« Les paysages, les portraits et les femmes nues ça s’appelle de la photographie d’art, et les photos des événements courants, c’est du reportage. »
Alexandre Rodtchenko, lettre à Kouchner du 28 août 1928.

1Après avoir énuméré tous les secteurs constitutifs du champ photographique, il reste une question qui échappe à toutes les classifications : celle de l’art. Certes, l’étiquette « Photographie d’art » avait été clairement posée dès le départ sur une certaine catégorie d’images, mais les changements politiques et sociaux provoquèrent une remise en question des critères, et nous nous proposons d’examiner cette évolution.

Les nouveaux critères de l’art photographique en Union soviétique

2Avant la période soviétique, chacun en Russie aurait pu définir ce qu’était la photographie d’art. Celle-ci se pratiquait dans le calme feutré des studios tenus par des professionnels parfaitement exercés à la prise de vue et aux procédés subtils de la retouche. L’immense majorité d’entre eux se cantonnait dans les thèmes traditionnels du portrait et du paysage, et la révolution n’y changea rien. Leur journal Fotograf proposa donc aux lecteurs dès sa publication en 1926, de jeunes beautés évanescentes [Fig. 16, ci-contre], des natures mortes et des ruines antiques dans des cadres très idéalisés. Les articles étaient techniques ou informels, et dans la mesure où tous étaient d’accord sur les sujets à photographier et sur la manière de le faire, il n’y avait pas lieu d’en débattre. Mais la nouvelle génération de photographes, jeunes reporters ou amateurs représentés par le journal Sovetskoe Foto lancé la même année, vint troubler les eaux paisibles de ceux qu’Efim Zozoulia dans l’éditorial du premier numéro qualifia d’emblée de « photographes d’art maniérés, de gastronomes de la photographie1 », tandis que les membres du Front gauche de l’art, eux aussi engagés dans le reportage, affûtaient leurs armes pour révéler un peu plus tard leurs découvertes fracassantes dans le domaine de la forme. La grande exposition rétrospective « Dix ans de photographie soviétique » en 1928 qui comportait un secteur « reportage » et un secteur « art », incita ceux qui se trouvaient classés dans la première catégorie et exclus de la deuxième, à engager une réflexion sur les classifications. La perfection technique cessa d’être une référence absolue, la notion de beauté traditionnelle n’avait plus cours et s’orienta brusquement autour d’une nouvelle problématique : qu’est-ce qu’une photographie révolutionnaire ? Voire parfois, qu’est-ce qu’une photographie plus révolutionnaire que les autres ? La notion d’art devint alors beaucoup plus délicate à cerner. Les critères variaient selon les écoles. Pour les uns l’essentiel était de changer radicalement la forme, pour les autres l’essentiel était de changer radicalement le fond. Des querelles fratricides s’engagèrent à la fin des années vingt entre partisans de la forme et partisans du fond avec une violence d’autant plus obscure que les buts à atteindre semblaient identiques : toucher par la photographie le plus grand nombre possible de gens, les sensibiliser aux changements qui bouleversaient le pays, éduquer leur regard. Certains défenseurs de la photographie prétendirent qu’il fallait rejeter définitivement la peinture et prendre sa place, tandis que d’autres affirmaient qu’elle était le modèle à suivre. Le choix des thèmes s’apparentait parfois à une déclaration de guerre : il fallait photographier la ville contre la nature qui avait été le sujet de prédilection des générations précédentes. Une étude parallèle des images photographiques et des textes de cette période permet de faire deux constats. Les images confirment parfois des divergences entre les différents groupes sur leur vision du monde et de la société, tandis que les textes font apparaître, au-delà des arguties techniques et des prises de positions farouchement contradictoires, trois préoccupations majeures et constantes : l’héritage culturel, le problème de la vérité et celui de l’identité nationale.

Fig. 16. Alexandre Grinberg, Nu, 1923. Agence Fotosoyouz, Moscou.

3La production photographique soviétique immense et très diversifiée entre 1917 et 1945 aurait pu engendrer une critique d’art à sa mesure, mais de ce foisonnement intense, la postérité n’a guère retenu que la période des années 1920, tout le reste étant unanimement considéré comme un art de commande, un art de propagande, un non art dont il n’y aurait pas grand chose à dire. L’avant-garde en revanche, même si elle fut décriée à l’époque, demeure à ce jour une référence internationale. Très limitée dans le temps, puisqu’on peut la situer entre 1927 et 1932, elle ne représentait qu’un petit nombre de personnes qui se regroupèrent dans l’association Octobre, et pour l’histoire elle ne porte finalement qu’un seul nom, celui de son chef de file, Alexandre Rodtchenko. Le succès de celui-ci relève probablement de facteurs multiples. La présence, aux côtés de ses photographies, de textes théoriques nombreux, régulièrement publiés dans la revue Novyj Lef sous sa signature ou celle d’amis qui maîtrisaient l’écriture, pourrait constituer un premier indice. Ce « phénomène Rodtchenko » nous incite à l’étudier en premier, en commençant toutefois par une simple observation des images.

Les thèmes traités par Alexandre Rodtchenko

4C’est par le biais du photomontage qu’Alexandre Rodtchenko aborda la photographie en 1924. Il assemblait les photographies des autres pour construire un univers à sa façon. Ce désir de maîtriser la réalité sur un mode ludique persista lorsqu’il décida de produire ses propres photographies. Saisi d’emblée par une sensation de vertige devant les effets multiples de plongée, contre-plongée, vues obliques, le spectateur ne peut manquer d’être étonné par la banalité des sujets : des balcons, des cours d’immeubles, des escaliers, des échelles, des arbres, des pots à eau, des pièces détachées, des capots de voitures, quelques portraits.

La nature

5Une seule série de photographies intitulée Forêt de Pouchkino datant de 1927, nous montre la nature sous un jour assez inhabituel. Des arbres s’élancent vers l’infini avec une force impressionnante. Parfois, seules les cimes projetées sur le ciel sont visibles, formant un ballet statique un peu étrange, sans aucun référent terrestre. Certains pourraient imaginer qu’un rêveur allongé sous l’arbre pris en plongée, en scrute la cime. L’arbre un peu chauve n’est pas très beau, peut-être a-t-il été touché par la foudre, peut-être s’agit-il d’un arbre mort ou d’un arbre qui vient d’être repéré par un bûcheron qui va procéder à son abattage, d’autres n’y verront que le ciel entre les branches ou la hauteur spectaculaire du tronc. Une autre version du même arbre pris de très près, fait apparaître les rugosités de l’écorce, on pourrait presque dire que cette photographie reflète le point de vue d’un écureuil transportant un appareil photographique sur le dos. Nous entrons dans le monde de l’écureuil, nous ne sommes plus vraiment dans celui des hommes. Lors d’un reportage effectué plus tard en Carélie, le style avait changé, il était devenu plus classique, mais l’auteur choisit tout de même de montrer encore une défaite, un « Pin tombé » et même si celui-ci décrit dans sa chute une très belle courbe, un arc insolite, il est tout de même mort. Tous ces arbres aux branches cassées ne sont pas du tout évocateurs de la forêt russe immense et vigoureuse, ils n’en traduisent pas la démesure sauvage. À une exception près. Il s’agit d’une photographie datant de 1933, cadrée de telle sorte qu’apparaissent à la fois le sous-bois, les troncs fins et droits des bouleaux qui s’élancent en rangs serrés très haut vers le ciel. La lumière réveille l’argent des écorces, la Russie traditionnelle émerge à nouveau. Mais la légende choisie par Alexandre Rodtchenko rétablit très vite ce qui pouvait un instant se laisser interpréter comme une faiblesse de l’âme slave envoûtée malgré tout par la forêt : « Bois pour construire les bateaux. » Cette nature trop puissante, trop présente, n’avait de sens que si elle servait à quelque chose, elle devait être reliée à l’univers industriel. Pourtant, Alexandre Lavrentiev a sorti récemment des archives de l’auteur, une photographie qui représente de tendres roseaux disposés au bord de l’eau avec la délicatesse d’un bouquet japonais, des touffes d’herbes romantiques, une barque près de la rive… mais elle ne fut pas publiée dans les journaux d’avant-garde, bien que datant de 19262.

La ville

6Avec la série Balcons réalisée en 1925, Alexandre Rodtchenko nous convie à un véritable exercice d’alpinisme face à ces redoutables parois. Il n’est pas donné au commun des mortels d’apercevoir des balcons sous cet angle, car il faudrait se livrer à des acrobaties dangereuses. Le photographe « sortait de chez lui, s’approchait d’un mur, s’y adossait et faisait pivoter son appareil vers le ciel, faisant ainsi entrer un immeuble de huit étages dans son cadre, à l’horizontale3 ». L’une des photographies représente un immeuble en briques très banal, mais qui s’offre en sommet à atteindre, en victoire promise. Photographié avec la précision d’une planche d’anatomie, il nous est livré sous toutes ses facettes comme si les clichés sortaient d’un cabinet de radiologie. Une autre prise de vue évoque le regard d’un petit enfant allongé par terre qui scruterait indiscrètement les balcons. On serait presque tenté d’en faire une interprétation érotique. La troisième, effectuée en plongée, offre au regard une gouttière interminable qui s’écrase sur le bitume dans une folie suicidaire tandis que la quatrième évoque au contraire une ascension vertigineuse.

7« La cour » photographiée en plongée durant l’hiver et l’été 1926, rend les arbres tout petits et ferait presque croire à une maquette animée par de minuscules personnages évoluant dans un décor en carton. L’Escalier de secours pris en contre-plongée au grand angle avec un personnage mystérieux agrippé aux barreaux, est ici détourné de sa fonction rassurante, c’est plutôt un escalier de catastrophe, un instrument dangereux réservé à des équilibristes de cirque. Image déstabilisatrice qui ne permet plus au spectateur de s’orienter, le laissant sans repère, dans un monde à l’envers. Elle fut utilisée pour un photomontage intitulé « À Serge Essénine » dans lequel une jument et son poulain broutant du foin invitaient le spectateur à se moquer du poète paysan cramponné à son isba natale. Cette petite plaisanterie nous aide à saisir l’état d’esprit du photographe : la ville « contre » la campagne, la modernité « contre » le conservatisme, l’avenir « contre » le passé.

8Un autre escalier, en pierres celui-là, aux larges marches qui dessinent des rayures blanches et noires, est gravi par une femme qui porte un enfant dans les bras. Sa frêle silhouette projette une ombre qui laisse supposer que la scène a été prise un jour de plein soleil durant l’été 1930. Cet escalier est un univers à lui tout seul, le temps est arrêté sur le pas de cette femme vêtue de façon neutre et dont l’histoire nous échappe complètement. Les critiques n’ont pas manqué d’y voir une réplique de l’escalier d’Odessa du film d’Eisenstein.

9Le manque d’équilibre devient particulièrement inquiétant lorsqu’il s’agit de monuments. La « Statue de Pouchkine » photographiée en 1932, frôle l’irrespect. Nous y voyons le célèbre écrivain, tête baissée, prêt à tomber dans la neige. Sur une autre photographie de la même série, c’est le lampadaire situé juste à côté de la statue qui accapare l’espace, l’énorme lampadaire tentaculaire protège ou menace le pauvre petit Pouchkine, frêle marionnette, symbole démodé avec son misérable haut-de-forme dans la main gauche. Alexandre Rodtchenko lui fait baisser la tête, tandis que le lampadaire est célébré comme un arbre, l’arbre de la ville. Dostoievski, quant à lui, plonge à la renverse, et Ostrovski ne connaît pas un sort plus enviable. Le sculpteur le représenta assis en face du théâtre Maly, et le photographe se plaça volontairement trop près de la statue, à une distance où il ne voyait que le bout de la chaussure gauche et les pans du manteau tombant sur le pantalon, le visage est lointain, petit, caricatural. La perspective en contre-plongée dévoile essentiellement les jambes écartées dans une pose qui pourrait aussi bien évoquer un clochard assis sous un pont qu’un grand écrivain. Il ne s’agissait pas d’un reportage sur les statues, mais de montrer que la photographie pouvait se jouer d’elles. Le procédé utilisé par Alexandre Rodtchenko ne permet pas de mieux connaître les grands hommes. Fort de sa virtuosité technique, il aurait pu mettre en valeur le regard de Dostoievski ou la bouche si caractéristique de Pouchkine, mais il ne s’y intéressa guère, tout occupé à exercer un pouvoir magique sur eux. Dans le cas de Pouchkine, le socle sans intérêt occupe une bonne moitié de l’image, et Dostoievski n’est pas reconnaissable, il faudrait le voir de face pour l’identifier. Certes, les héros étaient toujours présents dans la rue, parmi les gens, mais ils n’étaient plus en sécurité sur leur piédestal, ils étaient devenus fragiles. Le déboulonnage réel des statues des grands hommes auquel nous avons assisté bien plus tard, avait déjà commencé avec Alexandre Rodtchenko.

10Le reportage sur « Le parc de la culture et du repos » réalisé juste avant son ouverture et publié dans le même journal Daioch4, servait à illustrer un article qui expliquait que le parc resterait un « Monument grandiose de l’époque », mais cet aspect monumental n’est pas visible sur les photographies qui donnent seulement une idée de l’agitation des préparatifs en vue de l’inauguration. Le photographe nous propose un rouleau compresseur en gros plan, un ouvrier escaladant un pylône pris en biais, une énorme bobine de câbles, et une balayeuse moins visible que ses balais, car elle tourne le dos. Ce n’était pas à proprement parler un reportage destiné à faire rêver les futurs promeneurs et utilisateurs du parc.

La technique

11« Le pont de chemin de fer » en 1926, « Le poteau électrique » sont eux aussi photographiés sous un angle insolite, le photographe s’est caché en dessous pour qu’ils dévoilent leur structure, leurs dessous, leurs boulons, leurs tiges de métal entrelacées. L’exemple le plus intéressant est celui de la tour de radio Choukhovskaïa à Moscou, qui donna lieu à des critiques passionnées. Là encore le spectateur est déstabilisé, ne comprend pas d’emblée ce dont il s’agit. Est-ce un jouet ? Non, puisqu’un homme est à l’intérieur, un militaire en casquette, une mitraillette à la main. Cet homme statufié, vu de profil à l’intérieur d’une spirale futuriste a le dos appuyé à une balustrade, et tout le corps est penché vers l’arrière, ses pieds invisibles pourraient ne pas reposer sur le sol. L’arme est dérisoire, seul l’enchevêtrement des lignes métalliques de la tour a interpellé le photographe.

12Une autre « Tour radio » en bois cette fois, représentée en 1929 dans le journal « Radio slouchatel’ » est une réplique exacte du Pin c’est l’arbre urbain, l’arbre de la technique, et le « Poteau électrique » fait partie de la même famille. Parmi les reportages effectués en usine en 1929 et publiés dans le journal Daioch, celui effectué à l’usine automobile AMO, montre encore la passion de l’auteur pour les lignes, les formes. Les clous et les vis jetés pêle-mêle dans des boîtes deviennent des objets presque précieux, de petites pièces de musée, les roues dentées prennent des allures de piliers antiques, et les forêts de volants d’insolentes fleurs de métal toutes droites, dressées sur leurs tiges. Un capot portant le sigle AMO et un phare en gros plan rappellent qu’il s’agit d’une usine d’automobiles, mais celles-ci ne sont que très rarement représentées en entier. On en voit la moitié, ou l’arrière d’un camion. Alexandre Rodtchenko ne rend pas compte de l’activité réelle, on le lui reprocha d’ailleurs.

13La série Les Garages5 comporte une image de toiture métallique, c’est une très belle photographie, belle pour elle-même. Toutefois la façade fut photographiée à un moment où la porte était fermée, si bien qu’il pourrait s’agir de n’importe quel bâtiment. Un capot en gros plan ne nous permet pas de savoir clairement s’il s’agit d’un camion ou d’un autobus. Le Verre soviétique6 fut traité dans le même style. Tuyaux, tubes, creusets, cheminée d’usine, devenant grâce au savoir-faire du photographe, objets d’art. L’usine Elektrozavod appelle les mêmes commentaires. Des câbles enroulés indiquent au passant combien une usine peut être belle. Les fils électriques de la maison de la radio radiotsentr se transforment, dans l’objectif d’Alexandre Rodtchenko, en sillons de jardin zen appelant à la contemplation. La scierie de Vakhtan, située sur les bords de la Volga aux alentours de Nijni-Novgorod, devait en 1931, faire l’objet d’un documentaire cinématographique : « Exploitation industrielle du bois » Alexandre Rodtchenko se joignit à l’équipe et réalisa un reportage. La photographie intitulée Planches est presque un tableau abstrait. Attiré par les lignes, il s’en donna à cœur joie. Les planches de taille inégale accrochent la lumière chacune à sa façon, et ce qui nous est donné à voir est une construction étonnante, parce qu’elle n’a pas été voulue, ces planches étaient là en tas, Alexandre Rodtchenko était devant, avec cette composition en lui qu’il suggéra aux planches.

Les personnages

14Les personnages représentés sur toutes ces photographies occupent une place mineure, souvent vus de dos, de profil, de loin, ou en plongée. L’homme qui escalade l’escalier de secours, les mains agrippées aux barreaux, n’est pas identifiable (même si nous savons, grâce à Alexandre Lavrentiev, qu’il ressemble à Alexandre Rodtchenko lui-même et que c’est peut-être lui), il n’est là que pour ajouter à la désorientation du spectateur. Les balcons sont généralement vides, mais dans « Rassemblement pour le défilé » en 1928, une femme se penche par curiosité pour regarder les jeunes sportifs qui se préparent. C’est l’été, elle porte une jolie robe fleurie, ses cheveux sont emprisonnés dans un filet, on ne voit pas son visage. Sa voisine, à l’étage inférieur, vaque à ses occupations ménagères, le balai d’une main, la pelle de l’autre. C’est une scène très évocatrice, mais très discrètement évocatrice, ces femmes sont anonymes. La fête est en bas, et elles n’y sont pas. Dans cette même série, Le Défilé photographié du balcon de l’appartement de l’auteur, offre une image faite de taches blanches et de taches noires. Nous comprenons ensuite que les taches blanches sont les vêtements des gens qui défilent en rangs serrés, et que les taches noires correspondent à l’ombre qu’ils projettent en se déplaçant. L’uniformité des vêtements ainsi que le personnage qui précède le groupe laisse supposer qu’il s’agit d’une fête de gymnastique, mais il est impossible de discerner si les participants sont des hommes ou des femmes, s’ils sont jeunes ou d’âge mûr, car leurs têtes vues de si haut ressemblent à de minuscules têtes d’épingles. Alexandre Rodtchenko voulait restituer en photographie la manière exacte dont nous percevons l’environnement. Cependant, dans la réalité, une personne qui observe un défilé du dixième étage, perçoit en même temps que les informations visuelles, les bruits et les odeurs, et identifie ce qui se passe autour d’elle grâce à tous ses sens, alors que l’image seule nous renvoie, dans ce cas, à un ensemble de signes abstraits. « Le club sportif Dynamo » pris beaucoup plus tard, en 1935, à un moment où l’on ne peut plus guère parler d’avant-garde, mais où les mêmes procédés formels subsistaient parfois, ressemble étonnamment à une photographie d’Arkadi Chaïkhet de 1930 « Séchage de peaux de moutons7 ». Un groupe d’hommes et un groupe de peaux de moutons, vus de loin, ne sont pas différents.

15Les rues d’Alexandre Rodtchenko sont peuplées de passants fantômes, tout petits, et chaque photographie de groupe s’apparente à une société d’insectes où chacun marche vers un destin dont la clé nous échappe. Dans La Circulation en 1932, de petits personnages à la Breughel se pressent autour du tramway qui lui, apparaît très distinctement comme élément central et intelligible. Le « Boulevard Soukharevski » cadré en biais, montre encore un tramway, un square enneigé, des gens emmitouflés vus de dos qui évoluent à l’intérieur de leur décor fermé. Dans la cantine photographiée en 1929 pour le journal Daioch, « La soupe est versée dans les bols » montre l’alignement impressionnant des bols qui dessinent des cercles blancs à l’infini. La jeune femme qui se trouve debout face à cette kyrielle de bols, et dont on devine que c’est elle qui vient de les remplir, n’est là que pour donner un sens à la scène. Le bras droit est plaqué le long du corps et la main gauche est cachée sous un bol, nous masquant son geste. C’est notre raisonnement qui nous permet de déduire que c’est elle qui a rempli les bols puisqu’elle se trouve là, mais nous ne la voyons pas faire et rien n’indique, ni dans la posture ni dans l’expression, qu’il s’agit de son travail. Son visage moins visible que le blanc de sa blouse n’a pas d’expression particulière. Dans cette même série, À table nous montre un personnage attablé devant son assiette, portant une cuiller à la bouche, un personnage sans doute féminin, car la tête baissée permet d’apercevoir des cheveux qui, selon les critères de mode de l’époque, seraient trop longs pour être ceux d’un homme. Des livres traînent à sa droite et une fourchette cassée sur la table, nous n’en saurons pas plus. Une vue générale de la cantine en plein air, prise quelque part, d’en haut, montre des tables alignées, des assiettes sur la table, des gens assis sur des chaises en bois, certains coiffés de casquettes, mais nous ne savons pas du tout qui ils sont, s’ils parlent entre eux, s’ils sont joyeux ou tristes.

16« Les travailleurs de l’usine AMO » photographiés durant la pause, lisent des journaux. Les visages de profil sont mal éclairés, Alexandre Rodtchenko a surtout cherché à rendre l’ambiance, le sérieux avec lequel ces hommes sont plongés dans leur lecture. Ailleurs, une main déplace un pion sur un jeu de dames au milieu des carrés noirs et blancs, et il n’est pas possible de ne pas penser que l’homme apparaît là en pièces détachées comme les voitures ! Dans la scierie, l’un des ouvriers est photographié de dos, l’autre de trois quarts, mais la casquette jette de l’ombre sur son visage, des camarades juchés sur leurs piles de planches surgissent comme des fantômes en contre-jour. Sur la photographie Rangement, disposition des planches les jambes écartées du personnage qui s’affaire, forment un triangle qui complète harmonieusement les lignes droites des planches. Ces hommes occupent toute leur place dans des postures exceptionnellement intéressantes, mais à la manière des figurants dans un choeur antique. « Le trottoir » photographié en 1928 montre ce procédé de façon paroxystique : la photographie a certainement été prise d’un étage très élevé, un jour de grand soleil à midi, et les quatre personnages qui s’y trouvent, n’existent que par leurs ombres démesurées, projetées sur le sol. L’effet obtenu est cocasse, mais une fois encore nous avons l’impression que les passants ne sont que prétextes à une expérience.

17Au hasard des photographies de reportage, il existe tout de même des exceptions. Des scènes de la vie quotidienne comme « La vendeuse de cigarettes » sur la place Pouchkine en 1927, « Les marchands ambulants », les clients du « Kiosque à journaux » en 1928. « Transport d’une victime à l’hôpital » en 1929, nous montre un blessé au premier plan avec son bandage sur la tête, même si l’ambulance permet encore à l’auteur de faire une fantaisie en exposant le capot en gros plan. La foule photographiée au parc de la culture lors d’un spectacle en plein air en 1931, était prise de suffisamment près pour que nous apercevions les visages, du moins ceux des premiers rangs. Nous voyons qu’il s’agit d’un public jeune qui chante avec plaisir, reprenant en chœur la chanson d’une jeune chef d’orchestre improvisée qui se tient debout sur une estrade à côté d’un accordéoniste. Les gens sont légèrement vêtus, il fait beau et l’ambiance est chaleureuse.

18La première série intitulée Pionnier qui commença en 1928 par des portraits publiés dans la revue Novyj Lef8 pose un problème spécifique. Le garçon est pris d’un point de vue insolite, « d’en haut » si bien qu’il s’agit d’une silhouette véritablement raccourcie. On voit le sommet de la tête et les chaussures, seule la cravate caractéristique sur la première, et le salut de la main droite sur l’autre, permettent de comprendre qu’il s’agit d’un pionnier. Le critique littéraire Averbach fut horrifié par ces images qui selon lui déformaient complètement l’être humain et en faisaient un monstre. Il est sûr que l’enfant qui a posé, n’était plus tout à fait une personne. Le portrait en gros plan du Pionnier de 1930, réalisé en contre-plongée, fait apparaître une tête toute ronde surmontée de deux oreilles. L’angle de vue ne nous permet pas de distinguer les yeux, en revanche la bouche prise de très près, montre des dents irrégulières parfaitement mises en valeur. Plusieurs interprétations sont possibles. Il peut s’agir aussi bien d’une expression de la joie, de la fierté, que d’une monstrueuse caricature.

19Les portraits réalisés au cours des reportages sont souvent déconnectés de la réalité. Les ouvriers ressemblent à des acteurs de cinéma. Le portrait du soldat de l’armée Rouge publié en 1927 en couverture de la revue Novyj Lef9 pourrait ne pas entrer dans cette catégorie. Ce soldat, beau et joyeux, inspire l’enthousiasme. Mais il s’agissait d’un certain Ivan Morozov, étudiant d’Alexandre Rodtchenko, et ce détail n’est pas sans intérêt. Ce que nous avions pris dans un premier temps pour une image idéale de soldat, est en fait le portrait d’un ami faisant son service militaire, ce qui n’est pas tout à fait pareil. Durant toute la période dite de l’avant-garde, Alexandre Rodtchenko délaissa un peu l’aspect humain, son projet était plutôt d’exalter les merveilles de la technique, de la ville. Après 1932 en revanche, l’Union soviétique redevint pour lui une terre habitée, et le citoyen soviétique commença à occuper sa place.

Les personnes

20Si la foule anonyme ne retenait pas toute l’attention du photographe, il en va autrement des personnes de son entourage immédiat avec lesquelles il entretenait des rapports affectifs. Les portraits sont alors réalistes et visent à mettre la personne en valeur. Celui du poète Vladimir Maïakovski et de sa compagne Lili Brik comptent parmi les plus célèbres10. Une bonne partie de l’intelligentsia moscovite défila dans l’atelier du photographe. Le visage du critique Ossip Brik servit de couverture pour un numéro de la revue Novyj Lef, Alexandre Rodtchenko retoucha ce portrait et écrivit LEF à la peinture sur l’un des verres de lunettes. Le portrait de la cinéaste Esther Choub réalisé en 1924, avec une casquette rabattue aux ras des yeux, est très travaillé. La lumière projetée sur la main et la partie droite du visage, contrastant avec la partie gauche du corps laissée dans l’ombre, en fait un personnage romantique, sophistiqué et énigmatique. La même année, l’artiste constructiviste Lioubov Popova fit elle aussi l’objet d’une recherche particulière, nous pouvons citer en outre, le poète Nicolas Asseïev, un peu dandy, confortablement installé dans une chaise longue, vêtu d’un costume élégant dont aucun détail ne nous échappe, pas même le pli du pantalon ni les bottines cirées, le regard clair perdu dans sa rêverie, le poète Serge Trétiakov au crâne rasé et aux lunettes rondes, le visage violemment éclairé pour lui donner l’air plus inquiétant encore, le cinéaste Lev Koulechov photographié à côté de sa moto, les artistes constructivistes Alexei Gan et Anton Lavinski, le directeur de théâtre et de cinéma Vitali Jemtchoujni, l’architecte Alexandre Vesnine, le cinéaste Alexandre Dovjenko, son épouse l’actrice Julia Solntseva photographiée de profil, le metteur en scène Sergueï Ouroussevski, ancien élève d’Alexandre Rodtchenko aux Vhoutemas, et toute la bohème moscovite des années 1920. La fille au Leica étant sans doute celle qui nous intrigue le plus. Une très belle jeune femme toute de blanc vêtue, portant un appareil photographique en bandoulière pose, assise sur un banc, le soleil en traversant une grille, projette sur elle un dessin en damier noir et blanc. Celui-ci couvre même le visage, mais loin de le dissimuler, il l’éclaire, et donne au regard une douceur très émouvante. À cette époque, Alexandre Rodtchenko qui semblait être entré dans le rang, s’autorisa une dernière fantaisie avec cette photographie prise de biais. Il est vrai qu’il s’agissait d’une jeune consœur : Evguenia Lemberg qu’il avait déjà photographiée dans l’exercice de ses fonctions « La photojournaliste Evguenia Lemberg au stade » en 1932, ainsi que sa sœur Regina, également photographe. Alexandre Rodtchenko nous offre aussi une petite chronique de sa vie familiale en commençant d’ailleurs par lui-même comme en témoigne l’autoportrait particulièrement soigné de 1924. Le crâne rasé, le regard noir et profond, les traits sculpturaux mis en valeur par les contrastes d’ombre et de lumière ont fait l’objet d’un travail minutieux, dévoilant une personnalité consciente de son originalité, et désireuse de se créer un personnage, de se donner un style.

21Varvara Stepanova, son épouse, lui servait de modèle pour ses recherches formelles. Nous la voyons en 1924 de profil aux trois quarts, coiffée d’une casquette à carreaux sur des cheveux coupés à la garçonne, le col du vêtement relevé jusqu’au menton, l’air un peu espiègle, ou encore de face, la cigarette aux lèvres, ou dans un Portrait à double exposition ou encore en portrait en pied et vêtue d’une robe en tissu imprimé d’après ses propres dessins géométriques, telle une publicité vivante de ses propres travaux. Nous la voyons en 1925, déguisée en femme orientale avec tchador dans une version peinte à la main, et nous la retrouvons en 1928, « Objet d’une expérimentation avec la lumière atténuée à travers un filet accroché à la lampe » ou dans une pose romantique Portrait aux perles ou bien sobrement vêtue et sagement assise sur le balcon par une belle journée ensoleillée. Cette même année, Alexandre Rodtchenko la fit poser tête penchée sur une savante composition nature morte dont un objet en verre qui renvoie vers son visage une lumière éblouissante qui nous ferait croire un instant à un tableau de Latour.

22Le personnage de la mère, enfin. Cette femme du peuple avec son fichu sur la tête, que rien ne promettait à la gloire, devenue célèbre grâce aux photographies de son fils. Ses portraits en gros-plan sont réalistes, la verrue sous l’œil droit, les rides autour de la bouche, et les imperfections de la peau dues à l’âge n’ont pas été gommées. Nous la voyons à table en 1927 devant sa tasse de thé, fumant sa cigarette, ou lisant le journal en utilisant un verre de lunettes, tableaux vivants de la vie quotidienne.

L’analyse des images

23L’observation d’un grand nombre de photographies d’Alexandre Rodtchenko nous permet de constater que les sujets urbains sont largement dominants, et que les usines sont des lieux de beauté et d’harmonie. L’architecture et la technique jouissent d’un traitement plus favorable que l’élément humain, exception faite du cercle immédiat de l’auteur. Il est à noter également que ces photographies font rarement apparaître des caractéristiques russes. Quelques coupoles parfois entrevues à l’horizon ou des inscriptions en caractères cyrilliques situent parfois les scènes, mais dans la plupart des cas, celles-ci pourraient avoir été prises n’importe où. On pourrait conclure très sommairement en disant qu’il nous montre un pays indéfinissable sans campagne ni paysans qui se résumerait à une ville aux architectures grandioses et audacieuses vues de très haut ou de très bas, peuplée d’hommes-fourmis et d’acrobates capables des contorsions les plus bizarres qui ne reprendraient leur dimension humaine qu’à l’intérieur de leurs propres murs.

24Nous situant dans une perspective historique, nous pourrions comparer la photographie soviétique de la période de l’entre-deux-guerres à un canevas géant, une vaste tapisserie dont le phénomène Alexandre Rodtchenko pourrait constituer l’un des premiers motifs, et nous allons diriger notre attention sur les nœuds, sur les liens si difficiles à voir, et néanmoins essentiels.