Version classiqueVersion mobile

"Les lieux que nous avons connus…"

 | 
Henri Desbois
, 
Philippe Gervais-Lambony

Avant-propos

Texte intégral

  • 1 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, in Jean-Yves Tadié (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliot (...)

Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années1.

1Ainsi s’achève le premier volume de La Recherche du temps perdu. Peu d’écrivains, autant que Proust, se sont attachés à explorer les rapports entre temps, espace et mémoire pour rendre compte de l’expérience humaine. Une expérience simultanée du temps et de l’espace, indissociables, et c’est là le point essentiel, si bien que c’est autant d’espace que de temps perdu qu’il s’agit. C’est pourquoi Proust constitue un des points de rencontre des deux essais qui suivent, sur le fond mais aussi sur la méthode : l’œuvre est mobilisée dans les deux textes à la fois en tant qu’elle est littérature et en tant qu’elle est réflexion théorique, transmission d’une expérience et transmission d’un savoir. C’est donc fondamentalement la limite entre science (sociale et humaine) et littérature qui est ici interrogée, voire mise en cause ; c’est dire qu’en ce qui nous concerne bien des écrivains font œuvre de géographie.

  • 2 Albert Piette, Jean-Michel Salanskis, L’Humain impensé, Nanterre, Presses universitaires de Paris O (...)

2Le présent ouvrage est constitué de deux essais qui fonctionnent en connivence et en complémentarité. Il n’est pas le fruit d’une co-écriture, mais d’une succession d’échanges oraux et écrits entre les deux auteurs, d’influences réciproques, de partage d’expériences littéraires et scientifiques. Il est donc issu d’heureuses surprises de convergences géographiques et intellectuelles, du désir déjà ancien d’écrire ensemble, en toute liberté et dans un certain écart des canons académiques contemporains. L’occasion en a été offerte par le programme « L’Humain impensé, débats et enquêtes » de l’université Paris Lumières (associant en l’occurrence les universités Paris Nanterre et Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et le Collège international de philosophie) qui se proposait d’explorer la manière dont chaque discipline de sciences sociales et humaines conçoit l’humain2, et de confronter ces conceptions, explicites ou implicites, les unes aux autres. L’enjeu est donc ici d’expliciter de quel humain parle la géographie, ou encore de préciser comment la question de l’humain peut émerger dans cette discipline. Cela suppose, nécessairement, une entrée par la question de la relation humaine à l’espace, de l’expérience spatiale au sens le plus fort.

3Le premier essai, par Henri Desbois, explique pourquoi, d’une part, la géographie a plutôt eu tendance à peu traiter la question humaine, et comment, d’autre part, cette question a été introduite assez tardivement, par le courant dit « humaniste », en particulier au moyen d’un dialogue entre géographie et œuvres littéraires (entendues au sens très large, de la poésie à l’autobiographie, de la chanson au roman, etc.).

4Le second essai, par Philippe Gervais-Lambony, est une mise en pratique de ce type d’approche qui s’appuie sur des œuvres littéraires. Le point de départ en est une analyse de la restitution de l’expérience de l’espace dans l’œuvre de Saint-Exupéry, le point d’arrivée en est une réflexion plus spécifique sur l’expérience de l’espace urbain vu à travers, notamment, le cas sud-africain. Cendrars, Proust, Camus et quelques autres sont aussi mobilisés, pour montrer de quelle façon la littérature, en rendant compte de l’expérience subjective de l’espace, permet à la géographie de réintégrer le facteur humain.

5Quoiqu’il ne soit ici question que de géographie, la question des rapports entre le savoir sur l’humain, la littérature, et les sciences humaines et sociales est d’une portée bien plus générale, et nous espérons que ces deux essais pourront aussi intéresser et faire plaisir hors du petit cercle des géographes qui travaillent sur les œuvres littéraires. On voudra prendre ce livre donc pour ce qu’il est : à partir d’une réflexion sur la géographie, un appel et une ouverture. Appel à des croisements disciplinaires sur l’expérience humaine de l’espace, ouverture sur des projets à venir, des lectures aussi, des écritures différentes enfin. C’est parce qu’il est avant tout cela que le présent ouvrage, s’il a bien ici un avant-propos, n’a pas de conclusion : une conclusion sert à clore, c’est le contraire de ce que nous voulons faire !

Notes

1 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, in Jean-Yves Tadié (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, volume 1, p. 419-420.

2 Albert Piette, Jean-Michel Salanskis, L’Humain impensé, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2016.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search