Version classiqueVersion mobile

La photographie soviétique de 1917 à 1945

 | 
Annette Melot-Henry

La photographie des grands hommes et le culte de la personnalité

La société soviétique trouve ses nouveaux héros

Texte intégral

1La photographie nous montre que des changements survenaient dans la hiérarchie des valeurs sociales. Certaines catégories habituellement prestigieuses s’effaçaient au profit de nouveaux héros. Les vedettes du spectacle ou du sport omniprésentes dans l’iconographie occidentale furent remplacées dans l’iconographie soviétique par des aviateurs, des explorateurs, et aussi progressivement par des héros anonymes issus des groupes komsomols, du monde ouvrier ou paysan.

Les acteurs

2Les très belles photographies de l’actrice Vera Komissarjevskaia, de la danseuse Anna Pavlovna ou du chanteur Chaliapine prises au début du siècle par Karl Boulla, Denier ou Dmitriev dans de somptueux décors, restent typiques de l’époque tsariste. Certains photographes de la vieille école comme Moïsseï Nappelbaum continuèrent à réaliser des portraits d’artistes savamment éclairés et retouchés comme celui de la danseuse Galina Oulanova en 1935, nous pourrions citer aussi les portraits de Stanislavski, de Nemirovitch-Dantchenko, de l’acteur Katchalov, de Maria Petrovna Maksakova, mais ils restent des exceptions. Les journaux soviétiques rendaient hommage non pas tant aux personnes qu’aux personnages qu’elles incarnaient. Il est tout à fait curieux de constater que c’était le rôle qui importait d’abord. Les acteurs étaient généralement photographiés en costumes, et le maquillage ne permettait même pas de les identifier. Ainsi, le journal Ogoniok présenta en couverture d’un de ses numéros de 1928 l’acteur Vassili Ivanovitch Katchalov photographié par P.K. Novitski, mais barbu et coiffé d’un bonnet pointu dans son interprétation du personnage de Nikita Verchinine dans la pièce Train blindé 14-69 au théâtre MKHAT. Le photographe B. Dorofeev raconta qu’il eut envie de le photographier chez lui et l’acteur accepta. Le récit qu’il en fit est assez banal, mais néanmoins intéressant. Il voulut une première fois photographier Katchalov avec son chien, sans doute pour évoquer une scène très familière, pour montrer qu’un acteur était un homme comme un autre, puis il voulut ensuite le faire poser en tant qu’acteur et eut l’idée de le photographier alors qu’il apprenait un rôle :

J’eus l’idée de photographier Katchalov lisant un rôle. Cette fois-là, je le pris à partir d’un point très bas, presque au niveau du sol. Voici ce que ça a donné : on voyait le livre en gros plan, et en retrait Katchalov avec comme toile de fond le mur décoré d’un tableau. Cette photographie fut publiée dans les Izvestia.

3Dorofeev avait envie de faire une image un peu solennelle et se demandait comment mettre au mieux en valeur le personnage de l’acteur. Il est tout à fait intéressant de noter qu’au bout du compte c’était le livre, le rôle qui apparaissait au premier plan. Le photographe utilisa une perspective en contre-plongée pour mettre ce livre en valeur. Ce même Dorofeev raconta aussi comment il avait pu, en 1935, photographier Stanislavski chez lui à l’occasion d’une soirée organisée par ce dernier :

Je n’avais encore jamais vu Stanislavski non grimé, et ce soir-là je fus frappé du charme de sa personnalité. Il fit connaissance avec chacun des invités y compris avec moi. Il montra aux invités son système de jeu d’acteur à l’aide de schémas et je profitai de cet instant pour le photographier plusieurs fois à son insu.

4Même Moïsseï Nappelbaum qui pourtant s’intéressait avant tout à la personne, tenait parfois à montrer l’acteur « en situation ». Ainsi, il raconte à propos du portrait qu’il fit de l’acteur N. F. Monakhov dans le rôle de Cheilok :

Mon projet était cette fois un peu inhabituel : ce n’était pas le portrait de Cheilok que je voulais faire, mais celui de l’acteur dans le rôle de Cheilok. J’ai essayé de mettre en évidence son visage, sa manière de traiter le personnage, sa relation au héros. À partir de ces considérations, non seulement je n’ai pas essayé de dissimuler le grimage, mais au contraire je l’ai souligné.

5Malgré son approche très sensible de l’individu acteur, Moïsseï Nappelbaum était lui aussi fasciné par le rôle. L’intérêt pour le spectacle était toujours très fort, mais l’image de l’acteur était différente et peut-être plus intéressante d’ailleurs, le meilleur acteur étant justement celui qu’on ne reconnaît pas en tant que personne.

Les sportifs

  • 1 Sowjetische Fotografen 1917-1940, Leipig, Veb Fotokinoverlag, 1980, p. 206.
  • 2 Reproduite dans Morozov Sergueï Alexandrovitch, Sovetskaâ hudožestvennaâ fotografiâ 1917-1957 [Histo (...)

6Les sportifs furent traités un peu de la même manière. Les performances physiques suscitaient évidemment l’admiration, mais contrairement à l’iconographie occidentale axée sur le personnage du champion, en URSS l’accent était mis sur la discipline elle-même et sur son intérêt pour la collectivité. L’exemple le plus frappant pouvant illustrer cette démarche serait un portrait de femme pris en gros plan par Boris Koudoïarov et intitulé « La meilleure nageuse du Dynamo » sans qu’apparaisse son nom. Seuls les cheveux mouillés indiquaient d’ailleurs qu’il s’agissait d’une nageuse. L’essentiel était probablement de savoir qu’un exploit avait été accompli et que le pays tout entier pouvait en être fier. On trouve bien sûr dans la presse illustrée des photographies de sportifs où figurent des noms, ce fut le cas par exemple pour Choumine, champion d’URSS de natation en 1928, ou pour certains skieurs ou boxeurs. Mais, curieusement, le format de la photographie et la banalité de la prise de vue s’accordent mal avec la notoriété du champion. L’événement était signalé au même titre que d’autres nouvelles. Le portrait de Serafim Snamenski1 réalisé par Debabov était un beau portrait, très soigné, mais rien dans l’image ne permettait d’identifier un sportif. Vladislav Mikocha se passionna particulièrement pour ce sujet et nous proposa toute une galerie de patineurs, de boxeurs, de joueurs de hockey pris sur le vif. Le fait que ce photographe ait été lui-même très sportif explique sans doute que ses modèles étaient « réels ». Il exprimait sa connaissance et son admiration toute personnelle. En revanche, bon nombre de ses confrères firent des portraits de sportifs anonymes, symboles de la santé et de la force physique qu’ils photographièrent avec le souci d’une recherche formelle prédominante. La gymnaste photographiée par Ivan Chaguine en 19332 en est un bon exemple. La perspective en contre-plongée donne l’illusion de jambes immenses, le corps est légèrement penché vers l’arrière et les bras, tendus à l’horizontale, offerts au soleil et au vent, sont un hymne à la joie, une invitation à admirer le corps féminin. Comme elle était prise sur fond de ciel, et qu’on ne voyait pas ses pieds, on a l’impression de la voir s’envoler. Cette photographie qui se voulait réaliste et qui cherchait probablement à démontrer la valeur de la gymnastique était pourtant plus proche de la « Mariée » de Chagall que de la réalité. L’exemple des « Sportifs » d’Alexandre Rodtchenko, un homme et une femme en maillot de bain, juchés sur une estrade de fortune qui par le jeu de la perspective se transformait en piédestal, était très éloquent. Nul doute que le photographe situé en dessous cherchait à en faire des « grands hommes » au sens littéral du terme, grands en taille, en puissance, trop grands peut-être.

  • 3 Sovetskoe Foto, no 10, 1931.
  • 4 Photographie présentée à l’exposition « Dix ans de photographie soviétique » et publiée dans Sovets (...)

7De très nombreuses photographies de sportifs de cette période induisent l’idée que la force physique était la beauté. On ne peut s’empêcher en les regardant, de penser aux statues de la Grèce antique. Ainsi le geste de l’athlète du « Lancer de poids3 » de Y. Poliakov, saisi au moment où il portait la main droite au niveau de la tête, était d’une grande pureté classique. La lumière savamment contrastée était travaillée de telle manière que le grain de la peau évoquait le grain de la pierre et nous projetait plusieurs siècles en arrière sur le stade d’Olympie. Dans « Football4 » de A. Telechev, le mouvement du corps du joueur qui s’élançait vers le ballon, tête en avant, était très semblable à celui du Discobole. « Le lanceur de disque » de G. Vinokourov dans la pureté de sa posture, était lui aussi une parfaite statue antique. Les exemples sont très nombreux.

  • 5 Projektor, no 7, 1935.
  • 6 « Fizkul’turniki » [ « Les sportifs »], in Proletarskoe Foto, no 4, 1933, p. 19.

8La photographie de cette période cherchait à démontrer la force du groupe. Les fêtes de gymnastique sur la place Rouge et les célèbres pyramides humaines d’Alexandre Rodtchenko en témoignent au même titre que le reportage de M. Kalachnikov et S. Korchounov sur la fête de la force et du courage publié en 1935 dans le journal Projektor5. L’aspect militaire est incontestable. Les « Sportifs sur la place Rouge6 » de A. Chterenberg en sont une parfaite démonstration. Des jeunes gens musclés, armés de drapeaux, bombent le torse de façon agressive et ne sourient pas. Le « Défilé des sportifs » de Samari Gourari datant de 1940, était particulièrement impressionnant, car il montrait des hommes au crâne rasé, alignés au cordeau sur la place Rouge. S’ils ne portaient pas de vêtements de sport, on pourrait parfaitement penser qu’ils partent au combat. Les gestes « guerriers » constituaient un thème de prédilection. « Le lancer de javelot » d’Ivan Chaguine mettait en scène une femme qui avait vraiment l’air de brandir une épée. Dans le « Défilé de gymnastique » du 12 juin 1933, une jeune fille droite, sérieuse, tient fermement sur l’épaule droite un objet qui ressemble à un fusil. Il est significatif que les légendes indiquent toujours le sport pratiqué, mais pas les noms des sportifs. Ce n’était pas l’individu qui comptait, c’était son image, c’était le groupe qu’il représentait. Si l’on devait, après avoir regardé un grand nombre de photographies de sport de cette période, dégager quelques impressions générales, on retiendrait l’idée de force, de santé, d’agressivité, on verrait émerger des statues et des armées.

Les savants

  • 7 Bakh Alexeï Nikolaevitch, né en 1857. Institut Karpov, voir « “Nous allons faire des Leica !” (Anto (...)
  • 8 Ogonëk, no 48, 25 novembre 1928, p. 7.
  • 9 Sovetskoe Foto, no 2, 1938, p. 82.

9Les savants faisaient partie des figures qu’on voulait montrer, la manière dont ils ont été photographiés indique que l’on cherchait à les faire connaître, qu’on les respectait, mais qu’ils n’étaient pas particulièrement idéalisés. Celui qui apparaissait le plus fréquemment était A. Bach, directeur de l’institut de chimie Karpov de Moscou7. Semion Friedland fit de lui un beau portrait assez classique que publia le journal Ogoniok8 en 1928 après lui avoir fait l’honneur de mettre en couverture au mois de mai de la même année. À l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, V. Grebnev le fit poser dans un décor raffiné, assis sur un très beau fauteuil recouvert de tapisserie, avec un chien. Ce beau vieillard à la barbe blanche suscitait l’admiration et le respect, mais rien de plus. L’agronome Ivan Vladimirovitch Mitchourine connu pour avoir mis au point de nouvelles méthodes de culture, fut photographié par Nikolaï Kolli qui raconta la difficulté de l’exercice, car le savant n’aimait pas du tout la publicité. « Mitchourine montrait avec plaisir ce qu’il fallait photographier dans la pépinière, mais n’aimait pas qu’on le photographie, lui. » Il n’était pas toutefois insensible au résultat : « C’est une bonne photo » dit-il à Kolli, « Seulement, me confia t-il à l’oreille, tu as exagéré les rides, il faudrait en enlever un peu, j’ai l’air d’un vieux9. »

  • 10 Sovetskoe Foto, no 5-6, 1938, p. 29.
  • 11 Ogonëk, no 1, 10 janvier 1938.

10Ivan Petrovitch Pavlov, inventeur de la théorie des réflexes conditionnés, fit subir au photographe Yakov Khalip une expérience à peu près semblable. Il fallut beaucoup de patience à l’homme de l’art pour réussir à faire un portrait correct de l’intéressé sans son chapeau de paille ! « Ivan Petrovitch enleva son chapeau et dit gentiment : Faites votre photo ! J’eus le temps d’en faire une, de changer de pellicule pour en faire une deuxième, mais Ivan Petrovitch fit un sourire, se cacha le visage derrière son chapeau et partit10. » Khalip eut l’occasion de réaliser d’autres portraits de lui dans son laboratoire et lors d’un congrès de physiologistes à Leningrad en 1935, soigneusement vêtu, la chaîne de montre sur un petit gilet, la barbe parfaitement taillée en bon grand-père sorti tout droit de n’importe quel album de famille. Ces photographies étaient commandées par les rédactions des journaux. N. Kolli, travaillait alors comme reporter à la Pravda des komsomols de Voronej et Yakov Khalip dit : « Je reçus une mission de la Pravda pour aller à Koltouchi photographier Ivan Pétrovitch Pavlov. » Leur ambition était de faire un travail honnête, mais le ton de leur récit indique qu’elle n’allait pas au-delà. Trofim Lyssenko qui pourtant jouissait des faveurs du pouvoir, fut photographié d’une façon très quelconque par Arkadi Chaïkhet au beau milieu d’un champ de blé11. On le voyait occupé à un travail d’observation, la tête penchée sur les épis, mais rien n’indiquait qu’il s’agissait d’une sommité qui devait la même année, en 1938, prendre la présidence de l’Académie des sciences.

Aviateurs et aviatrices

  • 12 Sovetskoe Foto, no 6, 1939, p. 5.
  • 13 Oustinovalexandre, Izbrannye fotografii [Photographies choisies], Moscou, Planeta, 1976, p. 73.
  • 14 Sovetskoe Foto, no 1, 1939.

11Les aviateurs qui figurent en bonne place dans le paysage photographique soviétique de l’entre-deux-guerres, sont traités de façon diversifiée. Les femmes pilotes firent l’objet de reportages aimables. Paulina Ossipenko, célèbre pour son vol au-dessus de la mer Noire le 22 mai 1937 à 9 100 mètres d’altitude, donna à Nikolaï Kolli l’occasion de réaliser des photographies qui pouvaient faire rêver les jeunes filles, mais le ton sur lequel il raconta « l’exploit » était un ton neutre d’observateur impartial12. L’équipage de l’avion Rodina qu’elle pilota avec Valentina Grizodoubova et Marina Raskova, immortalisé par Alexandre Oustinov en 193813 est une photographie très sympathique parce que la joie de ces femmes était éclatante, mais le photographe les a prises avec la plus grande simplicité devant la carlingue de leur avion, sans mise en scène, sans tricherie dans la perspective, il avait sans doute choisi un jour de grand soleil pour éclairer les visages, mais ces femmes à l’allure saine et sportive restaient très naturelles. Seules les lunettes qu’elles portaient relevées sur la tête indiquent qu’elles étaient pilotes. La jolie Katia Mednikova, photographiée par Arkadi Chaikhet à bord de son engin sur fond de ciel et de nuages14 ne fut pas portée au pinacle comme Maryse Bastier en France à la même époque.

  • 15 Morozov Sergueï Alexandrovitch, Sovetskaâ hudožestvennaâ fotografiâ 1917-1957 [Histoire de la photog (...)
  • 16 Kalachnikov Mikhaïl, « My otobražaem stalinskuû epohu » [ « Nous reflétons l’époque de Staline »], i (...)

12Les hommes étaient perçus différemment. Ce qui attire tout de suite le regard dans la photographie faite par Abram Chterenberg de l’aviateur Mikhaïl Gromov qui venait le 20 octobre 1934 de battre un record en effectuant un vol de 12 411 kilomètres sans escale, ce sont les trois décorations bien en vue sur sa poitrine. Son portrait de profil réalisé par Ivan Chaguine en 1933 mettait en relief le ravinement du visage et en accentuait la virilité et la dureté. Les « Faucons de Staline » [ « Stalinskie sokoly »] : Grigori Kravtchenko, Yakov Smouchkevitch et Serguei Denisov, aviateurs militaires photographiés par Samari Gourari arboraient eux aussi ostensiblement leurs médailles. C’étaient des héros. Mais aucun d’eux ne subjugua les photographes autant que Valery Tchkalov qui effectua avec ses copilotes Baïdoukov et Beliakov en juillet 1936 le premier vol Moscou-Petropavlovsk-Kamtchatsky après escale imprévue sur l’île de Udd dans l’embouchure du fleuve Amour (qui d’ailleurs portera ensuite son nom) puis en 1937 Moscou-Vancouver par le pôle nord. Il doit être considéré comme un cas spécifique. Le portrait photographique particulièrement étonnant réalisé par Boris Koudoïarov [Fig. 13, page suivante] donne l’impression que ce dernier a cherché à rivaliser avec la sculpture. La puissance des traits rendue de façon monstrueuse par un gros-plan très rapproché, en faisait une sorte de Goliath aux mâchoires puissantes, un hymne presque indécent à la force physique. Pour le critique S.A. Morozov « L’auteur a un peu exagéré la perspective dans ce portrait, mais c’est justement ce procédé qui a permis d’agrandir certains détails et de donner une interprétation convaincante de la volonté et de la force de ce pilote talentueux15. » Grigori Veil le traita un peu dans le même esprit, soulignant son air volontaire et déterminé grâce à un éclairage latéral violent. Mikhail Kalachnikov, reporter à la Pravda qui le photographia dans les bras de Staline à son arrivée à Chtchelkovo le 10 août 1936 raconta que dix-huit photographes attendaient l’arrivée du héros et se disputaient l’honneur de le photographier en premier. « Je suis arrivé le premier près de l’avion et j’ai réussi à faire une photo du camarade Staline embrassant Tchkalov16. » Anatoli Garanine lui aussi sur place, raconta la même scène, mais en insistant surtout sur la présence de Staline.

  • 17 Garanine Anatoli, « Nezabyvaemye vstreči » [ « Rencontres inoubliables »], in Sovetskoe Foto, no 12 (...)

Nous tous, les reporters, avions naturellement envie de photographier le camarade Staline avec les héros [...]. Les photos les plus réussies sont celles qui représentent le camarade Staline entouré de pionniers qui accueillent avec des fleurs le grand chef du peuple et les héros de la traversée17.

Fig. 13. Boris Koudoïarov, L’aviateur Valeri Tchkalov, 1937. Archives nationales du cinéma et de la photographie (RGAKFD), Krasnogorsk.

Fig. 13. Boris Koudoïarov, L’aviateur Valeri Tchkalov, 1937. Archives nationales du cinéma et de la photographie (RGAKFD), Krasnogorsk.
  • 18 Sovetskoe Foto, no 2, 1939, p. 11.
  • 19 Ibid., p. 13.

13Son compatriote A. Kapeliouch, originaire comme lui de la région de Maxime Gorki, eut la possibilité de le photographier maintes fois dans son village natal, à la pêche, à la chasse. On possède ainsi une photographie du pilote assis sur un talus le fusil à la main18. Mais cette scène champêtre ne le rendait pas moins impressionnant, car la perspective encore une fois exagérée nous donne l’impression qu’il portait des bottes de sept lieues. Pourtant, la description écrite que nous a laissée Kapeliouch laisse deviner un caractère plutôt simple et jovial. Il rapporte par exemple qu’un jour à table, Tchkalov qui l’observait lança en plaisantant : « Kapeliouch ! Pourquoi tu ne manges pas ? Je suis sûr que tu es en train de te demander comment faire pour prendre Tchkalov en photo ? Interdisezlui de photographier ! Il faut lui enlever son appareil19. » Mark Grinberg raconte aussi un personnage un peu enfantin et farceur.

  • 20 Markov-Grinberg Mark, « Geroi stalinskih maršrutov » [ « Les héros des itinéraires staliniens »], i (...)

Le camarade Tchkalov essayait d’échapper aux photographes qui l’entouraient. J’ai pourtant réussi à le photographier. J’ai fixé sur la pellicule ses adieux à ses amis et au personnel de service, à côté de son avion. Avant de prendre place dans son engin, il tira sur la courroie du Leica d’un des reporters et dit en plaisantant : « Vous feriez mieux de me le donner, je ferais des photos en route ! » J’ai suivi son vol en même temps que le pays tout entier, je me suis fait du souci et je me suis réjoui quand j’ai lu dans les journaux l’annonce que l’équipage avait rempli sa mission stalinienne20.

  • 21 Sovetskoe Foto, no 2, 1939, p. 10.
  • 22 Ibid., p. 13.
  • 23 Ibid.
  • 24 Baïdoukov G. F., Pervye perelëty čerez ledovityj okean. Iz vospominanij lëtčika [Premières traversé (...)
  • 25 Alpert Max Vladimirovitch, Prigojine Y., Zapiski fotoreporterov [Mémoires de reporters], op. cit., (...)

14« Nous aimions le photographier » disait Yakov Khalip qui eut souvent l’opportunité de le faire. Tchkalov confia d’ailleurs à ce dernier des observations très intéressantes sur les méthodes de travail des photographes américains qu’il avait pu rencontrer21. Nous savons aussi qu’il s’intéressait lui-même à la photographie. « Valery Pavlovitch avait rapporté un Contax d’Amérique, avait appris à s’en servir et il aimait sortir sur la rive escarpée près de sa maison et photographier les horizons de la Volga22. » Il donnait aussi son opinion sur les photographies : « Valery Pavlovitch critiquait mes photographies. Il savait noter leurs qualités et leurs défauts, il aimait une composition simple et claire, il ne supportait pas l’affectation et le manque de spontanéité23. » L’intrépide Viktor Tëmine, reporter à la Pravda se rendit sur l’île de Udd (qui deviendra Tchkalovsk) pour photographier le « héros » avec ses compagnons Baïdoukov et Beliakov24. L’événement était d’importance, et cependant les photographies furent cette fois plus simples. On voyait par exemple Tchkalov s’essuyer le cou avec la serviette que venait de lui tendre son hôtesse Fetinia Andreevna Smirnova, une solide autochtone qui figurait à ses côtés25. Tëmine raconta fort simplement ces instants qui bouleversèrent tout le pays.

  • 26 Ibid., p. 90.

Nous voici sur l’île de Udd [...]. Je prends mes premières photos : la rencontre des paysans du coin avec le camarade Beliakov. Nous nous dirigeons vers la maison où logent les héros. Il faut faire deux kilomètres. En chemin, je photographie Beliakov qui cueillait des fleurs, des roses sauvages, il y en a beaucoup. Valery Tchkalov qui rentre de promenade, vient au-devant de nous. La rencontre est amicale, nous nous serrons la main, je ne peux pas dire à quel point je suis content. Notre propre pilote le camarade Niekhlopotchenko transmet aux héros de nombreuses lettres de félicitations. Je photographie tout de suite. C’est ma première photo de Valery Tchkalov. Il sourit, il est gai. Nous entrons dans la maison. Je photographie les héros au petit déjeuner et les enfants qui apportent des bouquets de fleurs26.

15Tëmine, personnage rocambolesque qui dans sa course aux images prenait des risques insensés était lui-même un véritable héros, ce qui explique peut-être que cet aspect des choses ne l’intéressait pas chez les autres. La description qu’il donna des appareils Leica qu’il avait emportés et des conditions techniques de prise de vue était plus détaillée que celle qu’il donnait de Tchkalov. C’était « l’acte photographique » qui l’intéressait. Pour être là au bon moment, il n’hésitait pas à risquer sa vie, mais un héros ne peut pas en photographier un autre. Comme dans le cas des écrivains, on constate que la démarche de constitution d’un héros photographique était à peu près la même. Plusieurs ingrédients étaient nécessaires. La prestance physique, la proximité de Staline, l’engagement politique (Tchkalov était député), l’intérêt personnel pour la photographie, et une image qui collait aux aspirations générales du moment, dans le cas de Tchkalov en l’occurrence c’était le symbole de la force physique.

Les explorateurs

  • 27 « Fotodokumentacia ekspedicii na severnyj polûs » [ « Documentation photographique sur les expéditi (...)
  • 28 Photographie publiée dans Sovetskoe Foto, no 1, 1933, p. 5

16Sur le nombre de photographies publiées dans les journaux illustrés, on est frappé de l’importance énorme attribuée à certains faits de la vie soviétique. Les expéditions polaires durant les années 1930 en font partie. Elles furent nombreuses et suscitèrent un enthousiasme effréné chez les Soviétiques qui pouvaient ainsi rêver d’aventures, oublier les difficultés du quotidien et honorer de nouveaux héros. Celle du brise-glace Tcheliouskine qui coula en 1933, enserré dans la banquise, défraya la chronique. Le journal URSS en construction (SSSR na stroïke) publia de grands reportages. Le professeur Otto Schmidt qui assurait le commandement de l’expédition et qui dut organiser la survie de l’équipage sur les glaces fut évidemment beaucoup photographié. Les portraits réalisés par les reporters N. Koulechov, Y. Khalip et S. Loskoutov sont nombreux. V. Mikocha le photographia avant son départ pour le pôle nord, de profil, en veste de cuir avec un col de fourrure et coiffé d’une chapka. Il n’y avait aucun truquage dans la perspective, c’était un beau document. M. Kalachnikov le photographia devant une carte et, selon le journal Sovetskoe Foto rendit au mieux son « énorme concentration et sa volonté bolchévique27 ». Le portrait le plus impressionnant est celui de P. Novitski qui présenta le savant à la grande barbe et au regard clair perdu dans le lointain. C’était un portrait en buste pris en gros plan rapproché, et la pose romantique et recherchée conférait au personnage un aspect énigmatique28. Le sauvetage de l’explorateur I.D. Papanine, prisonnier des glaces polaires du pôle nord en 1938, revêtit l’ampleur d’une aventure nationale. Papanine fit la une de tous les journaux et fut beaucoup photographié notamment par V. Tëmine, alors correspondant à la Pravda, qui fit de lui un portrait en pied, au moment où, triomphant, il brandit une caméra avant de quitter la banquise. Celui-ci reste toutefois assez banal. Cette photographie pourrait être l’œuvre de n’importe quel voyageur. Bien que ces hommes fussent extrêmement populaires, on constate que très souvent ils n’étaient pas seuls sur les photographies, c’est l’aventure elle-même qui fut réellement mise en valeur, leur sauvetage, ainsi que la foule qui leur réserva un accueil délirant à leur retour. Lorsque le premier mai 1934 les moscovites fêtèrent leurs héros, les aviateurs qui leur avaient sauvé la vie furent mis sur le même plan.

Les grands militaires et les simples soldats

  • 29 Sowjetische Fotografen 1917-1940, op. cit., p. 250.

17Les grands militaires devenus des figures prestigieuses ont occupé un espace non négligeable dans l’univers photographique de cette période. Il était indispensable de donner des images positives de l’armée, d’en faire un modèle de fierté pour asseoir sa crédibilité dans le pays et la photographie joua dans ce domaine un très grand rôle. Le visage de Semion Boudionny, le cavalier héros de la guerre civile qui prit part aux batailles de l’Ukraine et de Pologne et qui fut promu au titre de maréchal était très familier. Ivan Chaguine fit de lui un portrait particulièrement soigné où ses bacchantes légendaires ajoutaient à la dignité naturelle du personnage coiffé de la casquette décorée de l’étoile rouge avec la faucille et le marteau29. Arkadi Chaïkhet le photographia en 1927 sur la place Rouge, marchant d’un pas décidé, droit devant lui, les bottes impeccablement cirées, l’épée accrochée au ceinturon. Images sympathiques et rassurantes.

  • 30 Proletarskoe Foto, no 2, 1933, p. 16.

18Le simple soldat de l’armée Rouge attira bien souvent l’attention des photographes. Celui d’Alexandre Rodtchenko environné de cordages qui préparait un vol en ballon était tout à fait étonnant. Le corps légèrement penché en arrière donnait au pan du grand manteau une apparence de bronze ; le casque pointu, le ceinturon et le port de tête de cet homme le situaient dans la lignée des chevaliers des grandes épopées russes. Entre cette photographie et les « Trois bogatyrs » peints par Vasnetsov, il n’y avait pas de solution de continuité, il participait de la même civilisation. Ce soldat impressionnant, était en même temps très rassurant, la force qui émanait de lui était propice à un phénomène d’identification. Le « Soldat de l’armée Rouge30 », photographié par Roman Karmen, rayonnait d’une joie rassurante. Bien qu’on aperçût la pointe du fusil sur la gauche, la perspective en contre-plongée accompagnée d’une lumière de bas en haut conférait à ce visage un caractère presque sacré. Le soldat était très souvent représenté, et toujours de façon admirative. Il était fort et gai. C’était un héros positif, mais généralement anonyme. En revanche, durant la seconde guerre mondiale, on vit apparaître un nombre beaucoup plus important de photographies de soldats dont les noms étaient mentionnés. Elles reprenaient dans ce contexte précis, une fonction purement informative.

Les ouvriers

  • 31 En couverture du journal Sovetskoe Foto, no 2, 1928.
  • 32 SSSR na stroïke [URSS en construction], no 9, 1930, p. 11.
  • 33 Sowjetische Fotografen 1917-1940, op. cit., p. 222-223.
  • 34 Ibid., p. 159.

19Les véritables héros de l’Union soviétique des années trente furent les ouvriers, le « type ouvrier » parfois érigé en modèle. L’observation d’un grand nombre de photographies permet de faire émerger quelques thèmes récurrents. Si certains d’entre eux furent photographiés sans recherche particulière comme dans les « tableaux d’honneurs » publiés dans le journal Ogoniok à partir de 1931 et laissent une impression sinistre malgré la légende qui les désigne comme « Les enthousiastes du plan quinquennal », d’autres plus nombreux furent idéalisés à l’extrême. « L’ouvrier31 » de Khalip au visage propre et avenant, au sourire éclatant servi par une lumière savamment utilisée, faisait bien davantage penser à une vedette de cinéma qu’à un homme contraint chaque jour d’accomplir un travail pénible dans une usine. Le « Type de mineur » en turban photographié par un anonyme dans une république d’Asie centrale, et reproduit dans le journal URSS en construction en 193032 était presque un personnage biblique. Quant au beau jeune homme d’Arkadi Chaïkhet actionnant le volant d’une machine à Balakhna en 1931, avec sa musculature superbement mise en valeur par la lumière, et sa maîtrise parfaite du geste, ressemblait plus à un champion olympique qu’à quelqu’un qui exécutait un travail pénible dans un environnement ingrat. Mais il arrivait aussi que les marques du temps et de la fatigue fussent au contraire fortement soulignés et présentés comme une forme nouvelle de beauté. « Le camarade S. E. Nikolaiev, ouvrier de choc de l’usine Mosselectric » photographié par Boris Ignatovitch, fut traité de façon très réaliste, on voyait toutes les rides de son visage, toutes les plissures sous les yeux comme autant de sculptures. Dans Portrait d’un ouvrier des années vingt, Abram Chterenberg montrait de façon crue grâce à une lumière très étudiée, les pores de la peau, creusait les rides autour de la bouche, le photographe avait sculpté les traits comme au burin, les contrastes violents d’ombre et de lumière suggèraient que ce visage avait été noirci par le charbon de la mine peut-être et que c’était précisément ce qui en faisait la beauté. L’expression était grave, mais extraordinairement forte, le regard était dense. Dans le livre Sowjetische Fotografen33 où il figurait en pleine page à côté du portrait de Vladimir Maïakovski du même auteur, il avait la même dimension respectueuse et héroïque. Il n’y avait pas de différence dans la représentation et ceci doit vraiment être souligné comme une caractéristique spécifique. L’un avait un nom très connu, l’autre pas, mais pour le photographe ils étaient traités exactement sur le même plan. « La camarade Lounina, ouvrière de l’usine Kaoutchouk » de Semion Friedland avec ses cheveux tirés en arrière ne répondait pas aux canons traditionnels de la beauté, mais son sourire était d’acier, et elle imposait avec fierté son image. Dans la série Nous sommes les maîtres de l’usine, le visage épais et massif de l’ouvrier Gladychev décoré de l’ordre du travail, occupait tout l’espace, son rire satisfait et vulgaire était gênant, mais il fascinait ; A. Chterenberg sut l’imposer avec force, et c’est une image qu’on n’oublie pas. La photographie chercha parfois à mettre en scène la volonté conquérante des travailleurs marchant vers l’avenir radieux qui leur était promis. Les deux constructeurs du Kousnetzk34 un homme et une femme au visage noirci, mais néanmoins lumineux, posant en 1931 pour Anatoli Skourikhine devant des échafaudages, étaient très significatifs. Lui, serrant dans ses mains le drapeau soviétique, elle, le bras victorieusement levé vers le ciel. Leurs regards n’étaient pas tournés vers l’objectif, mais vers un autre horizon, un autre avenir. Le cadrage en biais donnait encore plus d’intensité à ces monuments. Les conseils prodigués aux photographes amateurs en matière de photographies d’ouvriers sont très intéressants, car ils révèlent le goût général. Ainsi à propos du « Mineur de choc » de Prigojine qui fut sélectionné à un concours organisé par le journal Proletarskoe Foto. Il s’agit d’un exemple d’ouvrier parfaitement magnifié. La perspective déformait la réalité, la contre-plongée en faisait une statue juchée sur un piédestal. C’était une manipulation caractéristique du réel. Le commentaire était le suivant :

  • 35 Proletarskoe Foto, no 8, 1931, p. 181.

Le point de vue de face et en contre-plongée donne une expressivité particulière à ce portrait, lui fait une silhouette massive, imposante. Les ombres qui tombent du large chapeau cachent les yeux et le visage du mineur de choc, mettent en valeur la bouche virile et les rides qui sont autour. Le côté gauche pris d’un peu plus près que le côté droit aboutit à un grossissement de la main gauche, mais c’est un défaut de détail qui n’enlève rien au portrait dans son ensemble35.

Fig. 14. Mark Markov-Grinberg, Portrait du stakhanoviste N. Zotov, 1934. Agence Fotosoyouz, Moscou.

Fig. 14. Mark Markov-Grinberg, Portrait du stakhanoviste N. Zotov, 1934. Agence Fotosoyouz, Moscou.

20Les commentaires de Max Alpert et de G. Petrousov sur un portrait d’ouvrier réalisé par un amateur en 1935 s’exprimaient en ces termes :

  • 36 Sovetskoe Foto, no 2, 1935, p. 39.

L’auteur a choisi un bon typage pour son portrait d’ouvrier. Il l’a bien éclairé, l’éclairage venant d’en bas est justifié par le sujet, il donne l’impression de la lumière qui peut venir par exemple d’un fourneau Martin. La facture du visage est bien rendue, la photo est bien cadrée. Cependant, il faut reconnaître que la tentative de l’auteur d’exprimer l’idée de la « force de la classe ouvrière » n’est pas réussie. C’est sombre et mystérieux. Essayez, camarade Zaslavsky, de retravailler ce sujet difficile, et de le rendre dans une photographie claire, joyeuse et héroique36.

  • 37 SSSR na stroïke [URSS en construction], no 1, 1932.
  • 38 Jerebtsov B., « Montaž fotografičeskoj serii, (o serii gigant i stroitel’) » [ « Montage d’une série (...)
  • 39 Photography in Soviet Russia 1918-1939. The utopian dream, catalogue d’exposition, New York, Lauren (...)
  • 40 Ogonëk, no 1, 1939, p. 35.

21Victor Kalmykov, l’illustre travailleur de choc érigé en modèle fut photographié par Max Alpert au chantier du Magnitogorsk en 1930, sa perceuse à la main37, mais dans cet exemple précis, l’image, aussi bizarre que cela puisse paraître, était plus faible que les discours qui décrivent habituellement le personnage, le héros était à l’échelle humaine, la perspective n’était pas truquée, alors que ce même photographe était très expert dans ce procédé. Il préféra cette fois recourir au photomontage, à l’agrandissement pur et simple pour indiquer qu’il s’agissait d’un « grand homme » comme si c’était devenu une évidence. Le critique B. Jerebtsov analysant cette manière de faire estimait que ce « procédé d’agrandissement de la photographie était justifié par la signification idéologique, c’était un moyen puissant d’agir sur les émotions du spectateur38 ». Une autre photographie prise sur le chantier du Dnieprostroï en 1928, représentait un ouvrier, torse nu, la pioche sur l’épaule basculant vers l’avant et prenant ainsi un relief considérable39. De l’épopée d’Alexis Stakhanov racontée en images par E. Langman dans son récit en photographies « Fotootcherk40 » on pourrait dire à peu près la même chose, comme s’il n’avait pas été possible dans ce type de sujet, de faire concorder l’héroïsation en photographie et dans les mots.

22Les scènes d’apprentissage étaient fréquentes. Un ouvrier âgé enseignant sa technique à un plus jeune. La transmission d’un savoir-faire semblait très importante. Semion Fridland immortalisa ainsi Le camarade Latychov, un des plus anciens ouvriers de l’usine du Prolétaire rouge travaillant avec une élève de l’école annexe de l’usine. Scène très touchante du vieil ouvrier barbu à lunettes, attentif aux efforts de la jeune fille qui faisait la grimace parce qu’elle n’y arrivait pas.

  • 41 Ogonëk, no 46, 9 novembre 1924, p. 1.
  • 42 « Rabkor na postu » [ « Le correspondant ouvrier à son poste »], in Ogonëk, no 49, 1924.

23Une catégorie un peu à part dans le monde ouvrier apparaît très nettement dans l’iconographie : les rabkors, rabočie korrespondenty, les correspondants ouvriers. Ces correspondants ouvriers, journalistes non professionnels, existaient déjà du temps où les bolcheviks étaient dans la clandestinité. En 1911, des ouvriers bolcheviks travaillaient au journal Zvezda. En ce qui concerne la période soviétique, la photographie nous apporte des informations très intéressantes sur eux. Ils étaient très présents, très souvent représentés, et nous comprenons à quel point ils durent être importants. Contrairement aux autres, ils ne faisaient pas l’objet de recherches formelles, mais plutôt de mises en scènes particulières. On les voyait la plupart du temps par groupe de deux ou de trois, sans doute pour montrer qu’ils travaillaient en équipe, et ils avaient en commun avec certains hommes politiques et les instituteurs de campagne la tenue vestimentaire : blouson de cuir et casquette (probablement fournis par l’État). Ce détail en apparence anodin signait tout de même le désir de les voir appartenir à la même « famille ». Il n’était pas rare qu’ils fussent représentés assis à un bureau le stylo à la main devant une feuille de papier, avec l’air satisfait des gens en pleine ascension sociale comme par exemple sur la photographie de Chaikhet publiée en 1924 dans le journal Ogonëk41 ou sur celle intitulée « Le Rabkor à son poste42 » datant de la même année.

24Parmi les thèmes fréquemment traités il est à signaler que les mains faisaient l’objet de recherches approfondies. Dans son portrait en buste et de profil du « Travailleur lisant le journal », Gueorgui Petroussov prit soin de projeter sur les mains une lumière qui scrutait tous les détails, les veines et les callosités, des belles mains aptes à malaxer la terre ou le ciment, à construire. Chaïkhet fit une série Les Mains du tourneur, Les mains du cordonnier. Par ailleurs, pour des raisons inconnues que pourraient peut-être éclairer les historiens de l’art, la forme ronde fut particulièrement attractive pour les photographes. Les photographies étaient souvent présentées dans des médaillons ronds, les ouvriers étaient placés à l’intérieur de roues ou de gigantesques tuyaux avec lesquels ils semblaient faire corps. On constatait la même chose dans le monde militaire, et dans la représentation des paysans.

25En conclusion, la représentation photographique du monde ouvrier nous renseigne sur sa complexité. On s’aperçoit que la classe ouvrière n’était pas du tout uniforme. Les ouvriers sont représentés tantôt comme des hommes ordinaires, tantôt comme des géants de contes fantastiques, comme des acteurs d’une quelconque histoire, comme la force intellectuelle montante. Cette diversité est très étonnante et suggère qu’ils étaient présents sur de nombreux fronts.

Les paysans

  • 43 Gladkov Fiodor, Sovetskoe Foto, no 1, 1940, p. 6.
  • 44 Ibid.

26L’écrivain Fiodor Gladkov, connu pour ses romans Ciment, Énergie, Nouvelle terre, titres évocateurs de l’enthousiasme de l’essor industriel et de l’épopée de la collectivisation des terres, estimait que la photographie traitait de façon inégale le monde ouvrier et le monde paysan. « Lorsqu’on regarde les photographies du monde industriel, on remarque qu’elles sont souvent mortes. L’ouvrier a l’air d’être un appendice de la machine ou la machine un appendice de l’ouvrier43. » En revanche, dit-il, « Nos photographes rendent merveilleusement la vie des kolkhozes dans toute sa diversité44. » Tout dépend « d’où » l’on regarde. Si Gladkov, citoyen soviétique et écrivain engagé par surcroît, pouvait soutenir cette opinion, un observateur contemporain peut porter une appréciation bien différente. L’ouvrier soviétique dans l’ensemble de la période ne donne pas l’impression d’être prisonnier de la machine, mais au contraire de la dominer. Il semble en revanche assez difficile de se faire une idée du « paysan idéal », mais lorsqu’il parlait de « diversité », Gladkov avait raison au moins sur ce point. Nous pourrions distinguer deux cas de figure : les photographies sur lesquelles le paysan apparaissait par « accident » alors que le thème véritable était beaucoup plus large et ne faisait que l’inclure, et les photographies ou il était représenté pour lui-même et dont il constituait le sujet.

  • 45 Ogonëk, no 17, 20 juin 1932.
  • 46 Ogonëk, no 14, 20 mai 1932.
  • 47 Ogonëk, no 8, 18 février 1928, p. 10.
  • 48 Ogonëk, no 38, 14 septembre 1924.

27Le thème de la campagne fit l’objet d’innombrables reportages, et le matériau était dense. On s’aperçoit toutefois qu’à certaines périodes ce furent les grands changements techniques ou structurels qui intéressèrent d’abord les hommes d’image. Les convois rouges, les premiers tracteurs, les assemblées dans les kolkhozes, la mise en route de l’élevage intensif. Les acteurs de ces changements faisaient bien entendu partie du décor, mais ils n’étaient pas alors mis en valeur. Dans les innombrables photographies de « conducteurs de tracteurs », c’était le tracteur qui occupait presque tout l’espace ; au moment des réquisitions de céréales, les sacs de grains attiraient l’œil du photographe, et le cheptel était souvent plus valorisé que les personnes qui en avaient la charge. Il est significatif de voir en couverture d’un numéro du journal Ogoniok en 193245, une paysanne caressant la tête d’un cheval qui prenait autant de place qu’elle ; dans un autre numéro du mois précédent46 c’était un lapin qui occupait le premier plan, la kolkhozienne se tenait en retrait, le lapin était plus important qu’elle. Les moissonneurs de Chaïkhet étaient vus de dos, car c’était la moisson qui était importante. Toutefois ces photographies-là nous en apprennent parfois beaucoup plus sur la réalité des gens que celles spécialement destinées à les montrer. Ainsi pouvait-on voir dans le journal La Paysanne des photographies d’amateurs illustrant des comptes-rendus de réunions de femmes dans les kolkhozes. L’auteur qui n’avait aucune préoccupation esthétique ni idéologique, qui avait simplement cherché à rendre compte de la réunion, nous fait apercevoir en dépit de la très mauvaise qualité de l’image, des paysannes en fichus et chignons, pauvrement vêtues, assises autour d’une table dans un cadre bien modeste, très différentes de celles qui peuplaient les photographies dont le thème était la paysanne. La Lampe d’Ilitch de Chaïkhet dont le thème était l’électrification, montrait deux paysans émerveillés de voir leur isba éclairée. C’est le miracle de la lumière qui a inspiré Chaïkhet, il n’a pas songé à faire des deux paysans des héros, mais justement à cause de cela, cette image constitue pour nous un document intéressant sur eux, sur leur manière de se vêtir, sur leur habitat. Une paysanne photographiée par N. D. Konstantinov dans son isba récemment électrifiée, portait une vieille robe et un fichu et cuisait des blinis à la manière de ses ancêtres. La photographie publiée dans Ogoniok47 était toute petite, informative, là encore l’événement important, c’était l’électricité. Parmi les paysannes arrivant au mausolée en septembre 1924, on distingue nettement que l’une d’entre elles marchait pieds-nus48.

  • 49 Fomine Anatoli Alexeevitch, Arkadi Šiskin, izbrannye fotografii [Arkadi Chichkine, photos choisies], (...)
  • 50 Ibid.
  • 51 Ibid., p. 36.

28Lorsque le paysan était représenté pour lui-même, il pouvait faire l’objet, surtout dans les années 1920, de portraits typiques comme Le semeur49, photographié en 1924 par Arkadi Chichkine. Seul dans un paysage dont on n’apercevait pas l’horizon, cet homme barbu chaussé de bottes de tille et coiffé d’une chapka, accomplissait les gestes ancestraux et il aurait tout à fait sa place dans un musée d’arts et traditions populaires. Le portrait en gros plan qu’il fit d’un autre paysan de la région de Nijegorodski en 192950 était assez réaliste, les rides profondes témoignaient de la dureté de la vie aux champs, et le regard rusé laissait supposer que la question « Entrer ou ne pas entrer » (au kolkhoze) qui était le titre choisi par le photographe, pourrait ressembler à « Être ou ne pas être ». Ces hommes étaient les images parfaites de la tradition russe, sans apitoiement ni admiration. « Les kolkhoziens de Viatka51 », toujours du même auteur, mais cette fois un peu plus tard, en 1932 étaient eux aussi très « naturels ». On voyait trois paysans probablement photographiés un jour de congé, car ils étaient à plat ventre dans l’herbe et se tournaient les pouces. Il ne s’agissait pas du tout d’une scène idéalisée car l’un d’eux était édenté et peu photogénique, c’était apparemment une scène prise sur le vif. Arkadi Chichkine confirma d’ailleurs le fait qu’il tenait à faire de véritables reportages, et disait que bien souvent il avait du mal à empêcher les paysans de poser :

  • 52 Ibid., p. 4.

Dès que j’avais l’intention de photographier, tout le monde avait déjà compris mon intention : ils commençaient à se redresser, à se faire beaux, les femmes arrangeaient les plis de leurs jupes, les hommes arrangeaient leurs mèches folles et se lissaient la barbe52.

29Les seuls paysans qui à ce moment-là étaient traités différemment étaient les paysans riches, les koulaks dont on cherchait à donner une caricature. Ils étaient généralement bedonnants et juchés sur des sacs de grain.

  • 53 Morozov Sergueï Alexandrovitch, Sovetskaâ hudožestvennaâ fotografiâ 1917-1957 [Histoire de la photog (...)
  • 54 Sovetskoe Foto, no 6, 1934, p. 18.

30La constatation qui s’impose dans le panorama des héros de la campagne durant les années 1930, c’est que les femmes étaient majoritairement représentées et très fortement valorisées. La campagne fabriquait plutôt des héroïnes, porteuses du symbole de la fécondité, des paysannes solides et joyeuses enserrant dans leurs bras des gerbes de blé [Fig. 15, ci-contre]. Les grand-mères superstitieuses avaient laissé place à de jeunes kolkhoziennes qui regardaient l’avenir en face avec une joie franche. La Kolkhozienne Tania53 photographiée par Anatoli Skourikhine en 1936 en était un exemple parfait. De toute évidence, elle posait pour lui, elle avait mis pour la circonstance sa plus belle écharpe, le soleil d’hiver roulait sur ses pommettes en dessinant ici et là des plages d’ombre et elle riait d’un rire éclatant et joyeux. Spécialiste de ce thème, il en fit une autre intitulée « La moisson » où cette fois, la jeune fermière noyée dans une mer de blé qui lui arrivait à la ceinture, brandissait très haut au-dessus de sa tête une énorme gerbe d’épis mûrs. La posture des bras levés vers le ciel, récurrente dans l’iconographie soviétique, était bien sûr un symbole victorieux. Anatoli Skourikhine fit une petite mise en scène, il ne photographia pas cette femme en plein travail à son insu, il lui demanda d’accomplir les gestes qui, selon lui, illustreraient avec le plus de force la vie à la campagne. Les genres étaient diversifiés, « Les Paysannes54 » de Chaïkhet évoquaient fortement les personnages de « L’Angelus » de Millet. Le personnage de la déléguée qui assistait aux congrès, la « delegatka » était très fréquent. Celle de Boris Koudoïarov « La déléguée kolkhozienne au XVIe congrès du parti communiste » descendait un escalier dans ses plus beaux atours : une jupe de fête ourlée de dentelle, un corsage brodé et des chaussures de tille toutes neuves. Elle était fière de jouer un rôle dans la société.

  • 55 Ibid., p. 84.

31Si les machines agricoles étaient plus valorisées que les paysans, il y avait une exception dans le cas où elles étaient conduites par des femmes. La « traktoristka » était un personnage conquérant qui proclamait la grande émancipation féminine. L’élégance des paysannes peut apparaître un peu suspecte. Elizaveta Ignatovitch qui fit un reportage dans un kolkhoze de la région de Poltava nous présenta Galina Pokrebniak55 du kolkhoze Zirka en costume folklorique aux manches bouffantes et brodées avec des rubans volant dans tous les sens ; le visage était complètement retouché. Les exemples de ce type étaient nombreux. La photographie de M. Ozerski « On écoute la radio près d’une isba » publiée dans le journal Sovetskoe Foto présentait une vieille femme qu’on voyait à peine car elle était dans l’ombre, et deux jeunes, l’une vêtue d’un corsage blanc à plis au joli col fermé par une broche, elle portait aussi un collier de perles en sautoir qui n’était peut-être pas pratique pour faire la moisson. « La kolkhozienne avec son enfant » de Semion Fridland baignait dans une douce lumière blanche qui en faisait une scène de nativité. Les élégantes en chapeau de paille cueillant des fruits étaient légion.

Fig. 15. Ivan Chaguine, La moisson, 1930. Agence Fotosoyouz, Moscou.

Fig. 15. Ivan Chaguine, La moisson, 1930. Agence Fotosoyouz, Moscou.
  • 56 Marcou Lilly, Les Staline vus par les hôtes du Kremlin, Paris, Gallimard/Julliard, 1979, p. 130.

32Dans la réalité, les femmes paysannes auraient opposé une résistance beaucoup plus farouche que les hommes dans le processus de collectivisation des terres, Staline l’avoua lui-même dans une boutade au cours d’un entretien avec Winston Churchill : « Quand vous avez énuméré tous vos arguments à un paysan, il vous répond qu’il lui faut rentrer chez lui pour consulter sa femme et prendre l’avis de son bouvier56. » Peut-être faut-il voir une corrélation entre cette révolte des femmes, tenue secrète, et leur idéalisation photographique. Qui pouvait croire dans les pires années de violence et de détresse que les femmes des campagnes ressemblaient aux mannequins des gravures de mode ? Quelle paysanne aurait pu avoir envie de se reconnaître ou de s’identifier à ces créatures de rêve si éloignées de leur expérience vécue ? Quel étranger un tant soit peu averti de la pénibilité des travaux des champs aurait pu être leurré par ces élégantes au sourire éclatant ?

  • 57 Proletarskoe Foto, no 10, 1932, p. 11.
  • 58 Sovetskoe Foto, no 9, 1938, p. 16.

33Les photographies qui représentaient les kolkhoziens dans des scènes de la vie courante manquaient généralement d’authenticité. D’après « Les battages dans un kolkhoze de Carélie57 » de M. Markov, les travaux agricoles avaient tout d’une fête joyeuse, le fermier et la fermière se lançant les gerbes de blé avec des gestes gracieux de danseurs évoluant sur une scène d’opéra. V. Chakhovskoï quant à lui, dans « Au service du conducteur de moissonneuse-batteuse58 » montra une scène de moisson très particulière. Ainsi avons-nous la surprise de voir au beau milieu d’un champ de blé, une jolie chaise de salle à manger sur laquelle étaient disposés quelques flacons. Juste à côté, un paysan qui ressemblait à un acteur de cinéma américain, confortablement assis sur un fauteuil en rotin, se faisait raser par une charmante personne en chapeau de paille. Au loin, très loin, on devinait une moissonneuse batteuse. La vie était d’une grande douceur. Nous savons pourtant, grâce aux récits de certains photographes, que ces derniers eurent parfois de grandes difficultés pour opérer en milieu paysan. Arkadi Chichkine l’a très clairement dit :

  • 59 Chichkine Arkadi, Isbrannye Fotografii [Photos choisies], Moscou, Planeta, 1979.

Des koulaks m’ont menacé plusieurs fois. Ils voulaient régler des comptes. Parfois ils me frappaient. Une fois ils m’ont vraiment rossé et ils ont cassé mon appareil photographique. Mes bleus ont guéri, mais il n’a pas été possible de réparer l’appareil et ça m’a fait de la peine59.

  • 60 Extrait de la discussion de 1936 « Sur le formalisme et le naturalisme en photographie » cité par S (...)
  • 61 Ibid.

34Cette violence exclue de la représentation photographique officielle a bel et bien existé dans la réalité. Il suffit de lire les débats entre photographes pour se rendre compte de la brutalité que dissimulaient ces belles photographies. Tout le monde n’était pas d’accord. Méjéritcher qui fut pourtant rédacteur en chef à l’agence Soyouzfoto, déclara un jour en 1936 que cette manière de rendre la vie soviétique était dangereuse et absurde : « Vous ne voulez montrer que la vie joyeuse ? La personne n’a qu’à montrer ses gencives, et la voilà votre vie joyeuse60 » et ensuite « Le conformisme allié à l’ignorance c’est l’incapacité de créer une véritable théorie photographique, mais il y a en revanche la tentative de la maquiller à la manière bolchévique ». Les auteurs du maquillage avaient sans doute un grand intérêt à le faire, et le dévoilement du secret représentait une menace telle qu’il en coûta la vie à Lev Mejeritcher, déclaré ennemi du peuple et fusillé sans jugement61.

35En conclusion, nous constatons qu’il n’existe pas de type paysan idéalisé à la manière des ouvriers. Le paysan a posé un véritable problème au photographe comme s’il n’avait pas existé, comme s’il n’était pas représentable. Les recherches formelles étaient rares. Le seul procédé d’idéalisation consistait à représenter des femmes très bien habillées, irréelles. Certaines explications de ce phénomène seraient possibles. M. Bougaeva déclara dans les colonnes du journal Sovetskoe Foto en 1939 dans un article intitulé « Photographie sur des sujets kolkhoziens » qu’il fallait une éducation politique :

  • 62 Sovetskoe Foto, no 6, 1939, p. 14-15.

On ne peut pas choisir un sujet sans connaître la politique du parti dans le domaine de l’agriculture, sans avoir étudié avec la plus grande attention les exposés du camarade Staline et du camarade Molotov au XVIIe congrès du VKPb62.

36Ironie du sort, pure coïncidence ou perfidité du rédacteur en chef, la page suivante présentait un article du photographe Zelma intitulé « Pour l’indépendance créatrice ».

  • 63 Tisseron Serge, La Honte, psychanalyse d’un lien social, Paris, Dunod, 1992, p. 114.

37Il n’est pas possible cependant de tout mettre sur le compte de la propagande. Celle-ci est absolument évidente, mais justement trop évidente pour qu’on ne se pose pas de questions. Même si elle fut en apparence orchestrée par une poignée d’individus au pouvoir, il faut bien admettre que d’autres acteurs entraient en jeu. Ceux qui commandaient les sujets, ceux qui photographiaient, ceux qui se laissaient photographier, ceux qui regardaient les photographies. Il y avait à cela une raison que la seule contrainte ne saurait totalement expliquer. C’était peut-être une réaction de défense face à l’échec, face aux drames, c’était peut-être une invocation, la visualisation superstitieuse d’un souhait pour l’avenir à la manière des ancêtres païens qui priaient pour faire venir la pluie. Comme on peut imaginer que les chasseurs des grottes de Lascaux représentaient les sangliers rêvés avec l’espoir de les faire venir, on peut imaginer que les photographes soviétiques représentaient l’opulence dans les campagnes avec ce même espoir. Ces photographies sont émouvantes à certains égards. Le fait qu’elles s’éloignent complètement de la réalité doit lui-même être pris au sérieux. Si certains les ont produites, c’est que pour eux, elles avaient malgré tout un sens. Un aspect de la vérité pourrait surgir du décodage de ce sens. Ces photographies portaient toutes les caractéristiques du déni. On y trouvait la joie, la santé et l’abondance alors que dans la réalité la population avait faim, souffrait, subissait les pénuries et les déportations. Le grain apparaissait de façon obsessionnelle parce qu’il manquait. Le déni permet souvent d’échapper à la douleur, mais aussi et surtout à la honte, et peut-être faut-il davantage chercher dans cette direction. Selon Serge Tisseron « Tout ce qui peut menacer un groupe dans sa cohérence peut-être à l’origine d’un déni63. » Ces images n’avaient pas nécessairement la fonction simpliste qui leur est généralement attribuée, c’est-à-dire de faire croire que la situation était enviable, elles aidaient peut-être à supporter le poids terrible de la honte. La honte d’un État incapable de résoudre la question paysanne et d’empêcher les famines.

Les pionniers et komsomols

  • 64 Pour les discussions développées autour de ce thème, voir « La question de l’art ».
  • 65 Ibid.

38L’homme nouveau, l’homme de demain, la relève était une idée très forte. En dépit de leur jeune âge, on pourrait donc classer les pionniers et les komsomols parmi les personnes de premier plan. Là encore, la photographie a joué un rôle considérable. Ce ne sont pas des enfants ou des jeunes gens ordinaires qui nous regardent, mais des groupes parfaitement orchestrés défilant sur la place Rouge, ou des portraits d’individus généralement anonymes certes, mais fortement valorisés. La fameuse série de Pionniers d’Alexandre Rodtchenko en 1930 défraya la chronique par l’audace des prises de vue, la nouveauté de la perspective, mais en allant regarder sous leur menton ou par-dessus leur tête, celui-ci voulait peut-être justement donner d’eux une vision singulière, bannir toute idée de banalité, anticiper sans le savoir le désir ambigu du pouvoir qui était d’en faire à la fois des meneurs déterminés et des gens capables de lever la tête ou de la baisser selon les circonstances. Il n’est pas étonnant que la critique ait été déstabilisée par le sourire du pionnier qui peut être interprété comme une grimace carnassière, et l’allusion qu’un « pionnier doit regarder droit devant lui64 » touchait déjà à la question délicate de la vérité et du mensonge. Quoi qu’il en soit et quelle qu’ait pu être l’idée d’Alexandre Rodtchenko lui-même qui se défendait d’avoir été tenté par la caricature65, il les a incontestablement sortis du rang, extraits de la banalité, il a attiré l’attention sur eux. La Komsomole années trente de Gueorgui Zelma était infiniment plus rassurante. Un rire éclatant illumine la photographie de cette jeune fille blonde au nez retroussé, heureuse et confiante. Semion Friedland fit poser une autre beauté blonde de la région de la Volga, beaucoup plus jeune, mais apte elle aussi à prouver que l’Union soviétique misait beaucoup sur les enfants. Max Alpert, Arkadi Chaïkhet, Roman Karmen s’intéressèrent au sujet et ont laissé des portraits de komsomols et de pionniers brandissant des drapeaux.

Les non-Russes

  • 66 Sovetskoe Foto, no 1, 1940, p. 9.
  • 67 Morozov Sergueï Alexandrovitch, Sovetskaâ hudožestvennaâ fotografiâ 1917-1957 [Histoire de la photog (...)
  • 68 Mrazkova Daniela, Remes Vladimir, Early soviet photographers, Oxford, Council of the Museum of Mode (...)
  • 69 Ibid., p. 79.

39Avec la formation de l’Union soviétique à partir de 1922, naissait une société multi-ethnique. Il fallait faire connaître aux Russes les nouveaux citoyens des contrées éloignées de l’Asie centrale. Aucun moyen ne pouvait s’avérer plus efficace que la photographie. Max Alpert, Arkadi Chaïkhet et Guergui Zelma se spécialisèrent dans ce domaine. L’aventure était tentante et il ne fait pas de doute qu’ils furent souvent séduits par la beauté exotique des femmes de ces républiques. D’une jeune fille tadjik66 V. Chakhovskoï fit une déesse au visage encadré d’une grande écharpe blanche. La « Cavalière kirghize67 » de Max Alpert apportait une vision nouvelle et très révolutionnaire de la condition féminine. Dans un magnifique paysage de haute montagne, une jeune femme s’élançait, le fouet dans la main droite avec une assurance étonnante, les yeux pétillants, le sourire aux lèvres, grisée par la fougue du cheval. Les deux ouvriers construisant le canal de Fergana photographiés en 193968, coiffés l’un du bonnet ouzbek, l’autre d’un turban, creusaient une terre aride. Le mouvement des pioches donnait une idée de l’intensité de l’effort, mais ces deux hommes étaient photographiés de dos, et là on hésite un peu entre l’héroïsme et l’esclavage. Une autre photographie qui les montrait vus de face charriant de la terre dans des brouettes rudimentaires, laissait d’ailleurs apparaître une maigreur sans équivoque. La Femme ouzbek69 de Georgui Zelma en 1924 soulevant le voile qui lui cachait le visage devant l’objectif du photographe, était une héroïne, elle signait la victoire de la pensée progressiste sur l’obscurantisme séculaire. C’était une femme âgée et ce geste surpris par Zelma est très émouvant. Le voile qui venait tout juste d’être relevé, projetait encore une ombre sur le haut de son visage tandis que la lumière éblouissante du soleil gagnait la partie inférieure. Certains portraits esthétisants montrent que les photographes se sont parfois laissé aller à la facilité : Le Vieillard au visage buriné de Chaïkhet, le berger khirghize de Debabov et les très beaux portraits d’enfants de Chterenberg. Femmes libérées, champions de la cueillette du coton, bergers khirghizes, jeunes filles penchées sur leurs pupitres faisaient désormais partie de la communauté et tous les citoyens soviétiques devaient le savoir et en être fiers.

40Dans toutes ces représentations photographiques de citoyens anonymes, ce n’était pas telle ou telle personnalité qui se trouvait mise en valeur. Ce n’était pas en qualité d’individus qu’ils étaient intéressants. Il arrivait parfois que leur prénom fût indiqué, mais pas leur nom. Il aurait pourtant était facile pour le photographe de le savoir puisqu’il prenait visiblement le temps de régler la lumière, de parler avec eux, mais ce nom n’avait pas d’importance. Ils représentaient une « catégorie » ou un « modèle ».

41Nous pouvons, grâce à la photographie, nous représenter l’armature de la société soviétique sous un jour différent de celui qui est transmis par les textes. Elle couvre en effet des champs très divers, qui sans elle nous resteraient étrangers. Nous sommes ainsi introduits dans le secret des hommes politiques, dans le monde des aviateurs que nous pouvons découvrir sans être spécialiste de l’aviation, dans celui des soldats, des savants, des acteurs, des paysans, de toutes les catégories sociales qui construisaient le pays. De ces innombrables portraits émergent des constantes : la force physique, le mouvement, la joie. Les aspects négatifs étaient généralement exclus. L’enthousiasme était dominant. Nous savons qu’il ne s’agissait pas d’un reflet fidèle de la situation, cependant cet aspect a bel et bien existé durant la période stalinienne même s’il a été occulté ensuite par le repentir ou la honte, et les images l’ont transmis.

Notes

1 Sowjetische Fotografen 1917-1940, Leipig, Veb Fotokinoverlag, 1980, p. 206.

2 Reproduite dans Morozov Sergueï Alexandrovitch, Sovetskaâ hudožestvennaâ fotografiâ 1917-1957 [Histoire de la photographie soviétique 1917-1957], Moscou, Iskusstvo, 1958, p. 70.

3 Sovetskoe Foto, no 10, 1931.

4 Photographie présentée à l’exposition « Dix ans de photographie soviétique » et publiée dans Sovetskoe Foto, no 5, 1928.

5 Projektor, no 7, 1935.

6 « Fizkul’turniki » [ « Les sportifs »], in Proletarskoe Foto, no 4, 1933, p. 19.

7 Bakh Alexeï Nikolaevitch, né en 1857. Institut Karpov, voir « “Nous allons faire des Leica !” (Anton Makarenko) L’industrie photographique et le commerce ».

8 Ogonëk, no 48, 25 novembre 1928, p. 7.

9 Sovetskoe Foto, no 2, 1938, p. 82.

10 Sovetskoe Foto, no 5-6, 1938, p. 29.

11 Ogonëk, no 1, 10 janvier 1938.

12 Sovetskoe Foto, no 6, 1939, p. 5.

13 Oustinovalexandre, Izbrannye fotografii [Photographies choisies], Moscou, Planeta, 1976, p. 73.

14 Sovetskoe Foto, no 1, 1939.

15 Morozov Sergueï Alexandrovitch, Sovetskaâ hudožestvennaâ fotografiâ 1917-1957 [Histoire de la photographie soviétique 1917-1957], op. cit., p. 67.

16 Kalachnikov Mikhaïl, « My otobražaem stalinskuû epohu » [ « Nous reflétons l’époque de Staline »], in Alpert Max Vladimirovitch, Prigojine Y., Zapiski fotoreporterov [Mémoires de reporters], Moscou, Goskinoizdat, 1939, p. 25.

17 Garanine Anatoli, « Nezabyvaemye vstreči » [ « Rencontres inoubliables »], in Sovetskoe Foto, no 12, 1939, p. 33.

18 Sovetskoe Foto, no 2, 1939, p. 11.

19 Ibid., p. 13.

20 Markov-Grinberg Mark, « Geroi stalinskih maršrutov » [ « Les héros des itinéraires staliniens »], in Sovetskoe Foto, no 11, 1938, p. 16.

21 Sovetskoe Foto, no 2, 1939, p. 10.

22 Ibid., p. 13.

23 Ibid.

24 Baïdoukov G. F., Pervye perelëty čerez ledovityj okean. Iz vospominanij lëtčika [Premières traversées de l’océan glacial Arctique. Souvenirs du pilote], Moscou, M. Det. Lit., rééd. 1987.

25 Alpert Max Vladimirovitch, Prigojine Y., Zapiski fotoreporterov [Mémoires de reporters], op. cit., p. 91.

26 Ibid., p. 90.

27 « Fotodokumentacia ekspedicii na severnyj polûs » [ « Documentation photographique sur les expéditions au pôle nord »], in Sovetskoe Foto, no 7, 1937, p. 5.

28 Photographie publiée dans Sovetskoe Foto, no 1, 1933, p. 5

29 Sowjetische Fotografen 1917-1940, op. cit., p. 250.

30 Proletarskoe Foto, no 2, 1933, p. 16.

31 En couverture du journal Sovetskoe Foto, no 2, 1928.

32 SSSR na stroïke [URSS en construction], no 9, 1930, p. 11.

33 Sowjetische Fotografen 1917-1940, op. cit., p. 222-223.

34 Ibid., p. 159.

35 Proletarskoe Foto, no 8, 1931, p. 181.

36 Sovetskoe Foto, no 2, 1935, p. 39.

37 SSSR na stroïke [URSS en construction], no 1, 1932.

38 Jerebtsov B., « Montaž fotografičeskoj serii, (o serii gigant i stroitel’) » [ « Montage d’une série photographique (Le géant et le constructeur) »], in Proletarskoe Foto, no 10, 1932, p. 10.

39 Photography in Soviet Russia 1918-1939. The utopian dream, catalogue d’exposition, New York, Laurence Miller gallery, janvier-février 1992, p. 31.

40 Ogonëk, no 1, 1939, p. 35.

41 Ogonëk, no 46, 9 novembre 1924, p. 1.

42 « Rabkor na postu » [ « Le correspondant ouvrier à son poste »], in Ogonëk, no 49, 1924.

43 Gladkov Fiodor, Sovetskoe Foto, no 1, 1940, p. 6.

44 Ibid.

45 Ogonëk, no 17, 20 juin 1932.

46 Ogonëk, no 14, 20 mai 1932.

47 Ogonëk, no 8, 18 février 1928, p. 10.

48 Ogonëk, no 38, 14 septembre 1924.

49 Fomine Anatoli Alexeevitch, Arkadi Šiskin, izbrannye fotografii [Arkadi Chichkine, photos choisies], Moscou, Planeta, 1979, p. 18.

50 Ibid.

51 Ibid., p. 36.

52 Ibid., p. 4.

53 Morozov Sergueï Alexandrovitch, Sovetskaâ hudožestvennaâ fotografiâ 1917-1957 [Histoire de la photographie soviétique 1917-1957], op. cit., p. 190.

54 Sovetskoe Foto, no 6, 1934, p. 18.

55 Ibid., p. 84.

56 Marcou Lilly, Les Staline vus par les hôtes du Kremlin, Paris, Gallimard/Julliard, 1979, p. 130.

57 Proletarskoe Foto, no 10, 1932, p. 11.

58 Sovetskoe Foto, no 9, 1938, p. 16.

59 Chichkine Arkadi, Isbrannye Fotografii [Photos choisies], Moscou, Planeta, 1979.

60 Extrait de la discussion de 1936 « Sur le formalisme et le naturalisme en photographie » cité par S. Kusnarev, Sovetskoe Foto, no 2-3, 1996, p. 28.

61 Ibid.

62 Sovetskoe Foto, no 6, 1939, p. 14-15.

63 Tisseron Serge, La Honte, psychanalyse d’un lien social, Paris, Dunod, 1992, p. 114.

64 Pour les discussions développées autour de ce thème, voir « La question de l’art ».

65 Ibid.

66 Sovetskoe Foto, no 1, 1940, p. 9.

67 Morozov Sergueï Alexandrovitch, Sovetskaâ hudožestvennaâ fotografiâ 1917-1957 [Histoire de la photographie soviétique 1917-1957], op. cit., p. 253.

68 Mrazkova Daniela, Remes Vladimir, Early soviet photographers, Oxford, Council of the Museum of Modern Art, 1982, p. 16-17.

69 Ibid., p. 79.

Table des illustrations

Titre Fig. 13. Boris Koudoïarov, L’aviateur Valeri Tchkalov, 1937. Archives nationales du cinéma et de la photographie (RGAKFD), Krasnogorsk.
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/18542/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 65k
Titre Fig. 14. Mark Markov-Grinberg, Portrait du stakhanoviste N. Zotov, 1934. Agence Fotosoyouz, Moscou.
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/18542/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 83k
Titre Fig. 15. Ivan Chaguine, La moisson, 1930. Agence Fotosoyouz, Moscou.
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/18542/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 77k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search