La réalité en perspective. Le réalisme comme critère de la différence anthropologique
p. 87-110
Texte intégral
Présentation
Métaphysique, réalisme et anthropocentrisme
1Le retour récent de la métaphysique sur le devant de la scène philosophique s’accompagne de la revendication massive du paradigme du « réalisme » : en témoigne une série de publications explicites sur le sujet, parfois à valeur de manifeste1, et inscrites tant dans la tradition analytique2 qu’au sein de la philosophie continentale3. Or, le sens même de ce qu’on entend par « réalisme » n’est pas sans équivoque, tant les propositions théoriques s’avèrent nombreuses. Il semble cependant que trois domaines d’analyse soient particulièrement touchés par la ressaisie « réaliste » de la philosophie contemporaine : la théorie ontologique, d’abord, au sens d’un discours général sur l’ensemble des entités qui existent4 ; le réalisme scientifique, ensuite, au sens d’une interrogation sur le caractère référentiel des entités étudiées par le discours scientifique5 ; et le défi de l’idéalisme, enfin, au sens d’une argumentation en faveur de (ou contre) l’existence d’un monde extérieur à l’esprit et indépendant de notre connaissance. C’est sur cette troisième acception que les pages qui suivent porteront – et nous entendrons donc « réalisme » en ce sens uniquement.
2Ainsi entendue, une des revendications réalistes les plus explicites est certainement la critique des modèles dits « corrélationnistes » par Quentin Meillassoux. Celui-ci définit en effet la corrélation comme « l’idée suivant laquelle nous n’avons jamais accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à un de ces termes pris isolément6 ». Ainsi définie, la notion apparait comme une reformulation de la thèse husserlienne de l’a priori universel de la corrélation – à savoir que l’être d’une entité quelconque implique toujours sa relation à un pôle sujet7. Cette redéfinition moderne de la réalité tend donc à « relativiser » la notion, puisqu’elle la place au sein d’une figure biface où le pôle sujet occupe l’autre position : or, c’est une telle opération de relativisation que l’auteur d’Après la finitude cherche à surmonter – cette démarche ayant depuis pris le nom de « réalisme spéculatif ». Reste qu’à ce niveau de généralité, le sens même de ce qu’on entend par « pôle sujet » et par « corrélation » demeure incertain. En effet, les pôles de la corrélation semblent désigner à la fois et indistinctement des objets ou des faits et le terme de « corrélation » semble s’appliquer uniformément à la perception, à l’attitude propositionnelle ou aux représentations. Il en résulte que la seule forme de « réalisme » envisagée prend alors la forme d’une « intuition intellectuelle de l’absolu8 ». Ainsi déliée de toute forme de corrélat subjectif, le réalisme ouvre alors, par définition, à un « monde déserté par l’humain » (comme par la vie) – ou à ce que l’auteur nomme le « Grand Dehors ». Ce rapide résumé nous conduit à deux remarques, qui nous permettront d’introduire notre sujet. Premièrement, cette métaphysique partage un schème de pensée avec une partie importante de la philosophie contemporaine – à savoir la critique de l’anthropocentrisme de la philosophie moderne. L’image du « Grand Dehors » se présente comme un affranchissement du cadre anthropocentrique jugé réducteur ou normatif – la figure de l’inhumain prenant ici la forme particulière du « monde sans l’homme9 ». Quentin Meillassoux expose de façon particulièrement frappante une opposition nette entre anthropocentrisme d’une part et réalisme d’autre part. Deuxièmement, la formule réaliste ainsi proposée prend une forme « absolutiste », de l’ordre du tout ou rien : ou on est réaliste, et on se situe en dehors du paradigme de la corrélation ; ou on se situe en son sein, et on demeure antiréaliste10.
3C’est dans cette optique, nous semble-t-il, qu’on peut souligner tout l’intérêt de la position d’Etienne Bimbenet au sein de ce débat. D’une part, contre le schème dominant de la pensée contemporaine, l’auteur défend l’idée selon laquelle le réalisme est la caractéristique fondamentale de l’humanité, et non son envers11. Et d’autre part, pour ce faire, il ne s’appuie pas sur une approche univoque de « la corrélation », mais sur une définition fine des niveaux d’intentionnalité propres au vivant – définition qui s’inscrit dans la tradition phénoménologique, mais qui s’appuie également sur les données de la psychologie du développement et de l’éthologie animale. Dans les pages qui suivent, on voudrait expliciter en quoi cette redéfinition conjointe des notions de corrélation et de réalité constitue la base d’une anthropologie philosophique qui tient une position assez particulière au sein des productions théoriques contemporaines.
Antiréalisme animal et mono-perspective
4L’analyse de la corrélation proposée par Etienne Bimbenet s’inscrit dans le cadre plus large d’une théorie de la différence anthropologique : l’auteur cherche en effet à montrer que le développement massif de l’éthologie animale, loin de conduire à la négation de toute spécificité humaine, force au contraire à en renouveler l’analyse. La question qui oriente l’ensemble de ces recherches peut donc être formalisée ainsi : « Qu’est-ce que ça fait de percevoir comme un homme (et non comme un animal)12 ? » L’« attitude réaliste » est le nom que l’auteur donne à cette manière typiquement humaine de percevoir.
5Pour souligner la spécificité de l’attitude réaliste de l’homme, l’auteur la compare généralement au caractère antiréaliste, subjectiviste ou idéaliste de l’attitude animale. L’idée d’un subjectivisme propre à l’animal consiste à affirmer que l’animal ne perçoit du monde extérieur que ce qui est utile à sa survie sans pour autant en avoir conscience. À la fin du xixe siècle, l’éthologie animale a donné un fondement scientifique à cette théorie, à travers la théorie de l’Umwelt développée par Jakob von Uexküll ou la psychologie aspectuelle de Wolfgang Köhler13. Ces études montrent que les animaux, y compris les chimpanzés, ne semblent pas percevoir des « objets » à proprement parler, mais plutôt des « outils » – c’est-à-dire des moyens en vue d’une fin. De sorte que deux utilités différentes du même objet n’apparaissent justement pas comme des aspects différents du même objet, mais comme des outils différents. L’animal apparaît donc incapable de percevoir autre chose que ce qui relève de sa sphère subjective propre. Etienne Bimbenet donne à cette thèse une formulation métaphysique en affirmant que l’animal est un être profondément « subjectiviste » ou « idéaliste », dans la mesure où vivre, pour un animal, « c’est apercevoir au dehors ce qu’il y a mis lui-même en fonction de ses actions possibles ; c’est rencontrer toutes choses comme “lui” arrivant ou “le” concernant ; bref, c’est être un sujet14 ».
6La position subjectiviste ou antiréaliste se caractérise donc par le fait que ce que perçoit l’individu est un corrélat strict de sa perception. Or, si un grand nombre de dimensions de la vie humaine relève également de cette logique, ce n’est pas systématiquement le cas. L’enfant, par exemple, n’a pas conscience du fait que la manière dont il perçoit le monde est justement une manière particulière de percevoir : « il n’a pas la science des points de vue15 ». Par contraste, l’attitude quotidienne de l’adulte est irréductiblement constituée par cette précompréhension que le monde est plus que ce qu’il en perçoit. C’est cette précompréhension d’un excès de la réalité sur notre point de vue subjectif qui constitue, selon l’auteur, l’attitude réaliste propre à l’expérience humaine.
Localiser l’humanisation de la perception
7À ce stade, l’enquête cherche alors à rendre compte de cette « foi primordiale » ou de cette impression de percevoir la chose telle qu’elle est, c’est-à-dire telle qu’elle serait même si je n’étais pas là. D’où vient cette impression ? Quelles dimensions de la perception la sous-tendent ? À quels mécanismes objectifs faut-il les attribuer ? Etienne Bimbenet étudie et écarte d’abord trois hypothèses importantes dans le champ contemporain : le sens pratique, le langage référentiel et la rupture de la familiarité.
8Une première piste d’explication de l’attitude réaliste mène en effet à l’analyse du « sens pratique » et des modèles qui accordent au savoir-faire incorporé (knowing how) un rôle décisif dans la cognition. La théorie énactiviste a par exemple formulé l’hypothèse selon laquelle l’anticipation perceptive était une manière d’accéder à ce qui est actuellement absent (le chat derrière la haie) mais qui demeure potentiellement présent (et que j’apercevrais si je faisais le tour de la haie)16. La théorie sensori-motrice est donc en mesure d’expliquer l’impression d’indépendance de l’objet par rapport à notre perception, si on entend par « indépendance » une « présence virtuelle », c’est-à-dire ce qui serait présent à un déplacement près. Or, selon Etienne Bimbenet, cette théorie de la présence virtuelle n’est pas satisfaisante pour rendre compte de l’attitude réaliste : selon lui, l’impression que les objets existent en dehors de la perception qu’on en a ne se réduit pas à l’impression que les objets possèdent des faces qu’on percevrait depuis d’autres positions de l’espace.
9Une deuxième piste d’analyse mène alors au langage référentiel : toute assertion propositionnelle semble en effet impliquer [1] que le sujet prédiqué existe ; [2] qu’on croit en la vérité de sa prédication ; [3] qu’on s’adresse à un interlocuteur également capable de prédication17. En ce sens, même le conflit de prédication suppose que chacun croie en l’existence de ce dont on parle, et accepte qu’il puisse être prédiqué de différentes manières par différentes personnes. Le langage référentiel semble donc impliquer d’adhérer immédiatement à l’existence d’un monde au-delà de ce qu’on en perçoit. Cependant, note l’auteur, si le langage implique la prédication et la référentialité, cela ne signifie ni qu’il s’y réduise, ni que la référentialité soit intrinsèquement langagière. La capacité à se rapporter aux choses en tant qu’elles existent hors de notre perception semble logiquement et chronologiquement première sur le langage.
10D’où l’étude d’une troisième piste, nommée la « voie de la mort », et qui regroupe les théories de Platon, d’Helmuth Plessner, de Reinhard Gehlen ou encore de Martin Heidegger. Selon ces auteurs, une appréhension objective de la chose n’est possible qu’à partir d’une rupture des schèmes sensori-moteurs qui, dans le régime de la routine et de la quotidienneté, la réduisent à son utilité. La panne, le raté ou l’échec conduisent à brutalement sortir du régime de la familiarité, et forcent à adopter sur la situation un regard réflexif et, par là même, désengagé de son investissement pratique18. Cependant, note Etienne Bimbenet, la portée descriptive de cette thèse demeure fragile : il n’est pas certain que la panne ou l’échec conduisent à la contemplation objective plutôt qu’à la détresse émotionnelle. Par ailleurs, en affirmant que la rupture sensorimotrice permet la contemplation objective, on suppose implicitement que le vivant peut contempler objectivement le donné – au sens où il est en capacité de le faire, moyennant un certain désinvestissement pratique. Mais c’est justement l’origine de cette capacité qui est l’objet de la recherche et que la thématique de l’échec se contente donc de postuler.
Réalisme humain et perceptive multiple
11Après le passage en revue de plusieurs hypothèses concurrentes pour expliquer l’attitude réaliste de l’homme, Etienne Bimbenet énonce le modèle qui lui semble le plus pertinent : à savoir que c’est la capacité à adopter le point de vue d’autrui qui serait à la base de la désubjectivation de la corrélation humaine19.
12L’idée selon laquelle le point de vue humain se connaît comme point de vue particulier dans la mesure où il est capable d’endosser le point de vue d’autrui permet à l’auteur de développer l’idée générale de « perspective multiple » pour désigner l’attitude humaine. Ce motif théorique a alors l’intérêt de regrouper des études empiriques assez différentes, mais partageant une même intuition. C’est par exemple le cas de la psychologie du développement de Jean Piaget qui a souligné les différentes étapes de constitution de l’objectivité, en insistant sur la capacité de « projection imaginaire », qui permet à l’enfant d’endosser d’autres points de vue que le sien propre sur le même objet20. Piaget a ainsi montré que l’enfant acquérait progressivement l’idée d’une permanence de l’objet (c’est-à-dire que l’objet continuait d’exister même lorsqu’il ne le percevait plus) puis d’une objectivité de celui-ci (c’est-à-dire qu’il était perçu différemment en fonction de sa position dans l’espace). Ces analyses ont été, dans leur principe théorique, confirmées par la neurophysiologie d’Alain Berthoz : ce dernier montre en effet que l’espace égocentré autour du sujet percevant s’articule, dans la perception humaine, à un espace allocentré ou objectif que l’enfant acquiert progressivement21. Par ailleurs, le développement de la « théorie de l’esprit » dans la psychologie contemporaine semble relever du même motif. Au sein de ce corpus, Etienne Bimbenet suit plus spécifiquement les analyses du psychologue Michael Tomasello : celui-ci a en effet développé l’idée selon laquelle l’imputation de croyances et de désirs à autrui n’était qu’une étape ontogénétiquement seconde dans le développement d’une intentionnalité spécifiquement humaine22. Celle-ci s’appuie en effet sur la capacité, qu’acquièrent les enfants à partir d’un an, d’identifier au sein du monde les autres agents intentionnels à partir de leurs mouvements et de leurs regards ; puis de progressivement coordonner ces mouvements et ces regards dans le cadre d’une attention conjointe ou partagée. Or, ce mécanisme de l’attention partagée représente une étape sans retour dans le développement ontogénétique de l’enfant : ce qu’il perçoit est désormais partagé ou mis en commun avec d’autres perspectives ou d’autres points de vue sur le même objet23.
13Etienne Bimbenet propose alors de donner un cadre général et spéculatif à ces analyses en les intégrant dans un paradigme qu’il nomme « perspectivisme ». Il faut entendre par là, non pas une théorie métaphysique, mais le fait que la « perspective » d’un individu sur le monde est toujours liée ou corrélée aux autres perspectives des autres individus. En ce sens, percevoir quelque chose, c’est aussi savoir que je pourrais le percevoir d’une autre manière ou depuis une autre position. C’est la multiplication des perspectives qui constitue son corrélat dans l’objet, défini comme le point de convergence idéal de toutes les perspectives possibles24. Notre foi perceptive initiale, ou notre attitude réaliste face au monde, vient de cette conviction d’avoir affaire à des objets indépendants ou en excès par rapport à notre corrélation subjective ; conviction qui elle-même s’appuie sur l’impossibilité, pour l’homme, de ne pas toujours déjà démultiplier sa perspective propre.
14C’est en ce sens que le modèle d’Etienne Bimbenet prend à rebours certaines tendances de la philosophie contemporaine, en montrant que les notions de perspectivisme et de réalisme, loin de s’opposer, se superposent bien plutôt25. En effet, généralement, la notion de perspectivisme est appréhendée comme un synonyme de relativisme, et s’inscrit alors dans le cadre des modèles constructivistes. La théorie « multinaturaliste » proposée par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro26 semble s’inscrire dans cette voie. Au contraire, la reformulation du motif perspectiviste par Etienne Bimbenet cherche à souligner ce qui, dans la perception typiquement humaine, outrepasse tout situs individuel. Plusieurs formulations sont ainsi éclairantes : toute perception peut être caractérisée comme une perspective ou un point de vue sur le monde dans la mesure où elle y sélectionne certains aspects du monde – et en ce sens, « vivre, c’est mettre en perspective27. » Cependant, la perception animale a ceci de particulier qu’elle n’endosse jamais qu’une perspective à la fois. La perception animale est donc située, mais elle est également indexée à ce situs28. À l’inverse, la perspective anthropologique se caractérise par « la possibilité toujours donnée à notre point de vue de se déprendre de lui pour s’échanger avec d’autres29 ». Et c’est cette capacité à appréhender le donné comme ce qui pourrait être perçu depuis un autre point de vue que le nôtre qui fonde la « foi primordiale » en l’existence d’un monde autonome, c’est-à-dire la prétention à passer outre la corrélation subjective. Ainsi, la charge de réalisme est portée par l’existence d’autres perspectives possibles.
Discussion
15On voudrait centrer notre discussion du modèle proposé par Etienne Bimbenet sur la notion de « réalisme » qu’il développe dans ses travaux récents. On voudrait discuter la thèse qui assimile attitude réaliste, d’un côté, et convergence des perspectives autour d’un objet, de l’autre.
Théorie réaliste et attitude réaliste
16Etienne Bimbenet déclare explicitement que le « réalisme » désigne cette attitude typiquement humaine qui consiste à se rapporter aux choses telles qu’elles existent indépendamment de l’appréhension qu’on en a. L’expression « sortie de la corrélation » qui s’est imposée dans la littérature contemporaine trouve ainsi un sens plus modéré – par rapport aux exigences du réalisme spéculatif – mais plus précis – que ce que la notion générale de « corrélation » laissait entrevoir.
17En ce sens, le réalisme est défini, non pas comme une théorie philosophique, mais comme une attitude existentielle ; non pas comme une « thèse » mais comme un « mode d’être30 ». Être réaliste vis-à-vis de tel objet ou tel domaine d’objet ne consiste donc pas simplement à affirmer spéculativement son existence, mais bien à se comporter comme si celui-ci existait effectivement indépendamment de nous. Cette distinction entre théorie et attitude réaliste nous semble décisive tant la seconde semble sous-déterminée dans la littérature contemporaine. Or, il existe une différence importante entre le théoricien du scepticisme qui affirme au terme du raisonnement qu’aucune opinion ne peut prétendre à la vérité et que les sens sont trompeurs, et le sceptique pratique qui, comme le Pyrrhon de la légende, ne dévie pas de son chemin alors qu’il va heurter un arbre et que ses disciples tentent de l’en détourner31. Le premier cas est affaire d’arguments rationnels ; le second est affaire de constitution psycho-physiologique. Le premier cas se rapporte exclusivement à la théorie rationnelle ; le second cas concerne l’organisation pratique de la vie. C’est sur ce terrain de l’attitude pratique que la notion d’objectivité prend tout son sens : percevoir un objet, c’est percevoir quelque chose que je pourrais percevoir depuis une autre perspective – ou qu’autrui pourrait percevoir et auquel nous pouvons nous référer l’un et l’autre ; c’est donc percevoir quelque chose qui existe en dehors de l’appréhension que j’en ai ; et c’est ainsi postuler un au-delà de la corrélation – qu’il semble légitime de nommer « réalité ». Tel est le fondement de cette « attitude réaliste » qui constitue la base de la différence anthropologique. On voudrait prendre au sérieux cette démarche et nous situer exclusivement au sein de ce cadre « expérientiel » de la problématique réaliste, entrouvert par Etienne Bimbenet.
Réalité, objectivité et référentialité
18Cependant, une telle analyse tend à assimiler les notions d’objectivité, d’intersubjectivité et de réalité. Or, il nous semble que pour des raisons à la fois théoriques et descriptives, cette assimilation n’est pas satisfaisante.
19Il est tout à fait indéniable que la forme de l’objectivité constitue, au quotidien, un critère de réalité décisif : elle permet, par exemple, de distinguer entre ce que je perçois et qu’autrui perçoit également et ce que je suis le seul à percevoir – entre perception et hallucination. En ce sens, l’objectivité apparaît comme la forme commune de notre réalité perceptive, et constitue bien un critère de distinction entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas32. Mais peut-on pour autant assimiler l’attitude réaliste à l’objectivité elle-même ? Ou, pour le dire autrement, la notion d’« attitude réaliste » ne suppose-t-elle pas un traitement théorique particulier en dehors de son assimilation tendancielle à l’objectivité ? Plusieurs auteurs ont récemment attiré l’attention sur les modalités non-objectives de la réalité perçue. C’est notamment le cas du neuropsychologue Anil K. Seth qui a souligné que tous les éléments du domaine visuel ne répondaient pas forcément au réquisit d’objectivité mais n’en demeuraient pas moins réels pour le sujet percevant33. L’auteur en conclut qu’au sein de l’expérience phénoménale, la question de la réalité du perçu se pose également en dehors du paradigme de l’objectivité. Il en serait de même de la plupart des contenus sensoriels non-visuels : les critères de réalité d’un son ou d’une odeur ne reposent pas essentiellement sur la variation de perspectives. On ouvre ainsi la voie à l’analyse des critères ou des modalités de l’attitude réaliste en dehors du paradigme exclusif de l’objectivité.
20Avant de poursuivre, notons cependant qu’une telle proposition ne fait certainement pas sens au sein de la démarche anthropologique d’Etienne Bimbenet. L’enjeu de son travail est en effet de souligner la différence anthropologique elle-même. De sorte que, lorsqu’il parle d’« attitude réaliste », le sens même de la notion de « réalité » est en quelque sorte prédéterminé, puisque la notion est toujours un synonyme de l’« attitude objectivante » qui caractérise l’humanité. En ce sens, son enquête cherche avant tout à déterminer quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes de l’attitude réaliste c’est-à-dire objectiviste ; mais le sens même de ce qu’on entend par « réalisme » et « réalité » désigne toujours la certitude de « voir la même chose que tous les autres34 ». Qu’on nomme « attitude réaliste » l’attitude typiquement humaine de la communication intersubjective est une décision qu’il n’y a pas lieu de contester ; mais cela ouvre certainement la voie à une analyse des différentes modalités qui conduisent à affirmer l’existence réelle et indépendante d’un objet. Or, cette problématique a été récemment abordée par un courant des neurosciences cognitives et de la philosophie de l’esprit qui étudient les symptômes cliniques de « déréalisation du monde » ou de « sentiment de perte de réalité » et qui mobilisent, symétriquement, les concepts de « sens de présence », de « sens de réalité » ou encore de « sentiment de réalité ». On voudrait donc chercher à compléter l’analyse de l’« attitude réaliste » propre aux humains par ces différentes dimensions.
Sens de présence, sens de réalité et sentiment de réalité
21La psychopathologie a en effet mis en évidence un grand nombre de témoignages de patients qui affirment que ce qu’ils perçoivent n’est pas réel. On va rapidement évoquer ces cas pour chercher jusqu’où les analyses précédentes sont capables d’en rendre compte. Pierre Janet cite par exemple le cas de Nadia, patiente dite « psychasténique », qui déclare : « il me semble que les choses n’existent pas réellement, mais que j’ai des pressentiments de leur existence. Tout à l’heure j’attendais votre visite et je me la représentais, et bien maintenant j’ai envie de dire que c’est la même chose. Êtes-vous vraiment là35 ? » Ce genre de cas a été décrit comme une décomposition du « sentiment de réalité » ou du « sentiment existentiel » des individus qui se mettent à douter de la réalité ou de l’existence de ce qu’ils perçoivent. Or, ces exemples nous intéressent car, si on parvient à décrire ce qui manque au perçu pour être perçu comme réel, on pourra préciser les ressorts et les modalités de cette « attitude réaliste » qu’on définit justement comme la capacité à appréhender la réalité du monde.
22Or, comme le souligne Matthew Ratcliffe, ces syndromes de déréalisation du monde touchent avant tout les possibilités concrètes offertes par le monde, c’est-à-dire l’horizon ou le contexte d’arrière-plan qui donne son sens aux éléments perçus : prévoir et anticiper la manière dont les objets apparaissent, et les insérer au sein d’un contexte où ils possèdent un sens pratique crée un sentiment de familiarité qui résulte d’une immersion pratique du sujet dans le monde36. C’est l’impossibilité d’anticiper ou d’avoir une prise pratique sur le perçu qui crée un sentiment de déconnexion vis-à-vis d’un monde qui apparaît plutôt sous la forme du film ou de la rêverie. Selon l’auteur, c’est cette rupture avec les exigences pratiques qui entraîne une rupture de l’intersubjectivité (et non l’inverse) : les possibilités concrètes offertes par le monde, si elles ne sont pas directement perçues par le sujet, conservent néanmoins leur signification pour autrui. Il en résulte un découplage entre le sujet, d’une part, et le monde et autrui, d’autre part. En quoi ces analyses sont-elles importantes ? Ne décrivent-elles pas simplement d’autres phénomènes que ceux envisagés par Etienne Bimbenet ? En un sens, c’est le cas : cependant, il s’agit de situations où le sujet décrit comme irréels le donné justement parce que celui-ci lui apparaît comme indépendant. Si on prend ainsi au sérieux l’idée que le réalisme est bien une attitude particulière envers le monde, on ne peut donc pas affirmer d’un bloc qu’un objet nous semble réel lorsqu’il nous apparaît comme indépendant de notre perception : il faut plutôt ajouter qu’un objet semble réel lorsqu’il apparaît sous certaines modalités d’indépendance bien particulières. C’est donc à la mise au jour d’une pluralité de facteurs qui permettent de considérer un objet comme suffisamment indépendant pour être réel que conduit notre analyse.
23On peut s’en convaincre en confrontant ces analyses du sentiment de réalité aux expériences de troubles perceptifs qui touchent un stimulus ou une catégorie de stimuli déterminés, et qui sont généralement identifiables et clairement localisables. C’est notamment dans l’analyse neuropsychologique des hallucinations qu’on trouve le plus développée l’idée d’un « sens de réalité » appliqué aux « fausses perceptions ». Katalin Farkas a ainsi montré que si le motif de l’« hallucination parfaite » (c’est-à-dire que le sujet ne peut absolument pas distinguer d’une perception lambda) était un topos de la philosophie sceptique, il était par contre heuristiquement nul pour décrire les hallucinations effectivement vécues par les sujets délirants ou les consommateurs de psychotropes37. En effet, ces sujets parviennent généralement à distinguer perceptions et hallucinations en attribuant aux secondes un « sens de réalité » différent des premières. Farkas montre ainsi que la réalité des hallucinations auditives des patients délirants est généralement analysée en termes d’indépendance ou d’extériorité : c’est en repérant que les voix ne proviennent pas de l’extérieur que les patients atteints de schizophrénie naissante parviennent à distinguer entre perceptions et hallucinations. Symétriquement, comprendre qu’il est le seul à percevoir ce qu’il perçoit n’ôte pas, pour le patient schizophrène, le sentiment de réalité qu’il accorde à ses hallucinations. La négation épistémique de l’indépendance des voix par rapport au sujet percevant participe de leur irréalisation, mais ne s’y assimile pas. Ou, pour le dire autrement : le sens de réalité inclut les questions d’intersubjectivité mais ne s’y réduit pas.
24Le sentiment de réalité – qui se déploie de façon holiste – et le sens de réalité – qui porte sur un élément ponctuel – doivent encore être distingués de la confiance épistémique en la véracité du jugement sur la perception. Ce point a été largement analysé dans le cadre des débats récents concernant le statut conceptuel du contenu de la perception. John McDowell a par exemple insisté sur le fait que si, au quotidien, les individus se fient à leurs sens, il existe certaines situations où le doute ou la distance réflexive s’instaure38 : par exemple, lorsqu’on croit percevoir quelque chose dans des situations objectivement ou subjectivement ambiguës (comme une zone de brouillard ou un état d’ivresse). Généralement, ces situations portent sur l’identification de ce qui est perçu (« est-ce que je vois un phare de voiture ou un lampadaire ? »), et donc sur la vérité du jugement élaboré. Mais il arrive également que le doute porte sur l’existence du perçu lui-même (comme lorsque, plongé dans ses pensées, on dit « j’ai cru que tu m’avais dit quelque chose »), c’est-à-dire non plus sur la vérité d’une de ses caractéristiques mais sur sa réalité elle-même39.
25Ces différentes études, consacrées au « sentiment de présence » ou au « sens de réalité », concernent toutes le même domaine – à savoir l’impression subjective que ce qu’on perçoit existe indépendamment de nous. En ce sens, ces analyses nous semblent mettre au jour des modalités différentes de l’attitude réaliste. Si on entend par attitude réaliste le sentiment ou l’impression de sa propre finitude, c’est-à-dire de l’excès du monde par rapport à sa propre perspective, alors on voudrait avancer l’hypothèse que cette attitude ne repose pas sur une seule modalité cognitive mais sur une pluralité d’opérations distinctes.
Proposition
26On voudrait alors proposer, en nous appuyant essentiellement sur la phénoménologie psychiatrique et les neurosciences cognitives, et à titre programmatique, une classification des différentes modalités subjectives qui entrent en jeu dans la constitution de l’« attitude réaliste ». Ces modalités sont relativement indépendantes les unes des autres et peuvent s’avérer ponctuellement défaillantes dans telle ou telle expérience particulière ; mais nous avons cherché à les organiser en partant des expériences de plus bas niveau cognitif pour aboutir aux modalités de plus haut niveau cognitif. Trois dimensions principales seront soulignées : l’indépendance, l’objectivité et la publicité.
L’indépendance : de la sensation à l’image
27On entend ici par « indépendance » le sentiment que ce qui est perçu est bien l’objet d’une perception – et non d’une sensation, d’une hallucination ou d’une illusion. Une première modalité de pondération réaliste de la perception consiste donc à s’assurer qu’on a bien affaire à un objet extérieur. En cela, c’est la distinction entre perception et sensation qui porte le poids de réalisme. Par exemple, si je me demande si j’entends bien une locomotive au loin, ou si c’est mon oreille qui bourdonne. On a ainsi montré qu’une confusion initiale entre sensation et perception, c’est-à-dire entre origine interne ou externe de ce à quoi on se rapporte, passe par la recherche d’une cause extérieure de la sensation et peut se stabiliser par habitude40. Cette première distinction est décisive dans les jugements concernant la réalité du corrélat de perception, puisqu’elle sépare des modalités internes (la sensation) et externes (la perception). Une deuxième modalité de pondération réaliste concerne la perception exclusivement et tend à souligner le pouvoir de contrôle relatif que le sujet exerce à son égard. La consommation de certaines drogues a ainsi des effets hallucinogènes ; mais il ne faut pas entendre le terme dans le cadre de « l’hallucination parfaite », c’est-à-dire comme une hallucination qui ne se distinguerait en rien des perceptions quotidiennes. Au contraire, les consommateurs d’hallucinogènes parviennent généralement à faire la différence entre perceptions et hallucinations, les deuxièmes étant en partie contrôlées par le consommateur – qui peut chercher à en intensifier les contrastes, en étendre les dimensions, etc. Ainsi, l’hallucination, si elle apparaît comme extérieure au sujet qui la perçoit, n’est pas autonome par rapport à celui-ci – l’autonomie constituant donc un deuxième critère de réalité. Une troisième modalité de pondération réaliste concerne le caractère subjectif. C’est par exemple le cas des illusions perceptives : l’individu sait qu’il perçoit quelque chose d’extérieur à lui-même ; que ce qu’il perçoit est autonome par rapport à sa volonté ; mais en même temps, il se rend compte que ce qu’il perçoit l’entraîne à dire des choses objectivement fausses. C’est le cas, par exemple, de l’illusion de Müller-Lyer, lorsque le même sujet est incité à dire qu’une flèche est plus longue qu’une autre alors qu’il sait que ce n’est pas le cas. Pour souligner ce caractère subjectif bien qu’autonome du fait perçu, on utilisera généralement des formes de méta-énonciation qui évitent le caractère factif du langage ordinaire, et on dira par exemple « qu’on a l’impression que la ligne est plus longue, mais qu’on ne croit pas qu’elle est plus longue ». En cela, on pose bien une différence entre ce qu’on perçoit et ce qu’on sait exister – ce qui constitue un troisième critère de pondération réaliste. Ces trois modalités distinguent donc trois façons pour une chose perçue d’être considérée comme plus ou moins indépendante du sujet qui perçoit – ce qu’on regroupe généralement sous le terme de « réalité » de la chose perçue. Reste qu’aucune de ces modalités n’atteint le stade de l’objectivité.
L’objectivité : de l’image à l’objet
28On voudrait maintenant décrire trois autres modalités qui permettent d’accorder au perçu le statut d’objet et qui participent ainsi à sa réalisation. Une première modalité d’objectivation concerne la précompréhension perceptive de la constance – et par exemple de la constance chromatique de l’objet41. Les individus sont parfaitement capables de repérer que le même objet persiste même s’il passe d’une teinte lumineuse à une autre ou d’une taille à une autre. Les sujets sont donc capables de distinguer entre les objets qui existent et la manière dont ils apparaissent, qui dépend essentiellement du contexte de présentation. La subsistance de l’objet en-deçà de la différence des états chromatiques crée ainsi une séparation supplémentaire au sein du perçu lui-même. Une deuxième modalité d’objectivation concerne le passage de l’unimodalité à l’intermodalité : on entend par là la coordination de différentes modalités sensorielles (vue, ouïe, etc.) autour d’objets particuliers. On peut en donner une illustration claire à partir des études menées, à la fois en informatique et en psychologie, autour de la mise en place de dispositifs de « réalité virtuelle ». En effet, plusieurs analyses récentes ont insisté sur le fait qu’au-delà de la précision des images ou des sons perçus, la multisensorialité était un facteur tout à fait décisif pour « l’immersion » en situation virtuelle42. À l’inverse, tout dysfonctionnement dans la coordination provoque un effet d’irréalité qui conduit les joueurs à « sortir du jeu43 ». Il est donc tout à fait décisif de pouvoir coordonner les modalités sensorielles de manière à constituer des objets de perception par conjonction des différents sens pour considérer ce qu’on perçoit comme « réel ». Troisièmement, l’idée selon laquelle le même objet peut être appréhendé depuis des points de vue différents est également décisive44. Les travaux pionniers de Jean Piaget l’ont bien montré : l’enfant parvient d’abord, par coordination sensori-motrice, à comprendre que les différents points de vue dans l’espace qu’il vient d’occuper sont des points de vue sur les mêmes objets (c’est l’expérience dite « des trois gobelets ») ; puis il parvient à comprendre, par projection imaginaire, que d’autres personnes peuvent endosser d’autres points de vue sur le même objet (c’est l’expérience dite « des trois montagnes »)45. Ces travaux anciens conservent, dans leur principe, toute leur actualité46 : resituer l’objet dans un espace extérieur allocentré (c’est-à-dire non centré autour du corps du sujet) permet d’appréhender son point de vue comme un simple point de vue possible sur l’objet. L’accès à des points de vue possibles sur l’objet ouvre ainsi, hors de l’objet, aux relations avec l’espace et les autres individus qui éventuellement l’occupent.
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29Enfin, ce que je perçois doit également être perçu par les autres pour atteindre une pleine réalité. La constitution d’un espace virtuel de positions possibles suppose un système de raccord entre les différentes positions, c’est-à-dire que ce qu’on perçoit effectivement coïncide plus ou moins avec ce qu’on avait prévu de percevoir. Ce rapport entre perception et prédiction a été bien mis en évidence dans le cas des patients schizophrènes par Paul Fletcher et Chris Frith47 : selon eux, le sujet prévoit systématiquement ce qu’il s’attend à percevoir, de manière à filtrer entre les éléments étonnants qui doivent retenir son attention, et les éléments familiers qui doivent rester à l’arrière-plan. Or, dans le cas des patients schizophrènes, les prédictions les plus simples (prévoir la température ou le poids approximatif d’une tasse de café) deviennent impossibles : tous les stimuli sont alors considérés comme des saillances étranges auxquelles le sujet doit accorder toute son attention. Il en résulte le sentiment de ne pas être immergé dans la réalité, et de vivre dans un monde irréel au sens où il reste en-deçà de la réalité et ne parvient pas à s’y articuler. Deuxièmement, ces prédictions concernent également ce que perçoivent les autres sujets : le perçu est perçu en tant qu’objet partagé par une pluralité de sujets percevant. Restent que ces conditions peuvent être réellement partagées ou non. Dans le domaine perceptif, deux modalités de partage effectif de la perception sont généralement étudiées. D’une part, la détection d’un état intentionnel chez autrui : lorsque, sur l’autoroute, une voiture met son clignotant, j’en conclus que l’automobiliste a décidé de doubler la voiture qui est devant lui. D’autre part, je peux orienter l’attention d’autrui en pointant, par exemple, du doigt vers un obstacle à éviter. Dans ces cas, la réalité de l’objet est doublement confirmée, par ma perception et celle d’autrui. À l’inverse, l’incapacité à mobiliser une attention conjointe sur un objet peut entraîner une déréalisation de celui-ci. Un bon exemple en est donné par le psychiatre danois Anton Aggernaes : lorsque ses patients atteints d’hallucinations se rendent comptent que, lui, ne peut pas percevoir ce qu’ils perçoivent, et qu’ils ne peuvent pas coordonner leur attention, l’objet s’en trouve déréalisé ; cependant, il n’est pas totalement déréalisé, les patients conservant un sentiment de réalité parfois fort, alors même qu’ils sont conscients du caractère privé ou subjectif de leur « perception48 ». Enfin, troisièmement, l’intersubjectivité réelle, dans des contextes de contact effectif avec autrui, peut entraîner un sentiment de déréalisation de ce qu’on a perçu (ou qu’on croit avoir perçu) en sapant les conditions de confiance en notre perception. En effet, entre l’expérience perceptive et le jugement prédicatif correspondant, il existe un saut qui nous pousse à affirmer pour autrui ou devant autrui plus que ce qu’on perçoit effectivement. Or, ce saut dépend en partie de la confiance que l’individu accorde à la portée épistémique de sa perception. Mais cette confiance a elle-même des conditions qui peuvent ne pas être remplies. Les études anciennes de Solomon E. Asch ont ainsi montré que des sujets étaient conduits à nier la valeur épistémique de leur perception lorsqu’ils se trouvaient dans des environnements sociaux où celle-ci était massivement contredite49. Symétriquement, Joseph V. Baranski et William M. Petrusic ont montré que les individus ayant développé une confiance réflexive plus importante envers leurs performances perceptives avaient tendance à accorder une valeur épistémique supérieure à leur perception et à mieux résister aux pressions intersubjectives50.
conclusions
30La typologie ainsi évoquée n’a de valeur qu’hypothétique ou heuristique. Néanmoins, elle permet, à titre de conclusion, de mettre en évidence un certain nombre de propositions générales concernant l’analyse de l’attitude réaliste.
31Premièrement, comme l’a bien montré Etienne Bimbenet, il s’agit d’une attitude et non d’une proposition théorique. Ce point nous semble décisif et mérite une analyse approfondie : cela n’entraîne pas que le doute théorique ou au contraire la confiance thétique en la réalité d’un élément perçu n’aient pas d’impact sur l’attitude générale ; mais simplement que l’attitude réaliste désigne une expérience irréductible aux propositions théoriques.
32Deuxièmement, la tradition philosophique classique ne fournit que peu d’outils pour mener à bien une telle analyse. En effet, comme l’a montré Jocelyn Benoist51, la question de la perception a généralement été abordée dans le cadre d’une analyse « phénoménale », c’est-à-dire en évaluant la plus ou moins grande distance entre la manière dont la chose apparaît et ce que la chose est réellement. Or, cette analyse épistémique, pour légitime qu’elle soit, porte essentiellement sur la vérité du jugement en lien avec la perception (comme lorsqu’on dit que le bâton semble cassé lorsqu’il est plongé dans l’eau) mais pas sur la réalité du perçu lui-même. La question de la vérité peut être liée à la question de la réalité (comme dans le cas de l’hallucination où la vérité porte sur l’existence de ce qui est perçu) mais ne s’y réduit pas.
33Troisièmement, les théories classiques du « phénomène » s’appuient généralement sur des exemples tirés de la perception visuelle – ce qui en limite doublement la portée. D’abord, parce que les autres modalités sensorielles ne relèvent certainement pas des mêmes principes de réalité – la question de l’objectivité étant largement secondaire dans le cas de l’odorat ou du goût, par exemple. À cet égard, la constitution récente d’une réelle anthropologie du sensible s’avère fondamentale – qu’il s’agisse des travaux de David Howes, de Constance Classen et des historiens qui, à la suite d’Alain Corbin, se revendiquent de l’histoire des sensibilités. Ceux-ci mettent en évidence des usages concrets et contextualisés des différentes modalités perceptives, qui vont bien au-delà de la traditionnelle ethnolinguistique des couleurs. Et ensuite, parce qu’il n’est pas non plus certain que le principe de réalité soit supporté exclusivement par la perception – plutôt que par l’intellection ou le sentiment. La neuropsychologie contemporaine en donne ainsi un aperçu riche – et à cet égard, notre proposition de typologie ne peut qu’être largement amendée et complétée.
34Quatrièmement, les contours de ce qu’on entend par attitude réaliste émergent en partie en comparant l’attitude quotidienne de l’homme avec l’attitude naturelle de l’animal ou avec certaines attitudes très particulières (schizophrénie, illusion d’optique, réalité virtuelle, etc.). En ce sens, l’objet de l’analyse (ici le réalisme de l’attitude naturelle) est bien constitué par la comparaison elle-même, et ne la précède pas : c’est en comparant l’homme et l’animal qu’émerge la notion d’« objectivité » du perçu comme c’est en comparant l’homme quotidien au schizophrène qu’émerge la notion de « sentiment de réalité ». Rétros-pectivement, on peut donc affirmer que ces notions n’existent que dans la variété de leurs instanciations : il n’y a pas de « sentiment de réalité » en soi, mais uniquement des degrés ou des modalités d’adhésion à la réalité. Cependant, cette méthode comparative ne semble avoir de valeur qu’au sein d’un paradigme épistémologique plus large : la comparaison des attitudes doit en effet s’articuler avec une description phénoménologique et une analyse neuropsychologique52.
35Enfin, cinquièmement, une telle analyse comparatiste ou différentielle doit pouvoir sortir du cadre strict de la psychopathologie pour s’étendre à l’analyse de la cognition sociale. Certains anthropologues ont en effet cherché à montrer qu’un processus de familiarisation permettait d’être plus ou moins sensible aux illusions visuelles – que ce soit dans la vie quotidienne ou la pratique professionnelle53. D’autres ont par exemple montré qu’un entraînement prolongé aux techniques de méditation ou de prière facilitait l’impression d’entendre des voix extérieures et indépendantes54. De même, certains psychologues ont prouvé que des patterns culturels informaient très largement les prédictions et les anticipations pratiques, qui elles-mêmes structurent le donné perçu – comme c’est le cas pour les amateurs de musique ou les sportifs de haut niveau55. C’est ainsi toute une analyse des usages de la perception et des modalités de réalisme qu’ils impliquent qui reste alors à produire.
Notes de bas de page
1 Gabriel Markus, Pourquoi le monde n’existe pas, Paris, JC Lattès, 2014. Ferraris Maurizio, Manifeste du nouveau réalisme, Paris, Hermann, 2014.
2 Tiercelin Claudine, Le Ciment des choses. Petit traité de métaphysique réaliste, Paris, Ithaque, 2011.
3 Meillassoux Quentin, Après la finitude, Paris, Éditions du Seuil, 2006 ; Garcia Tristan, Forme et objet. Un traité des choses, Paris, PUF, 2011 ; Benoist Jocelyn, Éléments de Philosophie Réaliste. Réflexions sur ce que l’on a, Paris, J. Vrin, 2011.
4 Nef Frédéric, Traité d’ontologie, Paris, Gallimard, 2011.
5 Boghossian Paul, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009.
6 Meillassoux Quentin, Après la finitude, op. cit., p. 18.
7 Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1985, p. 7.
8 Meillassoux Quentin, Après la finitude, op. cit., p. 111.
9 Danowski Deborah et Viveiros de Castro Eduardo, « L’arrêt de monde », in Hache Emilie (dir.), De l’univers clos au monde infini, Paris, Éditions Dehors, 2014, p. 221-339.
10 Là-contre, on peut souligner qu’il est au moins envisageable d’évoquer des degrés de réalisme en distinguant des formes de la corrélation. C’est le cas, par exemple, du « réalisme empirique » kantien qui se distingue de l’idéalisme subjectif berkeleyen justement en ce qu’il décrit une forme objective et universelle de corrélation. Kant Emmanuel, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, (1781) 2012, p. 299-30 : « L’idéaliste transcendantal est donc un réaliste empirique ».
11 Bimbenet Etienne, L’Invention du réalisme, Paris, Éditions du Cerf, 2015.
12 Bimbenet Etienne, L’animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, 2012, p. 225.
13 On a essayé de montrer ailleurs les limites du « subjectivisme » animal dans l’éthologie de von Uexküll. Voir à cet égard : Chamois Camille, « Les enjeux épistémologiques de la notion d’Umwelt chez von Uexküll », in Tétralogiques, n° 21, février 2016, p. 171-194.
14 Bimbenet Etienne, L’Invention du réalisme, op. cit., p. 11.
15 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 407.
16 Noë Alva, Action in Perception, Cambridge, Massachusetts, MIT press, 2004, p. 59-65.
17 Wolff Francis, Dire le monde, Paris, PUF, 2004 [1997], p. 20.
18 Heidegger Martin, Être et Temps, § 16, Paris, Gallimard, 1990 [1927].
19 On retrouve alors une ligne argumentative déjà développée dans Nature et Humanité. Voir : Bimbenet Etienne, Nature et humanité. Le problème anthropologique dans l’œuvre de Merleau-Ponty, Paris, J. Vrin, 2004, p. 294-303.
20 Piaget Jean et Inhelder Bärbel, La Représentation de l’espace chez l’enfant, Paris, PUF, 1948, p. 180.
21 Berthoz Alain, La Vicariance. Le cerveau créateur de mondes, Paris, Odile Jacob, 2013.
22 Tomasello Michael, Aux origines de la cognition humaine, Paris, Éditions Retz, (1999) 2004.
23 Bimbenet Etienne, L’Invention du réalisme, op. cit., p. 202.
24 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 83 : « La maison elle-même n’est pas la maison vue de nulle part, mais la maison vue de toutes parts. L’objet achevé est […] pénétré de tous côté par une infinité actuelle de regards qui se recoupent dans sa profondeur et n’y laissent rien de caché ».
25 Voir à cet égard : Bimbenet Etienne, « La double théorie du noème : sur le perspectivisme husserlien », in Grandjean A. et Perreau L. (dir.), Husserl, la science des phénomènes, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 187- 212 ; Bimbenet Etienne, « Un motif d’étonnement majeur : le perspectivisme », in Alter, n° 16, 2008, p. 87-108.
26 Viveiros de Castro Eduardo, Métaphysiques cannibales, Paris, PUF, 2009 ; Maniglier Patrice, « Dionysos anthropologue. À propos d’Eduardo Viveiros de Castro », in Les Temps Modernes, vol. 692, n° 1, 2017, p. 136-155.
27 Bimbenet Etienne, L’animal que je ne suis plus, op. cit., p. 176-177.
28 Ibid., p. 178-179.
29 Ibid., p. 189.
30 Bimbenet Etienne, L’Invention du réalisme, op. cit., p. 11.
31 Laërce Diogène, Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité, trad. Charles Zévort, t. II, Livre IX, chapitre 11, Paris, Éditions Charpentier, 1847, p. 222.
32 Noë Alva, « Experience without the head », in T. Gendler et A. Hawthorne (dir.), Perceptual experience, New York, Clarendon/ Oxford University Press, 2006, p. 414 : lorsque je regarde une tomate, c’est bien « une tomate » que je regarde, et pas simplement une face de la tomate. J’anticipe alors sur ses autres faces : si l’une d’elles s’avère verte alors que je pensais la tomate uniformément rouge, mon anticipation est infirmée et constitue une surprise. Néanmoins, la surprise n’a de sens que par rapport à la nature objective de la tomate que j’ai anticipée.
33 Seth Anil, « Presence, objecthood and the phenomenology of predictive perception », in Cognitive Neuroscience, vol. 5, n° 2, 2015, p. 111-117.
34 Bimbenet Etienne, L’Invention du réalisme, op. cit., p. 12.
35 Janet Pierre, Les Obsessions et la psychasthénie, vol. I, Paris, Éditions Félix Alcan, 1919, p. 296-297.
36 Ratcliffe Matthew, « Existential feeling and psychopathology », in Philosophy, Psychiatry & Psychology, vol. 16, n° 2, p. 179-94.
37 Farkas Katalin, « A Sense of Reality », in Macpherson F. et Platchias D. (dir.), Hallucination. Philosophy and Psychology, Cambridge, Massachusetts, MIT press, 2013, p. 401.
38 McDowell John, L’Esprit et le monde, Paris, J. Vrin, 2007 [1994], p. 11.
39 Dokic Jérôme, « Le donné, l’intuition et la présence dans la perception », in Les Études philosophiques, n° 103, 2012/4, p. 481-492.
40 Katherine Farkas cite ainsi le journal du poète hongrois Frigyes Karinthy, atteint d’une tumeur au cerveau. Alors qu’il prenait le thé dans un café de Budapest, il entendit un long grondement : surpris, il chercha autour de lui, mais n’aperçut aucun train ni tramway. Ce n’est qu’après la quatrième occurrence du grondement, qu’il comprit qu’il ne s’agissait pas d’une perception mais d’une « hallucination ». L’auteur raconte alors les différentes tentatives pour s’accommoder de cette situation – c’est-à-dire pour admettre ce que son jugement lui révéla sur l’irréalité de sa supposée perception. Voir à cet égard : Farkas Katalin, « A Sense of Reality », in Macpherson F. et PLatchias D. (dir.), Hallucination. Philosophy and Psychology, op. cit., p. 401.
41 Voir par exemple : Land Edwin, « Color vision and the natural image », in Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 80, no 16, 1983, p. 5163-5169.
42 Ellis Stephen R., « Nature and origins of virtual environments : a bibliographical essay », in Computing Systems in Engineering, vol. 2, n° 4, 1991, p. 321-347.
43 Gilkey Robert et Weisenberger Janet, « The sense of presence for the suddenly-deafened adult : Implications for virtual environments », in Presence : Teleoperators and Virtual Environments, vol. 4, n° 4, 1995, p. 357-363.
44 On revient là à l’intuition d’Etienne Bimbenet, mais en la replaçant dans un cadre plus large.
45 Piaget Jean et Inhelder Bälber, La Représentation de l’espace chez l’enfant, op. cit., p. 180.
46 Berthoz Alain, La Vicariance. Le cerveau créateur de mondes, op. cit.
47 Fletcher Paul et Frith Chris, « Perceiving is believing : a Bayesian approach to explaining the positive symptoms of schizophrenia », in Nature Reviews Neuroscience, vol. 10, 2009, p. 4858.
48 C’est là le troisième des sept critères de réalité soulignés par Aggernaes Anton, « The experienced reality of hallucinations and other psychological phenomena », in Acta Psychiatrica Scandinavica, n° 48, 1972, p. 223.
49 Asch Solomon, « Influence interpersonnelle : les effets de la pression de groupe sur la modification et la distorsion des jugements », in C. Faucheux et S. Moscovici (éd.), Psychologie sociale théorique et expérimentale, Paris, Mouton, 1971, p. 235-245. Pour montrer l’influence du conformisme social, Asch utilise justement des expériences portant sur la perception : on présente à un sujet une série de lignes qui sont manifestement de longueurs différentes – mais que tous les autres participants ont déclaré à haute voix de même longueur. Or, le sujet finit par nier la valeur épistémique de sa perception, et juge que le monde n’est pas tel qu’il le perçoit – mais tel que les autres le perçoivent.
50 Baranski Joseph et Petrusic William, « Realism of confidence in sensory discrimination », in Perception & Psychophysics, vol. 61, 1999, p. 1369-1383.
51 Benoist Jocelyn, Logique du phénomène, Paris, Hermann, 2016.
52 On pense ici aux propositions de Patrice Maniglier : Maniglier Patrice, « Manifeste pour un comparatisme supérieur en philosophie », in Les Temps Modernes, n° 682, 2015/1, p. 86-145.
53 Hugh Thomas, « New strategies to prevent laparoscopic bileduct injury : surgeons can learn from pilots », in Surgery, n° 132, 2002, p. 826-835.
54 Luhrmann Tanya, « “Lord, Teach Us to Pray” : Prayer Practice Affects Cognitive Processing », in Journal of Cognition and Culture, 2013, p. 159-177.
55 Hubbard Timothy et Bharucha Jamshed, « Judged displacement in apparent vertical and horizontal motion », in Perception & Psychophysics, n° 44, 1988, p. 211-221. Pour un paradigme général, voir : Roepstorff Andreas, Niewöhner Jörg et Beck Stefan, « Enculturing brains through patterned practices », in Neural Networks, vol. 23, n° 8-9, 2010, p. 1051-1059.
Auteur
Enseigne la philosophie au lycée Jules Verne de Cergy. Il prépare actuellement une thèse de philosophie sous la direction de Martine de Gaudemar au sein du laboratoire SOPHIAPOL à l’université Paris Nanterre. Ses recherches portent sur l’utilisation de la notion de « perspective » dans la philosophie et les sciences humaines contemporaines.
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