcerie et une coopérative de fourniture d’énergie renouvelable, Enercoop22. Mises bout à bout, ces initiatives rappellent la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie, et ce à au moins trois égards. Ainsi tout d’abord des activités dont l’une et l’autre sont le siège. D’un côté, la ressourcerie se présente comme une organisation non lucrative dédiée à l’évitement des déchets, notamment via le réemploi et la réutilisation. Avec la participation de nombreux bénévoles, elle trie, remet en état, voire répare différents types d’objets qui lui sont apportés sous forme de dons (matériel informatique, meubles, livres, vêtements etc.) avant de les revendre à « petits prix » dans sa « boutique solidaire ». De l’autre, Enercoop promeut la mise en place de « circuit-courts de l’électricité ». Assise sur un réseau de coopératives locales, elle assure le déversement sur le réseau d’une électricité d’origine « 100 % renouvelable », issue de producteurs « locaux et indépendants » et soutient activement, via le mouvement Énergie Partagée, le développement de projets citoyens de production. Il en va, ensuite, de la réalité dans laquelle chacune de ces initiatives s’insère. Si toutes deux s’inscrivent dans le champ de l’économie sociale et solidaire, la ressourcerie est une association. Elle a notamment pris forme dans le cadre d’une politique publique d’évitement des déchets et entretient de ce fait des liens étroits avec les pouvoirs publics23. Inversement, Enercoop s’est créée en réaction à la privatisation du marché de l’électricité, jusqu’alors aux mains d’un acteur unique et public : Électricité de France (EDF). Inscrite, dès lors, dans le secteur concurrentiel, elle milite pour une transition énergétique citoyenne et durable, notamment au travers de son statut de Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) et des principes qui lui sont associés24. Mais l’étrangeté de la rencontre tient enfin aux ressources elles-mêmes. Ici, des objets délaissés, potentiellement déclassés – sur la sellette entre une fin de vie comme déchet et une seconde chance en qualité d’objet. Ailleurs, des électrons en constante vibration dont on assure le déversement sur le réseau, dont on contrôle les flux et dont on facture le service. Pour autant, ce n’est pas de poésie qu’il est ici question, mais bien d’enquête. Aussi la mise en regard de ces deux initiatives, a priori sans aucune mesure, a ses propres visées méthodologiques : dispositif heuristique assumé, elle vise à faire affleurer, avec une singulière acuité, la manière dont la ressource se manifeste vis-à-vis de l’agir politique et de ses horizons de sens.
16À cet égard, la tâche s’avère à première vue peu aisée. « Le déchet c’est plutôt entre nous » nous glisse l’un de nos enquêtés à la veille de l’organisation d’un événement devant servir de vitrine à l’action des ressourceries ; « ici ce qu’on met en avant c’est le bien commun et l’écologie ». Pour qui s’est rendu sur le terrain en quête d’interactions entre ressource et agir militant, cette remarque, saisie à la volée, a de quoi surprendre. La partition souple qui tient la ressource à distance du politique n’est pas seulement l’apanage d’une certaine tradition théorique. À certains égards, elle est aussi ce qui affleure dans le regard réflexif des acteurs. Certes, la ressource peuple sans relâche l’iconographie et les discours politiques dont nos enquêtés revêtent leur action. Alors que la modernité a signé l’avènement d’une gestion industrielle de l’énergie et des déchets, on la présente volontiers comme l’objet d’une « réappropriation citoyenne ». On en fait l’« instrument » d’une transition écologique, démocratique, économique et sociale ; le « moyen » d’une quête plus large en faveur d’un « bien commun » ou d’un « intérêt collectif » ; l’« objet » d’un droit fondamental (« L’accès à l’énergie est un besoin essentiel ») ; ou encore le « prétexte » d’un renouvellement du lien économique et social, inscrit dans le partage, la solidarité et le faire ensemble. L’importance de la ressource va sans dire. Pour autant, son caractère saillant quant à orienter le cours des choses et à inspirer le politique recèle une certaine ambiguïté. Moyen, instrument, prétexte : si chaque fois la ressource affleure, elle ne semble jamais que saisie. Support ou objet, elle est, littéralement, ce que le politique projette au-dessous ou au-devant de lui. Jamais, partant, elle ne lui coïncide. Les fins réelles lui sont pour partie extérieures, et l’issue, aussi. De sorte que rien ne semble faire de la ressource un élément particulièrement contraignant ou décisif quant à ouvrir cet espace qui, quelque part entre État et Marché, sera celui d’une transition.
17Mais dès lors que l’enquête se porte dans la texture des processus de mise en adéquation de l’agir à ces principes plus grands, le lien entre les choses et le politique revêt soudain une toute autre portée, brouillant tout à la fois les limites qui les tenaient à distance et éclairant l’un et l’autre sous un jour nouveau. Du point de vue des pratiques quotidiennes conduites au plus près des ressources, ces dernières apparaissent tout d’abord comme objet d’expérience – point de rencontre entre une altérité matérielle aux contours jamais parfaitement arrêtés et un projet politique dont le contenu et les modalités s’ajustent, dans et par l’expérimentation. Considérons les passages suivants issus du journal de terrain :
À la ressourcerie, un matin, les objets collectés suscitent l’embarras. Ici, un meuble en acajou refuse de bouger et oppose à ceux qui s’y essaient une résistance opiniâtre. Là, un tourne-disque résiste à toutes les tentatives de l’un des employés qui, déterminé à le faire jouer, actionne frénétiquement ses boutons, titille désespérément ses câbles.
18Autre situation, autre objet. À quelques jours de là, lors d’une formation d’Enercoop,
Une sociétaire demande comment s’assurer que l’électricité qu’elle reçoit ne provient pas, bel et bien, d’une centrale nucléaire. Cela n’est pas possible, lui répondra-t-on, les électrons ont la particularité de n’être pas traçables. Rien ne distingue un électron “vert” d’un autre électron ; l’un comme l’autre vibre à sa convenance le long du réseau. Difficile à se représenter et assez technique, lui concède-t-on volontiers ; mais ainsi en va-t-il de l’électricité.
19Ténacité des objets collectés, insoutenable légèreté de l’électron : telles qu’elles se dessinent au cœur de l’expérience, les choses auxquelles l’agir s’attache n’ont plus rien de ce pâle instrument dont il était précédemment question. Éprouvées au prisme de leurs aspérités physiques, elles paraissent au contraire sous le signe concomitant de l’épreuve et de l’indétermination. Si leurs contours demeurent pour partie à cerner, on les dote volontiers de caractéristiques propres. De même leur altérité s’exprime significativement dans la manière dont elles résistent et font irruption : elles sont en effet ce à quoi les sens se heurtent, le collectif butte et l’imaginaire se confronte. Certes, à ce stade de l’enquête, les scènes évoquées pourront sembler de peu d’intérêt pour éclairer le lien entre ressource et agir politique. Point d’élus, de partis politiques, d’activistes en effervescence et de bannière tendue au coin des situations platement banales dont il est ici question. Nous voici vraisemblablement bien éloignés des horizons militants qui intéressent notre propos. Pour autant la ressource se défie bien vite de ces cloisonnements. Mises en mots et partagées, les expériences évoquées n’ont en effet de cesse de transcender l’idiosyncrasie du ressenti, se muant subrepticement en un problème du collectif tout entier dans sa poursuite de fins plus grandes. Ainsi, chez Enercoop, le caractère invisible, difficilement saisissable et éminemment technique de l’électricité n’est pas seulement ce trouble, cette hésitation fugace qui point dans le regard perdu de la sociétaire, lors de la séance de formation. Il est aussi identifié comme l’un des principaux freins à l’implication citoyenne au sein de la coopérative. Derrière lui, c’est la capacité de la coopérative à impliquer des publics larges et variés qui est en jeu ; sa prétention à veiller à l’intérêt collectif et à initier une véritable transition citoyenne ; mais aussi, in fine, sa capacité à investir dans de nouvelles installations de production d’énergie renouvelable. Inversement, à la ressourcerie, le caractère palpable des objets est fréquemment présenté comme un vecteur d’inclusion sociale, en-deçà du langage, et l’on se plaît à souligner le mariage réussi entre réinsertion socio-professionnelle des hommes et réemploi des objets. Pour autant les individus s’avèrent inégaux devant l’effort physique auquel les astreignent les objets collectés. De même, tous ne naviguent pas avec la même aisance face aux subtilités techniques que leur opposent les objets cassés. Il en va pourtant de la capacité du collectif dans son ensemble à « sauver » ces objets ; mais aussi de la possibilité pour chacun de participer à cette transition vers une société délestée de ses déchets et de se rôder aux pratiques qui la servent. Dans un cas comme dans l’autre, l’expérience de la ressource ne s’épuise donc pas dans la singularité des petits gestes discrets et sans importance, dont la répétition routinière scande le quotidien des initiatives étudiées. Qu’elle résiste aux efforts qui visent à lui donner une forme nouvelle ou qu’elle menace de compromettre l’inclusivité des collectifs qui la portent, c’est bien la mise en continuité des pratiques à des causes politiques plus grandes que la ressource met chaque fois en question.
20Dès lors, le quotidien des activités menées auprès de la chose prend la forme d’un processus constant d’expérimentation, de mise à l’épreuve et d’ajustement réciproque entre la ressource et le projet visé. À la difficulté à porter des objets parfois trop lourds répond le développement d’un ensemble de techniques du corps – apprendre à bien se baisser, à porter sans se fatiguer. À la résistance opiniâtre des objets cassés, viennent s’opposer de nouvelles techniques de réparation et de « détournement » des objets – quand un vieux tiroir devient une étagère. Les « cafés réparation », où astuces techniques et gestes dédiés sont échangés, constituent une réponse conviviale à l’enclavement des connaissances. Même l’immatérialité de l’électricité semble pouvoir être partiellement détournée. En glissant subrepticement de la ressource aux artefacts techniques, aux savoirs et aux représentations qui les portent, on produit de nouvelles continuités. Face à l’électron qui se défie de tout tracé, et dont les vibrations désordonnées confinent au non-sens, on fait appel à l’imagination des gens. On trace des schémas fléchés qui lui sont autant de déplacements forcés et l’on invoque, d’un geste circulaire de l’index, une traçabilité sur le plan de l’engagement financier : pour chaque kilowatt d’énergie consommé par un sociétaire d’Enercoop circule dans le réseau global une part correspondante d’énergie « verte ». Ostensiblement déployées sur les territoires locaux, ce sont enfin les installations citoyennes de production d’énergie renouvelable que l’on donne à « voir », leurs larges silhouettes matérialisant aux yeux de tous une réappropriation en acte de l’électricité. Cette exploration des pratiques matérielles laisse donc entrevoir une réalité bien plus emmêlée qu’il n’en était tout d’abord question. Part d’altérité aux caractéristiques jamais définitivement fixées, la chose apparaît comme ressource à instituer ; objet d’expérience avec lequel le politique est tenu de composer. La réappropriation citoyenne des ressources n’est pas une fin pré-déterminée : ses modalités d’effectuation tout comme ses limites sont éprouvées en situation, dans leur confrontation aux caractéristiques de la chose et aux potentialités dont elle trace les horizons, au gré de l’expérimentation.
21Tournons-nous à présent du côté des luttes politiques au cours desquelles la catégorie de communs est explicitement invoquée. De ce point de vue, la chose et, avec elle, la ressource, apparait sous un tout autre jour : non plus simple matérialité, elles se manifestent désormais comme milieu d’expérience – appui discret et univers de sens au travers duquel les catégories politiques trouvent à s’exprimer.
Retour à la séance de formation d’Enercoop, où les échanges poursuivent leur cours. Afin de se préparer à la tenue d’un stand lors du salon, une sociétaire aimerait tirer au clair ses arguments : que dira-t-on aux visiteurs du salon qui se poseront en défenseurs d’un service public de l’électricité ? Le salarié qui anime la session acquiesce : la remarque, en effet, ne manquera pas d’être formulée. Il lui conseille, alors, une réponse en plusieurs temps. Bien-entendu, Enercoop aurait préféré la poursuite d’un service public de l’électricité. Mais celui-ci a disparu, de fait, avec la libéralisation des marchés. Dans ce contexte, un constat pragmatique a été tiré : il ne fallait pas laisser au privé la gestion d’un enjeu aussi crucial que l’électricité. C’est alors que la coopérative a été créée, avec pour ambition de rendre aux citoyens un droit de regard sur ces questions, tout en prenant à bras le corps la transition vers une société énergétiquement sobre. Certes, les autres fournisseurs disent faire de l’électricité verte, mais ce n’est pour eux qu’une offre parmi d’autres. Par contraste, Enercoop poursuit une visée explicitement éthique. Tout d’abord sur le plan de sa forme, puisqu’elle dispose du statut de SCIC. Mais aussi sur le plan de son corps de métier : Enercoop fournit uniquement de l’électricité renouvelable. De plus elle investit l’essentiel de ses revenus disponibles dans le développement de nouvelles installations locales et citoyennes de production et prête attention à l’impact des installations sur les écosystèmes. Chaque client d’Enercoop représente ainsi une voie citoyenne en faveur de la transition énergétique. Alors certes, l’électricité fournie par Enercoop n’est plus un bien public comme à l’époque du service public d’EDF, mais elle n’est pas non plus un bien privé : elle est comme un bien commun.
Autre situation, autre objet. Dans la salle des fêtes d’une mairie, un événement officiel servant de tour d’horizon aux initiatives à l’œuvre dans le champ du réemploi et de la réutilisation des objets. Dans l’assemblée, un public dont on s’amuse à constater tout bas qu’il est finalement très resserré : élus, personnels de la fonction publique et acteurs du secteur, tous de près ou de loin déjà impliqués sur la question des déchets. Venu son tour de parole, le président d’une ressourcerie présente l’activité de son association, souligne les spécificités du projet au regard de celui d’Emmaüs et rappelle les vertus ancestrales des pratiques de don. Son discours se clôt sur une note prospective : l’évocation d’un projet en cours d’expérimentation visant la récupération par usinage de matériaux plastiques afin d’alimenter la production d’imprimantes 3D. Un tel processus, explique-t-il, devrait permettre que le plastique collecté dans les ressourceries fasse l’objet d’une prise en charge locale, évitant tout à la fois son transport et son traitement industriel. Le président, qui anticipe la réaction doucement étonnée de son auditoire, souligne alors : « Pour changer des choses dans la société il faut la rêver et construire à partir de ce rêve – des associations, du commun ». Marquant un temps d’arrêt, il précise : « Du commun : c’est le second mot dont j’ai envie de parler ce soir ; pas de communauté mais de commun. C’est-à-dire de mise en commun, de bien commun, de droit commun. Nous avons besoin d’un nouveau droit pour les espaces du commun ». Rappelant, au passage, le manque de réflexion juridique autour des déchets, le directeur conclut sur la portée politique des ressourceries : « Cette économie c’est une économie relationnelle qui privilégie les inscriptions volontaires et participatives des gens à la constitution de collectifs de fabrication ou de services. Le champ est immense dans ce que nous pouvons créer dans cette économie du commun » – l’important étant de concevoir pour elle une place préservée, avec, certes, mais aussi et surtout entre les deux puissances traditionnelles que sont le Marché et l’État.
22Si, dans les situations qui précèdent, la ressource est physiquement absente, son importance se mesure toutefois à la manière dont elle éclaire les univers de sens, et ce à trois principaux niveaux. La ressource est tout d’abord ce dont la présence sourd, plus ou moins distinctement, tout au long du discours. Économie du commun, bien commun : tandis que dans chacun des cas, la catégorie qui s’énonce renvoie, de manière plus ou moins documentée, aux efforts théoriques dont nous avons précédemment esquissé les traits, elle ne coïncide pas avec eux. Son énoncé ne procède pas des mêmes logiques, ne s’inscrit pas dans les mêmes horizons. Ici l’évocation de la notion découle d’une interrogation sur la spécificité d’une offre d’électricité, dont on discute entre initiés avant de la soumettre aux visiteurs du salon. Ailleurs elle ricoche sur un dispositif innovant de réemploi des déchets plastiques dont on soumet l’idée à quelques « acteurs du secteur ». Dans un cas comme dans l’autre, l’articulation de la catégorie sur le plan du sens passe par un arrimage au contexte dans lequel elle est énoncée. Elle transite par l’évocation des pratiques ; procède de leur inscription, par démarcation tendue, au sein d’un « secteur » dont elle est le point de mire ; dans la continuité ou en rupture avec une histoire et une tradition dont elle est en partie le produit ; en réaction ou à partir de politiques qui sont conduites à son entour, de législations et de dispositifs réglementaires dont elle est l’objet. Enfin, c’est l’invocation des expériences conduites au plus près de la ressource qui nourrit l’imaginaire et précise les horizons politiques au prisme desquels, dans l’épaisseur du langage, la catégorie se déploie : c’est ce que dénote, en particulier, la revendication d’un traitement local des déchets assise sur les expérimentations en cours à partir de matériaux plastiques.
23La ressource se présente ensuite, et plus spécifiquement, comme ce qui jalonne les sentiers d’entendement des catégories politiques. Les extraits qui précèdent laissent en effet affleurer l’invocation de la catégorie de communs comme processus actif et situé d’articulation entre l’expérience de la ressource et les catégories du politique. Ce cheminement pratique s’incarne avec une particulière acuité dans la personne de la sociétaire qui, en amont d’un salon public, se rôde au fonctionnement de l’électricité et de son secteur ; affûte ses arguments et apprend à préciser les contours de son engagement. Autant de points d’entrée vers la notion de communs dont on lui suggère indirectement l’emploi, quant à se départir de l’étiquette du privé. Mais là encore, le collectif est tapi à l’ombre de l’expérience individuelle. Aussi l’interaction entre la sociétaire et le salarié laisse-t-elle affleurer en creux les chemins de décryptage des enjeux, d’articulation et de mise en mot dont le discours politique procède et auquel le collectif s’est lui-même attelé en amont. La catégorie de commun qui s’énonce en situation ne renvoie pas purement et simplement au projet politique d’une opposition active aux logiques de privatisation. Formulée en vue et à partir d’une certaine vision de la ressource et de ses possibles, elle porte en elle les marques de cette articulation.
24Ainsi la ressource apparaît-elle, pour finir, comme ce dont l’éclairage singulier investit, subrepticement, les catégories du politique et leur ordonnancement. Derrière la bannière uniformisante du mot d’ordre, revendiquer les communs ne revêt pas la même réalité selon que l’on s’attache à l’énergie ou aux objets. Côté électricité, l’invocation de la catégorie s’inscrit dans le cadre d’une réalité politique et législative jugée sans appel : le passage des activités de fourniture du public au privé. Son emploi vise à apaiser la tension née de ce glissement et l’ancrage de la coopérative sur un secteur de marché : si l’électricité fournie par Enercoop n’est plus tout à fait publique, elle n’est pas non plus entièrement privée. Elle dépasse en effet chacun de ces horizons au travers du projet ambitieux qu’elle s’est donnée. Pour autant, c’est la catégorie du public qui sert d’aiguillon à cet entre-deux : c’est en effet l’idée d’un service public de l’électricité qui imprègne l’histoire de ce secteur ; sa défense politique dont les milieux militants font un principe affirmé ; son prolongement écologique et démocratique dont les acteurs d’Enercoop, enfin, se revendiquent. Du côté de la ressourcerie, les logiques d’énonciation se présentent sous un autre jour. Certes, la revendication de la catégorie procède de la défense d’un espace à part entière, entre Etat et Marché. Toutefois le service public ne constitue ni son point d’ancrage, ni son horizon premier. La catégorie de communs intervient au contraire pour sanctionner un état de fait : le déchet échappe traditionnellement aussi bien à la catégorie du public qu’à celle du privé. Relatif impensé juridique, il ne se voit bien souvent reconnaître aucun propriétaire assigné. Son histoire sociale est quant à elle jalonnée de pratiques variées qui, depuis l’informalité du don jusqu’à sa prise en charge par les associations, se dérobent aussi bien à la coupe de l’État qu’à celle des marchés. C’est dans cet héritage, plutôt que dans la continuité d’un service public des déchets, que la catégorie de « commun » vient ici puiser. L’inscription dans le droit cet entre-deux dont les rebuts sont depuis toujours et pour partie l’objet vise avant tout la défense et l’autonomie des associations comme lieux à part entière d’une fabrique de la société. Ainsi la ressource n’y est-t-elle pas pour peu dans la manière dont les luttes se saisissent du monde pour le penser et l’organiser. Qu’il s’agisse d’électricité ou d’objets, l’articulation de la catégorie sur le plan du sens procède d’une grille dont les contours sont fermement arrimés aux points de repères, aux enjeux singuliers et aux pratiques sédimentées auxquels ces ressources sont communément associées. Les contiguïtés et les renvois qui se tissent entre les catégories du public, du commun et du privé y sont, de même, pour part liés. Ainsi, si les ressources ne sont en rien garantes et dépositaires d’un ordre des choses, coulant l’agir humain dans une mécanique bien huilée, encore ne faut-il pas omettre la part que prennent les choses dans l’imaginaire et le vécu à partir desquels la lutte s’énonce et le politique prend forme.
Conclusion
25À l’issue de ce récit d’enquête, nous revenons donc à son point de départ. Plutôt que de conclure à une tendance presque fatale au recouvrement de la catégorie communs par celle du privé, notre contribution a cherché à mettre en lumière la capacité des acteurs à investir cette catégorie d’une charge politique, et à s’en saisir pour instaurer de nouveaux types de relations avec leur environnement. De ce point de vue, notre enquête s’est centrée sur le rôle de la ressource, ou, plus largement, sur la place qu’occupent les choses dans la fondation politique de la catégorie. Si la notion de ressource se niche généralement au cœur de la catégorie de communs, peu en est su quant aux modalités concrètes de son expression dans le cours des processus d’institution et de revendication. Plus encore, la littérature se montre tendanciellement rétive à l’exploration de ces choses dont l’empreinte s’inscrit bien souvent au dos du politique comme lieu de l’émancipation. Cette partition souple entre agir militant et « support » matériel de l’action est pour partie reconduite dans les discours de nos enquêtés, à la rencontre entre réemploi des objets et fourniture d’électricité. Pour autant, l’enquête menée au plus près des pratiques laisse affleurer une réalité aux contours plus mêlés, et ce à deux égards. La chose apparaît tout d’abord comme objet d’expérience et ressource à instituer. Part d’altérité aux contours pour partie indéterminés, elle est ce à quoi l’agir se confronte et le projet politique s’ajuste, dans un travail constant de composition. Mais choses et ressources se manifestent également comme milieu d’expérience – cet horizon de référence depuis lequel les catégories du politique s’agencent et déploient leur sens.
26Entre l’immanence des choses et le ciel des idées, à mi-chemin entre horizon partagé et engagement situé, les choses qui s’esquissent au terme de l’enquête se présentent ainsi comme le lieu-même de l’émancipation. Non pas qu’elles s’effacent, cire molle et docile, sous les gestes d’un agir humain tout-puissant – la ressource qui prend forme au fil de l’enquête ne se présente pas plus sous les dehors neutres de l’outil que sous les traits d’une parfaite immanence. Porteuse d’une part d’altérité, c’est au contraire à l’épreuve de ses replis que se dessine le cours des choses ; depuis ses univers d’expérience que se précisent la lutte et l’engagement ; dans une articulation active, tâtonnante et située que s’imprime l’ordre du monde, qu’il soit vécu ou projeté. Pour peu qu’on n’en trace pas les contours a priori, notre enquête aura donc cherché à mettre en lumière la difficulté à faire une fois pour toute la part des choses entre ce qui, dans le processus de mise en commun, relèverait de l’agir politique et ce qui confinerait, en tant que tel, à une nature des choses. Pour autant, notre contribution aura également mis en lumière l’importance, quant à fonder la catégorie de communs sur le plan du politique, à ne pas négliger la part que prennent les choses dans la manière dont les communs se disent et s’incarnent – dans la chair du monde.
Notes de bas de page
1 Nous n’entrerons pas ici dans le détail des distinctions entre commun, biens communs et communs et opterons ainsi, en dehors des citations des auteurs, pour une désignation générique de la catégorie sous le nom de « communs ».
2 Hess Charlotte et Ostrom Elinor (dir.), Understanding Knowledge as a Commons – From Theory to Practice, Cambridge, Mass, MIT Press, 2011 ; Coriat Benjamin (dir.), Le Retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.
3 Harvey David, Rebel cities. From the right to the city to the urban revolution, Londres & New York, Verso, 2012, p. 73.
4 Bollier David, La Renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014, p. 23.
5 Dardot Pierre et Laval Christian, « Le principe du commun, principe d’un nouveau droit d’usage », in Les Possibles, n° 5, « Les biens communs », janvier 2015.
6 Harribey Jean-Marie, « Pour une conception matérialiste des biens communs », in Les Possibles, op. cit.
7 Helfrich Silke, « Common Goods Don’t Simply Exist – They are Created », in The wealth of the Commons. A world beyond Market and State, Helfrich Silke et Böll Stiftung Heinrich (dir.), Bielefeld, Transcript, 2012.
8 Ostrom Elinor, Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1990.
9 Weinstein Olivier, « Comment se construisent les communs : questions à partir d’Ostrom », in Le Retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Coriat Benjamin (dir.), Paris, Les liens qui libèrent, 2015, p. 69-86.
10 Dardot Pierre et Laval Christian, « Propriété, appropriation sociale et institution du commun », in État social, propriété publique et biens communs, Boccon-Gibod Thomas et Crétois Pierre (dir.), Lormont, Le bord de l’eau, « Les voies du politique », 2015, p. 84.
11 Coriat Benjamin, « Introduction. Propriété, exclusivité et communs : le temps des dépassements », in Le Retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Coriat Benjamin (dir.), Paris, Les liens qui libèrent, 2015, p. 13.
12 Coriat Benjamin, « Qu’est-ce qu’un commun ? Quelles perspectives le mouvement des communs ouvre-t-il à l’alternative sociale ? », in Les Possibles, n° 5, « Les biens communs », janvier 2015.
13 Sauvêtre Pierre, « Les politiques du commun dans l’Europe du sud (Grèce, Italie, Espagne). Pratiques citoyennes et restructuration du champ politique », in Actuel Marx, 2016/1, n° 59, p. 127.
14 Bollier David et Helfrich Silke, « Overture », in Patterns of commoning, Amherst, The commons strategy group, Bollier David et Helfrich Silke (dir.), 2015, p. 2. (Notre traduction).
15 Harribey Jean-Marie, « Pour une conception matérialiste des biens communs », in Les Possibles, op. cit.
16 Dardot Pierre et Laval Christian, « Propriété, appropriation sociale et institution du commun », in Les Possibles, op. cit., p. 83.
17 Harribey Jean-Marie, « Pour une conception matérialiste des biens communs », in Les Possibles, op. cit.
18 Sauvêtre Pierre, « Les politiques du commun dans l’Europe du sud (Grèce, Italie, Espagne). Pratiques citoyennes et restructuration du champ politique », in Actuel Marx, 2016/1, n° 59, p. 126.
19 Dardot Pierre et Laval Christian, « Le principe du commun, principe d’un nouveau droit d’usage », in Les Possibles, op.cit.
20 Cefaï Daniel et al., Introduction du Dossier « Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations », in SociologieS, Février 2015 ; Barbier Rémi et Trepos Jean-Yves, « Humains et non-humains : un bilan d’étape de la sociologie des collectifs », in Revue d’anthropologie des connaissances, n° 1/1, 2007, p. 3558 ; Thevenot Laurent, L’Action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui/politique et sociétés », 2006.
21 Dewey John, Le Public et ses problèmes (1927), Saint-Amand, Gallimard, « folio essais », 2010.
22 Nous nous permettrons ici ce raccourci pour renvoyer au terme complet d’« énergie issue de sources renouvelables ».
23 Corteel Delphine (dir.), « Que faire des restes ? Le réemploi dans les sociétés d’accumulation », étude réalisée pour le compte de l’ADEME, novembre 2014.
24 Lucrativité limitée, multi-sociétariat, partenariat avec des collectivités, réinvestissement de 57.5 % des bénéfices au profit du développement des énergies renouvelables, une personne = une voix etc.
Auteur
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Léa Eynaud
Doctorante en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales/Centre d’étude des mouvements sociaux et en sciences à l’université Libre de Bruxelles/Institut de gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire. Sa thèse, financée par l’ADEME, aborde le lien entre communs, écologie urbaine et mouvements sociaux sous l’angle du pragmatisme. Léa Eynaud a par ailleurs étudié à Sciences Po Paris, à l’université Pierre et Marie Curie, à Boston College et à la Freie Universität de Berlin. Elle est actuellement rattachée au Centre Marc Bloch de Berlin.
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