Actualité de la pensée de Colette Pétonnet. De Colombes au PEROU, des jardins partagés et de l’agriculture urbaine à la renaissance des bidonvilles et à leur expansion mondiale
p. 203-209
Résumés
Traversant l’œuvre de Colette Pétonnet, cet article montre sa vision divergente et avant-gardiste sur l’urbain tant dans les années 1970, au sujet des bidonvilles qu’elle qualifiait de quartiers ordinaires et humains, que dans les années 1990, où elle s’interrogeait sur les rapports entre la nature et l’urbain, et sur le lien fondateur de l’homme aux plantes cultivées. L’article montre comment, bien des années plus tard et dans le domaine de la recherche-action, ces mêmes idées ont été mobilisées dans le cadre de divers collectifs comme le Pôle d’exploration des ressources urbaines (PEROU), œuvrant à la relocalisation des bidonvilles des Roms, ou l’Atelier d’architecture autogéré de Colombes, encourageant des activités communes d’agriculture urbaine et de recyclage.
Spanning Colette Pétonnet’s entire work, this article aims to show her singular and pioneering vision on the urban reality, both in the 1970s regarding shanty towns, which she described as ordinary and human settlements, and in the 1990s concerning the link between nature and the city, and the foundational link between man and cultivated plants. The article shows how, many years later and in the field of action research, these very same ideas were endorsed and mobilized by such groups as the Pôle d’exploration des ressources urbaines (PEROU), to help Roma shanty towns relocate after being evicted, or the Columbus Self-Directed Architecture Workshop, promoting activities combining urban agriculture and recycling.
Texte intégral
1Non universitaire, responsable d’une revue transversale et donc étrangère aux débats disciplinaires, je n’ai eu que rarement l’occasion de rencontrer Colette Pétonnet. Au moment de la première édition de On est tous dans le brouillard, en 19791, j’étais chargée de l’organisation de rencontres chercheurs-aménageurs au ministère de l’Équipement : il s’agissait de faire se poser des questions aux fonctionnaires et professionnels en charge de l’urbanisme en leur faisant rencontrer quelques chercheurs dont les travaux remettaient plus ou moins en cause leurs certitudes. J’avais lu Ces gens-là auparavant et apprécié la manière de Colette de décrire la vie quotidienne des habitants des cités de transit, sans aucun mépris ni indignation, comme celles de gens différents mais égaux. Je ne retrouvais pas chez elle la volonté de les faire disparaître, eux autant que leur habitat, que je ressentais chez tous les collègues, chercheurs et administratifs qui s’occupaient de ces quartiers infranormaux.
2Je me souviens que sa prestation suscita une résistance certaine de la part de professionnels chargés de « résorber » les bidonvilles ou de faire en sorte qu’il n’en existe plus. Pour les convaincre de la rationalité des habitants des bidonvilles, elle mima à grands pas la prise de mesure des dimensions de la baraque, expliquant que le chercheur, pour comprendre et enregistrer le point de vue de l’autre, doit avec son corps répéter les mêmes gestes : dans les bidonvilles on mesure au pas, même si c’est approximatif. Cet écart par rapport à la posture universitaire augmenta ma séduction.
3Quelques années plus tard en 1994, le Plan urbain qui était le service du ministère qui éditait les Annales de la recherche urbaine, faisait l’objet d’une forte remise en question par la hiérarchie du ministère. Parmi les actions que nous avons entreprises pour montrer qui nous étions, à quoi nous servions, nous avons réalisé un numéro des Annales de la recherche urbaine, intitulé finalement Parcours et positions2, pour lequel nous avons demandé à vingt-trois chercheurs, relativement connus, de faire chacun un texte libre sur ce qu’ils pensaient de la recherche urbaine et à quoi elle devait prioritairement se consacrer. J’ai tenu à ce que Colette, comme anthropologue et spécialiste de l’humanité dans des conditions de pauvreté et d’exclusion, fasse partie de ces vingt-trois chercheurs. À ma grande stupéfaction elle a fourni un papier sur le retour du goût du jardinage dans la société française, et surtout proposé une définition de la condition humaine civilisée à laquelle je n’aurais jamais pensé sans elle : « Le lien étroit qui unit l’homme aux plantes cultivées dure depuis le Néolithique. On ne saurait le croire disparu, ou dévolu aux seuls agriculteurs ou encore aux vieilles générations », et elle nous a proposé, en 1994, d’étudier la place de la nature dans la ville, ce lien fondateur de l’homme aux plantes cultivées. Pour cela pas besoin de rêver de détruire la ville construite pour la remplacer par des parcs ; il faut observer tous les signes de la présence végétale, et lui donner place dans la pensée. Dix numéros des Annales de la recherche urbaine plus tard, on commençait à réfléchir publiquement sur la nature en ville, au milieu des résistances à ce que par nature on entende surtout la présence du végétal et sa présence interstitielle dans le bâti, et pas seulement ou de préférence l’animal. Quatorze ans plus tard, représentant la France dans un réseau d’organismes programmant la recherche urbaine dans les pays européens, je soutenais la proposition allemande de mettre fin à l’opposition villes/ campagnes, si bien soulignée par Marx qui n’en faisait pas seulement une opposition mais une progression.
4Vingt ans plus tard, en retraite et donc par amitié, je participe à une recherche-action, soutenue là aussi par l’Europe (programme Life+), sur les possibilités de développer un nouveau mode de vie résilient, entre quartiers de pavillons et quartiers de logements sociaux, autour d’activités communes d’agriculture urbaine et de recyclage. Le projet R-urban installé par l’Atelier d’architecture autogérée sur des terrains prêtés par la mairie de Colombes, fait suite à deux expériences de production de convivialité par le jardinage et le partage des nouvelles manières de construire et de vivre en ville de façon écologique, sur deux terrains des 18e et 20e arrondissements. Des expériences techniquement démonstratrices mais aussi socialement significatives dans des lieux qui connaissent beaucoup d’incivilités, attribuées aux heurts inévitables entre personnes d’origines différentes. Autour du jardinage, par le partage de parcelles entre habitants, dans un faire quotidien autogéré par une association, se prouve au jour le jour la force de cette relation humaine aux plantes cultivées pour faire société.
5Le texte de cet article de Colette Pétonnet envisage une foule de situations urbaines dans lesquelles la végétation est prise en compte, avec la même qualité de langue descriptive et directe qui caractérise les livres sur les bidonvilles et les espaces habités. Pour Colette Pétonnet les pratiques sociales sont ce qu’elles sont et n’ont pas à être interprétées le long de chaînes de pouvoir, qui existent sans doute, mais qui masqueraient l’originalité de ces formes d’existence si elles devaient être mises en avant à leur place. On ferait perdre aux gestes jardiniers leurs formes propres si on les soumettait par l’écriture à d’autres déterminations. C’est toute la différence entre un texte anthropologique à la recherche de l’humain dans des pratiques spécifiques, et des textes et des descriptions subordonnés à d’autres projets, comme par exemple l’expérimentation d’un mode de vie écologique ou la production d’une architecture originale, néanmoins participative, dans le cas de l’Atelier d’architecture autogérée à Colombes.
6Lorsque Colette Pétonnet décrivait les gestes propres à la production de l’habitat pauvre, l’organisation collective de cet habitat, le caractère rythmique de l’attribution des parcelles pour préserver à la fois proximité et alliances, elle avait le sentiment comme nous de l’imminence des destructions, des résorptions, des relogements, mais aussi la certitude que cette forme d’habitat est pérenne, a des qualités d’insertion, de transition, qu’aucune forme planifiée ne peut fournir parce que tout simplement cela coûte trop cher. Les bidonvilles ont réapparu en France, et n’ont jamais disparu dans le monde ; ils sont la forme d’habitat de près d’un milliard d’individus. La description apocalyptique des bidonvilles dans les grandes villes mondiales par Mike Davies fait de leurs jeunes habitants la ressource humaine des luttes politiques désespérées. Plus modestement le Pôle d’exploration des ressources urbaines, ou PEROU, se propose d’aider les bidonvilles de Roms à se réimplanter après avoir été délogés, à faire toutes les démarches administratives nécessaires pour que les enfants puissent s’inscrire à l’école, les démarches nécessaires aux familles pour trouver des emplois, ou avoir des cartes de transports, ou simplement des boîtes aux lettres. Malgré ce travail associatif, auquel participent le Secours catholique et des associations locales, les destructions continuent. Le constat de Colette Pétonnet que le bidonville est un quartier de ville, transitoire pour ses habitants, mais avec des durées de transitions variables suivant les individus, qui peut, et peut-être même doit, exister comme tel, dès lors qu’il se présente des groupes capables de le construire, reste un énoncé inassimilable par les élus et l’administration d’État.
Éclairer les différences entre anthropologie et recherche-action
7Les textes de Colette Pétonnet que j’ai relus pour préparer ce petit article, témoignent d’une posture assez différente de celles des autres démarches de recherche qui s’intéressent au même public pauvre de notre société. Ils décrivent, peignent, en entrelaçant les propos du chercheur qui ne sont que descriptifs avec la parole des habitants qui les prolonge et en prouve la pertinence. Le texte montre le bidonville ou la cité comme lieu de vie collective, comme établissement humain, respectant les règles fondamentales découvertes par l’anthropologie, comme l’existence de hiérarchies par exemple, et les fait vivre par cette description et cette restitution de la parole des personnes concernées. Si les organismes ou les mairies sont mentionnés c’est en tant qu’intervenant dans la vie des gens, à partir de ce qu’eux mêmes en disent. Il n’est pas question de modifier ce cadre de vie. La défense contre les tentatives administratives de destruction passe par l’affirmation de la manière dont les habitants se débrouillent peu ou prou pour rétablir un lieu humain, malgré les volontés d’homogénéisation ou de déplacement.
8La recherche-action de l’Atelier d’architecture autogérée dans des lieux de pauvreté passe plutôt par la fabrication d’un intérêt commun entre habitants d’origines et d’installations différentes, et la création d’activités partagées telles que le jardinage ou le recyclage. Dans le lieu pratiqué ainsi ensemble, des savoirs sont apportés grâce à la visite d’architectes ou d’étudiants français ou étrangers spécialisés dans les pratiques écologiques. La parole des habitants s’exprime sur des sujets importés et cherche à en extraire des possibilités de nouvelles pratiques locales, voire un essaimage du jardinage et des pratiques écologiques au delà du terrain de base. Les énoncés sur le terrain sont éventuellement émaillés de paroles habitantes mais prises dans une tentative de démonstration aux commanditaires tant locaux, que nationaux qu’européens du bien fondé des nouvelles pratiques implantées sur leur territoire. Il s’agit d’organiser la pérennité d’une expérience suffisamment longtemps pour qu’elle devienne transmissible, étant entendu que sur chaque terrain travaillé par l’Atelier d’architecture autogérée, une association d’habitants a été créée et a pris la relève des fondateurs dans l’organisation de la vie quotidienne du lieu. L’équipe d’animation a voulu aussi associer des chercheurs qui produiraient leur propre narration de ce qui se déroule sur le terrain. Mais la négociation d’un contrat de recherche pour financer la position de ces chercheurs les a mis dans une position d’évaluation, de critique bienveillante obligée du processus et de la manière dont il est mené, non dans un agencement productif avec les habitants, trop difficile à obtenir avec des séjours limités dans le temps.
9Dans l’expérience, comme dans le travail anthropologique je suppose, le temps de séjour sur le terrain est quelque chose d’important. Mais le sens, le contenu de ce temps me paraît différent. D’un côté il s’agit de retrouver des constituants fondamentaux de l’expérience humaine dans des formes nouvelles, et dans les formes créées pour résister à l’ignorance de ces constituants par les pratiques administratives. De l’autre côté dans l’expérience de recherche-action il ne s’agit pas de formes nouvelles de constituants humains, mais de formes nouvelles de pratiques techniques, où la longue durée est moins présente dans les références que les expériences déjà réalisées sur d’autres terrains. Alors que le second terrain s’inscrit dans un réseau de recherches techniques innovantes, le premier se présente comme un point de singularité dans la recherche des constituants des établissements humains. Les deux perspectives peuvent sans doute se rejoindre et coopérer ; elles n’ont ni les mêmes temporalités, ni les mêmes mandataires. Si je vois bien pour ma part l’intérêt pour la recherche urbaine de recourir aux travaux d’anthropologues, il n’est pas sûr que les anthropologues voient de façon positive ces tentatives d’implanter de nouvelles hiérarchies de valeurs techniques et par là de nouvelles hiérarchies humaines.
10Au PEROU, créé pour trouver des matériaux de recyclage, des terrains occupables, des manières d’amener l’eau, et occupé à négocier le droit de rester là pour les bidonvilles de Roms, l’énonciation est encore d’un autre type. Si l’on va sur le site internet du PEROU on y voit un certain nombre de lettres à l’administration pour essayer de la faire revenir sur son programme d’éradication et d’expulsion, et un plaidoyer sur l’inanité d’expulsions qui aboutissent à déscolariser les enfants, à augmenter les distances domicile-travail, et qui obligent à trouver des relogements qui valent très chers. L’indignation morale s’accompagne d’une indignation économique qui poursuit l’argumentation avec la société dominante, et dans laquelle les habitants sont pris comme illustration du discours, sont cités éventuellement, mais dans des conversations qui se tiennent à propos d’eux, au-dessus d’eux. Les habitants sont couverts d’affection et de prévenance, comme l’exprime matériellement le beau toit de tissus en patchwork, installé au-dessus d’eux pour la projection du film de Tony Gatlif Geronimo à Grigny, et retarder par cette activité sociale l’expulsion et la destruction à venir. Rencontrés dans le campement quelques jours avant, quelques Roms de la famille de référence du camp (une quarantaine de maisons) insistent sur l’errance à laquelle condamnent des destructions successives depuis dix ans, sur leur capacité à toujours se retrouver ensemble à nouveau, sur la difficulté à vivre au point de vue économique, sur la réussite de quelques-uns engagés sur une trajectoire individuelle de sortie du bidonville. Trajectoire dérisoire quand le travail salarié consistait à accompagner un autre campement qui vient d’être détruit !
11Dans ce contact trop rapide on retrouve l’impression donnée par les textes de Colette Pétonnet d’être face à une société organisée, collective, hiérarchisée sur la base des relations familiales, vivant dans une certaine paix, où les uns et les autres ont l’air de connaître leur place et de s’y tenir.
12Le PEROU a pratiqué l’installation « d’ambassades » dans plusieurs campements de l’Essonne : une baraque de plus, négociée avec le campement, dans un lieu assez central, un peu plus haute, bien visible, où des amis intellectuels sont venus coucher dans des conditions de confort légèrement supérieures à celles des baraques du camp (eau, toilettes) pour manifester avec leur corps le fait que le camp ne devait pas être détruit. Cette « ambassade » met physiquement, visiblement, les chercheurs dans une position de médiation entre les habitants du camp et les autorités administratives, une position de médiation appréciée semble-t-il des habitants du camp, mais finalement peu efficace puisque la destruction a eu lieu quand même.
13Dans les descriptions de l’anthropologue Colette Pétonnet, je ne lis pas cette position de médiation dans laquelle se situent plus ou moins tous les chercheurs qui font de la recherche-action ou de l’observation participante. Elle énonce très clairement les qualités du bidonville, les défauts de la cité, elle n’incorpore pas à ses écrits un dialogue avec les administrations dont elle déplore l’intervention.
14Surtout elle décrit de façon précise et méthodique ce que font les habitants, comment ils s’y prennent pour produire un lieu humain avec peu de moyens, avec surtout des moyens relationnels, qui peuvent d’ailleurs exceptionnellement avoir été ou devenir des moyens violents. Cette posture d’énonciation objective en entrelacs avec les paroles habitantes, me semble caractéristique de la recherche anthropologique telle que nous l’a proposée Colette Pétonnet.
Notes de bas de page
Auteur
Sociologue et urbaniste et a enseigné aux universités Paris 8, Paris 1 Panthéon-Sorbonne et l’université d’Évry. Elle a effectué ses recherches notamment dans le domaine de la politique de la ville et du logement social, mais aussi de l’école comme « espace à libérer » et du genre. Elle est auteure notamment de L’École mutuelle. Une pédagogie trop efficace ? Elle a dirigé En marge de la ville, au cœur de la société : ces quartiers dont on parle, et La libération des femmes, une plus-value mondiale avec Monique Selim. Directrice des Annales de la recherche urbaine puis de Chimères, elle est actuellement codirectrice de la revue Multitudes. Elle a été secrétaire générale du CERFI (Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles) ainsi que membre de l’AITEC (Association internationale de techniciens, experts et chercheurs).
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