Les hommes politiques
p. 197-221
Texte intégral
1Les photographies des hommes de pouvoir ne doivent pas être abordées comme de simples représentations, mais comme des images symboliques. Les manipulations naïves visant à faire disparaître les visages de certains d’entre eux devenus à moment donné indésirables comme Ejov, ou au contraire à les exhiber comme ce fut le cas pour Kirov et Ordjonikidze au lendemain de leur mort, mettent en évidence la portée magique, réelle ou supposée de la photographie dans l’histoire soviétique.
2Tous les hommes politiques importants de cette période ont été photographiés, mais certains plus que d’autres, et cet aspect purement quantitatif n’est pas sans intérêt. En dépit de leur nombre, ces photographies ne sont pas très intéressantes. À de rares exceptions près, elles ne firent l’objet d’aucune recherche de style ; aucun photographe ne se risqua à faire preuve d’originalité dans ce domaine. Les poses sont convenues, les regards absents, la lumière aplatie, les portraits répondent à des clichés. Dans cette accumulation de monotonie, émergent tout de même quelques figures qui nous surprennent.
Les hommes politiques autres que Lénine et Staline
3Félix Dzerjinski, chef de la Tcheka jusqu’en 1926, fut surpris un jour dans son bureau, en plein travail, par B. Kapoustianski1 au moment où il venait de tourner brusquement la tête. Son visage est pris de biais, il est un peu échevelé, ahuri, et la pose est inattendue de la part d’un homme public. Piotr Otsoup tenta de le faire poser devant sa table de travail2, mais sa posture mal assurée, sa vareuse un peu défraîchie et le désordre du bureau cadrent mal avec l’idée que nous pourrions nous faire de cet homme autoritaire. Comme il ne s’est pas opposé à la publication de ces portraits, nous pouvons supposer qu’il se souciait assez peu de son image. Piotr Otsoup fut pourtant impressionné par le personnage. Il raconta dans ses mémoires :
Je n’oublierai jamais F.E. Dzerjinski le jour où on lui téléphona de Petrograd pour lui annoncer le meurtre d’Ouritski. Je ne savais pas alors de quoi il s’agissait, mais je compris qu’il s’était produit quelque chose de terrible. Le camarade Dzerjinski me pria de passer une autre fois et je sortis immédiatement. Son visage nerveux brillait d’un feu intérieur qui disait la maîtrise et la volonté de cet homme. Lorsque je vis le film Lénine en 1918 dans lequel Dzerjinski désarme un traître d’un seul regard, j’ai pensé : des ennemis ne peuvent pas soutenir ce regard direct, ce regard noble3.
4Mikhaïl Kalinine, en raison de sa grande longévité politique et de sa physionomie particulière, est une figure très familière dans le panorama photographique. Fils de paysan devenu journalier agricole, puis ouvrier à l’usine Poutilov où il commença sa vie militante, promu président du Comité central exécutif en 1919 après la mort de Sverdlov, il représentait à la fois le type du paysan et le type de l’ouvrier, et Lénine disait de lui qu’il était le mieux placé pour faire le lien entre les villes et les campagnes. La photographie témoigne de cette double appartenance. Il semble avoir amusé les photographes qui l’ont immortalisé dans ses rôles variés de tribun, de bon grand-père en promenade avec des enfants, d’ancien élève reconnaissant bavardant avec la vieille institutrice de son village ou même de paysan faisant les foins ! Sans doute un peu gêné par sa petite taille, il prenait soin de se redresser pour offrir la meilleure image de lui-même. Piotr Otsoup qui le connaissait bien pour l’avoir suivi chaque été entre 1920 et 1924 dans son village natal des environs de Tver, voyait en lui « l’un des tribuns les plus populaires et les plus aimés dans les réunions d’ouvriers à Petrograd4 » et le décrivait comme un homme d’apparence simple :
Son aspect extérieur mettait en confiance. Avec sa tunique, sa veste simple et des lunettes comme en portent généralement les vieux ouvriers, il savait parler aux masses d’une façon particulièrement cordiale, simple et compréhensive5.
5La photographie de Gueorgui Petrov faite sur la place Rouge en 1930, nous le montre posant un peu maladroitement, mais avec un air satisfait. Gueorgui Petrov garda de ce moment un souvenir ému :
Un jour de 1930 je me trouvais au Kremlin. Après la prise de vue, je me dirige vers la sortie. Je vois arriver Mikhaïl Ivanovitch, modestement vêtu comme toujours, en costume gris et chapeau mou, gris aussi, sa canne à la main. Je me suis enhardi à l’aborder, je l’ai salué et lui ai demandé : « Vous permettez Mikhaïl Ivanovitch ? » en lui montrant mon appareil photographique. Un sourire à peine perceptible passa dans ses yeux, il fut tout de suite d’accord, se planta devant l’objectif, simple et tranquille, il effaça ce sourire fugitif, mit la main gauche derrière son dos et s’appuya de la droite sur son bâton6.
6Cette photographie ne ressemble pas du tout à une photographie traditionnelle d’homme politique, mais plutôt à celle d’un patriarche paysan qui pose le dimanche après la messe pour l’album de famille. En revanche, celle qui fut prise à l’occasion de l’inauguration d’une usine de tracteurs à Tcheliabinsk en 1933 aux côtés des chefs d’ateliers qui guidaient sa visite, laisserait supposer que c’est lui l’ouvrier avec sa veste de cuir et sa casquette, alors que ses interlocuteurs portent un costume et une cravate. Parmi les portraits intéressants, il faut mentionner aussi celui d’Arkadi Chichkine en 1933 où il est cette fois penché sur la lecture d’une lettre d’un correspondant rural. Le style n’est plus tout à fait le même, il porte une cravate et un petit gilet, les cheveux sont soigneusement coiffés, il pourrait passer pour un bureaucrate. La photographie manque de spontanéité, il pose. Samari Gourari immortalisa « Kalinine pendant une promenade sur la Volga » assis bien tranquillement dans sa barque, en méditation. Dans le beau portrait de Grigori Weil publié en 1939 dans le journal Ogoniok la forme est en revanche plus étudiée, moins banale. Le photographe l’a pris légèrement en contre-plongée, la lumière sur le visage est savamment étudiée. À partir de 1939, on le voit à tous les âges et sous toutes les formes. À l’occasion de son soixante-dixième anniversaire en 1945 le journal Ogoniok7 publia une photographie où il était assis sur un fauteuil de style et vêtu d’un costume noir très élégant. Kalinine avait changé d’image, sa ville natale portait son nom, l’ascension sociale avait été pleinement réalisée.
7On serait tenté de rapprocher deux personnalités au destin photographique semblable : Kirov et Ordjonikidze. Ils attisent notre curiosité, car leurs morts respectives survenues brutalement et dans circonstances suspectes, ont donné lieu au même déluge photographique [Fig. 12, ci-contre]. Les portraits de Serguei Mironovitch Kirov, chef du Parti communiste de Leningrad, évoquent une personnalité joyeuse au visage franc et ouvert, au sourire éclatant, à l’aise en toutes circonstances. Parfois vêtu d’une veste de cuir et coiffé d’une casquette à la manière d’un correspondant ouvrier, parfois portant la même vareuse que celle de Staline, il est souvent représenté s’adressant à la foule lors de conférences ou de discours, mais aussi portant le corps de Lénine en 1924, aux côtés de Staline à Smolny en 1926, aux côtés de Maxime Gorki, de Kalinine, de Vorochilov, de Molotov. La surabondance de photographies publiées à l’occasion de son assassinat à Leningrad en décembre 1934 indique que celui-ci a été vécu comme un grand traumatisme. On ne voyait plus que les photographies de Kirov dans la presse, son visage devenait omniprésent. Il n’était plus là et il était partout à la fois. Un reportage fut réalisé sur sa maison natale, sur la prison où il avait séjourné à Tomsk. Les années suivantes il y eut des rappels photographiques. En 1939 le journal URSS en construction (SSSR na stroïke) lui consacra un numéro entier. En mars 1941 le journal Ogoniok8 publia encore une photographie indiquant qu’il aurait eu cinquante cinq ans. Kirov, le militant enthousiaste et passionné qui n’hésitait pas à envoyer le plus grand orchestre de la ville pour stimuler les ouvriers d’une usine de tracteurs qui tardaient un peu à réaliser le plan, était une personnalité imposante. La thèse d’une intervention directe de Staline dans son assassinat pour des raisons de jalousie, s’accommode mal des documents photographiques dont nous disposons car ceux-ci nous le présentent sous un jour très positif alors que dans l’hypothèse d’un camouflage du crime derrière un rempart de photographies, des images solennelles ou neutres auraient suffi. Mais il y avait probablement quelque chose à cacher. La mort de Kirov servit en tout cas de prétexte à un durcissement de la politique et à un renforcement de la répression. Des images claires dans un climat politique particulièrement « confus ».
8Grigori Konstantinovitch Ordjonikidze, commissaire du peuple à l’Industrie, présentait avec Staline, dont il fut très proche, une ressemblance physique assez frappante. Géorgien comme lui, il portait la même veste boutonnée jusqu’au col avec des poches plaquées sur la poitrine. Un des portraits les plus intéressants est sans doute celui pris à son insu par Anatoli Garanine en 1936 à l’aérodrome de Touchino à un moment où il avait enlevé ses lunettes noires et où il les tenait à distance au-dessus de sa tête pour mieux voir les avions9. Le photographe S. Alperine qui eut l’occasion de le photographier sur des chantiers à Zaporojie le décrivit comme un être enjoué et simple :
J’ai eu le bonheur de l’observer lorsqu’il bavardait avec des travailleurs. Le camarade Ordjonikidze savait d’un mot remonter le moral, répondre à une proposition. Il notait toujours les noms des travailleurs remarquables dans un carnet et on pouvait être sûr qu’aucun d’entre eux ne manquerait d’attention. Grigori Konstantinovitch aimait observer comment on coulait la fonte. On avait l’impression qu’il voyait dans la lave incandescente les contours des futures machines. Il était alors concentré et silencieux. Je l’ai photographié dans ce genre de circonstances. Une fois le camarade Ordjonikidze me demanda : « Vous n’en avez pas assez de me prendre en photo ? » Je me suis troublé et j’ai répondu que cela ne m’arrivait pas si souvent. Eh bien allez-y dépêchez vous, me dit-il sur un ton bienveillant10.
Fig. 12. Anonyme, Obsèques de Kirov, 1934. Archives nationales de la photographie et du cinéma (RGAKFD), Krasnogorsk.

9Sa mort brutale survenue en 1937 déclencha, comme celle de Kirov, un déluge de photographies. Une grande exposition rétrospective qui comptait aussi des peintures et des sculptures lui fut consacrée en 1938 au musée de la Révolution. On le vit alors à tous les âges, résistant sous le régime tsariste, en grand manteau et casque militaire sur le front du Caucase pendant la guerre civile en 1919-1920, ou encore la pelle à la main pour participer à la construction d’une centrale électrique, aux côtés de Staline, de Vorochilov, de Kalinine, de Kaganovitch, de Kirov, aux cérémonies d’anniversaires de Staline, à la fête du 1er mai en 1934.
10Ordjonikidze officiellement mort d’une crise cardiaque, s’était en réalité tiré une balle dans la tête à la suite de d’une conversation avec Staline au cours de laquelle il aurait tenté une dernière fois de s’opposer à la politique de terreur. Ce suicide était donc très gênant. Il fut, à l’intérieur même du petit groupe de personnes qui en eurent connaissance, diversement interprété. Ceux qui commençaient à critiquer la répression virent dans ce geste fatal le désespoir d’un homme qui n’avait pas réussi à éviter l’arrestation de son propre frère, les partisans de Staline quant à eux, y décelèrent un acte de rébellion dirigé contre le chef. Cette position fut clairement exprimée par Molotov : « Il a placé Staline dans une situation difficile11. » Si tel fut le cas, on comprend mal encore une fois une telle débauche de portraits photographiques positifs dans la presse, un tel hommage. Ce déferlement d’images qui n’avait aucun but informatif, ressemble à une pratique magique, comme si cette mort qui menaçait de révéler brutalement une faille dans la cohésion du groupe des dirigeants, devait absolument être niée.
11Kliment Efremovitch Vorochilov, ouvrier métallurgiste de Lougansk qui participa à la défense de Tsaritsyne, promu au titre de maréchal, fut sans doute l’un de ceux qui fut le plus photographié, mais pour une raison bien précise : il figure si souvent aux côtés de Staline qu’il apparaît comme un satellite de celui-ci, comme son ombre. En sa qualité de responsable des armées, il était certes une figure importante du pays et pouvait à ce titre être souvent photographié, mais cette présence constante aux côtés de Staline nous interpelle. Contrairement à Maxime Gorki, il ne donne pas l’impression d’être un interlocuteur, mais plutôt un complice et un imitateur. On a souvent dit que lorsqu’il était juché sur son cheval, il ressemblait au tsar. C’est une figure omniprésente dans la presse des années 1930. Il est vrai qu’il se prêtait avec une certaine complaisance aux désirs des photographes, arborant au mieux ses innombrables décorations et n’hésitant pas à arrêter son cheval lorsqu’il il apercevait un photographe. C’est du moins ce que raconte le reporter Fiodor Kislov qui relate une scène précise au cours des festivités anniversaires de la révolution en octobre 1932 :
Peu de temps avant le défilé au Kremlin, le camarade Vorochilov monta à cheval. G. Petrov, un photographe du Comité exécutif central et moi-même attendons le moment propice pour le photographier. Le camarade Vorochilov s’en rendit compte et se tournant vers nous, il nous demanda : « Que se passe t-il ? Vous voulez photographier ? » Nous lui avons dit bonjour et bien entendu nous avons répondu par l’affirmative. Le camarade Vorochilov arrêta son cheval un instant. Je l’ai photographié avec mon Nettel12…
12Le journal Ogoniok publia en 1931 une photographie sur laquelle on pouvait le voir debout sur une estrade de fortune avec la légende suivante : « Le prolétaire de Lougansk, Klim Vorochilov, chef de l’invincible armée Rouge », puis une petite photographie non signée, noyée au milieu d’un article intitulé « Klim Vorochilov, chef combattant aimé des ouvriers et des paysans ». On le voyait aussi pendant les grandes manoeuvres en Bielo-russie en 1929 et pendant celles de la flotte de la Baltique. Les images étaient accompagnées d’un poème à sa gloire. Sans doute ne fut-il pas honoré en tant qu’individu, mais en tant que chef de l’armée Rouge, symbole de la puissance soviétique, image à laquelle Staline tenait à être associé. Ogoniok publia en effet en février 1933 un portrait de Vorochilov et un portrait de Staline juste à côté avec le titre suivant : « L’armée Rouge a quinze ans. » On ne peut pas dire que le personnage de Vorochilov ait beaucoup passionné les photographes, il est rarement mis en valeur. Seul Anatoli Skourikhine chercha à le « grandir » en manipulant un peu la perspective, et réussit, en allant regarder sous son menton, à lui conférer un air conquérant13.
13Viatcheslav Mikhaïlovitch Molotov apparaît très souvent, mais ses portraits ne présentent pas un grand intérêt. Lui aussi peut passer comme une sorte de satellite de Staline, très souvent représenté à ses côtés. À la fin de la période, il fut photographié avec des effets de perspective en contre-plongée qui évoquent l’aspect d’une statue de bronze d’une inquiétante immobilité.
14De Ejov, Jdanov et Beria tristement célèbres pour avoir joué un rôle majeur dans les grandes purges, on pourrait vraiment dire qu’ils furent des hommes de l’ombre, car ils sont pratiquement absents du panorama photographique officiel. Nikolaï Ivanovitch Ejov, chef de la police secrète, fut à moment donné « effacé » de quelques photographies, mais figure dans Ogoniok en 193514. Kislov, de l’agence Soyouzfoto, en fit un portrait en buste tout à fait ordinaire : il est pris de profil, vêtu d’un manteau militaire et coiffé d’une casquette. Ce portrait parut dans Ogoniok en 193815. Un portrait banal de Andreï Alexandrovitch Jdanov fut publié dans La Paysanne en 1937, un autre de même style dans Ogoniok en 193916.
Les représentations photographiques de Lénine et de Staline
15Comparées au déferlement verbal qui auréole Lénine et Staline, leurs photographies nous déçoivent en ramenant ces personnages déifiés à leur dimension humaine. Il est surprenant de constater que dans ce domaine, les photographes n’ont pas réussi ou peut-être pas cherché à faire aussi bien que les journalistes, les poètes ou les peintres. Les représentations photographiques d’Hitler ou de Mussolini ne laissent personne indifférent : elles sont dramatisées et le spectateur saisit d’emblée la redoutable envergure de ces chefs. Ils sont à la place où on les attend, ils épousent leurs rôles, impressionnent, suscitent l’enthousiasme ou la peur. Rien de tel dans le cas de Lénine et Staline. La première surprise, à l’examen d’un grand nombre de leurs photographies, est de constater qu’elles ne correspondent pas du tout à ce que l’histoire nous a appris sur eux. Le grand révolutionnaire de 1917 semblait presque s’excuser d’offrir son visage à l’objectif, et ne soignait pas sa tenue lorsqu’il devait se prêter à l’exercice de la pose. L’image photographique de Staline présente avec le discours tenu sur lui des dissemblances si importantes qu’elles deviennent gênantes.
16Aux prises avec toutes ces interrogations, il faut bien risquer quelques hypothèses. Lénine et Staline étaient-ils réellement banals ? Ou alors pourquoi souhaitaient-ils se faire passer pour tels ou pourquoi d’autres le souhaitaient-ils à leur place ? Les photographes soviétiques étaient-ils, face à eux, dépourvus de talent et d’inventivité ? Le fait d’être mis pour la première fois de leur histoire en présence de chefs d’État de droit humain et non plus de droit divin, les laissait-il sans regard ? L’appareil qui leur permettait de « refléter mécaniquement le réel » leur laissait-il la liberté de montrer que contrairement à ce qui se disait, s’écrivait, se sculptait ou se dessinait, ces hommes n’étaient pas des héros fabuleux ?
17La synthèse des impressions produites par les photographies des deux premiers chefs d’État de l’Union soviétique pourrait tenir en deux mots : le nombre et la monotonie. Ce sont les caractéristiques habituelles des portraits officiels, mais en Union soviétique elles ont été exacerbées au point d’avoir souvent suscité une comparaison avec les images religieuses. La photographie aisément reproductible offrait des possibilités infinies de répétition, de litanies en images. Mais bien que l’expression neutre et la banalisation des visages puissent évoquer ceux des saints, l’analogie est un peu facile, car des différences importantes existent. Une image sainte est parfaitement reconnaissable en tant que telle, quel que soit le contexte où elle se trouve. Un signe permet toujours d’identifier le saint : son auréole, son regard, son air contrit, son vêtement, une croix stylisée. Dans le cas des chefs politiques qui nous intéressent, c’est seulement l’utilisation des photographies, la place qui leur est réservée, la pratique sociale, qui leur donne une dimension religieuse. On sait par exemple que dans les clubs de l’armée Rouge les « coins Lénine » remplaçaient le « coin des icônes » et étaient entourés de la même vénération, les manifestations sur la place Rouge durant lesquelles on brandissait les portraits étaient évidemment des répétitions des processions, et le caractère religieux surgissait avec plus de force encore dans la déviance. Marcher par inadvertance sur un journal où était imprimée la photographie de Staline était pendant les années trente un sacrilège qui pouvait faire condamner le coupable à la déportation. Bien qu’il soit impossible de vérifier l’authenticité des innombrables anecdotes touchant ce sujet tragique, on peut considérer que leur existence même témoigne de l’aura religieuse, voire superstitieuse qui enveloppait l’image photographique. Le chef était, dans la conscience de certains de ses sujets, assimilé à son image, et celle-ci était détentrice de pouvoirs occultes. Mais il ne faut pas confondre l’usage de la photographie, son interprétation, ou ses effets avec la photographie elle-même. Il serait abusif d’assimiler les portraits photographiques à l’imagerie religieuse. Celle-ci reste généralement circonscrite à des endroits clos et sert de support à la méditation alors que les photographies des chefs soviétiques constituaient une présence intrusive, violente même. Contrairement aux images saintes qu’on peut choisir de voir, celles-là, à partir de la fin des années 1920 étaient subies. Nul ne pouvait s’en abstraire. Les jours de fêtes, des agrandissements géants surgissaient sur les murs. Lorsqu’un amateur de photographies ouvrait le journal Sovetskoe Foto il voyait d’abord les portraits de Lénine et de Staline.
18S’il est incontestable que la volonté de propagande était très forte et qu’elle fut tout de suite organisée, le style des photographies pourrait induire l’idée que la glorification des chefs n’était pas forcément programmée dès le départ et que ces deux notions doivent être dissociées.
Lénine
19Les photographies qui déifient les dirigeants sont très rares. Dans le cas de Lénine, on ne pourrait citer que trois exemples. Le premier serait le portrait en pied réalisé par Grigori Goldstein lors d’un discours prononcé le 1er mai 1919 sur la place Rouge à l’occasion de l’inauguration du monument provisoire érigé en l’honneur de Stenka Razine, où il apparaît en majesté, magnifié par la perspective en contre-plongée, statue vivante au bras droit levé vers le ciel, l’expression du visage un peu exaltée, le corps tout entier emporté dans un élan d’enthousiasme. « La silhouette de Lénine lorsqu’il parlait, était exceptionnellement dynamique » dit l’auteur, regrettant seulement d’avoir un appareil insuffisant et d’avoir rendu la main un peu floue17. Le même jour, au même endroit, Sergueï Dmitrievitch Merkourov s’essaya lui aussi à un exercice de même style en faisant de Lénine en « surhomme » juché sur son estrade au-dessus de tous et incliné dans un mouvement de bascule qui annonçait déjà le style d’Alexandre Rodtchenko. Il a lui aussi décrit cet instant photographique dans ses mémoires :
J’ai pris cette photo sur le Lobnoe mesto en 1919 pendant l’allocution de Vladimir Ilitch. J’étais à côté et j’eus la possibilité de l’observer pendant une demi-heure sans perdre aucun de ses gestes ni une de ses paroles. La silhouette de Lénine était monumentale sur fond de ciel (il était debout sur la balustrade) Mais malgré sa silhouette monolithique il était tout entier en mouvement, tout entier dynamique, tendu vers un but18.
20Merkourov était sculpteur, il aimait les « monuments », le détail a son importance. « Dès les premiers jours de la révolution, l’idée m’était venue de sculpter le buste de Vladimir Ilitch d’après nature », disait-il, mais il ne put réaliser ce projet faute d’avoir obtenu l’assentiment de l’intéressé. Goldstein lui, était peintre. Lénine surgissait devant eux comme une oeuvre d’art potentielle. Ce n’est pas par hasard que ces photographies ont inspiré de nombreux artistes. Une autre photographie un peu dramatisée fut prise au Kremlin le 28 juin (ou le 5 juillet) 1921 lors d’une session du IIe congrès de l’Internationale communiste, mais cette fois par un américain, le capitaine Francis Mac-Culag19. Lénine se présente de face dans une perspective de bas en haut qui accentue son rôle de tribun et ici c’est la main gauche qui est levée toujours dans le même élan dynamique.
21Ces trois exemples doivent être considérés comme des cas particuliers. Les archives centrales du Parti, qui détiennent presque toutes les photographies de Lénine, avaient répertorié en 1970 quatre cent dix pièces. Parmi celles-ci, en dehors des exemples cités ci-dessus, toutes sont neutres, sans recherche stylistique, sans intention volontaire de « grandir » le chef. L’ouvrier imprimeur N. P. Agapov qui se trouvait le 1er mai 1919 exactement au même endroit que Goldstein et Merkourov, eut une vision de Lénine bien différente, il représenta la foule immense qui se trouvait devant lui. Il arrive même, sur certaines photographies de groupe, qu’on ait de la difficulté à le distinguer des autres. Alexei Ivanovitch Saveliev qui prit une vue de la foule sur la place Sverdlov le 1er mai 192020 n’eut même pas l’idée de focaliser l’objectif sur lui. On le remarque à peine sur le côté droit de l’image, petit, coiffé de sa casquette habituelle et assez insignifiant. Rien ne pourrait laisser supposer qu’il s’agit du chef de l’État. Beaucoup plus tard, en 1940, le journal Izvestia21 réutilisa ce document pour en extraire le portrait de Lénine seul, mais de son vivant, personne ne l’avait fait. Nous savons d’après le récit de S. Leningradski22 que les paysans du village de Kachino qui eurent le 14 novembre 1920 l’honneur de sa visite à l’occasion de l’ouverture de leur centrale électrique, furent extrêmement émus de se faire photographier avec lui et Kroupskaïa, mais là encore il est bien difficile de le distinguer des autres, car il n’occupe pas une place privilégiée.
22Dans le cas de Staline, les photomontages ont souvent donné lieu à des dérives, mais les photographies en tant que telles sont monotones, stéréotypées. Si quelques rares portraits laissent une impression forte, c’est davantage en raison de l’air inquiétant du modèle à certains moments ; on pourrait citer le portrait inhabituel fait par E. Yavno, publié dans le journal Sovetskoe Foto en juin 193123, où Staline tourne la tête vers le côté droit, le regard noir, le revers du col du manteau est légèrement retourné, pas à sa place. A-t-il été surpris par le photographe ? On pourrait aussi citer « Le camarade Staline salue les manifestants24 » pris par A. Ochourkov à l’occasion du seizième anniversaire de la révolution d’Octobre en 1933 et dont on peut se demander s’il n’est pas un peu satirique. Les utilisations de la perspective en contre-plongée pour donner l’illusion de puissance du personnage sont assez rares et ne lui étaient pas strictement réservées. Lorsque Ivan Chaguine le photographia de cette manière en 1935, à l’occasion de l’inauguration du métro de Moscou, il avait en effet des allures de héros, solennel et monumental, le bras droit levé, l’index pointé vers l’avant, mais il n’était pas seul, il se trouvait aux côtés de Molotov25. D’une manière générale, il est représenté dans la situation la plus courante qui soit pour un chef d’État, c’est-à-dire debout à la tribune prononçant un discours. Le portrait « d’art » réalisé par Max Alpert en 1939 au moment où il était au sommet de sa gloire, nous le montre allumant sa pipe avec beaucoup d’application. La tête est légèrement inclinée vers l’avant, le regard dirigé vers la petite flamme de l’allumette. Nul doute que le photographe eut pour seule ambition de fixer sur sa pellicule un homme sympathique attaché aux petits plaisirs de la vie, un citoyen sans prétention que rien en apparence ne distinguait des autres. Que le photographe ait reçu ou non des instructions très précises sur la manière d’opérer n’a que de peu d’importance, nous devons étudier le document tel qu’il est. D’un point de vue formel, rien ne permet d’identifier une mise en scène, une volonté personnelle du modèle d’apparaître en héros. Il baisse la tête et on ne voit pas son regard. La photographie n’a pas été très retouchée, car les cicatrices du visage sont apparentes. Des portraits plus spontanés qui sont conservés dans les fonds d’archives photographiques, comme celui de M. Batchourine qui nous montre un Staline jovial avec une casquette qui rappelle celle d’un marin, ou d’autres sur lesquels il a changé de coiffure et montre une certaine coquetterie, n’ont pas été retenus par la presse. Son visage devient inquiétant parce qu’au fil des années il envahit tout, c’est cette multiplication monstrueuse qui le rend obsédant, ce ne sont pas les photographies elles-mêmes. Leur style sobre et sans affectation devait vraisemblablement lui convenir puisqu’il ne s’opposait pas à leur diffusion.
23Lénine avait sûrement le même point de vue, car l’observation des dates de publication des photographies qui le magnifient, montre également que ce genre n’était pas apprécié de lui. En effet, elles ne furent pas publiées tout de suite. Celle de Goldstein valut à son auteur les compliments d’un de ses collègues du Fotokomitet qui lui dit « Aujourd’hui vous avez eu la chance de photographier la Révolution elle-même26 », mais elle ne parut dans le journal Krasnoarmeets qu’en 192427 et celle de Merkourov ne vit le jour dans la Pravda qu’en février 196328. Il est tout à fait étonnant de constater que seule la photographie américaine fut publiée tout de suite ! Le 4 septembre 1921 dans le journal Saint-Louis Post Dispatch à Santa Lucia dans l’État de Missouri en mentionnant d’ailleurs que le photographe avait opéré « sans restrictions de la part des autorités soviétiques ». En revanche, la photographie classique et assez banale de Lénine prise dans son bureau par Piotr Otsoup le 16 octobre 1918, parut aussitôt dans le journal de Moscou Vestnik jizni29 et celle du même auteur, prise le même jour, mais debout devant sa bibliothèque parut en 1919 dans le journal Plamia30. Il semble donc qu’à l’époque les représentations simples et sans emphase aient été prioritairement choisies.
24Dans le déploiement des portraits photographiques des dirigeants, il faut voir, dans un premier temps, la volonté toute simple de les faire connaître. Il fallait bien que les militants, soviétiques et étrangers, puissent mettre un visage sur le nom illustre de Lénine. Il nous est difficile de croire qu’en 1917 ce visage était pratiquement inconnu du public. Il existait, bien entendu, des photographies familiales ainsi que celles de la période de l’émigration qui le montraient tantôt jouant aux échecs avec Bogdanov à Capri, posant de façon beaucoup plus guindée en col blanc amidonné au studio Vallois de Paris en 1910, ou à Poronine en Pologne en août 1914. Le bolchevik Dmitri Lechtchenko l’avait photographié à la hâte le 25 juillet 1917 sans barbe ni moustaches et coiffé d’une perruque en vue d’obtenir de faux papiers pour passer en Finlande, mais ces documents appartenaient au domaine privé et, excepté l’un de ses portraits faits à Zurich en 1916 et qui fut publié dans le journal Politiken à Stockholm le 6 avril 191731, ils n’avaient jamais circulé. Nadejda Kroupskaïa raconte qu’ils avaient l’habitude de sortir le soir pour faire le tour de Smolny et que personne ne l’avait jamais reconnu parce qu’il n’existait aucun portrait de lui. Un ouvrier venu de l’Oural pour le rencontrer se l’imaginait « bien bâti et avec une chevelure abondante comme celle de Karl Marx32 ». Un délégué d’Afrique du Sud révéla au Congrès mondial des peuples opprimés à Bruxelles en 1927 la touchante et naïve interrogation qui avait circulé parmi les gens de son village le jour où le nom de Lénine avait été prononcé pour la première fois : « Qui était-ce ? Un dieu ? Un homme ? Un blanc ? Non. Pour toute la tribu, Lénine était un des leurs, un nègre33. » Le photographe Moïsseï Nappelbaum lui-même découvrit son visage pour la première fois lorsqu’il fut appelé à Smolny pour le photographier, et dans son imagination, « Lénine portait un uniforme extraordinaire, peut-être avait-il un poignard34 ».
Staline
25Staline était un peu plus connu, du moins dans le cercle des militants. Comme pour Lénine, il existait de lui des photographies d’enfance et de jeunesse, suivies de celles correspondant à la période de militantisme, notamment un portrait de face et de profil que possédait la gendarmerie de Bakou en 1908. Des photographies furent faites en 1920 sur le front de la guerre civile où il était représenté avec le bonnet pointu des soldats. Toutefois, même s’il apparaissait de temps à autre, généralement dans des photographies de groupe, il n’était pas, lui non plus, réellement connu du grand public et voulait réparer ce manque. Nous savons que Lénine offrait son portrait comme gage d’amitié aux représentants étrangers qui assistaient aux congrès du Komintern, et Staline avait des habitudes semblables. Dimitri Volkogonov cite dans son livre Staline triomphe et tragédie une lettre écrite de la main de Staline en personne le 7 avril 1930 à la famille Klimkine qu’il terminait en disant « J’envoie une photo aux enfants comme ils me l’avaient demandé35. » Mais ces pratiques ne révèlent rien d’autre qu’une tactique politique somme toute assez répandue.
L’attitude de Lénine et de Staline à l’égard de la photographie
26Les photographies de Lénine et de Staline furent très largement exploitées, mais on peut penser qu’eux-mêmes furent personnellement assez indifférents à cette aventure. Au mieux, acceptaient-ils de se faire photographier, mais sans enthousiasme. Tous les témoignages des photographes concordent sur ce point. Il est important de rappeler que ces hommes issus de la clandestinité avaient eu l’habitude de se cacher. Contrairement aux chefs d’État qui accèdent au pouvoir après s’être fait longuement connaître, ceux-ci durent passer brutalement du plus grand secret à la plus grande notoriété. Cette observation se justifie surtout dans le cas de Lénine, car Staline disposa de quelques années supplémentaires, mais toute la période vécue dans l’ombre l’avait marqué lui aussi. Cette configuration psychologique particulière pourrait fournir une des explications à leurs réticences à l’égard de leurs photographies respectives, mais ce n’est pas la seule. Il est intéressant d’observer qu’ils avaient chacun le même souci, du moins au début de leur carrière politique, de se faire photographier avec les camarades, de ne pas apparaître seuls, encore moins comme des vedettes ou des hommes tout puissants. « Je n’ai pas réussi à faire de portrait de Lénine, mais il acceptait volontiers de se faire photographier avec des délégués, des gens du peuple, des hommes publics. C’est donc ainsi que je l’ai pris sur la place Rouge à l’occasion des fêtes du Premier mai 191936 » disait G. Petrov. Selon Fiodor Kislov qui photographiait Staline et Molotov lors d’un congrès,
Les camarades Staline et Molotov ont plusieurs fois souligné que nous, les reporters, devions photographier davantage les délégués présents dans la salle [...] le camarade Staline remarqua que je suivais ses mouvements, que je guettais le moment opportun pour le photographier et en riant, il fit un geste du doigt pour me gronder37.
27Il est évidemment possible de penser qu’il s’agissait de coquetterie ou de calcul de leur part, mais il semble plus plausible de voir dans ces réactions spontanées, des réminiscences de la période de lutte clandestine où le groupe et l’esprit de camaraderie étaient primordiaux. Peut-être avaient-ils aussi, en leur qualité de premiers chefs d’État communistes au monde, réellement à cœur d’assumer une rupture avec le cérémonial du portrait qui caractérisait les souverains depuis l’Antiquité et de marquer ainsi leur différence.
28Lénine ne montrait pas un grand empressement à s’abandonner à l’objectif, son compatriote, Pavel Joukov, en témoigne :
Par une chaude journée de juillet, la camarade Fotieva m’appelle inopinément en me disant que Vladimir Ilitch venait à l’instant de donner son accord pour se faire photographier… J’eus le temps de faire vite deux photos, l’une en pied, l’autre en buste38.
29Déjà, en avril 1917, à l’occasion d’une communication au palais de Tauride, Yakov Steinberg avait vainement essayé de faire une photographie : « Vladimir Ilitch, il y a plus d’une heure que j’attends dans la salle pour vous photographier, puis-je le faire maintenant ? Cela ne prendra qu’entre trois et cinq minutes. » Vladimir Ilitch répondit : « Ce n’est pas la peine en ce moment, je ne peux pas39. »
30Absorbé par son travail, Vladimir Ilitch ne pouvait consacrer une minute à la prise de vue, disait Piotr Novitski qui avait échoué dans sa première tentative de le photographier. Et il rapportait l’anecdote suivante : « Grigori Goldstein s’approcha de Lénine et dit : “Vladimir Ilitch, je vous ai pris en photo, et je vous demande la permission de publier cette photo dans le journal Rannee Outro.” Lénine répondit : “Je vous prie de ne pas le faire40 !” »
31Lev Leonidov raconte qu’en mars 1919 il avait « profité de la bonne humeur de Vladimir Ilitch pour lui demander de prendre une photo41 ». Celui-ci avait tout de même commencé par dire : « Je suis enrhumé, il fait froid, je ne peux pas enlever mon manteau, ce sera pour une autre fois, mais devant la mine déconfite du photographe il avait fini par dire : Bon, d’accord, vous voulez me prendre avec mon manteau ? Allez-y, mais dépêchez vous42 ! »
32Le délégué G. Batychev présent au IXe congrès du Parti, raconte dans ses souvenirs que « le photographe dut prendre Lénine par la main en le suppliant de venir s’asseoir au milieu des députés43 ». À celui qui avait voulu le surprendre le 1er mai 1920 en plein travail, au moment où avec d’autres il nettoyait les places du Kremlin, il lança avec fureur : « On est venus ici pour travailler, pas pour se faire prendre en photo ! »
33Grigori Boltianski qui avait voulu le photographier après l’attentat de Fanny Kaplan se fit lui aussi éconduire. A. A. Levitski qui se plaignait de la pénurie en matière de pellicule entendit la déclaration suivante : « Eh bien, ne l’employez pas à me photographier, cela n’en vaut pas la peine, économisez la, vous me photographierez quand vous en aurez davantage44. »
34Boris Bajanov qui, avant de devenir secrétaire de Staline, eut l’occasion de côtoyer Lénine, évoqua dans ses mémoires un épisode qui confirme tous les autres témoignages.
Un photographe de la cour (Otsoup apparemment) fait des photographies pendant le discours de Lénine. Ce dernier ne peut supporter qu’on le prenne pendant qu’il parle, cela le gêne et lui fait perdre le fil de ses pensées. Il donne tout juste son accord pour les deux photographies officielles incontournables45.
35Lénine finit pourtant par comprendre selon les termes de N. Kroupskaïa qu’il fallait se soumettre à cette « triste obligation46 ».
36Dans le cas de Staline, les témoignages sont moins nombreux, mais ils vont dans le même sens : Lev Leonidov disait en 1926 que
Les camarades qui faisaient des reportages pendant les congrès du parti et des soviets, savaient combien il était difficile de photographier le camarade Zinoviev, et qu’on pouvait toujours essayer de persuader le camarade Staline ou le camarade Boukharine de se faire photographier !
37Anatoli Garanine raconta qu’en décembre 1936, il devait faire un reportage sur les conducteurs de moissonneuses-batteuses et les dirigeants du Parti, et qu’il s’apprêtait à photographier Staline quand ce dernier le fit venir et lui dit : « Photographiez davantage les conducteurs de moissonneuses-batteuses, et dites le à vos camarades47 ! » Lorsque le correspondant anglais James Abbe réussit après de nombreuses démarches à entrer au Kremlin en 1932, le secrétaire de Staline (lui-même photographe de formation) le reçut avec ces mots : « Le camarade Staline n’a pas le temps de se faire photographier48 ! » Par le plus grand des miracles, Staline reçut cependant James Abbe, mais demanda en russe à l’interprète Neumann : « Pourquoi veut-il me photographier49 ? » Voilà une interrogation bien étonnante, car si l’on en croit James Abbe, elle n’était sous-tendue par aucune idée de crainte ou de suspicion. En effet, Staline n’attendit même pas la réponse, et s’adressant directement au photographe lui dit : « Vite, vite, je ne peux vous accorder que cinq minutes50. »
38Les réactions de Lénine et de Staline montrent donc qu’ils n’étaient pas particulièrement intéressés par leur image photographique. Peut-être n’en saisissaient-ils pas toute la portée, répétant l’un et l’autre que les séances de pose leur faisaient perdre du temps. Peut-être redoutaient-ils une utilisation déplacée de cette image ? Nous savons par Nadejda Kroupskaïa combien Lénine était irrité de l’idolâtrie naissante dont il était l’objet. Elle précisa qu’il n’aimait pas poser pour des artistes, et nous savons que si le sculpteur Nathan Altman finit par obtenir l’autorisation de l’observer dans son bureau du Kremlin, ce fut grâce à une supercherie d’Anatoli Lounatcharski qui avait insisté en lui racontant que ce serait très vite fait. Il commença même à s’inquiéter réellement de l’importance de plus en plus en grande qu’on lui donna après l’attentat dont il fut la cible. Il réunit ses collaborateurs dont Bontch-Brouievitch et s’adressa à eux en ces termes :
Je constate avec un grand mécontentement qu’on commence à porter ma personne aux nues. C’est dommage et c’est néfaste. Nous savons qu’il ne s’agit pas d’un problème de personne. Ce serait gênant pour moi d’interdire ce genre de choses, ce serait encore ridicule et prétentieux, c’est à vous de mettre un frein à toute cette histoire51.
39Lorsqu’il savait qu’on devait prononcer des discours élogieux sur lui, il s’en allait, gêné. Ce fut le cas pour son cinquantième anniversaire salué au IXe congrès. Anatoli Lounatcharski écrivit : « Je pense que Lénine qui ne pouvait supporter le culte de la personnalité, qui le rejetait par tous les moyens, le comprit les dernières années et nous pardonna52. » Certains témoignages permettent de penser que Staline se sentit lui aussi piégé par ses courtisans, il exprima souvent son courroux à cet égard. En 1938, il fit même une intervention assez violente à l’occasion de la parution d’un livre destiné aux enfants, intitulé Enfances de Staline. Les termes de cette intervention ne laissent aucune équivoque :
Les adulateurs ont induit l’auteur en erreur [...] le livre a tendance à enraciner dans la conscience des jeunes Soviétiques et des gens en général, le culte de la personnalité, du chef et du héros infaillible. C’est dangereux et nocif [...] je conseille de brûler ce livre53.
40Cette lettre, adressée aux éditions pour enfants, ne fut publiée qu’en novembre 1953 dans Voprossy istorii54.
La photographie et le culte de la personnalité
Les débuts du culte
41Il est difficile d’élucider complètement la mise en place du culte des chefs, mais l’histoire de la photographie permet d’en cerner quelques aspects. Ce phénomène peut être daté. Il apparaît brutalement dans le journal Sovetskoe Foto en novembre 1927. La photographie de Lénine occupa alors régulièrement la couverture ou la première page du journal, et la grande exposition « Dix ans de photographie soviétique » lui consacra en 1928 un secteur entier. À sa mort en 1924, on avait bien sûr publié des photographies, mais c’était une démarche assez naturelle en pareille circonstance, et elles restaient quant au nombre, dans des limites raisonnables. Le journal Ogoniok du 27 janvier 1924 publia le reportage de A. Samsonov sur les funérailles, mais il n’occupait que cinq pages, et d’autres sujets étaient abordés. La construction du mausolée fut photographiée par Viktor Mikouline55, mais resta purement informative. On commença certes à montrer des photographies d’objets qui lui avaient appartenu, son fauteuil par exemple, généreusement prêté au commandant N. Korotkov durant son séjour à l’hôpital56, ainsi que des photographies de ses amis d’enfance, celles de Mendelevitch sculptant sa statue, celle d’un parterre où on le voyait à l’âge de deux ans, dessiné avec des fleurs. Ces indices annonciateurs d’une dérive possible restaient toutefois assez limités. Les limites explosèrent en novembre 1927, c’est-à-dire juste après le dernier coup d’éclat de Trotski qui avait profité du dixième anniversaire de la Révolution pour organiser à Leningrad, Kharkhov et Moscou, des manifestations où l’on avait brandi des pancartes « À bas l’opportunisme ! », « Appliquez le testament de Lénine ! », et un mois avant le XVe congrès du Parti au cours duquel Staline allait vaincre l’opposition de gauche menée par Zinoviev et Kamenev et présenter le programme d’industrialisation du pays.
42Rosalind Sartorti montre, dans son étude sur la photographie de presse soviétique, qu’en 1927 l’image photographique de Lénine dans la Pravda monte de façon spectaculaire, alors que celle de Staline reste un peu en retrait jusqu’en 1929, et ce n’est qu’à partir de 1933 qu’il dépasse Lénine57. Le fameux « testament de Lénine » (défavorable à Staline) si vite oublié par certains et si cruellement évoqué par Trotski, se voyait brusquement remplacé par la « photographie de Lénine ». Une fois accomplis les rites d’héritage, la « photographie de Staline » pouvait prendre le relais. Mais rien ne prouve que Staline lui-même était à l’origine de cette initiative. Il suggéra un jour une explication au ras de marée photographique dont il fut l’objet. À l’écrivain allemand Lion Feuchtwanger qui l’interrogeait sur
l’admiration excessive et de mauvais goût vouée à sa personne, il haussa les épaules. Il excusa ses paysans et ouvriers trop occupés à d’autres choses pour pouvoir développer en eux le bon goût, et plaisanta un peu sur les centaines de milliers de portraits du moustachu qui apparaissent furtivement sous ses yeux pendant les manifestations.
43Lorsque Lion Feuchtwanger insinua que
même les gens de bon goût exposaient ses bustes et ses portraits dans des endroits qui n’avaient rien à voir avec lui comme par exemple à l’exposition Rembrandt, il devint sérieux. Il fit la supposition que c’était des gens qui avaient reconnu assez tardivement le régime en place et qui maintenant essayaient de prouver leur dévouement en redoublant de zèle. Oui, il pensait qu’il pouvait s’agir du dessein de saboteurs qui essayaient ainsi de le discréditer. Un imbécile qui vous flatte, dit Staline sur un ton de colère, fait beaucoup plus de mal qu’une centaine d’ennemis. Il déclara qu’il supportait tout ce tapage seulement parce qu’il savait que tout cela ne s’adressait pas à lui en tant que personne, mais en tant que représentant d’un courant qui affirmait que la construction d’une économie socialiste en Union soviétique était plus importante que la révolution permanente58.
44Il faisait donc le lien entre ce déploiement photographique et le conflit qui opposait les deux factions rivales. Mais lorsque Andréi Siniavski qui rapporte ces propos affirme que Staline était hypocrite et qu’il était lui-même l’auteur de son propre culte, il émet une hypothèse qu’il ne peut démontrer. Lorsque Dimitri Volkogonov énonce que Staline cherchait à se mettre résolument en avant, il s’appuie, lui, sur des documents concrets, les photographies :
Le Chef aimait surtout les représentations canoniques liées à sa fonction : photos où il est en capote militaire – incarnation de l’austérité prolétarienne –, où il tient un enfant sur les genoux ou par la main – père de son peuple – où il est en uniforme de généralissime -grand stratège vainqueur59.
45Il nous donne une démonstration parfaite de l’imprégnation inconsciente du discours sur Staline. Rien sur les photographies ne permet d’identifier un grand stratège vainqueur. La capote militaire était portée par d’autres hommes politiques, par Vorochilov par exemple, les décorations, pas toujours présentes sur sa poitrine, seraient les seuls signes visibles permettant de reconnaître un valeureux militaire, mais on ne peut pas dire qu’en Union soviétique ce fut très rare. La présence d’un enfant, en l’occurrence la petite Gelia Markizova, photographiée dans ses bras par Mikhaïl Kalachnikov, fut exploitée comme elle aurait pu l’être partout, car tous les chefs d’État serrent des mains et prennent des enfants dans leurs bras, ce n’est pas une pratique spécifique des dictateurs. Hormis peut-être les portraits officiels publiés dans l’euphorie de la victoire à l’issue de la seconde guerre mondiale, on ne peut pas dire que Staline fut représenté en photographie de façon plus « héroïque » que d’autres. Volkogonov interprète l’image photographique à travers l’utilisation qui en a été faite, à travers sa connaissance de la peinture peut-être, et à partir de ce qu’il connaît par ailleurs du personnage. Il voit ce qu’il sait. C’est précisément ce décalage fréquent entre les photographies elles-mêmes et le discours sur elles et autour d’elles qui permet de saisir un des aspects du mécanisme complexe du culte.
Le discours des autres
46Dans le phénomène d’héroïsation des chefs, l’image et le discours sont indissociables. Si les portraits étaient assez banals, ce que les photographes racontaient à propos des prises de vues, l’était beaucoup moins. S’il faut parler de culte, il semble provoqué davantage par la liturgie de la prise de vue que par le modèle lui-même, ce qui ne veut pas dire que le modèle fût totalement innocent, mais que d’autres, probablement assez nombreux, ne l’étaient pas davantage.
47Moïsseï Nappelbaum, le premier photographe de Lénine, fut, selon ses propres termes « dès le premier instant frappé par sa simplicité. Pas la moindre pose, pas le moindre mouvement destiné à faire de l’effet60 ». Pourtant, dans le même récit, à quelques lignes d’intervalle, il se demandait « Où trouver les moyens de rendre harmonieusement ce mariage d’intelligence géniale et de grandeur d’esprit, avec la simplicité noble, le naturel, l’énergie inépuisable et l’étonnante perspicacité » de son modèle. Le phénomène s’intensifia très nettement pour Staline. On est stupéfait de trouver à côté de portraits sans grand intérêt, des réflexions qui traduisent une fascination démesurée pour le « chef bien aimé ». C’est ainsi que Gueorgui Petrousov, médusé par ses paroles, en oublia de le photographier ! Mikhail Prehner connut la même mésaventure, tout occupé qu’il était à l’applaudir. Nikolaï Koulechov quant à lui, raconta qu’il avait commis des erreurs techniques dues à l’émotion. Staline n’avait pas d’idées particulières sur la photographie, mais dès qu’il distribuait quelques commentaires sur leur travail, d’une grande banalité en général, les photographes étaient éperdus de reconnaissance : « Iossif Vissarionovitch s’intéressa à notre travail avec sa gentillesse habituelle. Il nous demanda ce que donnaient les photos prises pendant le défilé. Nous lui répondîmes tous en même temps, enchantés de cette conversation chaleureuse61 » racontait Koulechov. Si, à l’inverse, le chef manifestait quelque humeur, c’était un drame, comme le jour où ce même Koulechov avec Gueorgui Petrov et Fiodor Kislov, dans leur empressement à le photographier, avaient oublié de le saluer et qu’il le leur fit observer. Les plaisanteries du chef étaient soigneusement notées. Ainsi celle qu’il fit à Petrov qui demandait aux délégués de ne pas bouger pendant la prise de vue : « Le camarade Petrov sabote le mouvement stakhanoviste, il appelle les délégués à ne pas bouger ! » Kislov commenta alors la scène en ces termes : « Dans cette ambiance de camaraderie, nous, les reporters, éprouvons un sentiment de joie et de bonheur immenses d’avoir à fixer sur nos pellicules les dirigeants de notre pays, ceux du Parti, et la personnalité de Staline, pleine de charme et de courage62. »« Le grand Staline, chef des peuples, critique notre travail, se souvient de nos meilleures photographies et de leurs auteurs » disaient Emmanuel Evzerikhine et Sergueï Loskoutov63. Les photographes qui avaient en charge de transmettre le visage de Staline aux générations futures, se sentaient incontestablement honorés, mais investis d’une lourde charge, et ils firent souvent état de leurs craintes. Crainte de ne pas réussir, crainte de déplaire. La plupart du temps ils opéraient pendant les congrès ou les grandes réunions. Leur outillage encore peu perfectionné rendait la tâche difficile. L’éclairage était souvent insuffisant, il fallait profiter de celui des cinéastes, et tous avaient la hantise de troubler le silence religieux qui régnait dans les salles pendant les discours de Staline. Max Alpert a raconté les difficultés qu’il a rencontrées. « Il fallait changer d’objectif parce que la salle était mal éclairée, mais il n’était pas question de courir d’un endroit à un autre, car les gens écoutaient dans un silence total. » Le général de Gaulle qui rencontra Staline à Moscou en décembre 1944 raconte dans Mémoires de guerre que dans le bureau de Molotov où fut signé le pacte de sécurité « Des photographes russes opéraient, muets et sans exigences64 ».
48Ces témoignages nous rendent d’autant plus perplexes que les photographes soviétiques avaient fait des reportages sur la propagande antireligieuse dans les campagnes pour montrer aux gens combien l’idolâtrie était ridicule et néfaste. Ils avaient bien entendu été « choisis » et ils n’étaient sans doute pas tout à fait libres de leurs propos, mais la peur et la censure n’expliquent pas tout. Malgré les formules toutes faites destinées à qualifier le chef, l’enthousiasme et la fierté de le photographier apparaît nettement. Les photographes auraient très bien pu se contenter de photographier, mais les images qu’ils avaient eux-mêmes produites, ne suffisaient pas à exprimer ce qu’ils ressentaient. Ils avaient conscience de vivre une expérience exceptionnelle, et il est évident qu’ils se sentaient valorisés, eux aussi. On peut s’étonner en revanche que Max Alpert par ailleurs assez prolixe, n’ait pas fait état dans ses mémoires publiées pour la première fois dans le journal Sovetskoe Foto en 1957, du portrait de Staline évoqué précédemment. À cette date pourtant, le dictateur était mort.
49Nous ne savons pas très bien ce que les contemporains pensaient des photographies de Staline, mais nous constatons qu’à moment donné celles-ci se sont avérées insuffisantes à le représenter, puisqu’on a eu recours au photomontage et au dessin. En revanche, les contemporains de Lénine se sont davantage exprimés, et ont souvent dit qu’ils ne le reconnaissaient pas vraiment sur les photographies. Tous pour la même raison. Lénine était extrêmement vif, et l’agitation et les mimiques qui le caractérisaient ne pouvaient être rendues par l’image fixe. Ainsi Anatoli Lounatcharski disait : « Lénine n’est ressemblant qu’au cinéma65 », le peintre Boris Koustodiev : « Quand on dessine un portrait de Lénine on éprouve la nécessité de le voir au cinéma. Une simple photographie ne rend pas les proportions de la tête, la gesticulation, la mimique66. » Paul Vaillant-Couturier : « Lénine n’est vraiment lui-même qu’au cinéma. Aucun portrait ne lui ressemble67. »
Les commanditaires
50Toute l’activité photographique était bien entendu soigneusement canalisée et les photographes répondaient à des commandes précises téléguidées de près ou de loin par le Parti. Les photographes de Lénine étaient triés sur le volet. Moïsseï Nappelbaum dirigea le premier studio photographique d’État de Moscou, celui du comité exécutif central, le VTSIK, Novitski, Goldstein et Piotr Otsoup étaient rattachés au département panrusse de la Photographie et du Cinéma, le VFKO créé sous l’égide du commissariat du Peuple à l’éducation en 1919 et destiné à centraliser et contrôler ces activités. Nous savons que ces institutions étaient chargées de la conservation, de l’archivage, de la couverture des événements politiques, mais nous ne savons pas si des indications précises étaient données sur la manière de photographier. Les rédactions des journaux directement liées au Parti envoyaient des photographes, ainsi, c’est la rédaction de la Pravda qui, profitant durant l’été 1922 d’une amélioration de l’état de santé de Lénine, dépêcha V. Loboda à Gorki où il se reposait. Les onze photographies réalisées au cours de ce reportage furent publiées dans un supplément au journal la même année et d’autres, plus tard, en 1924 dans le journal Projektor68. Puis Maria Oulianova, la propre sœur de Lénine, elle-même secrétaire en chef à la Pravda, demanda à être initiée à la photographie par Novitski et Loboda, et prit le relais ; toutes les photographies réalisées à Gorki durant la maladie de Lénine furent désormais prises par elle. On lui doit notamment celle où il bavarde avec Staline, assis sur un banc dans le parc. Plus tard, en 1924 la photographie se structura autour des journaux. Les rédacteurs avaient donc une importance capitale.
51Tous les photographes de Staline étaient rattachés à des rédactions : Gueorgui Petrousov occupait la fonction de directeur d’un secteur important à la Pravda, puis de correspondant au journal URSS en construction (1930-1941). Max Alpert était également reporter à URSS en construction, Emmanuel Evzerikhine travaillait pour l’agence TASS, Mikhaïl Kalachnikov était correspondant à la Pravda, Nikolaï Petrov travaillait à la rédaction des Izvestia, Sergueï Loskoutov travaillait pour l’agence Soyouzfoto et au journal Krasnaïa Zvezda, Mikhaïl Prekhner pour Union Foto et URSS en construction.
52Les photographies des chefs donnèrent lieu à des publications de cartes postales ou d’albums, ce qui montre bien qu’il y avait une volonté de les faire connaître. Le premier album de photographies de Lénine fut publié par le Goskino en 1924. Il s’intitulait Ilitch, contenait vingt-deux photographies et deux dessins. Le deuxième, plus important puisqu’il comprenait cent photographies, sortit en 1927 au Gosizdat. Ensuite, en 1939, l’album Lénine (V. Oulianov) publié par les éditions Ogiz. Sur Staline sortit un album Vingt portraits photographiques de Staline, publié par l’édition Fotokhoudojnik en 1938. On diffusa aussi des pochettes avec des photographies en 1939, 1940, 1941, elles étaient destinées aux militants, aux Coins rouges où se faisait la propagande.
53La question qui doit être posée au terme d’une étude sur les photographies des hommes politiques de ce pays serait non pas de savoir ce qu’elles montrent, mais ce qu’elles cachent. En effet, nous avons noté que chaque déferlement de portraits de la même personne signe un malaise qui ne peut être réellement nommé. Le culte voué à Lénine et Staline s’installe sur une faille. Nous avons l’impression d’un malentendu complet entre les dirigeants et leur entourage (je ne veux pas être vu, nous allons vous montrer) et ce qui nous est donné à voir est le contraire de ce qui est dit. Contrairement à la peinture et à la sculpture, la photographie nous aide à comprendre que les « plus grands chefs de tous les temps » encensés de qualificatifs les plus glorieux étaient des hommes simplement vêtus qui posaient sans affectation. Ce point est incontestable. Mais à partir du moment où leur photographie apparaît plusieurs fois dans le même journal et s’accompagne de slogans enthousiastes, ils cessent d’être des citoyens comme les autres. Ils occupent toutes les places. Puisqu’ils semblaient personnellement hostiles à cette falsification de leur personne, pourquoi ont-ils laissé faire ? Staline donna un élément de réponse en insinuant que ce n’était pas vraiment lui qu’on honorait, mais le représentant d’un courant, entendons de ses partisans. Un courant n’a pas d’image, ses membres forment un groupe, comment le portrait d’un homme pourrait-il être représentatif d’un groupe ? Il s’agit plutôt des forces qui circulent entre les individus. Cette énergie secrète, lourde de conflits qu’il fallait taire, n’était pas photographiable, on utilisait alors d’autres moyens pour exprimer l’inexprimable, des moyens incompréhensibles, absurdes, on agrandissait les portraits, on les multipliait par deux ou par dix, on les répétait inlassablement. À défaut de pouvoir maîtriser une situation chaotique, des querelles fratricides et un vide habité par le fantôme du tsar, les Soviétiques exhibaient hardiment ces visages. Nous pouvons supposer que le culte servait à nier la réalité, à gommer tous les conflits qui divisaient le monde politique.
Notes de bas de page
1 In Sovetskoe Foto, no 10, 1928, p. 464.
2 Otsoup Piotr Adolfovitch, « Kak â fotografiroval Lenina » [ « Comment j’ai photographié Lénine »], in Komsomol’skaâ Pravda, 19 janvier 1941, in Volkov-Lannit Leonid Filippovitch, Istoriâ pišetsâ ob"ektivom [L’Histoire s’écrit avec l’objectif], Moscou, Planeta, 1971, p. 87.
3 Ibid., p. 92.
4 Volkov-Lannit Leonid Filippovitch, Istoriâ pišetsâ ob"ektivom [L’Histoire s’écrit avec l’objectif], op. cit., p. 92.
5 Ibid.
6 Petrov Gueorgui, « Na s"ëmkah v Kremle » [ « En reportage au Kremlin »], in Sovetskoe Foto, no 6, 1957, p. 5.
7 Ogonëk, no 45, 20 novembre 1945, couverture.
8 Ogonëk, no 9, mars 1941.
9 Sovetskoe Foto, no 2, 1939, p. 9.
10 Sovetskoe Foto, no 6, 1940, p. 11.
11 Cité par Marcou Lilly, Staline vie privée, Paris, Calmann-Lévy, 1996, p. 219.
12 Sovetskoe Foto, no 4, 1936, p. 8.
13 Ogonëk, no 6, 15 février 1935, p. 1.
14 Ogonëk, no 8, mars 1935, p. 1.
15 Ogonëk, no 4-5, 1938.
16 Ogonëk, no 5, mars 1939, p. 3.
17 Volkov-Lannit Leonid Filippovitch, Istoriâ pišetsâ ob"ektivom [L’Histoire s’écrit avec l’objectif], op. cit., p. 191.
18 Merkourov Sergueï Dmitrievitch, « Mysli menâ vdohnovivšie » [ « Des pensées qui m’ont inspiré »], in Oktiabr’, no 12, 1939, p. 86.
19 Lenin. Sobranie fotografii i kinokadrov [Lénine. Recueil de photographies et d’images de films] vol. 1. Fotografii 1874-1923, Moscou, Iskusstvo, 1980., p. 338.
20 Ibid., p. 239.
21 Izvestiâ, no 93, 22 avril 1940, p. 3, cité dans Lenin. Sobranie fotografii i kinokadrov [Lénine. Recueil de photographies et d’images de films], op. cit., p. 239.
22 Lenin. Sobranie fotografii i kinokadrov [Lénine. Recueil de photographies et d’images de films], op. cit., p. 311.
23 Sovetskoe Foto, no 13-14, 1931, p. 341.
24 Proletarskoe Foto, no 6, 1933, p. 9.
25 Album Sovetskoe fotoiskusstvo, Moscou, Goskinoizdat, 1939, p. 13.
26 Sovetskoe Foto, no 1, 1941, p. 3-4.
27 Krasnoarmeec, no 62, 1924, p. 11.
28 Pravda, no 32, 1er février 1963, p. 1.
29 Vestnik žizni, no 2, 1918, p. 9.
30 Plamâ, no 66, 1919, p. 2.
31 Politiken, no 80, 6 avril 1917, p. 1.
32 Filippov L., « Pervyj fotoportret vozdâ » [ « Le premier portrait photographique du chef »], in Sovetskoe Foto, no 4, 1964, p. 5.
33 Cité par Benjamin Goriély, Les Poètes dans la révolution russe, [Paris], Gallimard, [1934], p. 174.
34 Nappelbaum Moïsseï Solomonovitch, « Rencontre avec un homme nouveau », in Ot remesla k iskusstvu [De l’artisanat à l’art], Moscou, Iskusstvo, 1958, p. 61.
35 Volkogonov Dimitri, Staline. Triomphe et tragédie, Paris, Flammarion, 1991, p. 198.
36 Sovetskoe Foto, no 8, 1957, p. 7-8.
37 Sovetskoe Foto, no 4, 1936, p. 9.
38 Lenin. Sobranie fotografii i kinokadrov [Lénine. Recueil de photographies et d’images de films], op. cit., p. 306.
39 Sovetskoe Foto, no 2, 1938, p. 13.
40 Novitski Piotr Karlovitch, « Pervye dni graždanskoj vojny » [ « Les premiers jours de la guerre civile »], in Sovetskoe Foto, no 5-6, 1937, p. 23.
41 Volkov-Lannit Leonid Filippovitch, Sovetskoe Foto, no 10, 1964, p. 3.
42 Ibid.
43 Batychev G., Vospominaniâ o Vladimire Il’iče Lenine [Souvenirs sur Lénine], Moscou, Partizdat, 1960, t. 3, p. 196-197.
44 Lenin. Sobranie fotografii i kinokadrov [Lénine. Recueil de photographies et d’images de films], op. cit., p. 519.
45 Bajanov Boris, Vospominaniâ byvšego sekretarâ Stalina [Mémoires d’un ancien secrétaire de Staline], Saint-Pétersbourg, Vsemirnoe slovo, 1992, p. 16.
46 Boltianski Grigori Moïsseevitch, Lenin i kino [Lénine et le cinéma], Moscou, Gosizdat, 1925 cité par Lev Leonidov, « Kak my snimali Lenina » [ « Comment nous avons photographié Lénine »], in Lenin v zarisovkah i vospominaniâh hudožnikov [Lénine vu par les artistes contemporains], Moscou/Leningrad, Goskinoizdat, 1928, p. 155.
47 Garanine Anatoli, « Nezabyvaemye vstreči » [ « Rencontres inoubliables »], in Sovetskoe Foto, no 12, 1939, p. 12.
48 Abbe James Edward, I Photograph Russia, Londres/Bombay/Sydney, George G. Harrap, 1935, p. 55.
49 Ibid., p. 62.
50 Ibid.
51 Propos rapportés par Anatoli Lounatcharski dans l’article « Štrihi » cité par Leonid Volkov-Lannit, Sovetskoe Foto, no 8, 1964, p. 8.
52 Ibid.
53 Les Staline vus par les hôtes du Kremlin présenté par Lilly Marcou, Paris, Gallimard/Julliard, 1979, p. 24-25.
54 Ibid.
55 Ogonëk, no 32, août 1924, en couverture. Voir également no 36.
56 Ogonëk, no 16, 13 avril 1924, p. 1.
57 Sartorti Rosalind, Pressefotografie und Industrialisierung in der Sowjetunion, Die Pravda, 1925-1933, Berlin/Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1981, p. 257.
58 Siniavski Andréi, « Stalin, geroj i hudožnik stalinskoj èpohi » [ « Staline héros et peintre de la période stalinienne »], in Lev AAnninskij, Osmyslit’ ku’lt Stalina, Moscou, Progress, 1989, p. 117-118.
59 Ibid.
60 Nappelbaum Moïsseï Solomonovitch, Ot remesla k iskusstvu [De l’artisanat à l’art], op. cit., p. 62.
61 Sovetskoe Foto, no 5-6, 1938, p. 5.
62 Sovetskoe Foto, no 4, 1936, p. 9.
63 Sovetskoe Foto, no 1, 1937, p. 6.
64 Marcou Lilly, Les Staline vus par les hôtes du Kremlin, op. cit., p. 148.
65 Lenin v zarisovkah i vospominaniâh hudožnikov [Lénine vu par les artistes contemporains], op. cit., p. 22.
66 Ibid., p. 4.
67 Ibid.
68 Projektor, no 4, 1924, p. 8.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La Cimade et l’accueil des réfugiés
Identités, répertoires d’actions et politique de l’asile, 1939-1994
Dzovinar Kévonian, Geneviève Dreyfus-Armand, Marie-Claude Blanc-Chaléard et al. (dir.)
2013
Femmes en déportation
Les déportées de répression dans les camps nazis 1940-1945
Philippe Mezzasalma (dir.)
2019
