1La définition de l’humain comme bipède reste introuvable dans l’histoire de la philosophie. Pour s’en tenir au registre des caractéristiques anatomiques de l’humain, ses deux mains ont bien davantage suscité l’intérêt des philosophes que ses deux pieds. Au lieu de la bipédie, qui ne désigne qu’un mode de locomotion sur deux pieds, la station droite, renvoyant à la posture verticale du corps qui rend possible le libre usage des mains, a été le plus souvent privilégiée. « Seul parmi les animaux l’homme a la station droite »1, déclare ainsi Aristote. La bipédie ne saurait en effet être considérée comme distinctive de l’humain : les oiseaux sont eux aussi des bipèdes2, si bien qu’un coq plumé a permis à Diogène le Cynique de railler la classification de l’humain comme « bipède sans plumes » évoquée dans le Politique de Platon3. Insuffisamment distinctive, la bipédie, avec ses deux pieds ancrés sur la terre, apparaît en outre comme une caractéristique moins noble que la verticalité humaine, couronnée par la tête au sommet du corps4.

2Pourtant, la station droite ne constitue pas à strictement parler un critère de définition de l’humain : elle n’est que l’une des caractéristiques qui lui sont propres. Ainsi, dans la perspective aristotélicienne, la station droite s’inscrit dans le registre des propres de l’humain, tandis le logos apparaît comme une propriété véritablement susceptible de définir l’humain5. Dans la perspective rousseauiste, qui congédie pourtant la station droite en affirmant que « l’homme est un bipède »6, la bipédie ne permet pas davantage de définir l’humain : c’est au critère « métaphysique et moral » de la perfectibilité qu’il revient de distinguer l’humain de l’animal, et en particulier des singes anthropomorphes décrits comme bipèdes7.

3Contrairement à la tradition philosophique, qui a réservé à la bipédie un rôle somme toute mineur, l’anthropologie évolutionniste accorde à cette caractéristique une place fondamentale. La bipédie est reconnue comme une propriété pleinement distinctive de l’humain, qui permet de le différencier des autres primates, puisque parmi eux, « l’homme seul est devenu un bipède »8. La bipédie se distingue en outre par l’antériorité de son émergence sur celle des autres caractéristiques anatomiques de l’humain : chronologiquement première, elle précède la libération des deux mains, la diminution de taille des canines et l’augmentation de celle du cerveau9. Est-ce à dire que la bipédie, dans la perspective évolutionniste, entre au service d’une définition de l’humain ? On admettra tout au plus que dans la perspective naturaliste qui est celle de l’évolutionnisme darwinien, la bipédie a pris la place de la station droite comme propre de l’humain – en laissant pour l’instant de côté l’extension qu’il convient d’accorder ici au terme d’humain.

4Rien ne permet à première vue de soutenir l’hypothèse d’une définition de l’humain comme bipède dans la perspective évolutionniste. Le projet même d’une définition de l’humain semble au contraire être absolument incompatible avec la démarche consistant à appréhender l’humain comme une entité naturelle qui évolue au cours du temps. Si définir l’humain, c’est en énoncer la caractéristique essentielle, soustraite au changement temporel, alors la théorie darwinienne de la descendance avec modification, postulant des variations graduelles soumises à la sélection naturelle, semble rendre caduc tout effort de définition10. « Dans une série de formes passant, par degrés insensibles, de quelque créature d’apparence simienne à l’homme tel qu’il existe aujourd’hui, il nous serait impossible de fixer de point précis à partir duquel le terme “homme” devrait être utilisé11. » Toute définition substantielle de l’humain étant alors exclue, seule une définition nominale peut encore être envisagée. Ainsi, explique Darwin, l’usage légitime du terme humain dépend de la définition de l’humain à laquelle on se réfère : celle-ci n’est pas unique ni fixée pour l’éternité ; elle résulte de ce qu’on a conventionnellement convenu de considérer comme humain, en fonction du contexte dans lequel ce terme est utilisé .

5Ainsi, en supposant que la bipédie constitue une version naturalisée de la station droite, on peut alors considérer que cette caractéristique vient s’inscrire non pas dans le registre de la définition, mais dans celui d’une description de l’humain par ses propriétés anatomiques. On dira alors qu’Aristote, en déclarant que « seul parmi les animaux l’homme a la station droite12 », décrit un état de fait, tandis que Darwin, en déclarant que « l’homme seul est devenu un bipède13 », décrit un processus. En ce sens, la connaissance de l’humain dans son évolution passe par la description du processus consistant à devenir bipède. La perspective évolutionniste renvoie ainsi de la définition de l’humain à la définition de la bipédie. En effet, que signifie « devenir bipède » ? Selon quels critères peut-on déterminer qu’un individu, voire une espèce, a commencé à devenir bipède, ou est pleinement devenu bipède ? Nous verrons que ces questions sont toujours d’actualité dans la paléoanthropologie.

6Nous n’avons pour l’instant évoqué le statut de la bipédie que dans la théorie darwinienne de l’évolution. Qu’en est-il dans la paléoanthropologie ? Si l’évolutionnisme fournit à cette science son cadre théorique, celle-ci se définit aussi par la méthode interprétative qu’elle met en œuvre pour percer à jour la signification de vestiges fossiles rares et fragmentaires. En tant que caractéristique propre à l’humain, la bipédie est utilisée en paléoanthropologie comme un critère d’interprétation des vestiges fossiles14. Or, à travers l’équivalence entre « bipède » et « humain » scellée par les interprétations successives de plusieurs découvertes fossiles, la bipédie devient dans cette discipline un véritable critère de définition de l’humain. Telle est l’hypothèse que nous allons examiner, en montrant que l’usage du critère de la bipédie en paléoanthropologie reconduit une approche essentialiste de l’humain doublement inattendue, puisqu’elle se manifeste dans une discipline naturaliste, mais aussi en venant s’incarner dans des fragments d’os fossiles vieux de plusieurs millions d’années.

7Or, quel est l’humain que la bipédie permettrait de définir ? Dans la perspective évolutionniste, si l’humain n’a plus d’essence fixe, il a également perdu sa référence unique. Le terme d’humain peut en effet s’entendre à trois niveaux : l’espèce Homo sapiens, le genre Homo, la lignée humaine (aussi désignée actuellement comme la lignée ou le clade des homininés15). C’est à ce dernier niveau, celui de la lignée humaine, que l’équivalence entre « bipède » et « humain » doit être envisagée. La bipédie constitue en effet en paléoanthropologie l’un des principaux critères permettant d’établir l’appartenance de vestiges fossiles à la lignée humaine. L’identification de caractères morphologiques associés à la bipédie permet d’établir si un spécimen fossile est susceptible d’être considéré comme ancestral aux humains actuels plutôt qu’aux grands singes africains actuels. Nous allons donc analyser les étapes historiques et logiques par lesquelles la bipédie en est venue à constituer un critère de définition de la lignée humaine.

8Plusieurs interrogations sont impliquées par l’hypothèse selon laquelle la bipédie est au service d’une définition de l’humain dans la paléoanthropologie. Dans quelle mesure cette définition est-elle liée aux contraintes épistémologiques inhérentes à la paléontologie ? L’analyse scientifique de vestiges fossiles fragmentaires et le plus souvent déformés nécessite en effet des critères de définition, utilisés comme des critères d’interprétation permettant de déterminer le statut phylogénétique des spécimens considérés. Cettedéfinitionest-elleexplicite, enétantouvertement reconnue par les paléoanthropologues comme un principe fondateur du cadre interprétatif mobilisé dans la discipline, ou est-elle implicitement présupposée dans l’interprétation des vestiges fossiles ? S’agit-il d’une définition a posteriori, établie à la suite de découvertes fossiles, ou au contraire d’une définition a priori, antérieure à ces découvertes ? Enfin, comment la notion de bipédie est-elle définie en paléoanthropologie ?

La bipédie, propre de la lignée humaine

9Nous commençons par examiner les conditions historiques et méthodologiques qui ont présidé à la construction de l’équivalence entre bipédie et appartenance à la lignée humaine dans la paléoanthropologie. Cette équivalence est en effet bien plus tardive que les premières découvertes de la paléontologie humaine, qu’on peut associer aux découvertes de Neandertal en 1856. Nous identifions ici dans l’histoire de la paléoanthropologie plusieurs étapes préalables à l’émergence d’une définition de la lignée humaine par la bipédie.

10Jusqu’au milieu du xx^e siècle, l’aptitude à la bipédie est considérée comme la caractéristique emblématique de « l’homme-singe », qui incarne alors la forme intermédiaire entre le singe et l’humain. Lorsqu’elle est identifiée sur des vestiges fossiles en l’absence d’autres caractéristiques considérées comme propres à l’humain (telles qu’un volume crânien élevé et la fabrication d’outils de pierre taillés), la bipédie devient le critère de reconnaissance du « chaînon manquant » (missing link) dont la théorie de l’évolution permet de supposer l’existence. Ainsi, l’espèce fossile Pithecanthropus erectus, dont le nom signifie littéralement « l’homme-singe érigé », a été décrite en 1894 à partir de vestiges mis au jour en Indonésie. Aujourd’hui attribuée à Homo erectus, elle a été présentée par son découvreur comme le « chaînon manquant » permettant de relier l’espèce humaine actuelle à son ancêtre simien, en raison de l’aptitude à la bipédie inférée d’un spécimen de fémur fossile16. En 1925, après la découverte d’un fossile crânien en Afrique du Sud, l’espèce Australopithecus africanus a été décrite par son découvreur comme celle d’un « singe-homme », en raison de l’orientation du trou occipital reliant le crâne à la colonne vertébrale, qui a été interprétée comme l’indice d’une posture verticale du corps. Si la bipédie – ou plus exactement la station droite, dans les deux cas mentionnés – est propre à l’humain, elle ne saurait donc le définir à elle seule.

11C’est au milieu du xx^e siècle seulement que l’équivalence entre bipédie et appartenance à la lignée humaine est consacrée en paléoanthropologie, lors de la refondation théorique de cette discipline dans le cadre néo-darwinien. Le congrès Origin and Evolution of Man organisé en 1950, auquel participent George Gaylord Simpson, Ernst Mayr ou Theodor Dobzhansky, marque l’intégration de la théorie synthétique de l’évolution dans le cadre interprétatif de la paléoanthropologie. La reconnaissance de la bipédie comme caractéristique propre à la lignée humaine17 (également désignée, dans la classification alors en usage, comme la famille des « hominidés », Hominidae) constitue l’un des acquis majeurs de cette refondation théorique. Il est toutefois important de noter qu’ici, dans ce cadre néo-darwinien, la bipédie ne constitue pas à strictement parler un critère de définition de la lignée humaine : l’adaptation à la bipédie est reconnue comme une caractéristique propre à cette lignée, partagée par tous les membres de la lignée humaine et uniquement par eux. « Les modifications progressives du squelette en adaptation à la bipédie érigée18 » sont alors intégrées à la diagnose de la famille des Hominidae, laquelle ne désigne pas à strictement parler une définition de ce taxon, mais sa description scientifique, visant à en énoncer les caractéristiques distinctives.

12La reconnaissance de la bipédie comme propre de la lignée humaine remplit alors deux fonctions épistémiques majeures. D’une part, en faisant de la bipédie un critère d’appartenance à la lignée humaine, la discipline s’affranchit des catégories ambiguës de l’homme-singe et du singe-homme qui encombraient jusqu’alors la phylogénie – à la suite notamment de nombreuses découvertes fossiles d’Australopithèques en Afrique du Sud dans les années 1930 et 1940. L’équivalence entre bipédie et appartenance à la lignée humaine n’est toutefois pas seulement motivée par un effort de parcimonie en matière de taxinomie : elle est aussi portée par l’affirmation forte de l’unité de la famille humaine, contre sa hiérarchisation en diverses formes semi-humaines, qui se prolongeait par celle de ses différentes races. Au contraire, être bipède – c’est-à-dire être engagé dans le processus de devenir bipède – c’est désormais être de plein droit membre de la lignée humaine.

13D’autre part, la signification taxinomique et phylogénétique désormais conférée à la bipédie permet à la paléoanthropologie de s’affranchir du paradigme cérébraliste qui avait jusqu’alors lourdement pesé sur cette discipline. Dans sa version forte, ce paradigme a consisté à soutenir que l’encéphalisation (l’augmentation de taille du cerveau) a précédé la bipédie au lieu de lui faire suite19. Dans sa version faible, il a consisté à faire du volume du cerveau le critère de définition de l’humain, permettant d’établir un seuil de démarcation quantitatif entre les formes fossiles qu’on peut considérer comme humaines et celles qui, tout en s’en approchant de l’humain à certains égards, sont jugées plus proches des grands singes actuels. L’anatomiste et anthropologue Arthur Keith a ainsi défini un « Rubicon cérébral » évalué à 750 cm3, en-dessous duquel nulle forme ne saurait être considérée comme humaine20. Cette définition cérébraliste de l’humain trouve son écho dans « l’homme de Piltdown », décrit en 1912 comme l’ancêtre idéal de l’Homo sapiens civilisé, c’est-à-dire européen, dont le fossile mis au jour en Angleterre résulte en réalité de l’assemblage d’un crâne humain et d’une mâchoire d’orang-outang. Ce paradigme cérébraliste a également conduit à exclure de l’arbre généalogique humain des fossiles jugés trop « simiens » pour figurer parmi nos ancêtres : bipèdes à petits cerveaux, les Australopithèques sud-africains ont été rejetés en dehors de la lignée humaine par une large part de la communauté scientifique de l’entre-deux-guerres. Dans la paléoanthropologie néo-darwinienne, ce sont ainsi les deux pieds qui déterminent l’appartenance à la lignée humaine et non la taille du cerveau ni même la possession de deux mains : le paradigme culturaliste fondé sur la main utilisatrice et fabricatrice d’outils, héritier de la désignation de l’humain comme « bimane » au xix^e siècle21, devient ainsi dépendant du paradigme bipédiste consacré au milieu du xx^e siècle.

La bipédie comme récit de l’origine

14Le paradigme bipédiste dont nous avons retracé l’émergence ne fait pas seulement de la bipédie une caractéristique propre à la lignée humaine : il situe également dans l’émergence de la bipédie l’origine de la lignée humaine. La bipédie est alors présentée comme l’adaptation inaugurale qui marque la séparation entre notre lignée et celle dont sont issus les grands singes africains actuels22. Ainsi, la bipédie marque le commencement de la lignée humaine : cette caractéristique est censée être présente chez les tout premiers représentants de cette lignée. Mais elle apparaît aussi comme la cause de la séparation, le redressement sur deux pieds étant ainsi élevé au rang d’événement fondateur de notre histoire évolutionnaire23.

15La bipédie devient ainsi la condition de possibilité à partir de laquelle la libération des mains pour la fabrication d’outils, puis l’augmentation de la taille du cerveau sont rendues intelligibles. Ces propriétés se trouvent du reste redistribuées à différents niveaux taxinomiques : si la bipédie est désormais le propre de la lignée humaine24, l’outil devient le propre du genre Homo25 et le volume cérébral élevé, celui de l’espèce Homo sapiens. En devenant la condition de possibilité des autres caractéristiques propres à l’humain, la bipédie reçoit le statut inédit d’un « quasi-transcendantal26 » dont procèdent toutes les autres propriétés : elle en est non seulement la condition anatomique, mais aussi la condition logique.

16La triade du pied, de la main et du cerveau, déployée dans l’histoire de l’évolution humaine, alimente une nouvelle narration anthropologique. En rapportant l’origine de l’humanité à ses deux pieds, ce récit semble infliger à notre orgueil une nouvelle vexation. Selon la célèbre formule de Leroi-Gourhan, « nous étions préparés à tout admettre sauf d’avoir débuté par les pieds27. » L’origine bipède de l’humain est certes moins glorieuse que son origine cérébrale, qui nous invitait à « imaginer la pensée fracassant les cloisons anatomiques pour se construire un cerveau28 ». Ce récit est pourtant profondément ambigu. Le redressement de notre lointain ancêtre sur ses deux pieds, dès lors qu’il porte en lui toutes les potentialités humaines, apparaît comme un nouveau mythe fondateur : comme le montre Wiktor Stoczkowski, les « scénarios d’hominisation » fondés sur la bipédie sont tout aussi prompts à reconduire une célébration anthropocentriste que ceux qui trouvent leur point de départ dans d’autres critères réputés plus nobles29. En reconnaissant dans la bipédie la caractéristique propre à la lignée humaine en même temps que celle qui en marque l’origine, la paléoanthropologie s’engage dans un double mouvement paradoxal de réduction et d’extension de l’humain30. Le mouvement de réduction, qui réduit l’humain à n’être rien de plus, en sa plus lointaine origine, qu’un grand singe bipède, se conjugue en effet à un mouvement d’extension qui étend dans le temps le propre de l’humain, d’Homo sapiens aux plus anciens représentants de la lignée humaine.

Une définition a priori comme principe des interprétations

17Le glissement de la bipédie comme propre de l’humain à la bipédie comme critère de définition de la lignée humaine est tout proche, dès lors que celle-ci est consacrée comme la caractéristique partagée par tous les membres de la lignée humaine et uniquement par eux, depuis ses premiers représentants jusqu’à l’espèce actuelle, mais aussi comme la condition de possibilité de toutes les autres propriétés humaines. Il nous semble que ce sont les usages du critère de la bipédie, concrètement mis en jeu dans l’interprétation de découvertes fossiles, qui confèrent à celle-ci un statut véritablement définitoire. En effet, la consécration de la bipédie comme propre de la lignée humaine a relevé avant tout d’une décision théorique, dont nous avons rappelé les motivations historiques et épistémologiques – même si les découvertes d’Australopithèques bipèdes à petits cerveau dans les années 1930 et 1940 ont joué un rôle très important. Au contraire, ce sont les usages de ce critère qui scellent ensuite l’équivalence, posée d’abord théoriquement, entre « bipède » et « humain », dans la mesure où tout spécimen présentant des caractères compatibles avec la bipédie sera désormais considéré comme appartenant nécessairement à la lignée humaine.

18Ce processus d’interprétation mobilise un système d’inférences conduisant de la description des caractères morphologiques des spécimens à l’élucidation de leur signification fonctionnelle et phylogénétique. Il consiste à décrire des caractères morphologiques sur un plan quantitatif (impliquant les dimensions, les angles de torsion, d’orientation des os), qualitatif (relatif à la forme externe mais aussi interne des spécimens) et comparatif : la morphologie du spécimen fossile (un fémur, par exemple) est comparée à celle d’autres spécimens fossiles éventuellement disponibles (les fossiles postcrâniens, plus fragiles que les os du crâne et les dents, sont très peu nombreux) mais aussi à celle de l’humain actuel et d’autres primates, en particulier (mais non exclusivement) les grands singes (chimpanzé, gorille, orang-outang et gibbon). La description des caractères morphologiques conduit ainsi à la polarisation de caractères « ressemblant à l’humain » (human-like) ou « ressemblant au grand singe » (ape-like).

19La description morphologique des caractères sert de support à l’interprétation de leur signification fonctionnelle et phylogénétique : les caractères qui se rapprochent de ceux de l’espèce humaine actuelle sont interprétés comme des caractères bipèdes et par conséquent considérés comme étant nécessairement l’indice de leur appartenance à la lignée humaine. Au contraire, les caractères qui se rapprochent de ceux des grands singes actuels sont interprétés comme non-bipèdes et associés à divers modes de posture et de locomotion, de la quadrupédie terrestre à la suspension de branche en branche dans les arbres. De nombreux fossiles d’homininés, en particulier les plus anciens, sont toutefois caractérisés par une morphologie dite « mosaïque », qui juxtapose des caractères « humains », des caractères « simiens » et éventuellement des caractères sans équivalent actuel. Or, face à cette morphologie mosaïque, les caractères « humains » donc « bipèdes » priment systématiquement sur les caractères « simiens » donc « non-bipèdes » : la présence de caractères associés à la bipédie est interprétée comme l’indice d’un engagement dans le processus consistant à devenir bipède. L’interprétation du squelette de « Lucy », découvert en 1974 et attribué à l’espèce Australopithecus afarensis, présente une telle morphologie mosaïque et permet d’illustrer ce point : l’équipe de recherche associée à sa description a soutenu que Lucy pratiquait une bipédie semblable à celle de l’humain actuel, à l’exclusion de tout autre mode de locomotion ; au contraire, d’autres chercheurs ont soutenu que Lucy continuait à se déplacer dans les arbres et qu’elle n’était par conséquent que partiellement bipède, en pratiquant une bipédie fonctionnellement différente de celle de l’humain actuel31.

20Le cadre interprétatif mobilisé implique ainsi une circularité, puisque l’humain y est défini comme bipède et, réciproquement, toute bipédie y est définie comme humaine. Ce raisonnement circulaire mobilise une définition de l’humain comme bipède qui reste implicite, en constituant le principe du processus interprétatif conduisant à établir une équivalence entre bipédie et appartenance à la lignée humaine. On pourrait toutefois considérer qu’il est légitime qu’une définition de l’humain serve de principe au système inférentiel qui caractérise la méthode interprétative de la paléontologie, consistant à décrire des caractères morphologiques pour leur assigner une signification fonctionnelle et phylogénétique : le critère de définition retenu pourrait en effet légitimement fournir un critère d’interprétation des vestiges fossiles.

21Pourtant, les découvertes fossiles majeures qui ont marqué la paléoanthropologie depuis les années 1990 permettent de mettre en évidence la dimension substantielle et a priori de la définition de la lignée humaine par la bipédie toujours mise en jeu. Les espèces fossiles Ardipithecus ramidus32, Orrorin tugenensis33 et Sahelanthropus tchadensis34 ont toutes été décrites comme « bipèdes » et, pour cette raison notamment, présentées par leurs découvreurs comme appartenant à la lignée humaine. Or, l’ancienneté de ces fossiles (datés à 4,4 millions d’années pour Ardipithecus, 6 millions d’années pour Orrorin et 7 millions d’années pour Sahelanthropus), ainsi que la diversité des caractères morphologiques associés à partir de ces spécimens à la bipédie, permettent d’envisager d’autres interprétations.

22Ces espèces fossiles sont en effet proches de la date de divergence supposée entre la lignée humaine et celle des grands singes africains, dont l’estimation oscille entre 5 et 10 millions d’années. Ces découvertes permettent donc d’envisager plusieurs occurrences de bipédies à une période ancienne, sans que celles-ci ne soient nécessairement l’indice d’un engagement dans un « devenir bipède », ni que celui-ci soit synonyme de « devenir humain ». Or, ces occurrences anciennes de bipédies ont été systématiquement interprétées par les chercheurs associés à ces découvertes comme l’indice d’une appartenance nécessaire à la lignée humaine et présentées comme une lointaine préfiguration de la bipédie humaine actuelle. L’attachement au cadre interprétatif fondé sur l’équivalence entre bipédie et appartenance à la lignée humaine, qui avait pourtant été établi au milieu du xx^e siècle en l’absence de vestiges fossiles s’approchant de la date de divergence de notre lignée, met en évidence la dimension substantielle et a priori de la définition de l’humain comme originairement bipède. D’une part, la bipédie tend à être considérée comme l’essence de la lignée humaine, en étant supposée absente avant l’émergence de la lignée humaine ou en dehors de cette lignée, mais nécessairement présente avec ses premiers représentants. D’autre part, cette définition s’apparente à un principe premier établi a priori, qui commande à l’ensemble du processus interprétatif sans être jamais mis en question par les découvertes empiriques.

23Alors même que la consécration de la bipédie comme propre de la lignée humaine a permis à la paléoanthropologie de s’affranchir des présupposés liés au paradigme cérébraliste, le paradigme bipédiste devient à son tour contraignant, en déterminant de manière univoque la signification des découvertes fossiles. Or, si l’usage des critères cérébral35 et culturel36 a fait l’objet d’une analyse critique, de la part des paléoanthropologues eux-mêmes, l’usage du critère de la bipédie est resté jusqu’alors peu interrogé.

De la définition de l’humain à la définition de la bipédie

24En commentant la déclaration darwinienne selon laquelle « l’homme seul est devenu un bipède », nous remarquions que la définition de l’humain s’y trouvait renvoyée à la définition de la bipédie. En repérant au principe des interprétations de la paléoanthropologie une définition de l’humain par la bipédie, nous voici confrontés à un déplacement similaire – à ceci près qu’il n’y est plus seulement question d’une définition nominale, conventionnelle, dépendante du contexte, comme semblait l’envisager Darwin, mais bien d’une définition substantielle de l’humain par la bipédie, qui devient à son tour une entité substantielle.

25Nous repérons ici une forme inattendue d’essentialisme, qui ne se manifeste pas seulement dans la taxinomie, c’est-à-dire dans la tendance à définir un taxon comme une entité définie par des attributs essentiels37. Le taxon des homininés tend certes à être défini par la bipédie qui en serait la propriété essentielle. Mais, cet essentialisme taxinomique se double d’un essentialisme anatomique38, que nous nous sommes employés à mettre en évidence en analysant le processus d’interprétation mobilisé dans la paléoanthropologie : celui-ci tend fréquemment à essentialiser des traits morphologiques considérés comme essentiellement et nécessairement bipèdes. La bipédie n’est donc pas seulement considérée comme la propriété essentielle du taxon des homininés (essentialisme taxinomique), mais aussi comme la propriété essentielle des vestiges homininés (essentialisme anatomique) : l’os fossile devient ici le substrat de propriétés essentielles. Certains paléoanthropologues, mettant en question l’interprétation de l’individu fossile surnommé « Lucy » qu’en avaient proposé ses découvreurs, ont ainsi critiqué le recours à des « traits magiques » considérés comme essentiellement et nécessairement bipèdes, tels que la distribution de l’os cortical dans le col du fémur, ou la présence d’un gros orteil non-divergent. Ces caractères sont interprétés comme impliquant nécessairement un certain type de comportement, à l’exclusion de tout autre. On voit ici combien la description des caractères morphologiques – dont on pourrait supposer qu’elle constitue le degré zéro de l’interprétation – est susceptible de porter l’empreinte d’une définition de l’humain, laquelle se déploie aisément sous la forme d’une narration.

26La bipédie continue à être considérée comme une propriété essentielle de la lignée humaine, en étant perçue comme un attribut unique (présent uniquement, c’est-à-dire exclusivement dans la lignée humaine), mais aussi comme un attribut uniforme (comme s’il n’en existait qu’une seule sorte) : la bipédie humaine actuelle tend à être utilisée dans cette perspective comme un modèle, à l’aune duquel peut être évaluée la bipédie des homininés. Ce modèle peut être compris en un sens métaphysique, à la manière d’une Idée platonicienne dont on demanderait dans quelle mesure y participent ou s’en approchent les bipédies des homininés, selon leur degré de perfection relative. Mais ce modèle peut aussi être compris en un sens épistémique, comme une représentation actuelle de la bipédie utile pour restituer un comportement passé dont des vestiges fossiles fragmentaires restent les seuls indices. La bipédie humaine actuelle apparaîtrait alors comme un modèle pleinement légitime, d’autant qu’elle constitue le seul exemple de bipédie quasiment permanente et exclusive dont on dispose parmi les primates actuels. Or, pour cette raison précisément, on peut se demander si la bipédie humaine actuelle constitue un bon modèle pour appréhender la bipédie des homininés, s’agissant en particulier des premiers représentants supposés de notre lignée. La bipédie d’Homo sapiens est un mode de locomotion très spécialisé, tandis que tous les primates se caractérisent par l’usage d’un répertoire très diversifié, associant plusieurs types de posture et de locomotion, utilisés à une fréquence variable et dont la bipédie peut être l’une des composantes occasionnelles. En établissant une typologie des comportements posturaux et locomoteurs chez les Primates, des chercheurs ont ainsi identifié 32 modes dits « positionnels » (impliquant à la fois la posture et la locomotion), parmi lesquels sont distingués 52 sous-modes posturaux et 74 sous-modes locomoteurs39.

27Il ne s’agit pas ici, en pointant les diverses modalités de la bipédie et de la station debout parmi les Primates non-humains actuels, de proclamer la chute d’un ultime « propre de l’homme » dont la paléoanthropologie serait le sanctuaire insoupçonné. Au contraire, dans la richesse des connaissances mobilisées par ce champ pluridisciplinaire (qui associe à la paléontologie la primatologie, mais aussi la génétique, la biomécanique, ou encore l’étude du paléo-climat et du paléo-environnement), nous discernons quatre pistes de recherche.

28Il apparaît premièrement que la notion de bipédie dont il est question en paléoanthropologie souffre d’une relative indétermination : bien que les caractères morphologiques susceptibles de refléter un mode de locomotion bipède soient décrits avec la plus grande minutie, la distinction entre locomotion bipède et posture redressée reste trop souvent floue. Cette relative indétermination apparaît comme la conséquence de la définition de l’humain par la propriété bipède, mais elle contribue à alimenter en retour l’équivalence essentielle établie entre « bipède » et « humain » dans de nombreuses interprétations.

29Deuxièmement, la diversité des postures verticales et des locomotions bipèdes chez les primates non-humains permet d’envisager ces espèces actuelles comme des modèles alternatifs ou complémentaires au modèle exclusif fondé sur la bipédie actuelle de l’espèce Homo sapiens pour appréhender le comportement postural et locomoteur des homininés les plus anciens.

30Troisièmement, au regard des données paléontologiques comme des recherches primatologiques, la problématique se déplace de la bipédie aux diverses modalités de la bipédie et de la station debout. D’autres formes de locomotion et de posture que celles qui sont associées à la bipédie humaine actuelle sont susceptibles d’avoir évolué, voire coexisté dans la lignée humaine. De plus, la question des modalités de la bipédie, entendue non pas seulement dans son sens anatomo-fonctionnel mais aussi dans son sens philosophique, nous invite à distinguer entre une bipédie possible (reflétée par des caractères traduisant une aptitude à la bipédie) et une bipédie réelle, c’est-à-dire effectivement pratiquée par l’individu dont on étudie les restes fossiles (reflétée par les traces sur l’os fossile d’un comportement locomoteur bipède).

31Quatrièmement enfin, en évoquant l’insuffisante définition de la notion de bipédie, il ne s’agit pas d’appeler la paléoanthropologie à revenir à une paléontologie purement descriptive, contre laquelle s’est précisément édifié le champ disciplinaire de la paléobiologie40, ni de réclamer une définition de la bipédie sous la forme d’une liste de caractères qui en seraient les propriétés essentielles. Il s’agit bien plutôt, en dénouant la connexion nécessaire trop souvent supposée entre la morphologie (à travers des caractères désignés comme « semblables à l’humain »), la fonction (à travers leur assimilation à des caractères « bipèdes ») et la phylogénie (à travers l’appartenance à la lignée humaine alors inférée), d’envisager l’épistémologie de la paléoanthropologie comme une source indispensable à l’avancée des débats dans cette discipline.

Conclusion

32Cette analyse des usages du critère de la bipédie dans l’interprétation des vestiges fossiles a visé à démontrer qu’une science naturelle telle que la paléoanthropologie n’a, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, nullement renoncé à énoncer des « propres de l’homme », mais qu’elle n’a pas même renoncé à définir l’humain : la définition de l’humain comme bipède, inexistante en philosophie, est ainsi apparue comme une invention tardive de la paléoanthropologie, scellée dans des pratiques interprétatives. Alors que la philosophie semble s’être détournée du projet d’une définition de l’humain, la paléoanthropologie s’y trouve plongée – fût-ce à son corps défendant ou à son insu.

33Il ne s’agit pas ici de s’offusquer de l’activité définitoire de cette science, qui pour percer à jour la signification de fragments d’os fossiles vieux de plusieurs millions d’années, doit nécessairement recourir à des critères de définition, employés comme critères d’interprétation. Il s’agit plutôt d’expliciter les présupposés de la discipline, en montrant que la définition de l’humain comme bipède, dont nous nous avons montré qu’elle est implicite, substantielle et a priori, constitue un biais dans la description des vestiges fossiles et un obstacle dans la progression du débat sur la locomotion des homininés. Notre analyse a tenté de mettre en évidence la solidarité entre cette définition de l’humain comme bipède et la narration des origines bipèdes de la lignée humaine, qui a pu jadis affranchir la paléoanthropologie du paradigme cérébraliste qui l’entravait, au profit d’un paradigme bipédiste dont elle se trouve aujourd’hui prisonnière.

34Ce sont aussi toutes les ambiguïtés de la naturalisation de l’humain, promise par la paléoanthropologie et dont la philosophie entend aujourd’hui épouser le mouvement, qui apparaissent ici. La concomitance supposée entre l’origine de la lignée humaine et l’adaptation à la bipédie porte avec elle l’illusion de pouvoir naturaliser l’origine. Or, cette origine ne cesse pas d’être pensée comme métaphysique, en étant assimilée à un commencement absolu (à travers une bipédie qui serait nécessairement présente chez les premiers représentants de la lignée humaine et présente uniquement dans cette lignée) mais aussi à une cause première, dont procèderaient toutes les autres caractéristiques propres à l’humain.

35Résolument critique, notre analyse se défend pourtant d’être relativiste : elle ne vise pas à dévaluer la description des spécimens fossiles en une construction narrative, destinée à mettre en scène une définition de l’humain héritée de la métaphysique aristotélicienne. Nous avons au contraire distingué la tradition métaphysique de la philosophie et la tradition naturaliste de la paléoanthropologie, en prêtant attention aux contraintes épistémiques inhérentes à la paléontologie auxquelles est soumise cette dernière – à commencer par la nécessité de (re)construire matériellement ses objets fossiles, de nature fragmentaire.

36Avec la paléoanthropologie, la philosophie se trouve, nous l’avons souligné, confrontée à une réduction de l’humain, en même temps qu’à une extension de l’humain41, dans le temps de son évolution, dans la diversité des formes qui s’y sont déployées et des significations nouvelles qu’y prennent les « propres de l’homme ». Confrontée à la complexité de l’histoire évolutionnaire de notre lignée, l’anthropologie philosophique, qui s’est jusqu’alors employée à définir et à décrire l’humain dans son unicité, se trouve face à un nouveau défi. « Que deviennent les anthropologies philosophiques ? Peuvent-elles s’accommoder de la mise au pluriel des humanités ?42 », pouvons-nous demander avec Francis Wolff. Il nous semble que cette accommodation de l’anthropologie philosophique à la paléoanthropologie est possible à une double condition, portée par une exigence critique. Elle implique d’une part une épistémologie, c’est-à-dire une théorie critique des modalités de la connaissance paléoanthropologique. Elle implique d’autre part une ontologie, qui engage un travail de distinction des différentes entités dites « humaines » dans cette science, ce terme qualifiant tantôt des taxons (au niveau de l’espèce, du genre et de la lignée), tantôt des caractères, tantôt des os fossiles.

37Pour être profitable aux deux disciplines, « l’accomodation » de l’anthropologie philosophique à la paléoanthropologie ne saurait en effet reposer sur une démultiplication de notre humanité, dans un jeu de miroirs consistant à conférer à chacune des espèces fossiles attribuées à la lignée humaine toutes les caractéristiques en puissance que notre espèce possède actuellement. Ce champ de recherche nous semble bien plutôt engager une réflexion sur la différenciation des formes dans notre lignée, irréductible à un processus consistant à devenir bipède, c’est-à-dire humain. La pluralité à laquelle nous confronte aujourd’hui la paléoanthropologie nous invite ainsi à considérer dans les homininés qu’elle nous dépeint des humanités autres, qui diffèrent entre elles ainsi que de la nôtre.