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Penser l’humain à partir de son évolution

p. 91-110


Texte intégral

1La connaissance de l’évolution humaine a progressé de façon spectaculaire au cours du dernier demi-siècle, comme en témoigne notamment le nombre de découvertes et d’espèces créées sur cette période. Il s’agit là de la poursuite d’une logique à l’œuvre depuis les débuts de la discipline qui étudie cette évolution, et que l’on pourrait arbitrairement fixer avec la découverte de l’Homme de Néandertal en 1856 ou avec la publication du livre de Darwin en 1859. Aussi grands soient ces progrès, la connaissance de l’évolution humaine n’est pas, et ne sera jamais, suffisante pour penser, et encore moins définir, l’Homme. Mais elle apporte tant d’éléments que toute réflexion sur l’humain qui ignorerait l’état des connaissances sur l’évolution humaine serait incomplète.

2L’objectif de cet article est d’évoquer certaines des principales contributions que cette connaissance de l’évolution humaine peut apporter à une réflexion plus large sur l’humain. Pour ce faire, nous balaierons chronologiquement l’histoire de notre lignée de ses origines à nos jours, en quatre chapitres. Pour chacun, nous rappellerons brièvement quelques informations concrètes sur les fossiles humains qui lui correspondent et examinerons un ou plusieurs éléments de réflexion concernant la définition de l’humain que les fossiles de ces étapes permettent d’alimenter.

L’origine de notre lignée et les premiers Homininés

3Commençons par préciser ce que nous appelons ici notre lignée, la lignée humaine, et les Homininés, qui en sont les représentants. La majorité des chercheurs de cette discipline considère la lignée humaine comme étant celle dont les humains sont les représentants actuels, par opposition à la lignée des grands singes africains (chimpanzés, bonobos et gorilles). Ces trois espèces sont nos plus proches cousins, et nous partageons donc une lignée ancestrale commune. L’estimation de la date de divergence, à partir de cette lignée ancestrale commune, se situe dans une fourchette probable de 6 à 10 millions d’années (Ma dans la suite du texte). Cet enchaînement évolutif peut être schématisé par un « Y », la barre inférieure représentant la lignée ancestrale commune, les deux barres obliques représentant la lignée humaine d’un côté et celle des grands singes africains de l’autre. Si cette vision schématique n’est pas critiquable en soit, en ce qu’elle représente une divergence de deux lignées comme l’évolution en compte tant, elle n’est cependant pas sans conséquence sur la façon que nous avons de l’interpréter. Elle entraine notamment presque « mécaniquement » une sursignification du « nœud » du Y. Ce nœud marque le moment où se séparent notre lignée et celle menant à nos cousins africains. Ces lignées étant définies par leurs représentants actuels, la lignée menant vers l’homme est appelée la lignée humaine, même s’il est clair pour tous que certaines espèces, tout particulièrement les plus anciennes, seraient difficilement considérées comme humaines, quel que soit le sens donné à ce terme. Pourtant, le nœud du Y devient alors un moment privilégié où commence une histoire dont nous sommes les représentants actuels. Il aurait suffi de dire « une histoire dont nous sommes l’aboutissement », et la téléologie était là, ce qui en dit long sur les glissements faciles, mais dangereux, que peut induire cette représentation. Ce n’est pas le seul travers qu’elle porte en germe. Ainsi, puisqu’à partir de ce moment les deux lignées divergent, c’est que, d’un point de vue évolutif, quelques caractères nouveaux, au moins un, d’un côté ou de l’autre, permettent aux deux lignées de s’individualiser. La probabilité que ce ou ces caractères nouveaux ne soient pas fossilisable(s) est non négligeable. Les paléoanthropologues recherchent cependant sur les fossiles les plus anciens quels sont les caractères anatomiques permettant de leur octroyer le statut d’Homininés, donc de membres de notre lignée. Il y a alors une tendance à considérer que ce qui va être à l’origine de notre lignée est un caractère particulièrement signifiant de ce qui fait l’Homme. Il fut un temps où l’on a pu considérer que c’était l’acquisition du langage, ou la capacité à fabriquer des outils, hypothèses aujourd’hui implacablement rejetées par la réalité de la documentation fossile. De nos jours, il n’est pas rare de considérer l’acquisition de la bipédie comme un marqueur de l’appartenance à la lignée humaine et ce dès son commencement, au point d’en devenir une sorte d’événement fondateur. Cette vision, a fortiori lorsqu’elle est mal véhiculée dans le cadre de la diffusion de la culture scientifique, ne diffère pas vraiment du monolithe noir qui surgit dans le film de Stanley Kubrick 2001, L’Odyssée de l’espace (1968).

4Il est pourtant possible de vider cette représentation de l’origine de notre lignée de ces glissements dangereux. D’abord, il faut s’appuyer sur ce qui fonde cette représentation, à savoir les représentants actuels des deux lignées. Il suffirait que les hasards de l’évolution aient abouti à une issue un tant soit peu différente aujourd’hui pour que le nœud du Y ne soit pas le même. Que les grands singes africains aient disparu, sans laisser de traces fossiles (nous n’en connaissons effectivement pratiquement aucune), nous ignorerions alors qu’ils ont jamais existé, les orangs outans asiatiques seraient nos plus proches parents existant actuellement et le nœud du Y serait placé aux alentours de 15 Ma. Certains australopithèques (les formes parfois dites « robustes ») auraient-ils survécu un petit million d’années de plus, ils peupleraient aujourd’hui les savanes africaines, seraient nos plus proches parents et le nœud du Y serait placé entre 2 et 3 Ma. Si le nœud qui fonde notre lignée est à ce point contingent, il est infondé de lui accorder une importance particulière.

5Les fossiles ensuite sont également riches d’enseignement. Jusqu’à la fin du xxe siècle, aucun fossile de la lignée humaine n’était connu dont l’âge s’approchait de la fourchette 6-10 Ma, les plus anciens ne dépassant pas 4 Ma. Même en considérant que l’émergence de notre lignée se situait dans la partie la plus récente de la fourchette proposée, soit vers 6 Ma, c’est au moins tout le premier tiers de notre histoire qui était totalement absent de la documentation fossile, voire même plus de la moitié. En observant des fossiles de plus en plus anciens, on voit en quelque sorte le film de l’évolution défiler à rebours. Plus les fossiles sont anciens, moins ils portent de caractéristiques humaines, au sens présentes chez les humains actuels. Lorsque le registre fossile n’allait pas plus loin que 4 Ma, un certain nombre de traits humains n’étaient déjà plus observables sur les plus anciens fossiles, comme le gros cerveau ou la manufacture d’outils en pierre taillée. Les paléoanthropologues ont alors considéré que les caractéristiques « humaines » encore observables sur les fossiles de la tranche 3 à 4 Ma étaient apparues bien plus tôt et pouvaient même être considérées comme les caractéristiques étant apparues en premier dans notre lignée. Elles devenaient donc des marqueurs de l’appartenance d’un fossile à notre lignée. Parmi ces caractéristiques supposées fondatrices, celles qui ont le plus été utilisées sont l’épaisseur de l’émail sur les dents jugales (prémolaires et molaires), la disparition de la proéminence des canines et des diastèmes associés, et, enfin, la pratique de la bipédie (voir dans les références citées pour tous les fossiles présentés ci-dessous).

6Depuis cette période, plusieurs fossiles ont été découverts au-delà de la barre symbolique de 4 Ma. Dans l’ordre chronologique des publications des descriptions originales, il s’agit d’Ardipithecus ramidus, en Éthiopie, daté de 4,4 Ma1, d’Orrorin tugenensis, au Kenya, aux environs de 6 Ma2, d’Ardipithecus kadabba, en Éthiopie, aux environs de 5,8 Ma3 et de Sahelanthropus tchadensis, au Tchad, vers 7 Ma4. Il faut souligner la conjonction exceptionnelle de ces découvertes. Là où rien n’était connu à la fin du xxe siècle au delà d’Ar. ramidus et donc de 4,4 Ma, les deux premières années du 3e millénaire ont livré trois ensembles de fossiles entre environ 6 et 7 Ma. Pour autant, ces fossiles nous donnaient une vision incomplète de nos très lointains ancêtres compte-tenu de leur état de conservation. La découverte d’un remarquable squelette partiel d’Ar. ramidus5 pallie partiellement ce biais pour autant qu’on accepte l’hypothèse, somme toute plausible, que ce squelette donne une bonne idée du schéma corporel général de l’ensemble des formes « ante 4 Ma ». Que nous disent alors tous ces nouveaux fossiles à propos des trois caractéristiques évoquées ci-dessus ?

7Les dents jugales de ces trois genres semblent présenter un émail d’épaisseur supérieure à celle de l’émail des dents des grands singes actuels, mais inférieure à ce qui sera systématiquement observé sur les fossiles plus récents du groupe des australopithèques. Cela s’accompagne d’ailleurs d’une position également « intermédiaire » au niveau de la taille des molaires plus massives que chez les grands singes, mais moins que chez les australopithèques. Les canines ne sont pas aussi proéminentes que nos cousins africains, mais nettement plus cependant que chez l’homme actuel, surtout chez Ar. kadabba. Chez S. tchadensis, elles ne semblent pas être jouxtées de diastèmes alors qu’il est au contraire bien présent chez Ar kadabba, associé à une morphologie très primitive de la troisième prémolaire inférieure (très asymétrique et « caniniforme »). Cette disposition primitive de l’ensemble canines/prémolaires est un peu moins marquée chez Ar. ramidus. Quant à la bipédie, elle a été avancée comme argument fort dans l’inclusion de ces trois ensembles fossiles dans notre ancestralité par la position du trou occipital pour S. tchadensis et Ar. ramidus (dans un premier temps pour ce dernier) et par la morphologie des fémurs pour O. tugenensis. La découverte du squelette partiel de Ar. ramidus a permis d’avoir une vision plus complète de l’anatomie locomotrice d’au moins une de ces quatre espèces très anciennes6. Avec des proportions corporelles de quadrupèdes (membres antérieurs et inférieurs de même taille) et un pied muni d’un hallux opposable, Ar. ramidus ne cadre pas avec l’image d’un bipède accompli. Ses découvreurs, partisans d’une bipédie accomplie (semblable à la nôtre) pour Au afarensis (voir infra), reconnaissent pour Ar ramidus des capacités arboricoles associés à une « forme de bipédie plus primitive que celle d’Australopithecus7 ». Ainsi, aucune des caractéristiques supposées fondatrices de la lignée humaine ne se trouve exprimée de façon claire sur les fossiles à notre disposition et éclairant, certes encore très partiellement, l’anatomie de nos plus lointains ancêtres pendant environ le premier tiers de notre histoire évolutive exclusive. Avant de conclure sur ce point, il nous semble préférable de poursuivre la suite de cette histoire évolutive avec les Australopithèques.

Les Australopithèques

8Les Australopithèques correspondent à un ensemble d’espèces qui ont existé en Afrique entre un peu plus de 4 Ma à environ 2 Ma. Si l’on intègre dans ce groupe les formes dites « robustes » ou paranthropes, c’est même jusqu’un peu moins de 1,5 Ma que ces formes ont vécu en Afrique. Certaines espèces sont documentées par des assemblages fossiles de plusieurs centaines de restes, d’autres ne sont représentées que par quelques vestiges fossiles au point que certains chercheurs contestent la création d’espèce nouvelle à partir de si peu de pièces anatomiques. Bien sûr, il existe des différences anatomiques entre toutes ces espèces, qui étayent précisément des attributions taxinomiques différentes. Mais ces formes partagent certaines caractéristiques qui les distinguent aussi bien de leurs prédécesseurs que de leurs successeurs (au moins au sens chronologique et pas forcément phylogénétique), et qui nous apporteront des éléments de réflexions quant à leur apport à une définition de l’Homme.

9Très nettement, ce qui distingue les australopithèques des formes plus anciennes que nous venons de voir est la mégadontie : les dents jugales (molaires et prémolaires) sont de grande taille et recouvertes d’une couche d’émail franchement épaisse8. Par ailleurs, l’évolution de l’ensemble canines/prémolaires poursuit l’évolution que nous avons suivie chez les formes plus anciennes : certaines formes ont encore des canines un peu proéminentes jouxtées de petits diastèmes et des prémolaires encore un peu asymétriques ; d’autres formes ont des canines plus petites, sans diastème et des prémolaires qui sont réellement devenue des « mini-molaires ». Si leurs dents diffèrent de celles de leurs ancêtres, leur capacité crânienne en revanche ne tranche pas franchement avec celle des formes plus anciennes, pas plus d’ailleurs qu’avec celles de chimpanzés actuels, avec des valeurs oscillant entre 400 et 500 cm3. Enfin, le squelette locomoteur des Australopithèques est un sujet qui reste débattu sans faire aucun consensus parmi les paléoanthropologues. Australopithecus afarensis est l’espèce la plus étudiée sur cette question de la locomotion du fait de la qualité et la quantité de ses restes postcrâniens. Le débat toujours d’actualité porte sur l’interprétation d’une anatomie comportant à la fois des caractéristiques considérées comme traduisant une aptitude à la bipédie (position et orientation du trou occipital, largeur du bassin, obliquité de la diaphyse fémorale) et d’autres que l’on observe chez les primates arboricoles (tronc conique, épaule orientée plus vers le haut, métacarpiens, métatarsiens assez longs et courbes de même que les phalanges de main et de pied). Si pratiquement tous les auteurs s’accordent sur le fait que les Australopithèques étaient bipèdes, certains considèrent qu’il s’agissait d’une bipédie accomplie et semblable à celle pratiquée par les humains actuels alors que d’autres pensent que leur mode de locomotion associait une part non négligeable d’arboricolisme et que leur bipédie différait de la nôtre9. Ce débat traduit les divergences d’interprétation des caractères arboricoles considérés comme primitifs. S’agit-il de caractères « vestigiaux » n’ayant plus d’implications fonctionnelles ou au contraire de caractères qui traduisent une réalité fonctionnelle. Lorsque l’on voit l’absence de consensus sur le mode de locomotion d’A. afarensis, et au-delà des autres Australopithèques, qui existe encore quarante ans après la découverte de Lucy, on mesure l’ampleur des débats à venir concernant la locomotion des formes plus anciennes comme les Ardipithèques.

10Ainsi, nous avons vu dans la section précédente que les caractéristiques supposées fondatrices de la lignée humaines étaient loin d’être en place à l’origine de notre lignée. Il semblerait plutôt au contraire qu’à partir d’une morphologie ancestrale encore très mal connue par manque de fossiles, la première partie de notre histoire évolutive se caractérise par la mise en place progressive des caractéristiques considérées comme humaines qui ne deviendront semblables, ou du moins proches, de leur expression véritablement humaine que plus ou moins tardivement : vers environ 4 Ma pour une épaisseur d’émail importante sur les dents jugales, après 3 Ma pour une disparition totale de la proéminence des canine et du diastème associé, après 2 Ma pour une bipédie indubitablement humaine. Il n’y a donc pas de monolithe noir, mais une histoire évolutive longue et complexe, comme pour n’importe quelle lignée évolutive.

L’émergence du genre Homo

11Nous venons de balayer les deux grandes premières étapes de l’évolution de notre lignée. Elles se suivent sans chevauchement, du moins dans l’état actuel des connaissances, et correspondent à deux ensembles d’espèces avec des caractéristiques générales assez différentes. La troisième et dernière étape des changements morphologiques majeurs qui affectent notre lignée débute il y a environ 2,5 Ma, chevauchant ainsi l’étape précédente. Cette troisième étape correspond à l’histoire évolutive de notre genre, le genre Homo. Dans le cadre d’une réflexion sur l’humain, il est évidemment important de connaître l’état des connaissances et des débats sur l’homme au sens zoologique, c’est-à-dire le genre Homo, et tout particulièrement sur son origine et corrélativement sur sa définition, raison pour laquelle nous souhaitons développer particulièrement ce point.

12Les débats toujours en cours prennent racine dans les années 50 et 60. À cette époque, la grande synthèse néodarwinienne affecte profondément la question de l’évolution humaine. La situation des connaissances sur le sujet était alors complexe, pour ne pas dire confuse, avec un nombre élevé de genres et d’espèces qui empêchait toute vision cohérente de l’évolution humaine, et était parfaitement incompatible avec le cadre biologique général proposé dans la synthèse néodarwinienne. C’est à cette occasion que toutes les formes anciennes de fossiles n’appartenant pas aux australopithèques sud-africains ont été regroupées à l’intérieur d’une espèce appelée Homo erectus10. Le nom de genre indiquait la proximité de cette espèce à la nôtre. Le terme erectus était issu du Pithecanthropus erectus, le fossile historiquement le plus ancien de tous ceux regroupés dans cette espèce et qui lui donnait de ce fait son nom conformément au principe d’antériorité du code de nomenclature zoologique international. S’en suivit logiquement une définition du genre Homo, aux contours fossiles ainsi redessinés, qui mettait en avant la capacité crânienne, la bipédie étant alors « repoussée » dans un passé plus ancien, non pas comme caractéristique du genre Homo, mais comme celle des Hominidés (tel que définis alors) compte-tenu de la présence de nombreuses caractéristique bipèdes observées sur les restes post-crâniens d’Australopithèques sud-africains. Le Gros Clark définit notamment Homo comme « un genre de la famille des Hominidés, qui se distingue par une forte capacité crânienne […] avec un intervalle de variation allant de 900 cm3 à 2 000 cm3 ».

13Quelques années plus tard, les découvertes fossiles faites à Olduvai, dans la Nord de la Tanzanie, viennent bouleverser ce cadre à peine établi. Il s’agit tout d’abord de découvertes d’industries lithiques très anciennes rapidement désignées sous le terme d’industries oldowayennes. Provenant des mêmes niveaux que cette industrie, un crâne fossile d’Australopithecus boisei (une espèce créée à cette occasion et qui représente une sorte de cousin est-africain de l’A. robustus sud-africain) jette une première fois la lumière sur les Gorges d’Olduvai11. Lorsque la poursuite des fouilles amène la découverte de fossiles avec une anatomie plus « évoluée » que celle d’A. boisei, Leakey y voit un meilleur candidat au titre d’artisan de l’oldowayen et l’équivalence souvent faite à l’époque entre Homme et outil aboutit à l’inclusion de la nouvelle espèce créée à cette occasion, habilis, au sein du genre Homo12. Mais à environ 650 cm3, même si la capacité crânienne d’H. habilis est supérieure à celle d’A. boisei (environ 500 cm3), elle est cependant nettement plus faible que la limite inférieure de 900 cm3 proposée par Le Gros Clark. Dans l’article baptisant et décrivant cette nouvelle espèce, les auteurs proposent donc également une redéfinition du genre Homo pour pouvoir y inclure leur habilis. Cette redéfinition inclut notamment un « rubicon cérébral » abaissé à 600 cm3 et des capacités de préhension précises.

14En redéfinissant ainsi le genre Homo, en créant l’espèce habilis, et en proposant que le genre Homo et la manufacture d’outil puissent être aussi anciens que 1,8 Ma, les auteurs allument une controverse scientifique majeure mais qui s’avèrera d’une grande fécondité. L’accumulation des découvertes fossiles dans plusieurs gisements est-africains pendant les années 60 et 70, surtout à Koobi Fora au nord du Kenya, et encore à Olduvai, vont alimenter ce débat qui, en se concluant, en 1991 en alimentera de nouveaux. C’est en 1991 en effet que sont publiées les monographies de Tobias, présentant l’analyse exhaustive des fossiles d’Homo habilis d’Olduvai, et de Wood, consacrée à leurs homologues de Koobi Fora. Si l’existence de l’espèce Homo habilis à 1,8 Ma est alors actée en point final d’un processus en marche depuis déjà plusieurs années, la question de l’unicité de cette espèce, également en gestation, éclate. Ce débat qui s’ouvre alors est emblématique d’un problème classique en paléontologie en général, et donc aussi en paléoanthropologie : comment interpréter la variabilité d’un ensemble de fossiles ? Ici, concrètement, comment interpréter l’existence de deux groupes dans l’ensemble de fossiles débattus depuis des années dans le cadre du débat concernant H. habilis ? S’agit-il des deux sexes d’une même espèce comme proposé par exemple par Tobias13 ou de deux espèces différentes habilis et rudolfensis comme proposé par Wood14 ? En poursuivant les réflexions sur cet ensemble fossile, Wood et Collard15 ont argumenté que les critères établis par Leakey et al. en 1964 étaient en fait très difficilement applicables aux fossiles ou généraient un certain nombre de problèmes ou de biais potentiels dans leur analyse. Ils ont proposé une démarche alternative pour tester l’attribution des espèces habilis et rudolfensis au genre Homo et ont abouti à la conclusion d’exclure ces deux espèces du genre Homo qui commencerait donc après eux, et donc après 2 Ma, avec Homo erectus/ergaster, et non avec eux un peu après 2,5 Ma (sur la base des rares fossiles potentiellement attribuables à ces deux espèces et découverts dans des niveaux entre 2,3 et 2,4 Ma). Sans entrer dans le détail méthodologique de leur approche, le débat sous-jacent est de déterminer quand, et jusqu’à un certain point comment, on passe du « modèle » australopithèque au « modèle » Homo, soit d’individus avec de faibles capacités crâniennes, des appareils masticateurs très développés, porteurs notamment de grosses dents jugales et avec une architecture locomotrice générale encore différente de la nôtre, à des individus avec des boites crâniennes plus grosses, une nette réduction de l’appareil masticateur et des dents jugales, et un squelette locomoteur semblable au nôtre dans les grandes lignes et, à ce titre, enfin unanimement accepté comme signe d’une bipédie comparable à la nôtre. Ce débat toujours non résolu vient d’être fortement réactivé par la découverte en Afrique du Sud de fossiles datés d’un peu moins de 2 Ma et dont la morphologie est en de nombreux points intermédiaires entre celle des Australopithèques et celle du genre Homo. Même si les auteurs ont fait un choix en baptisant cette nouvelle espèce Australopithecus sediba16, les deux squelettes partiels présentés dans les premières descriptions ainsi que les fossiles encore à venir (le gisement est riche et toujours en cours de fouille) seront des éléments majeurs des débats à venir en ce qu’ils sont des représentants uniques en leur genre d’une anatomie transitionnelle entre Australopithecus et Homo.

15Enfin, pour boucler la boucle, il semble pertinent de terminer par un petit point sur la question des industries en pierre taillée, si importante dans la définition initiale d’Homo habilis et, ce faisant emblématique de l’appartenance au genre Homo. Dans l’état actuel des connaissances, les plus anciennes industries lithiques proviennent du gisement de Gona, au nord-est de l’Ethiopie, et sont datées de 2,6 Ma17. Elles sont attribuées à une industrie qualifiée de pré-oldowayenne. Elles sont à peine plus anciennes que les rares restes attribués à Homo habilis sensu lato entre 2,3 et 2,4 Ma. Il n’y aurait donc à ce stade pas d’incompatibilité entre les données fossiles et l’idée d’outils en pierre taillée strictement associés au genre Homo. Si l’on se place dans la perspective de Wood et Collard, et que l’on considère que les premiers représentants du genre Homo post-datent légèrement 2 Ma, la situation est déjà plus délicate. Mais, surtout, si l’on analyse l’industrie de Gona et celle de Lokalalei, datée de 2,34 Ma18, il est évident que pour simple et « primitive » qu’elle soit, elle ne correspond pas au degré zéro de complexité d’une activité intentionnelle de taille d’outil. Certains galets présentent en effet les traces d’au moins une quinzaine d’enlèvements. Il y a donc un indice très fort qu’à 2,6 Ma, il y a déjà une histoire de la taille des outils en amont dans le temps. Mais de combien ? Pas très loin de Gona, dans un autre site de cette région éthiopienne de la vallée de l’Awash, le site de Dikika a livré des ossements de faune présentant des stries de découpe. Les niveaux dont ils proviennent ont un âge d’environ 3,4 Ma19. Cette découverte a bien sûr engendré un débat. S’agit-il vraiment de stries de découpe ? Si oui, une strie de découpe n’est pas une preuve absolue de la manufacture d’outil puisqu’il est possible de couper de la viande avec une pierre disposant d’un tranchant naturel. Mais à la lumière de la morphologie des industries de Gona et de Lokalalei, il n’y a rien de choquant à imaginer des industries lithiques plus anciennes. Peuvent-elles être aussi anciennes que 3,4 Ma ? Le fait est que ce décalage chronologique de plus en plus grand avec les plus anciens fossiles du genre Homo, a fortiori si habilis et rudolfensis en sont exclus, rend de plus en plus improbable l’équivalence genre Homo/outils en pierre taillée. La mise en évidence d’outils en pierre taillée datés de 3,3 Ma à l’Ouest du Lac Turkana entérine définitivement la capacité de production d’industrie lithique bien au delà de 3 Ma, donc le fait que l’émergence de cette capacité dans la lignée des Homininés est beaucoup plus ancienne que l’émergence du genre Homo. L’équivalence genre Homo/outils en pierre taillée, questionnée depuis un moment, est donc devenue totalement caduque.20

16En conclusion de cette section, il semble plus ou moins acquis que le genre Homo peut être caractérisé (à défaut d’être défini au sens strict) par une capacité crânienne plus importante que toutes les formes qui ont précédé ou que tout primate actuel, avec un appareil masticateur réduit et une architecture locomotrice globalement semblable à la nôtre, signe très probable d’une bipédie identique à la nôtre. Pour autant, le détail de l’émergence de notre genre est encore l’objet de nombreuses questions créées ou régénérées presque à chaque découverte fossile concernant cette période charnière. Même si la taille du cerveau commence à augmenter, les premiers représentants du genre Homo, et donc au-delà le genre lui-même, ne sont pas caractérisés par de gros cerveaux, pas plus que par les capacités langagières, trop difficiles en fait à extrapoler à partir des endocrânes, ni probablement par la manufacture d’outils en pierre taillée. À ces critères symboliquement chargés mais qui semblent de moins en moins probants, s’en substituent qui viennent alimenter les discussions comme la réduction de l’appareil masticateur par rapport aux australopithèques ou la capacité à la course d’endurance21, diagnostiquée à partir de l’anatomie post-crânienne. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que la question de l’émergence de notre genre est loin d’être claire et subséquemment celle de sa définition également.

Homo sapiens et ses contemporains

17Dans le cadre d’une réflexion sur l’humain, il nous semble utile dans ce dernier chapitre de brosser un rapide état des lieux sur notre propre espèce Homo sapiens et ses contemporaines, tant les changements ont été nombreux ces dernières années. Nous faisons pour cela un petit saut dans le temps en focalisant sur les 2 à 300 derniers millénaires. Nous allons y rencontrer plusieurs groupes humains fossiles qui représentent des étapes tardives de l’évolution du genre Homo et qui représentent des enjeux majeurs dans notre discipline alors que certains d’entre eux étaient inconnus il y a encore peu de temps. Les changements issus de nouvelles découvertes ou des avancées méthodologiques sont tels que nous ne pourrons être exhaustifs.

18Peu après l’émergence de notre genre, qui a lieu en Afrique entre environ 2 et 2,5 Ma, selon les hypothèses évoquées ci-dessus, nos ancêtres vont pour la première fois de leur histoire évolutive peupler des territoires hors d’Afrique et occuper rapidement tout l’ancien monde (Afrique donc, ainsi que l’Eurasie22). Sur cet immense territoire géographique, face à une variété d’environnements très importante et sur une durée d’au moins 1,5 Ma, les fossiles qui racontent l’histoire évolutive du genre Homo après 2 Ma montrent une variabilité significative. Comme nous l’avons déjà évoqué à propos d’habilis, l’interprétation de cette variabilité donne lieu à des hypothèses alternatives et de nombreux débats sur le nombre d’espèces et leurs relations phylogénétiques. Les formes fossiles dont nous allons parler représentent la partie la plus récente de cette histoire évolutive et des débats qui la concernent.

19Une majorité de chercheurs s’accorde actuellement sur le fait que l’origine de notre espèce Homo sapiens est africaine. Les fossiles d’Homo sapiens les plus anciens connus jusqu’à il y a peu étaient les fossiles de Kibbish23 d’environ 195 000 ans, dans le sud de l’Ethiopie, et ceux de Herto24, à environ 155 000 ans, dans la vallée de l’Awash au nord-est de ce même pays. Récemment, la publication de fossiles marocains a montré la présence d’Homo sapiens à environ 315 000 ans au Maroc25. S’il était raisonnable de supposer que l’origine de notre espèce était plus ancienne que 200 000 ans, ce que ces fossiles semblent confirmer, ils infirment en revanche le fait que l’origine de notre espèce est est-africaine et que, comme le proposent les auteurs de cet article, elle a probablement impliqué l’ensemble du continent africain. Lorsque les Homo sapiens peuplent à leur tour des territoires hors d’Afrique, ils y rencontrent des formes humaines descendant de vagues de peuplement plus anciennes. Immigrants africains et autochtones eurasiatiques font-ils partie de la même espèce ? Ont-ils pu s’hybrider ? Ou l’arrivée des uns est-elle corrélée, voire plus ou moins directement responsable, de la disparition des autres ? Ces questions ont été pendant longtemps dominées par celle des liens entre Néandertaliens et Hommes modernes, en un travers européo-centré issu notamment de l’histoire de notre discipline, et, corrélativement, de la richesse de la documentation fossile concernant nos cousins néandertaliens. Pendant longtemps, ce débat n’a été alimenté que par des données morphologiques ou morphométriques issues des spécimens fossiles, comme il est d’usage en paléoanthropologie. Selon les époques, les Néandertaliens étaient vus comme très proches de nous et faisant partie de notre espèce ou au contraire comme sans lien direct avec nous et placés dans une espèce différente26.

20En 1997, la première analyse de matériel génétique néandertalien introduit la paléogénétique dans le champ de l’étude de l’évolution humaine27. Cela signifie qu’à partir de ce moment, nos connaissances concernant l’évolution humaine, du moins sa partie la plus récente, ne sont plus seulement issues d’informations portées par les os ou les dents mais aussi par de l’information provenant du génome fossile de nos ancêtres. Dans un premier temps, c’est d’abord l’analyse du génome mitochondrial des Néandertaliens qui est menée sur un nombre de spécimens croissant. Les différences systématiquement observées avec le génome des Homo sapiens tendent à conforter l’hypothèse selon laquelle les Néandertaliens étaient une espèce différente de la nôtre qui s’est éteinte sans descendance et sans contribuer à notre génome par hybridation. Les progrès sont si rapides que dès 2006, c’est l’ADN nucléaire des Néandertaliens qui commence à être analysé . Peu de temps plus tard, des analyses plus poussées aboutissent à la conclusion que les Européens et les Asiatiques partageraient 1 à 4 % de leur ADN nucléaire avec les Néandertaliens28. Il y aurait donc eu hybridation entre Néandertaliens et Hommes modernes lorsque ceux-ci, migrant d’Afrique, aurait croisé sur leur route les Néandertaliens, ce qui expliquerait l’absence de gènes néandertaliens dans le génome des Africains. Les implications potentielles sont bien sûr non négligeables pour la question de la définition, ou du moins de la délimitation, de notre espèce. Mais pour autant, le débat n’est pas clos. Il dépend notamment de la façon dont les chercheurs considèrent ce qu’est une espèce. Si l’on adopte le strict point de vue de la définition biologique et de son critère d’interfécondité, cet indice d’hybridation représente une preuve de la conspécificité des Néandertaliens et des Hommes modernes. Mais d’autres définitions de l’espèce existent, qui tolèrent notamment la possibilité d’une hybridation et alors, pour d’autres29, ce faible niveaux d’hybridation de 1 à 4 % serait même un indice du fait que les deux groupes correspondaient à deux espèces, certes très proches (puisque capables de s’hybrider), mais bien distinctes (autrement, l’hybridation de deux sous-groupes d’une seule et même espèce serait bien plus massive). Enfin, certains proposent même que les résultats obtenus peuvent avoir d’autres interprétations que de l’hybridation, signant notamment la rétention de mutations anciennes30.

21Quoiqu’il en soit, les progrès spectaculaires réalisés concernant la connaissance de l’ADN ancien permettent, nous l’avons dit, d’analyser les fossiles non plus seulement par l’analyse de la variabilité morphologique et morphométrique de leurs os ou de leurs dents, mais aussi à partir de leur ADN. Il devient donc possible d’attribuer un fossile à un groupe ou un taxon, non pas sur la base de comparaisons des os ou des dents, mais sur la base de comparaisons du génome. Ceci est réalisé pour la première fois en 2007 pour des fossiles provenant du site d’Okladnikov, dans le massif de l’Altai sibérien31. L’attribution de quelques dents provenant de ce site aux Néandertaliens ou aux Hommes modernes faisait débat et c’est en montrant que l’ADN extrait de ces fossiles s’inscrivait dans la variabilité connue jusque-là de l’ADN néandertalien que les paléogénéticiens ont tranché. L’étape suivante a été réalisée peu après par la même équipe32 sollicitée pour déterminer l’appartenance aux Néandertaliens ou aux Hommes modernes d’une phalange provenant du site de Denisova, également dans l’Altaï. Ils ont montré que l’ADN extrait de cette phalange ne correspondait ni à la variabilité génétique des Néandertaliens, ni à celle des Hommes modernes. Voilà comment, pour la première fois, la mise en évidence d’une nouvelle espèce humaine fossile a été réalisée sur la base de l’information génétique, même si aucun nom d’espèce formel n’a été créé à l’occasion, la diagnose morphologique formelle étant évidemment impossible avec un tel reste. Pour l’instant, ces humains fossiles, ni Néandertaliens ni Hommes modernes, sont appelés les Dénisoviens. Ils représenteraient donc une autre espèce humaine que les Néandertaliens, contemporaine de la nôtre jusque très récemment (à l’échelle de l’évolution humaine). Ceci vient renforcer une situation ayant émergé quelques années plus tôt.

22En effet, en 2004, sont présentés les restes d’humains fossiles provenant de la grotte de Liang Bua, sur l’île de Flores dans l’archipel indonésien33. Ces fossiles sont interprétés par leurs découvreurs comme une nouvelle espèce Homo floresiensis. On a d’abord estimé que cette espèce pourrait avoir existé jusqu’à un passé aussi récent qu’il y a 18 000 ans34, contre environ 40 000 ans pour les Néandertaliens en Europe. La datation des restes humains de Flores a ensuite été revue. Ils sont maintenant considérés comme ayant environ entre 100 000 et 60 000 ans. Avec son anatomie stupéfiante, cette nouvelle espèce soulève un débat considérable. Les représentants de cette espèce ont en effet une stature d’à peine plus de un mètre et une capacité crânienne d’environ 400 cm3. Leurs caractéristiques les distinguent des Australopithèques, d’où leur inclusion dans le genre Homo. Les partisans de cette interprétation, dont les auteurs, expliquent la petite taille de l’Homme de Flores par un phénomène évolutif par ailleurs classique chez les vertébrés : le nanisme insulaire. Mais d’autres chercheurs considèrent que les individus de Flores sont des Homo sapiens pathologiques35. Évidemment l’inclusion dans notre genre d’une espèce avec de telles caractéristiques fait voler en éclats sa définition et un certain nombre de concepts majeurs. Ainsi, il serait possible de faire partie du genre Homo avec une capacité crânienne de chimpanzé. Inutile d’insister sur ce que cela implique par rapport à tout ce qui a été dit en paléoanthropologie, et au-delà. De même, il semblerait que les Hommes de Flores aient été les artisans d’une industrie lithique relativement élaborée que les découvreurs ont relié à une chasse spécialisée au Stegodon (un éléphant nain), ces capacités étant là aussi à mettre en lien avec un cerveau de la taille de celui d’un chimpanzé. Phylogénétiquement, les liens de cette nouvelle espèce avec les espèces déjà connues ne sont pas clairs. La question qui se pose notamment est de savoir s’ils descendent de forme de type Homo erectus/ergaster ou bien de formes plus anciennes comme Homo habilis/rudolfensis. Corrélée à cette question se pose également celle de la date d’arrivée des ancêtres des Hommes de Flores sur l’île, sachant que celle-ci n’a jamais été connectée au continent asiatique. Enfin, si l’Homme de Flores est effectivement une espèce à part entière, cela signifie qu’il y a environ 50 000 ans vivaient sur Terre des Homo sapiens, des Homo neanderthalensis, des Homo floresiensis et au moins une quatrième espèce encore non baptisée, les Dénisoviens. Si la question de la présence de plusieurs espèces contemporaines est un sujet de débat récurrent ces dernières décennies en paléoanthropologie, il a surtout concerné les périodes anciennes comme évoqué ci-dessus. En ce qui concerne les périodes plus récentes, le débat portait surtout sur la question Néandertal/sapiens. Soit Néandertal était vu comme un représentant de notre espèce, soit il était interprété comme une espèce différente, alors considérée comme une « exception européenne » à l’omniprésence d’Homo sapiens. Il pourrait s’avérer que plutôt qu’une exception, Néandertal n’était que la composante européenne d’une « règle » valable partout ailleurs en Eurasie. Partout où Homo sapiens est passé en peuplant le continent eurasiatique depuis l’Afrique de ses origines, il y a trouvé des espèces descendant de vagues de migrations plus anciennes. La situation actuelle d’une humanité unique, au moins au sens zoologique, pourrait donc être très récente à l’échelle de l’évolution et tout à fait inhabituelle, voire exceptionnelle, prise dans la perspective chronologique profonde de l’évolution de notre lignée.

Conclusion

23Ce rapide survol, forcément non exhaustif, des connaissances sur l’évolution humaine montre qu’aucun critère caractérisé scientifiquement (autant que possible) ne peut définir aucune catégorie pouvant être convoquée pour une réflexion sur l’humain. À l’échelle de toute notre lignée, nos ancêtres n’émergent pas forcément de l’arbre évolutif des Primates en étant bipèdes, ou en ayant « perdu » les canines proéminentes de leurs ancêtres, pas plus qu’ils ne sont fils de la savane. Le genre Homo ne peut sans doute pas se définir par le volume de son cerveau ou sa capacité à fabriquer des outils en pierre taillée. Quant à notre propre espèce, elle en a probablement côtoyé plusieurs autres sur Terre pendant la majeure partie de son histoire et sa définition par rapport à ses cousines est à repréciser en confrontant les données morphologiques et morphométriques habituelles aux nouvelles données issues de l’ADN fossile. Même en se limitant à la dimension anatomique ou morphologique, voire génétique, et aux différents niveaux taxinomiques, il n’est décidément pas facile de définir l’Homme.

Remerciements

24Merci beaucoup aux organisatrices de ce colloque de m’avoir invité à participer à ces deux jours d’échanges variés, riches et donc enrichissants. Un gros merci également à Sandrine Prat pour sa relecture critique et ses conseils qui ont permis d’améliorer ce texte.

Notes de bas de page

1 White Tim D. et al., « Australopithecus ramidus, a new species of early hominid from Aramis, Ethiopia », in Nature, 371, 1994, p. 306-312. White Tim D. et al., « Australopithecus ramidus, a new species of early hominid from Aramis, Ethiopia (Corrigendum) », in Nature, 375, 1995, p. 88.

2 Senut Brigitte et al., « First hominid from the Miocene (Lukeino Formation, Kenya) », in Comptes Rendus de l’Académie des Sciences de Paris, 332, 2001, p. 137-144.

3 Haile-Selassie Yohannes, « Late Miocene hominids from the Middle Awash, Ethiopia », in Nature, 412, 2001, p. 178-181.
Haile-Selassie Yohannes et al., « Late Miocene Teeth from Middle Awash, Ethiopia, and Early Hominid Dental Evolution », in Science, 303, 2004, p. 1503-1505.

4 Brunet Michel et al., « A new hominid from the Upper Miocene of Chad, Central Africa », in Nature, 418, 2002, p. 145-151.
Brunet Michel et al., « New material of the earliest hominid from the Upper Miocene of Chad », in Nature, 434, 2005, p. 752-755.

5 White Tim D. et al., « Ardipithecus ramidus and the Paleobiology of Early Hominids », in Science, 326, 2009, p. 75-86.

6 Lovejoy C. Owen et al., « The Great Divides : Ardipithecus ramidus Reveals the Postcrania of Our Last Common Ancestors with African Apes », in Science, 326, 2009, p. 100-106.

7 White Tim D. et al., « Ardipithecus ramidus and the Paleobiology of Early Hominids », op. cit., p. 64.

8 Pour l’ensemble des caractéristiques présentées dans ce paragraphe, voir la synthèse dans Berillon Gilles et al., Les Australopithèques, Guides de la Préhistoire Mondiale, vol. 2, Paris, Éditions Artcom’, 1999 et dans Cela-Conde Camilo J., Ayala Francisco J., Human evolution. Trails from the past, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 448.

9 Voir par exemple la synthèse de Stern Jack T., « Climbing to the top : A personal memoir of Australopithecus afarensis », in Evolutionary Anthropology, 9, 2000, p. 113-133.

10 Mayr Ernst, « Taxonomic categories in fossil hominids », in Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, 15, 1950, p. 109-118.

11 Leakey Louis. S. B., « A new fossil skull from Olduvai », in Nature, 184, 1959, p. 491-493.

12 Leakey Louis S. B. et al., « A new species of the genus Homo from Olduvai Gorge », in Nature, 202, 1964 p. 7-9.

13 Tobias Phillip V., Olduvai Gorge Volume 4 : The skulls, endocasts and teeth of Homo habilis, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 921.

14 Wood Bernard A., « Origin and evolution of the genus Homo », in Nature, 355, 1992, p. 783-790.
Voir la synthèse proposée dans Prat Sandrine et Marchal François, Les Premiers représentants du genre Homo en Afrique, Paris, Artcom’, « Guides de la Préhistoire Mondiale », 2001, p. 206.

15 Wood Bernard A., Collard Mark, « The human genus », in Science, 284, 1999, p. 65-71.

16 Bergerlee R. et al., « Australopithecus sediba : ANew Species of Homo-Like Australopith from South Africa », in Science, 328, 2010, p. 195-204.

17 Semaw Sileshi et al., « 2.6-Million-year-old stone tools and associated bones from OGS-6 and OGS-7, Gona, Afar, Ethiopia », in Journal of Human Evolution, 45, 2003, p. 169-177.

18 Roche Hélène et al., « Early hominid stone tool production and technical skill 2.34 Myr ago in West Turkana, Kenya », in Nature, 399, 1999, p. 57-60.

19 Mcpherron Shannon P. et al., « Evidence for stone-tool-assisted consumption of animal tissues before 3.39 million years ago at Dikika, Ethiopia », in Nature, 466, 2010, p. 857-860.

20 Harmand Sonia et al., « 3.3-million-year-old stone tools from Lomekwi 3, West Turkana, Kenya », in Nature, 521, 2015, p. 310-315.

21 Bramble Dennis M., Lieberman Daniel E., « Endurance running and the evolution of Homo », in Nature, 432, 2004, p. 345-352.

22 Voir Antón Susan C., Swisher III Carl C., « Early dispersal of Homo from Africa », in Annual Review of Anthropology, 33, 2004, p. 271-296.

23 Mcdougall Ian et al., « Stratigraphic placement and age of modern humans from Kibish, Ethiopia », in Nature, 433, 2005, p. 733-736.

24 White Tim D. et al., « Pleistocene Homo sapiens from Middle Awash, Ethiopia », in Nature, 423, 2003, p. 742-747.

25 Hublin Jean-Jacques et al., « New fossils from Jebel Irhoud, Morocco and the pan-African origin of Homo sapiens », in Nature, 546, 2017, p. 289-292.

26 Trinkaus Erik, Shipman Pat, Les Hommes de Néandertal, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 427.

27 Krings Matthias et al., « Neandertal DNA sequences and the origin of modern humans », in Cell, 90, 1997, p. 19-30.

28 Green Richard E. et al., « A Draft Sequence of the Neandertal Genome », in Science, 328, 2010, p. 710-722.

29 Currat Mathias, Excoffier Laurent, « Strong reproductive isolation between humans and Neanderthals inferred from observed patterns of introgression », in Proceedings of the National Academy of Sciences, 108, 2011, p. 15129-15134.

30 Lowery Robert K. et al., « Neanderthal and Denisova genetic affinities with contemporary humans : Introgression versus common ancestral polymorphisms », in Gene, 530, 2013, p. 83-94.

31 Krause Johannes et al., « Neanderthals in central Asia and Siberia », in Nature, 449, 2007, p. 902-904.

32 Krause Johannes et al., « The complete mitochondrial DNA genome of an unknown hominin from southern Siberia », in Nature, 464, 2010, p. 894-897.

33 Brown Peter et al., « A new small-bodied hominin from the Late Pleistocene of Flores, Indonesia », in Nature, 431, 2004, p. 1055-1061.

34 Morwood Michael J. et al., « Archaeology and age of a new hominin from Flores in eastern Indonesia », in Nature, 431, 2004, p. 1087-1091.

35 Pour une revue, voir van Heteren Anneke H., « Is LB1 diseased or modern ? A review of the proposed pathologies », in Gene, 528, 2013, p. 12-20.

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