1Les recherches de Denise Escarpit, Mireille Vagné-Lebas et al. (1988) s’accordent sur la fonction de la littérature de jeunesse, qui prépare les enfants à une meilleure insertion sociale, les aide à développer leur personnalité et à explorer leur propre réalité psychique, pour structurer leurs relations aux autres, selon une norme attendue.

La représentation de l’enfant dans la littérature d’enfance et de jeunesse apparaît comme la projection des attentes de la société à l’égard des comportements et des rôles réels des enfants. .
Chombart de Lauwe, 1985, p. 5

2Les recherches mettent également en avant la fonction pédagogique de cette littérature, notamment en classe : « Les enseignants peuvent utiliser la littérature d’enfance et d’adolescence pour ouvrir les esprits, lutter contre les préjugés et réfléchir aux propres sentiments des élèves » (Artman-Meeker, Grant et Yang, 2016, p. 151). Ils comptent sur l’effet pédagogique des livres de jeunesse sur les attitudes des élèves envers leurs pairs avec un handicap (Ostrosky et al., 2015). En effet, les histoires racontées à un enfant par ses parents, son enseignant, son éducatrice ou son éducateur, contribueront à construire chez lui une certaine idée de ce qui est ou devrait être le « vivre avec un enfant avec un handicap » ou le « vivre avec un handicap ».

3Le tryptique de la représentation sociale de la personne avec un handicap qui se dessine dans les recherches psychosociales de la fin des années 1980 (Morvan, 1988 ; Paicheler, 1990 ; Giami, Assouly-Piquet et Berthier, 1988) – l’image de l’enfance, la question de la visibilité/invisibilité, la prédominance du handicap intellectuel – se retrouve point pour point dans la littérature de jeunesse. Dans le corpus de livres édités entre 1995 et 2005, apparaissent en échos les thèmes de l’enfance, de la visibilité/invisibilité du handicap et de la place très particulière des personnages avec une trisomie 21. À ce titre, la littérature de jeunesse traduit pour les enfants, mais également pour les parents et les professionnels, les représentations de la société. Aussi, les livres sont-ils un indicateur des débats qui traversent le social dans le champ du handicap, et notamment ces dernières années sur les thèmes de la scolarisation inclusive des enfants avec une trisomie 21 ou de la meilleure connaissance du syndrome autistique… Une partie des questions relatives au handicap qui traversent la scène médiatique se trouve représentée dans les trames narratives des récits. Elles reflètent l’état des questionnements sociaux autour du handicap, et s’avèrent être un révélateur de ces sujets.

4Pour ne prendre que deux exemples de controverses sur ces questions, en France, la légitimité de la scolarisation inclusive des enfants porteurs d’un handicap a été réaffirmée, notamment dans la loi « handicap » de 2005. Cependant, le débat public autour de la scolarisation inclusive met en avant les obstacles rencontrés, la professionnalisation des acteurs, la parcimonie des moyens et globalement les résistances des enseignants à accueillir dans leur classe ces enfants (Chauvière et Plaisance, 2008), en particulier avec un handicap intellectuel. La littérature de jeunesse s’empare de ces débats sociaux et y apporte une contribution plus « militante » en montrant exactement le contraire. Ainsi, les histoires qui mettent en scène une héroïne ou un héros avec une trisomie 21 abordent quasiment toutes la question scolaire1, en faisant évoluer l’héroïne ou le héros dans une classe avec des enfants ordinaires, et en insistant sur ses acquisitions et ses progrès. Ce thème récurrent dans les livres de jeunesse disparaîtra peut-être des trames narratives lorsque la question de l’opportunité ou de la mise en œuvre de la scolarisation inclusive des enfants avec une trisomie 21 sera résolue ou tout au moins devenue familière.

5Les livres dont le personnage principal est autiste n’abordent pas la question de l’origine du trouble. Ce silence peut refléter la crainte de retomber dans des controverses qui ont profondément marqué et bouleversé les parents, et obéré leur relation de confiance envers les soignants. Il peut aussi être le signe des incertitudes qui marquent encore aujourd’hui les recherches sur l’origine du trouble, notamment sur les pistes de l’origine génétique. Les livres élaborent alors, en remplacement peut-être des explications sur l’origine, un catalogue nosographique explicatif des troubles autistiques : absence de réponse aux stimuli, comportements stéréotypés, agressivité… Les polémiques autour de l’origine du syndrome autistique se manifesteraient ainsi en creux par l’absence de cette question dans les livres.

6Ces exemples montrent combien les livres pour enfants suivent l’avancement des débats autour du handicap. A contrario, ils n’apparaissent pas comme des précurseurs des questions sociales sur ce thème. La parentalité des personnes avec un handicap intellectuel, par exemple, n’est jamais évoquée dans les livres, alors que cette question, amenée dans le débat public lors de la découverte de la stérilisation massive de jeunes filles et jeunes femmes (Diederich, 1998), a suscité de nombreuses controverses éthiques et juridiques.