« On commence à travailler sur la forme en tant que telle quand on n’a pas de contenu ».
Anatoli Lounatcharski. Discours inédits de Vladimir Maïakovski, 1925.

« Un ouvrier photographié comme un Christ ou un lord, et une ouvrière photographiée comme une sainte vierge montrent ce qui est le mieux et le plus important ».
Alexandre Rodtchenko, 1928.

1Parmi les grands thèmes de discussions brandis par les photographes soviétiques, celui du fond et de la forme se répéta inlassablement jusqu’au milieu des années 1930. Cette répétition conjuguée au ton enflammé du discours, indique un enjeu important, mais celui-ci n’apparaît pas d’emblée. Comment un contenu pourrait-il ne pas avoir de forme ? Comment une forme pourrait-elle n’exister que pour elle-même, vide de tout message ? S’il est possible parfois d’accentuer l’un ou l’autre, le fait de les opposer et de prendre nettement parti, révèle un curieux débat.

Partisans de la forme

2Parmi les défenseurs de la forme, Alexandre Rodtchenko apparaît encore une fois en première ligne, soutenu par certains de ses amis théoriciens du Front gauche de l’art et par ses élèves regroupés autour de l’association Octobre, véritable laboratoire pour l’expérimentation dans ce domaine. Le discours militant n’était qu’un alibi pour pouvoir poursuivre des recherches formelles. Il suffit de regarder certaines photographies d’Eleazar Langman pour s’en convaincre. Le journal Proletarskoe Foto publia malicieusement l’un de ses « reportages » intitulé « Le foyer des jeunes de l’usine Dynamo1 » qui était en fait, malgré son titre, une étude formelle sur la vaisselle. Cet exemple est certes caricatural, mais il laisse entrevoir les préoccupations réelles de ces photographes. Ainsi, une bouilloire énorme flanquée de deux verres surgissait en gros plan, reléguant à l’arrière deux humains sans importance. Dans « Gymnastique à la radio2 » c’était la radio qui occupait le devant de la scène, tandis que les deux hommes qui se contorsionnaient à côté ressemblaient à des automates. Cela n’avait de reportage que le nom. « Est-ce bien du reportage3 ? » se demandait d’ailleurs Lev Mejeritcher en sortant de l’exposition de mai 1931 à la Maison de la presse, où il considérait n’avoir rien appris sinon sur les styles respectifs et les intérêts personnels des photographes. L’argumentation en faveur de la forme fut énoncée par Alexandre Rodtchenko. Convaincu de son importance, il s’efforça de démontrer ce que les recherches dans ce domaine pouvaient apporter, et il insista sur les aspects qui lui semblaient essentiels.

3L’idée de la nouveauté était importante.

[...] Voir du neuf même dans ce qui est ordinaire et familier… et pourtant chez nous on cherche à voir du vieux dans ce qui est nouveau, c’est difficile de trouver et de voir de l’extraordinaire dans ce qui est le plus ordinaire, mais là est toute la force4 [...].

4Tous ses propos sur la perspective échangés dans sa correspondance avec Boris Kouchner allaient dans le même sens. La nouveauté pour lui n’était pas dans le sujet, souvent très banal, mais dans la manière insolite de le présenter, c’était la forme, c’était son regard.

5La portée révolutionnaire était également revendiquée. Il pensait que la forme détenait là un rôle primordial, qu’il fallait représenter les gens d’une façon différente pour révéler la naissance d’une société différente.

Fig. 17. Boris Ignatovitch, Jazz band, 1930. Agence Fotosoyouz, Moscou.

Il n’y a rien de révolutionnaire si à la place d’un portrait de général on commence à photographier les chefs ouvriers de la même façon que sous l’ancien régime5 [...] n’importe quel club de photographie sait ce qu’il faut photographier, mais peu de gens savent comment le faire. Un ouvrier photographié comme un Christ ou un lord, et une ouvrière photographiée comme une sainte Vierge montrent ce qui est le mieux et le plus important6.

6Le ton était parfois très militant : « [...] Bref, nous devons trouver, nous cherchons et nous trouverons (n’ayez crainte) une esthétique, l’élan et l’emphase pour montrer en photographie nos nouveaux faits socialistes7. » L’intention pédagogique enfin lui tenait à cœur. Il répétait inlassablement qu’il fallait éduquer le regard des citoyens, le débarrasser des canons autoritaires de l’histoire de l’art classique. Il insistait beaucoup sur le fait que la ville contemporaine avec ses grands immeubles, avec toute l’agitation qui y régnait, avait modifié le psychisme des gens et leur regard sur l’environnement.

Adversaires de la forme

7Les adversaires des expériences formelles furent beaucoup plus nombreux que ses partisans. Les critiques commencèrent au sein même de la revue Novyj Lef, mais surtout parmi les photographes prolétariens du groupe ROPF, et les jeunes amateurs qui ne comprenaient pas toujours très bien le sens de ces recherches. À ce propos, les anecdotes ne manquent pas. Devant une vitrine consacrée à des travaux d’Alexandre Rodtchenko, un ouvrier qualifié demanda à la personne qui lui faisait visiter l’exposition : « Mais pourquoi ça tombe8 ? » il fallut lui expliquer que c’était volontaire. Dans son courrier des lecteurs, le journal Proletarskoe Foto publia des lettres de gens révoltés par des photographies qu’ils ne comprenaient pas. « Tout tourne dans leurs images, on ne sait plus où est le haut et où est le bas9. »

8Dans les colonnes de la revue Novyj Lef, l’un des arguments avancés était que la forme masquait un manque de sujet. Boris Kouchner (ancien futuriste pourtant) était loin d’être convaincu par les bizarreries formelles d’Alexandre Rodtchenko. Lorsque ce dernier affirmait par exemple que le plus important dans la photographie d’une usine nouvelle était la forme, il n’était pas d’accord.

Je ne comprends rien à la philosophie esthétique compliquée de Rodtchenko… il pense que toute la force vient de comment photographier cette usine. Il perd de vue que la révolution c’est justement le fait que cette usine ait été construite, que sa construction soit devenue possible et nécessaire, et qu’elle se fasse dans un système d’économie planifiée, voilà ce qui est révolutionnaire ! Les questions de « comment construire » et « comment photographier » sont secondaires10.

9Semion Friedland ne craignait pas d’affirmer : « Le formalisme a servi de rideau pour cacher un vide total d’idées11. » V. Grichanine allait dans le même sens en évoquant les jeunes photographes : Semion Friedland, qui dans ses débuts avait été séduit par les expériences formelles, considéra ensuite qu’une importance exagérée accordée à la forme.

Bon nombre d’entre eux font des photographies formalistes lorsqu’ils agissent précipitamment sans avoir étudié le matériau. Il faut alors remplacer la connaissance du milieu et des processus par l’imprévu des perspectives, des contrastes, des angles de vue. Cela donne le formalisme derrière lequel il y a le truquage et une attitude irresponsable à l’égard d’un grand sujet12.

10Le deuxième argument était qu’un attachement exagéré à la forme était considéré comme une préoccupation bourgeoise. Cet intérêt pour la forme, peut-on lire çà et là, avait occupé le devant de la scène tant que les forces révolutionnaires étaient occupées à lutter contre la réaction. Ensuite, l’esthétique était devenue le nouveau champ de bataille. Dans un article destiné aux jeunes amateurs, Grigori Boltianski écrivait en 1929 : « Pour eux, le contenu n’est rien, la forme est tout… mais pour nous la forme n’est pas un fétiche, n’est pas un but, c’est seulement un moyen de rendre un contexte social défini13. »

11L’argument le plus fréquent était que la recherche formelle rendait bien souvent la photographie incompréhensible à ceux qui n’avaient pas de culture artistique. Dans son article intitulé « Spécificité de la photographie » V. Grichanine écrivit : « Le formalisme méprise le public de l’artiste. D’après lui tout ce qui est compréhensible et accessible aux masses, ce n’est plus de l’art. » L’idée maîtresse qui se dégage des réflexions des photographes prolétariens était aussi qu’il fallait lutter contre l’idée d’une forme, d’une beauté universelle. Ils écrivirent donc dans leur profession de foi : « Nous estimons indispensable de nous battre contre une méthode artistique abstraite, dogmatique, applicable dans n’importe quelle situation14. » À ce stade, la notion politique affleure. Le vocabulaire destiné à fustiger les recherches formelles était parfois très violent : « C’est évident qu’il est vicieux et réactionnaire d’affirmer un style en recherchant le “sensationnel”, la “nouveauté”, en jouant avec les signes extérieurs de la réalité qui nous entoure15. » Les prises de positions radicales sur la forme et le fond touchaient elles aussi le problème de la vérité. La forme était jugée « menteuse » alors que le contenu restituait le réel. Les débats sur le formalisme reprirent une acuité particulière en 1936, le sujet attira six soirées durant à la Maison du cinéma à Moscou un public nombreux et les discussions furent très animées.

12Une même conviction habitait les deux « camps » : celle d’oeuvrer pour la société nouvelle et d’y occuper une place. Mais les oppositions qui dominaient le débat recouvraient sans le dire une question majeure : à qui devait appartenir la photographie ? Aux professionnels de l’art (de la forme) ou à tous les autres ? Ces discussions étaient en effet le reflet d’une longue querelle qui opposait depuis longtemps les deux groupes qui se partageaient le monde de la culture et des arts depuis 1917 : les partisans du proletkult et les futuristes. Il est tout à fait intéressant de se souvenir que lorsqu’Anatoli Lounatcharski, nouvellement nommé au commissariat du Peuple à l’instruction publique, avait lancé en novembre 1917 un appel aux artistes pour penser une nouvelle vie culturelle, les futuristes furent les premiers à y répondre. Très hostiles aux modes d’expression classiques, ils avaient toujours pensé que pour atteindre le public bourgeois, il fallait le surprendre et le choquer, ils accordaient donc une très grande importance à la forme qu’ils voulaient radicalement agressive, et se rallièrent sans sourciller aux doctrines révolutionnaires qui semblaient, selon eux, aller dans leur sens. Leur projet principal, tel qu’il apparaissait dans les journaux Gazette futuriste fondé à Moscou en 1918 et L’Art de la commune, journal officiel du Narkompros fondé à Petrograd en 1919 qui leur servait de tribune, était de liquider les formes anciennes de l’art et de le faire sortir de l’enfermement mortifère des ateliers et des musées. Par des actes spectaculaires comme ceux du peintre David Bourliouk qui accrocha ses tableaux dans les rues, du peintre Aristakh Lentoulov qui barbouilla en rouge les arbres du jardin Alexandrov pour célébrer l’anniversaire de la révolution, et des propos violents comme ceux de Casimir Malevitch qui n’hésitait pas à dire qu’il fallait « incinérer les restes des grecs », ils voulaient se couper définitivement des valeurs traditionnelles, et même s’ils ne sont jamais allés aussi loin que les futuristes italiens qui eux parlaient des « musées, bibliothèques et autres épouvantails » et de la guerre comme « unique hygiène du monde16 », il y avait tout de même entre eux de troublantes parentés. Il fallait se moquer de la nature complètement démodée et lui préférer les usines, il fallait piétiner l’héritage culturel en fustigeant Pouchkine par exemple, ce qui n’était pas du goût de tout le monde, et de Lénine en particulier. Très active, cette avant-garde qui avait une antenne à Tchita en Extrême-Orient, chercha à se donner une assise sociale, et sur l’initiative du poète et critique Boris Kouchner, elle créa un premier collectif de futuristes communistes Komfut avec une école dont la direction en idéologie culturelle communiste fut confiée au critique Ossip Brik. Convaincus d’être seuls en mesure de rénover la culture, ils décidèrent d’agir à l’intérieur même du Parti. Anatoli Lounatcharski, pourtant très bienveillant à leur égard, les pria « d’y entrer au même rang que tout le monde » en soulignant la faiblesse de leurs analyses marxistes17. Les futuristes eurent petit à petit l’impression d’être lâchés par le pouvoir. Leur impopularité était réelle dans les masses agacées par leurs excentricités, la revue L’Art de la commune cessa de paraître. C’est alors que le poète Vladimir Maïakovski décida de regrouper ses amis autour du Front gauche de l’art, et de publier la revue Lef, puis Novyj Lef largement ouverte à la photographie et favorable à une révolution de la forme.

13Le Proletkul’t était l’aboutissement de la pensée d’Alexandre Bogdanov, médecin et philosophe né en 1873, qui après avoir participé au mouvement populiste était devenu membre du parti social-démocrate, puis proche des bolcheviks à partir de 1903, mais il fut exclu du parti en 1909 pour activité de fraction. Il estimait que la révolution culturelle devait précéder la révolution politique, en être le moteur. Ses théories partagées avec Maxime Gorki et Anatoli Lounatcharski durant leur exil à Capri, commencèrent à prendre corps au printemps de l’année 1917. Il s’agissait de défendre la culture prolétarienne, c’est-à-dire de faire émerger la créativité des prolétaires au lieu d’imposer d’en-haut l’art d’une minorité privilégiée. L’idée n’était pas, à l’origine, de transmettre un savoir, mais de soutenir les ouvriers dans leur désir d’expression. On vit très vite apparaître deux tendances : la première, fidèle aux théories de Bogdanov, prônait la multiplication d’ateliers où les ouvriers pouvaient venir écrire, peindre, faire du théâtre, assistés par les plus avancés d’entre eux ou par des intellectuels qui prodiguaient leurs conseils techniques. Chacun pouvait non seulement être artiste, mais l’être dans plusieurs domaines, ce n’était plus une profession à part entière. La deuxième tendance à l’intérieur du Proletkul’t devint élitiste, elle considéra qu’il fallait former une avant-garde menée par les ouvriers les plus motivés, capables d’accomplir un travail de laboratoire qui pourrait ensuite essaimer dans un public de plus en plus large. Il fut envisagé de les salarier afin de s’assurer de la qualité des oeuvres. Cette seconde variante qui s’apparentait à la structure du Parti et qui permettait un contrôle de la situation, plaisait davantage aux autorités et finit par l’emporter. Surmontant son aversion à l’égard de ce type de culture, Lénine qui redoutait peut-être que son rival Bogdanov n’utilisât le Proletkul’t comme un tremplin politique, s’empressa de faire absorber le mouvement par le commissariat du Peuple à l’éducation. Pourtant, dans ses débuts, la ligne du Proletkul’t avait été de dénoncer l’absurdité d’un contrôle éventuel sur un travail créateur. Anatoli Lounatcharski tenta donc d’expliquer dans un discours, que la professionnalisation des artistes n’aurait pas du tout les mêmes effets sous un régime socialiste que sous un régime capitaliste et que les besoins des masses seraient toujours pris en compte, mais il ne fut sans doute pas entendu par tout le monde.

14Malgré les tentatives nombreuses des futuristes d’entraîner le Proletkul’t sur le terrain de la recherche novatrice, et malgré quelques réussites partielles, celui-ci resta toujours plus ou moins attaché à l’idée de Bogdanov pour qui l’art socialiste devait être « simple dans la forme, mais énorme dans le contenu ». Les longs débats des photographes sur le fond et la forme ne prennent véritablement leur sens qu’à la lumière de ces données historiques.