Comment utiliser la photographie à des fins politiques ?

1Alors que le régime tsariste avait cantonné la photographie dans un rôle très limité, les premiers dirigeants communistes lui firent beaucoup d’honneur. Non pas que Lénine fût par goût un homme d’images, la platitude de ses propos sur la question le montre bien, mais en politicien pragmatique, il eut à cœur de donner du pays une certaine image. La photographie fut donc, sur son initiative et celle de ses collaborateurs, immédiatement encouragée à tous les niveaux.

2Les associations de photographes qui existaient déjà reprirent de la vigueur, tandis que d’autres s’organisèrent sur de nouvelles bases, un enseignement technique longtemps attendu des spécialistes, fut enfin réalisé ; l’industrie photographique quasiment inexistante auparavant, prit son essor grâce à des techniciens de grand talent, et permit aux Soviétiques de s’affranchir de l’aide occidentale, le droit lui-même évolua dans un sens favorable aux photographes en proposant une loi sur le droit d’auteur. Malgré les écueils et les résistances, la ligne politique générale fut dans ce domaine fermement maintenue.

3L’étude de la mise en place des structures qui allaient permettre l’essor de la photographie soviétique nous offre, au-delà des chiffres parfois fastidieux, l’occasion exceptionnelle de saisir les mécanismes du pouvoir dans ses plus petits détails, de le surprendre dans ses audaces et dans ses failles. Elle nous permet en outre de situer correctement les débats qui agitèrent les spécialistes des questions artistiques durant toute la période de l’entre-deux-guerres.

4 Les multiples mesures prises en faveur de la photographie et surtout la rapidité de leur application montrent qu’il y eut une véritable volonté politique dans ce domaine dès 1918 et qu’elle émanait des instances supérieures de l’État, notamment de Lénine et d’Anatoli Lounatcharski, commissaire du peuple à l’Instruction, mais aussi de Yakov Mikhaïlovitch Sverdlov, secrétaire du Comité central et fervent militant en matière de propagande1. Les dirigeants voulurent s’emparer très vite du pouvoir de l’image qui pouvait leur permettre d’asseoir le leur. La création à Petrograd, sur l’initiative de Nadejda Kroupskaïa, compagne de Lénine, d’une sous-section de cinéma et photographie dès le mois de novembre 1917 ne laisse à cet égard aucun doute. La possibilité était ainsi offerte aux militants du Parti d’illustrer leurs conférences à l’aide de films et de photographies2. La réflexion un peu brutale de Léon Trotski avouant en 1923 : « Le fait que jusqu’ici nous n’ayons pas mis la main sur le cinéma prouve à quel point nous sommes maladroits, incultes, pour ne pas dire stupides3 » résumait assez bien leurs intentions. Les propos tenus par Lénine et Anatoli Lounatcharski sur la photographie montrent toutefois qu’ils avaient chacun leurs propres appréciations sur elle et des approches différentes.

5La position de Lénine était parfaitement simple. La photographie l’intéressait beaucoup, mais elle ne représentait pour lui qu’un outil pédagogique et un instrument de propagande. Imprégné de littérature russe du dix-neuvième siècle, il considérait, comme Nikolaï Tchernychevski, son maître à penser, que l’intérêt de l’art était directement lié à son utilité sociale. Nous savons qu’il consultait souvent des albums de reportages sur la guerre civile, sur la reconstruction du pays, sur le nouveau mode de vie4. S’il était attiré par le cinéma qu’il considérait, d’un point de vue politique, comme « le plus important de tous les arts5 » il comprit aussi que l’image fixe qui présentait l’avantage de pouvoir circuler facilement et d’être expliquée, devait jouer un rôle spécifique. Il conseilla à Anatoli Lounatcharski « d’être attentif à la photographie qui informait régulièrement la population sur les événements en cours6 ». Mais Lénine s’exprima peu sur le sujet, et les historiens de la photographie ne disposent que de quelques anecdotes rapportées ici et là par son entourage. Il aurait dit par exemple en voyant chez sa sœur Anna Ilitchna des photographies de prisonniers torturés par le régime tsariste dans la forteresse de Schlisselbourg : « Il faudrait reproduire cette photographie, il en faudrait dans chaque club ouvrier, autrement nous connaissons mal l’histoire de notre lutte révolutionnaire, combien de sacrifices elle nous a souvent coûtés7. » Vladimir Bontch-Brouievitch, le chef du service administratif du Conseil des commissaires du peuple, raconta que Lénine demandait souvent si l’on filmait l’ouverture des reliques dans les monastères, et lorsqu’il lui parla du reportage de Piotr Novitski, Vladimir Ilitch exigea qu’on lui donne des photographies faites à partir du film pris pendant l’ouverture des reliques au monastère de la Trinité Saint-Serge. « C’est moi qui les lui montrai, et il était vraiment content de les avoir8 », dit Bontch-Brouievitch.

6Lorsque les ministres du général contre-révolutionnaire Koltchak furent jugés à Omsk en 1920, il envoya le douze juillet au département de la Photographie et du Cinéma douze photographies du procès avec l’ordre d’en faire des duplicata et de les diffuser partout. Ceci fut malheureusement impossible, car il s’agissait de travaux d’amateurs de qualité médiocre9. Enfin, cet ordre dicté à N. P. Gorbounov le 27 janvier 1922 et transmis par écrit à Litkens alors vice-président du Narkompros : « Il faut montrer non seulement des films, mais aussi des photographies intéressantes pour la propagande avec des légendes correspondantes10 », montre que le secteur du cinéma et de la photographie le préoccupait réellement. Dans une lettre adressée le 9 janvier 1925 à Grigori Boltianski, Anatoli Lounatcharski racontait que très peu de temps après, Lénine lui avait demandé comment avait été appliquée cette note adressée à Litkens, et il fut très ennuyé d’apprendre qu’un manque de moyens rendait cette application très difficile. « En réponse, Vladimir Ilitch me dit qu’il allait essayer de faire quelque chose pour augmenter les moyens du secteur de la photographie et du cinéma11. »

7Lénine chercha à utiliser la photographie à des fins de propagande à l’intérieur du pays, mais aussi à l’extérieur. Il voulait faire parvenir à l’étranger toute une documentation sur la révolution russe afin de contrecarrer les effets de ce qu’on appelait la « propagande mensongère » qui publiait essentiellement des images de ruines et d’exactions commises par les Rouges. Le journal Niva de Moscou par exemple étalait des images choc largement diffusées au-delà des frontières. Il fallait donc en produire d’autres, et Lénine vérifiait personnellement si ses collaborateurs s’acquittaient correctement de cette tâche. N. F. Preobrajenski, le premier responsable du département panrusse de la Photographie et du Cinéma, le VFKO12, rapporta dans ses mémoires que durant les années de guerre civile, Lénine était très attentif aux images d’actualité : « il nous rappela trois fois d’envoyer à l’étranger des images d’actualité et nous suivîmes scrupuleusement ses instructions13 ». Il pensait aussi au jugement que porteraient les générations futures sur ces événements, y compris d’ailleurs ceux de 1905, et veilla à ce que tous les documents écrits et images s’y rapportant fussent conservés14. La photographie en faisait évidemment partie. « L’histoire s’écrit très bien avec l’objectif, elle est plus claire et plus compréhensible en photographies, aucun peintre ne peut fixer sur sa toile ce que voit l’appareil photographique15 » confia-t-il un jour au photographe Piotr Otsoup qui lui présentait ses reportages sur la révolution de 1917 à Petrograd. S’il s’agissait là d’un bel hommage à la photographie, il ne faudrait cependant pas se livrer à une interprétation abusive. La phrase était claire : l’image photographique était à ses yeux plus « vraie », plus percutante et donc politiquement plus utile que la peinture.

8Anatoli Lounatcharski quant à lui se présenta en ardent défenseur de la photographie pour des raisons de tactique politique également, mais ses positions étaient beaucoup plus nuancées et plus complexes. Deux textes théoriques importants nous permettent de penser qu’il manifestait de l’intérêt pour cette discipline qui selon lui ouvrait des perspectives multiples. Le premier : « Notre culture et la photographie », reproduit dans le journal Courrier de la photographie et du cinéma16 était le texte du discours qu’il prononça dans les locaux de la Société russe de technique, la RTO lors de l’ouverture des cours de photographie à l’intention des instituteurs des villes et des campagnes le 6 août 1918. Ces sessions de deux mois prenant en charge quarante instituteurs et assurées par les meilleurs spécialistes qui leur apprenaient la technique de base, avaient pu être organisées grâce aux crédits qu’il leur avait généreusement alloués. Comme il s’adressait à des enseignants, il mit l’accent sur l’intérêt pédagogique de la photographie, montra qu’elle éveillait l’enfant à tous les domaines de la science : la chimie, l’optique, et qu’elle permettait même d’accéder au monde de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Ce texte enthousiaste et plein d’espérance laissait entrevoir dans sa conclusion un pays tout entier équipé de cet instrument magique :

De même que tout citoyen moderne se doit de posséder une montre, il doit aussi être en mesure de posséder un appareil photographique, et cela viendra avec le temps. Il y aura en URSS au même titre que l’enseignement général, un enseignement photographique, et cela se fera plus vite que ne le pensent les sceptiques.

9Un tel enthousiasme ne pouvait que dynamiser les instituteurs. Anatoli Lounatcharski prit soin de souligner encore la possibilité d’un éveil artistique de l’enfant grâce à la photographie qui développe en lui le sens esthétique. Le vocabulaire n’était pas du tout le même que celui employé par Lénine, l’épanouissement individuel était pris en compte et la dimension artistique était très présente. Le deuxième texte intitulé « La photographie et l’art17 » portait d’ailleurs exclusivement sur ce thème. Le facteur technique et mécanique ne s’opposait pas selon lui à la création, et l’auteur rendit hommage dans cet article à la photographie en tant qu’art à part entière, et il donna en même temps une démonstration marxiste de l’humanisation de la machine en souhaitant que les photographes fussent les premiers à le démontrer.

10En dehors de ses travaux théoriques, l’implication personnelle d’Anatoli Lounatcharski dans les mesures gouvernementales en faveur de la photographie était évidente. Certains faits précis peuvent le confirmer. Ce fut en effet dans son propre appartement à Moscou qu’eut lieu, le 10 septembre 1918, la réunion qui décida de la formation du Comité photographique dans cette ville18. La création de l’École supérieure de photographie d’art et technique, connue sous le sigle VIFF se fit aussi sur son initiative. Attendue et souhaitée depuis des décennies, elle fut vraiment son oeuvre19. Le projet élaboré par un groupe de spécialistes éminents dont Viatcheslav Izmaïlovitch Sreznevski, Sergueï Mikhaïlovitch Prokoudine-Gorski et A. I. Prilejaev, lui fut présenté le 23 février. Il le soumit très rapidement, le 7 mars, à la commission d’État à l’instruction, et le défendit personnellement avec ardeur. Malgré les objections des membres de la commission, celle-ci à la suite des démonstrations convaincantes d’Anatoli Vassilievitch, estima qu’il était possible d’approuver le projet20. Il suivit lui-même sa réalisation en attribuant un immeuble de quatre étages avec dépendances au 13 de la rue Kabinetskaïa, débloqua des crédits importants pour aménager le bâtiment et équiper les laboratoires ; ce fut aussi grâce à lui que le VIFF put obtenir du service des douanes une grande partie du matériel photographique qui y était bloqué. L’école fut pourvue en plaques de verre, en papier et en produits chimiques, et malgré le froid, la faim et l’absence de lumière évoqués par des témoins comme Anna Petrovna Ostrooumova21 directrice du département Artistique, le travail put commencer.

11Anatoli Lounatcharski ne se contentait pas de favoriser la photographie à des fins de propagande. Il aida beaucoup les photographes et les sauva du désastre pendant la période du communisme de guerre au moment où tous les locaux et tous les biens étaient réquisitionnés pour les besoins de l’État. Comme l’administration voulait s’emparer des ateliers photographiques et des laboratoires au même titre que les autres entreprises commerciales, l’Union panrusse des photographes, la VSF demanda de l’aide à Vladimir Lvovitch Roussetski, président du Comité photographique, qui put exposer la situation à Anatoli Lounatcharski en personne. Celui-ci lui donna gain de cause et défendit la requête du Comité photographique au Conseil des commissaires du peuple. Là encore sa parole fut suivie de mesures concrètes puisque cette démarche aboutit au décret du 25 janvier 1919 stipulant que tous les avantages attribués aux artistes étaient étendus aux photographes professionnels. Cette mesure très favorable aux photographes qui se voyaient d’emblée investis du statut d’artistes, valut au commissaire du peuple à l’Instruction, l’appui inconditionnel de ces derniers. Certains photographes firent agrandir le texte du décret qu’ils prirent soin de faire figurer en bonne place dans leurs ateliers. Le journal Fotograf ne tarissait pas d’éloges sur lui. À l’occasion de son cinquantième anniversaire qui donna lieu à une exposition de portraits organisée par la Société russe de photographie, la rédaction lui adressa des vœux très chaleureux « de la part de tous les photographes reconnaissants » qui souhaitaient que « son action utile et éclairée se poursuive encore de nombreuses années22 ».

12 À la différence de Lénine qui considérait la photographie comme un produit, un enregistrement du réel pouvant servir de preuves, de justification ou d’outil utile à la cause révolutionnaire, Anatoli Lounatcharski fut très attentif aux hommes qui produisaient les images et dont les réactions n’étaient pas mécaniques. Cette volonté de les entendre et de les rassurer peut aussi apparaître comme une manœuvre politique d’autant plus que les revendications des membres de la VSF étaient généralement très corporatistes et qu’ils avaient une vision du monde assez conservatrice. On avait besoin des photographes pour faire des reportages, peut-être fallait-il les ménager. On peut se demander également si le fait de hisser la photographie au rang des arts n’était pas davantage une tactique qu’une réelle conviction personnelle. En effet, dans le journal Plamia23 dont il était rédacteur en chef, on voyait plus souvent des reproductions des tableaux de Delacroix, Répine, Boticelli, Léonard de Vinci que des photographies en couverture. Il y en avait certes quelques-unes, le portrait de Lénine par exemple dans le premier numéro, mais en général elles figuraient à l’intérieur de la revue et elles étaient purement « informatives ». Par ailleurs, dans le numéro 4, il publia un article sur la « naissance de l’art » dans lequel il énumérait toutes les formes d’art : la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture, la poésie, l’orfèvrerie, la céramique, l’ébénisterie, mais la photographie n’était pas mentionnée alors qu’au même moment il préparait des lois qui allaient favoriser son expansion. En tout état de cause et quel que fût son goût intime, la foi personnelle d’Anatoli Lounatcharski en l’avenir de la photographie ne fait aucun doute. Si certains éléments permettent de supposer que sa sensibilité était davantage portée sur des formes d’art plus traditionnelles et plus élitistes, il n’en reste pas moins vrai que son horizon révolutionnaire devait passer par elle.

13Une fois posées les bases juridiques et institutionnelles de la photographie, celle-ci cessa de passionner les hommes politiques. Staline n’eut pas d’ambitions exprimées dans ce domaine. Elle fit normalement partie de la propagande, et malgré son importance grandissante dans le culte de la personnalité ou peut-être à cause de cela, elle disparut du discours officiel.