1L’ensemble des travaux sur les mutations de la mégapole cairote depuis le milieu des années 2000 doivent relayer deux types de marqueurs historiques, même si leur importance n’est en rien commensurable : la stratégie en cours de constitution intitulée « Le Grand Caire 2050 » et la « révolution » de Janvier. Le premier est en effet une vision d’un futur de ville qui s’élabore depuis 2008 et peut être pris comme témoin d’une intention récente de « devenir global ». La compétitivité est davantage écrite comme le façonnage d’une image internationale à modifier et à soigner que comme un travail qui pense une stratégie économique d’ensemble. Pourtant le tournant global du Caire « pré-révolutionnaire » est aussi celui de la mise en place concomitante de nouveaux cadres de l’action publique qui créent des conditions de faisabilité, même si nous verrons qu’ils ne suffisent pas.

2Le modèle de la ville compétitive, vu du Caire, appelle à certaines réserves et précautions comparatives1. Si en effet les autorités du Grand Caire (gouvernorats) et l’État égyptien prérévolutionnaire souhaitaient promouvoir une image de ville attractive, attractivité ne rime pas nécessairement avec compétitivité. Et d’ailleurs de quel côté le repère ou la jauge compétitive se situent-ils : du côté économique et productif ou bien ailleurs ? En préalable, il faut avoir à l’esprit la dimension à la fois tardive et partielle de la prise de position des autorités relative à l’entrée dans la compétition globale. D’une certaine façon, comme pour d’autres métropoles globales « partielles2 », l’enjeu de ce texte sera, d’une part, de documenter et d’analyser comment se territorialise l’entrée dans la compétition globale et, d’autre part, d’examiner certaines des résistances qui lui sont opposées. Un premier temps préalable sera consacré à la description d’une métropole dont les contradictions urbaines et sociales et les dimensions de crise aiguë, notamment environnementale, transcrivent aussi la marche progressive des élites et des décideurs vers une nouvelle forme de régulation économique tendant à une concentration de plus en plus marquée des formes de capitaux et de ressources. C’est après avoir montré, dans une seconde partie, quels étaient les nouveaux ressorts de la pensée managériale sur la ville que la dimension des résistances au schéma exogène de la ville globale à travers la projection de différentes actions de renouvellement urbain sera explicitée.

Désert, valorisation foncière et compétition : le grand bond en avant ?

3Avec l’une des plus fortes densités résidentielles en zone urbaine, Le Caire d’abord, puis le Grand Caire, connaît depuis une petite dizaine d’années un phénomène nouveau et comparable à celui d’autres métropoles : l’épuisement du foncier. La raréfaction des disponibilités foncières et l’enrichissement nous semblent être doublement au cœur de la redistribution des stratégies métropolitaines. La première raison tient à la logique d’expansion continue de la capitale hors de ses limites, phénomène pourrait-on dire assez banal de métropolisation, mais qui est concomitant avec plusieurs autres phénomènes : croissance démographique très soutenue ; dilapidation des ressources foncières sur le désert par une sphère étatique qui a bénéficié de la libéralisation économique ; développement rapide d’infrastructures de raccordement rapides qui ont permis de sortir très librement « le Caire de son Nil », pour reprendre l’expression de M. Belliot3. La seconde raison tient à une densification continue du territoire dans les zones péricentrales, tandis que les zones centrales voient leur population sensiblement décliner. Entre le centre perçu comme dégradé, paupérisé et les réminiscences de quartiers anciens riches, les nouvelles catégories sociales bénéficiaires de la croissance économique prérévolutionnaire et les fractions en expansion les plus riches de la population se sentent à l’étroit. Le désert a été ouvert pour eux depuis le début des années 1990, comme l’a bien montré E. Denis4, au point qu’un développement sous forme de gated communities et d’enclaves privilégiées5 a permis à l’agglomération de multiplier son territoire réticulaire et habité – en pointillé – par 2,5 en moins de quinze ans pour atteindre 1200 km² ; une urbanisation débridée et décomplexée qui offre tous les attraits publicitaires de la ville « uptown » qui, comme l’indique le panneau de son développeur émirien Emaar surplombant un des plus vastes quartiers populaires de proche faubourg (Manshiyet Naser) se situe « above it all ». Être en effet « au-dessus » symboliquement et physiquement signifie aussi pouvoir (provisoirement) se jouer de la pollution chronique, des embouteillages dantesques et avoir accès au rêve de l’entre-soi. Dans cette fuite vers le désert, l’accompagnement par les promoteurs est évidemment une clé de lecture fondamentale avec plus de cent projets d’opérations fermées en cours, certaines purement résidentielles, d’autres plus multifonctionnelles6.

4Cette fixation d’enclaves aisées (ciblant également le haut des classes moyennes), voire très aisées, ne peut être pensée sans son double, la promesse de gains fonciers spectaculaires et l’accompagnement de l’État (via la New Urban Communities Authority créée en 1979) qui après avoir mis sur le marché son foncier désertique (avant 2006 de gré à gré, puis selon un principe de mise en enchères) accompagne ce processus semble-t-il inexorable de dilatement urbain en installant ses principales administrations et lieux de pouvoir économique loin de l’hypercentre dont on a vu le potentiel révolutionnaire. L’explosion de la rente foncière devient ainsi indissociable de ces ouvertures à la compétitivité : les nouveaux pôles d’activité y compris de la high-tech se situent d’emblée dans cette course au foncier, accompagnés par une politique d’infrastructures. Le ministère de l’Habitat, de l’aménagement et des villes nouvelles subventionne ainsi à prix fort la mise en valeur de territoires désertiques traditionnellement pensés comme hostiles pour vendre une façade de modernité située entre les imageries des pays du Golfe, du paradis perdu et de la Silicon Valley.

5Nous devons toutefois distinguer compétition et compétitivité. Les porteurs de projet du Caire métropolitain et de ses rêves de ville sans urbanité valorisent la démesure comme signifiant de prospérité. Ils imaginent pouvoir se passer du Caire central pour promouvoir à la fois des zones de production à forte valeur ajoutée et des zones de récréation ou de récupération de soi. Ce faisant, les nouvelles frontières du Caire sont-elles seulement celles d’une compétition internationale ? À première vue, et sans disposer de données toujours fiables, il est possible de voir que la dynamique économique de la seconde moitié de la décennie 2000 a encouragé cette fuite des centres. Elle a attiré des investisseurs internationaux, issus du corporate capital7 et favorisé la prise en main du territoire par des nouvelles combinaisons d’acteurs de l’immobilier. La compétition foncière s’est donc accrue par l’ouverture de nouveaux marchés fonciers accompagnés par des subventions publiques, tandis que les secteurs pauvres de la ville restaient désespérément privés d’interventions significatives. L’inégalité est donc au principe même de la mise sur orbite d’une possible compétition foncière ouverte à de nouveaux acteurs, associés aux tycoons de la nouvelle économie néolibérale, eux-mêmes très proches du pouvoir.

Figure 1. La région du « Grand Caire » et les principaux quartiers de l’agglomération urbaine.

6Ce mouvement d’appropriation foncière privative est-il corrélé à l’amélioration substantielle des indicateurs de croissance – ce qui ne signifie en rien une amélioration des conditions de vie de la majorité ? Si la dérégulation foncière et immobilière a en effet attiré des investisseurs internationaux dans ce secteur à plus-value rapide, il n’y a pourtant pas de raison particulière de penser que cette économie spéculative soit un moteur de compétitivité économique ayant un effet d’entraînement. Pourtant, selon E. Denis8, il y aurait un « lobbying de constellations d’acteurs privés et publics locaux, nationaux et étrangers qui s’emploient à faire accepter localement l’idée partagée avec les bailleurs institutionnels comme la Banque mondiale selon laquelle la croissance des économies métropolitaines est la clé du développement ». Ce faisant, l’élargissement constant des frontières du Grand Caire accentue localement la compétition foncière et urbaine, la segmentation socio-spatiale, le coût de la mobilité et les risques d’éviction sur les populations modestes mais pour autant cette dynamique ne découle pas tant d’une compétitivité accrue sur le plan international que d’une ouverture spectaculaire des marchés et des propriétés publiques. Dans un contexte d’épuisement du foncier dans le désert vendu à grande échelle par l’État à des opérateurs privés égyptiens et étrangers, et d’un succès mitigé (pour ne pas dire échec) des « villes nouvelles » pensées à l’origine comme des territoires à autonomiser par rapport à la zone centrale (idée qui n’a jamais fonctionné), la zone centrale fait l’objet d’un regain d’intérêt à partir de la fin des années 1990, mais surtout dans les années 2000, après des décennies de sous-investissement patent de la part des autorités et des acteurs privés.

Figure 2. Les principaux projets publics dans la région du Grand Caire.

Déblocages : nouveaux cadres et projets pour une « mise sur le marché » du centre

7Le retour vers le centre s’incarne, dans le cas cairote, à travers de nouveaux cadres de l’action visant à valoriser l’immobilier et libérer le foncier au profit d’opérateurs privés. Et nous verrons au passage les premières dynamiques de revalorisation qui chacune prennent des formes de pilotage et des méthodologies particulières.

Retour au centre (1) : premières dynamiques dispersées de revalorisation des quartiers historiques

8Première rupture, l’expérimentation d’un urbanisme de projet vise depuis peu la revitalisation de territoires à potentiel patrimonial et prend appui sur de nouveaux acteurs et lois.

9Deux projets ont bénéficié aux tissus historiques du Caire : le projet du Caire copte qui adjoint une réhabilitation patrimoniale des églises et du musée au réaménagement du quartier adjacent des potiers ; le projet du Darb Al Ahmar qui a constitué un signal fort d’une revalorisation du Caire islamique (figure 1). Développons ici le second projet qui a démarré à la fin des années 1990 sous l’impulsion de la prestigieuse fondation Aga Khan qui a souhaité coupler son projet de parc urbain bordant la muraille ayyoubide du Caire islamique à un projet de revitalisation urbaine du quartier limitrophe. Dans les années 2000, la fondation Aga Khan accompagnée d’experts égyptiens a réussi à contrer le projet du Conseil Suprême des Antiquités qui visait à démolir l’habitat précaire jouxtant, voire « s’incrustant » dans la muraille. Et la fondation est parvenue à prouver qu’une méthode douce basée sur des études fines sur les modes de vie résidentiels et sur le bâti (diagnostics techniques poussés) était possible en association à un montage financier de cofinancement incluant les résidents (dans leur majorité de revenus modestes) pour réhabiliter progressivement des immeubles du quartier. Dans ce quartier, des ateliers participatifs ont également fonctionné, comme sur la requalification de la place Azlan ou encore du marché Tablita, et le projet a fait ses preuves en matière de valorisation qui n’a pas (et c’est à souligner) généré une flambée des prix de l’immobilier9. La limite de l’exercice est cependant de taille : l’unité technique au sein du district appartenant au gouvernorat du Caire devait être le référent pour favoriser une appropriation des finalités de l’action et ses méthodes. Or le portage politique et technique du projet par le gouvernorat fait à ce jour pleinement défaut et la pérennité même des cadres de l’action est en question dans un contexte où la fondation Aga Khan souhaiterait transférer le projet au gouvernorat du Caire.

10Dans le sillage de ce regain d’intérêt à fondement patrimonial, Le Caire khédivial (figure 1), situé à quelques kilomètres à l’ouest du Caire islamique, a constitué le second théâtre d’un retour au centre qui intéresse cette fois directement les investisseurs et promoteurs privés, compte tenu de la valeur « redécouverte » d’un immobilier datant de la fin du xix^e siècle jusqu’aux années 1940 pour la construction des derniers immeubles. À l’origine de la dynamique, les deux opérations de piétonisation à la fin des années 1990 et, surtout, les inventaires au début des années 2000 pour documenter la valeur architecturale du bâti (travaux de S. Hawas10, de G. El Kadi11 et du Cultnat12). Et une agence nationale dédiée à « l’harmonie urbaine » (appelée NOUH – National Organization for Urban Harmony) créée en 2004 est avec la mission de revaloriser tous les quartiers d’Égypte bâtis depuis la fin du xix^e siècle jusqu’à Nasser. Le centre-ville du Caire est alors vu comme un laboratoire pour la nouvelle agence qui parvient à faire passer une loi en 2006 lui donnant à l’échelle nationale les compétences pour être maître d’ouvrage de travaux de requalification d’espaces publics et de façades et garant des nouvelles protections inscrites dans la loi évitant la démolition des bâtiments suite à un travail de classement dont elle est responsable. Plusieurs actions sont lancées par l’agence entre 2008 et 2010 : projet de revalorisation de la rue Qasr al Nil comme rue pilote en partenariat avec le gouvernorat du Caire, lancement d’un concours international pour revaloriser la place Ramsès située devant la gare ferroviaire, ou encore projets de réhabilitation de façades de la rue Ramsès13 (figure 3). Cette actualité (patrimonialisation commencée et lancement d’actions médiatisées) s’accompagne en parallèle du rachat dispersé par des particuliers et par la société Al Ismaïlia de 20 immeubles avec le projet de restructurer les immeubles pour développer une offre résidentielle locative haut de gamme. Même si ce genre d’initiative reste modeste à l’échelle du parc d’immeubles du centre-ville, une relance du marché immobilier du secteur était perceptible avec des prix qui s’inscrivent dans une dynamique de hausse entre 2008 et 2010.

Retour au centre (2) : redécouverte du front de Nil pour la construction d’un Central Business District

11Dernier territoire opérationnel où l’on peut recenser une dynamique de valorisation : le front de Nil avec, d’un côté, le secteur Maspero-Boulaq Abu el-Ela dans la continuité du Caire khédivial et, sur la rive gauche du Nil, le secteur Imbaba (figure 1). Pleinement dans la rhétorique de modernisation de la ville (selon les modèles de « musée à ciel ouvert » et de CBD), les études foisonnent sous le gouvernement Nazif (au pouvoir avant la Révolution de janvier) pour « reconquérir » le centre-ville.

12Dans les faits, l’agence dédiée à l’harmonie urbaine agit au coup par coup avec cette idée d’élaborer une feuille de route pour le centre-ville en cours de patrimonialisation. Une autre organisation, celle en charge de la planification urbaine, nommée General Organization for Physical Planning (GOPP), lance un concours fin 2009 pour penser une stratégie pour l’hypercentre ; un événement qui interroge au passage sur la mise en concurrence des deux entités publiques (GOPP et NOUH) pour être chef de file de la revalorisation du centre-ville. Mi-2010, les lauréats de la consultation sont le cabinet Associated Consultant (côté égyptien) et l’agence internationale AECOM (dont une de ses branches est basée à Dubaï). Le cabinet égyptien, retenu par le jury de la consultation, est également en charge de la maîtrise d’œuvre urbaine des opérations situées en front du Nil sur les deux rives (quartiers Boulaq Abu el-Ela et Imbaba). Les différents projets envisagés concernent l’aménagement de jardins, d’hôtels et d’espaces de loisir. Les images (Figure 3) produites pour promouvoir le projet montrent bien une stratégie visant la compétitivité à travers la recherche de modernité et d’uniformisation à de prétendus standards internationaux : on trouve ainsi une skyline presque calquée sur celle de Dubaï, de grandes infrastructures standardisées de loisir et de tourisme (par exemple, une roue panoramique), les thèmes récurrents du « musée à ciel ouvert » et de la ville réconciliée avec son fleuve.

13Le quartier de Boulaq Abu el-Ela et en particulier le secteur « Maspero » font partie de ces territoires à valoriser, mis en avant par les institutions comme points fondamentaux de départ de la nouvelle urbanisation. Le projet, qui a été repris dans les premières versions de la stratégie « Le Caire 2050 », est porté par le gouvernement, qui a créé pour l’occasion une société privée (mais financée par l’argent public), la Maspero Company for Urban Development. Cette maîtrise d’ouvrage urbaine est chargée d’acquérir la majeure partie des terrains appartenant essentiellement à de gros propriétaires fonciers nationaux et internationaux (émiratis et saoudiens) et de négocier ensuite avec les habitants quant à leur relogement (ou compensation), conformément aux directives de l’Informal Settlements Development Facility (ISDF), agence gouvernementale créée en 2008 qui traite de la résorption des quartiers informels14. Le projet prévoit l’aménagement d’hôtels, espaces de loisir et bureaux dans des tours au style architectural imposant. Pendant que Maspero Company achète les terrains, le bureau d’étude Associated Consultants est chargé de la maîtrise d’œuvre : le projet était presque signé quand la Révolution a éclaté.

14Les habitants, petits artisans ou commerçants, qui font partie des couches sociales les plus pauvres dans le périmètre de la ville, n’ont pas été mis au courant du projet de façon officielle, mais ils connaissent bien la situation : des démolitions ponctuelles ont en effet commencé depuis une dizaine d’années, sous prétexte de l’insalubrité des maisons. Jusqu’à 70 % des familles ont été déplacées et leur immeuble démoli, en laissant les gravats sur place pour éviter une nouvelle occupation. Cette stratégie est justifiée par la classification de Maspero par l’ISDF dans la catégorie des quartiers insalubres qui doivent être démolis, mais dont le foncier peut être récupéré. Ce positionnement, dans une échelle d’urgence qui prévoit des interventions spécifiques à chaque catégorie (quatre, de l’insalubre à l’informel) prend tout son sens quand on considère la situation exceptionnelle du quartier. L’emplacement central de Maspero, avec vue sur le Nil, attire depuis longtemps les convoitises des promoteurs, ainsi que celles de l’État. Les habitants de Maspero sont donc victimes d’une véritable stratégie d’usure qui les fragilise sous plusieurs fronts : la menace perpétuelle d’un départ soudain vers une périphérie lointaine ; la méfiance qui s’installe entre les habitants mêmes, qui ont désormais peur des « taupes » ; les déplacements ponctuels qui isolent les familles et vulnérabilisent le lien social existant.

15La menace de destruction du cadre de toute une vie, support d’une mémoire collective historique, devient encore plus déstabilisante quand elle est couplée à une stratégie de la rumeur, qui consiste pour les pouvoirs publics à diffuser des informations partielles sur les projets à venir. Cette opération n’est en fait que le dernier d’une série de projets qui, pour une grande part, sont restés au stade de la rumeur, pour une autre ont partiellement été réalisés (comme par exemple le déplacement des habitants dont les maisons longeaient le bâtiment de la télévision pour faire place à un vaste parking). Interventions et rumeurs affectent au total le quartier depuis près de quarante ans15. À l’image de cette pluralité de projets, les réactions des habitants des quartiers ciblés semblent tout aussi dispersées. Les habitants discutent entre eux de leurs craintes au sujet des évictions, mais n’ont pas réussi à s’organiser en comité pour résister de manière plus active. Pour l’heure, dans un contexte post-révolutionnaire, les habitants ont obtenu des négociations autour d’un possible relogement sur place ; mais cette possibilité ne représente qu’un scénario parmi d’autres.

Figure 3. Le Caire khédivial, carte des réaménagements à l’étude et dessin projetant la reconquête pacifiée des abords de la place Tahrir (remarque : les îlots en blanc ont fait l’objet d’une recension et sont protégés par la loi de 2008 dite d’Harmonie Urbaine).

16Un autre secteur en continuité de l’hypercentre, de l’autre côté du Nil, peut être évoqué. Le projet de remise à niveau d’Imbaba (figure 1), raconte à sa façon un tout autre récit sur la ville, celui de la ville maîtrisée et sous contrôle. Imbaba est la figure emblématique du « quartier informel » ou ‘achwaiy (aléatoire), autrement dit un quartier de création populaire partiellement reconnu par les pouvoirs publics16 : Imbaba, le quartier informel le plus peuplé du Caire (1 million d’habitants), le plus connu pour ses combats ouvriers d’antan, et qui serait actuellement miné par l’islamisme radical et la présence de supposés terroristes17.

17Ces différentes figures de la résistance et des contre-pouvoirs locaux18 associées à une densité résidentielle record ont fait qu’Imbaba, malgré une situation centrale privilégiée en bord du Nil, n’a jamais été investi par les classes supérieures. Le gouvernorat de Guizah et le GOPP ont toutefois ouvert récemment un chantier inhabituel, celui de la construction d’un habitat haut et milieu de gamme et d’un grand parc sur le foncier d’une friche aéroportuaire située à l’ouest du secteur. En lien avec l’arrivée prochaine du métro dans le quartier, ce projet déborde les limites de la friche pour embrasser un périmètre à l’est du Nil. Sur le tracé programmé de la ligne de métro qui devait être opérationnelle à la fin de la décennie 2010, de nombreux élargissements de voies sur un tissu extrêmement resserré et congestionné sont programmés donnant lieu à une cartographie détaillée. Nous pouvons ainsi faire l’hypothèse que cette opération au nom de la ville compétitive est une façon détournée d’intervenir directement dans le quartier19 : l’argumentaire de la ville compétitive dans un contexte autoritaire sert donc des velléités de reconquête de souveraineté (pouvoirs publics) et de domination (investisseurs privés). Les ouvertures de voies, ne donnant lieu à aucune négociation possible avec les habitants, sont ainsi par exemple considérées par un « comité populaire » constitué autour du parti Tagammu’ (proche du Parti communiste) en tant que véritables actions de reconquête immobilière et politique. S’il nous a été impossible de vérifier ces assertions, il est vrai que le déficit de légitimité des autorités dans ce secteur très peuplé tranche avec la volonté de réaliser une opération pilote de prestige.

18Le renouvellement urbain est ainsi devenu récemment un nouvel outil pour moderniser la ville. Les dynamiques et les différentes opérations impulsées par différentes maîtrises d’ouvrage (Aga Khan, NOUH) mais aussi par des innovations institutionnelles (nouvelles lois sur la construction et sur le patrimoine) sont loin de faire système mais révèlent par agrégation une réelle efficacité. Dans la période actuelle ce mouvement des politiques publiques a certes été ralenti, mais rien ne permet d’indiquer qu’il ne sera pas réactivé dans un futur proche, puisque la majorité des décisionnaires sont restés en place.

La stratégie « Grand Caire 2050 », entre réelle tentative d’une planification renouvelée et orchestration d’une concurrence recentrée

19Deuxième élément de rupture : l’expérimentation d’une stratégie métropolitaine pour la région urbaine. À l’instar des autres métropoles du monde, la volonté de passer du plan à la définition d’une vision stratégique20 marque une rupture majeure dans la façon de planifier Le Caire après plusieurs documents qui ont fait date, en particulier issus de la période de la coopération avec l’IAURIF (aujourd’hui IAU – International) puis de l’expertise des Japonais (la JICA – Japanese International Cooperation Agency) qui a livré en 2006 une projection de l’occupation du sol pour l’année 2027.

20Dans la refonte actuelle de la planification, l’État garde la main sur la commande d’une nouvelle stratégie à horizon 2050 par l’intermédiaire de son ministère, et plus particulièrement le GOPP, énorme structure d’où émanent les documents de planification de l’Égypte tout entière21. La nouveauté est davantage dans la fonction d’interface que joue le GOPP entre l’échelon des bailleurs de fonds internationaux et ici précisément le PNUD payé par le GOPP pour l’accompagner, et celui des acteurs ministériels et métropolitains (opérateurs, entreprises et promoteurs). De l’avis de nombreux experts rencontrés, le GOPP, dirigé par le réformiste Mustafa Madbouly22 est l’actuel chef de file qui continue de s’imposer sur les questions stratégiques. La méthodologie formalisée par la loi sur la planification urbaine adoptée en 2009 reflète un management paradoxal : le cadre de travail doit être participatif, et notamment mené en direction des habitants (c’est d’ailleurs une des conditions de l’accord et du soutien des Nations Unies signé en 2007), pourtant il demeure présidé par un haut comité ministériel incluant les gouverneurs (nommés par le Président de la République pour un rang de ministre) et les directeurs des grandes agences et opérateurs sur le Grand Caire (Cairo Transport Authority, Cairo Water and Sanitation Companies, etc.). Malgré ce maintien d’un hypercentralisme et la supervision en haut lieu par le Parti national démocrate en la personne de Gamal Moubarak, fils du Président, secrétaire général du parti et responsable des politiques jusqu’en février 2011, le GOPP, responsable de la préparation et du développement de la stratégie, pilote un comité de projet réunissant une petite trentaine de membres représentant des institutions, des organisations non gouvernementales, des sociétés privées, des opérateurs dans les domaines économique et social. Soucieuse aussi de montrer le bon exemple, l’organisation joue le jeu de la consultation par le biais de l’organisation d’enquêtes d’opinion, de l’animation de groupes de travail et d’ateliers sectoriels, la réalisation d’un site web (www.cairo2050.gov.eg), et a ouvert pour cela le chantier de la stratégie à de nombreux experts égyptiens et étrangers.

21Bien que le Grand Caire n’ait à ce jour aucune réalité juridique et institutionnelle, le démarrage de la construction de la stratégie a permis de poser entre 2008 et 2010 un certain nombre de questions clés et de donner un aperçu des arbitrages à prendre à court et moyen termes. Dans le domaine économique et spatial, le GOPP met sur la table la question de la taille optimale de la région urbaine, des directions de développement urbain à privilégier, des moyens à définir pour accélérer le développement des « villes nouvelles » et inversement pour dédensifier la zone centrale. Sur le front de l’habitat et des transports collectifs, une intensification est planifiée. Les questions épineuses de gouvernance sont aussi abordées explicitement : fusion des gouvernorats en une entité dotée de compétences à l’échelle métropolitaine ou bien création d’une agence de management impliquant les gouvernorats ? Enfin un questionnement sur un optimum de densité à atteindre a été engagé également.

22Ce faisant, certaines limites se font jour et la visée d’une ville globalisée vient parasiter le processus de consultation. Les diaporamas du GOPP en circulation jusqu’en 2011 depuis à peine trois ans mettent en avant la vision d’une ville « internationale-verte-connectée », rhétorique tellement consensuelle qu’elle ne fixe plus aucun cap et relègue au plan secondaire les priorités de justice sociale et le défi des zones informelles qui concerne plus de la moitié de la population23. Qui plus est, les cadres du GOPP ont commandité en 2009 à un expert égyptien une approche prospective des territoires à aménager dans le but de mettre la capitale sur la carte des villes globales qui comptent. Cet expert, seul, a réalisé un certain nombre d’images de synthèse, donnant à voir des mutations spectaculaires du foncier de la zone centrale, conçues comme autant de produits d’appel pour séduire de potentiels investisseurs que ce soit en bord du Nil, à la place de la fameuse cité des Morts, sur des îles encore non construites, ou encore aux abords des pyramides. Le travail de l’expert, de façon surprenante, se nourrit assez peu des démarches de projet documentées dans le point précédent, à l’exception des bords du Nil (projets Imbaba et Maspero). Ces images d’anticipation ont puissamment marqué les esprits et ont été relayées entre 2009 et 2010 (juste avant les révoltes) par les médias inquiétant par là même les habitants. Elles révèlent sans détour une possible migration à court terme du capital sur des zones centrales habitées par des ménages défavorisés ou marginaux que l’on n’aurait qu’à déloger manu militari. Elles n’en sont pas moins sujettes à distanciation de la part d’un grand nombre de décideurs, y compris au sein du GOPP, tant la faisabilité des opérations est loin d’être démontrée, compte tenu des sommes à engager pour reloger les familles, du montage technique à élaborer, des expropriations à réaliser etc. Toutefois, ce « bain » iconographique vient rendre visible de façon extrêmement crue une concurrence pour le foncier du centre et faire office de « stratégie », là où il est tout sauf question de stratégie en l’absence d’une vision articulée à un plan de mise en œuvre et de financement.

Résistances au schéma exogène de la ville compétitive

23Le nouvel agenda du « renouvellement urbain » au Caire, plus tardif qu’ailleurs dans la région (Beyrouth, Istanbul, Amman), traduit aussi bien l’activisme des autorités publiques que les velléités d’acteurs privés, sans que les conditions de possibilité de leur action soient bien claires. Et nous allons voir que les premières dynamiques opérationnelles ont pour point commun de révéler des résistances à une prise en charge par les acteurs privés.

La ville compétitive à l’épreuve de sa faisabilité opérationnelle

24Contrairement aux dénonciations par une partie de la presse de la privatisation du centre-ville et son embourgeoisement programmé pour les élites, le retour au Caire khédivial ne se fait pas sans difficultés à la fois pour les acteurs publics (gouvernorat et NOUH) et pour les acteurs privés. Plusieurs résistances sont identifiables. Premier facteur d’inertie au changement espéré de faire renaître le « Glory Cairo », la structure de la propriété. Une bonne moitié du parc immobilier appartient à plusieurs compagnies d’assurances ainsi qu’à des grands propriétaires publics (banques et entreprises égyptiennes). Pour ces gestionnaires de parc, les perspectives de rentabilité sont faibles compte tenu du blocage des loyers en vigueur depuis Nasser. Et leur patrimoine d’ailleurs se dégrade, reflet des trop faibles investissements consacrés à la maintenance du bâti. Qui plus est, dans le cas des compagnies d’assurances, ces dernières n’ont guère de stratégie de valorisation de leur « capital » et sont peu forces de proposition pour un changement. Second facteur d’inertie, les modes d’action développés par NOUH. L’agence tente d’agréger des projets avec l’espoir de construire peu à peu une « vision » pour l’avenir du centre-ville. La tentative est louable, mais toutefois un manque d’accompagnement stratégique se fait sentir sur le rôle que l’État et le gouvernorat du Caire veulent donner au centre-ville. Ajoutons, pour ne prendre que l’exemple du projet pilote de la rue Qasr al-Nil lancé en 2009 que l’approche formaliste régit seule l’action de l’agence : ravalement de surface (qui a été fait sur quelques immeubles entre 2009 et 2011), destructions de surélévations, ajouts de façades sur d’autres immeubles. Rien dans les parties communes n’a été réalisé, aucune méthodologie participative dans une perspective d’action intégrée n’a été mise en œuvre.

25Une dernière résistance est à souligner. Le lancement du réaménagement de la place Ramsès a permis de sélectionner un lauréat fin 2009 avec une proposition d’enterrer l’autopont du Six-Octobre situé au beau milieu de la place et de financer les travaux par l’aménagement de la friche ferroviaire située juste à côté de la gare. Une opération de renouvellement urbain classique en somme dont nous ne discuterons pas ici du bien fondé, mais un mode opératoire encore inconnu de la part des autorités égyptiennes. En 2011, la situation est restée figée, révélant en creux le faible portage politique du projet par le gouvernement Nazif (avant la chute de H. Moubarak), le déficit de savoir-faire pour former une maîtrise d’ouvrage urbaine, pour transférer le foncier à ce nouvel aménageur, pour construire un programme et recomposer cette « entrée » du centre-ville.

L’appropriation des interstices urbains, résistance passive à la conquête du centre-ville

26Pour le centre-ville du Caire, il n’est pas possible de parler de véritables mobilisations habitantes contre les projets urbains (situés à des stades de formalisation très hétérogènes) : il s’agit pour la plupart d’actions individuelles ou interindividuelles, qui visent à protéger sa propre maison ou commerce de la disparition imminente. Les initiatives de protestation reflètent le flou des démarches urbaines, à leur tour menées de façon désordonnée, ponctuelle, sans coordination entre les acteurs. Actions judiciaires, intimidation des agents gouvernementaux, résistances « coûte que coûte » face aux déplacements, toute initiative est menée par des citoyens isolés.

27Cette résistance, bien que passive, est tout de même visible dans le tissu urbain du centre-ville et constitue un frein puissant à sa mise sur le marché par le gouvernement et les acteurs privés. Mosaïque de quartiers fortement dégradés, Le Caire khédivial est aujourd’hui le théâtre d’une schizophrénie urbaine de fait : les hôtels cinq étoiles et les quartiers populaires en ruine cohabitent dans le même environnement immédiat. Les pratiques des habitants semblent à la fois complètement détachées de leur contexte urbain en mutation, mais aussi profondément ancrées dans le territoire. Dans un contexte de « modernisation » à marche forcée, la question se pose de l’investissement d’un même territoire par plusieurs acteurs, chacun avec sa propre conception et typologie d’occupation de l’espace.

28À côté des acteurs « officiels », tels les aménageurs publics ou privés, une appropriation parallèle de l’espace a lieu au quotidien de la part des habitants et usagers qui façonnent l’espace urbain selon leurs pratiques. Aujourd’hui – sous réserve d’enquêtes plus fines – le centre-ville est en effet peuplé par une population hétérogène composée d’habitants démunis qui ont investi les lieux lors du départ des populations aisées durant la période nassérienne, de petites couches moyennes, d’intellectuels et de couches supérieures déclassées. Les petits artisans, commerçants, ont morcelé les grands appartements des immeubles « haussmanniens » pour en faire des ateliers ou des laboratoires où ils travaillent seuls ou avec leurs salariés. L’espace limitrophe aux immeubles a également été approprié : les qahwas, cafés traditionnels, s’installent dans les plus petits couloirs entre deux immeubles (photo 4) ; les porches abritent des marchés couverts à l’apparence éphémère (mais qui sont toujours là) et sur les murs à côté des entrées d’immeuble des vendeurs ont accroché des vitrines pour présenter leurs produits. En dépit d’une perte régulière de sa population, le centre-ville voit ses espaces se densifier. Ce processus se produit par un remplissage progressif de tous les vides architecturaux et urbains ; il est le signe d’une pratique de la ville qui se fait dans la micro-échelle. Les ruelles couvertes, raccourcis privilégiés par les habitants, les petits cafés sombres que seuls les habitués fréquentent, les porches d’entrée des palais, sont des microterritoires réservés aux habitants et usagers du centre-ville mais ignorés par les aménageurs.

29La pratique quotidienne de ces microterritoires permet de voir le décalage existant entre une fabrication de la ville à grande échelle, par des organismes fortement centralisés (GOPP et NOUH, par exemple, opèrent au niveau national) et les usages au niveau microlocal, qui affectent et transforment réellement la ville dans son image et ses fonctions.

Résistances par le « droit au logement »

30Les cinq dernières années ont été celles d’un libéralisme débridé, mais aussi du développement de mouvements de contestation portant sur le droit au logement dans la mouvance des mouvements pour les droits humains24. Ce modèle de la compétition urbaine, est en effet perçu comme une création des protégés du régime Moubarak. Ses signes et sa progression sont diffus et pas toujours évidents à décrypter pour la grande majorité des Cairotes tant les projets induisant les plus forts changements restent peu diffusés en dehors de la presse écrite et des cercles experts. Toutefois on observe une double convergence des luttes : celles venant « de la base », des quartiers populaires touchés par les projets d’éviction liés à des infrastructures, à la politique de prévention des risques menée par l’ISDF, ou à la volonté – très récente – de récupération foncière par l’armée ou d’autres propriétaires éminents ; celle initiée par des militants associatifs rompus aux joutes juridiques qui ont du droit au logement une vision très large et englobante (intégrant les processus d’éviction urbaine des plus démunis) et qui tentent aussi de monter des opérations pilotes intégrées avec ou en soutien aux populations concernées. Il faudrait aussi mentionner le rôle joué par de nombreuses associations locales, souvent à caractère caritatif ou religieux dans l’aide apportée à cette résistance des populations. Ces mobilisations restent toutefois encore assez peu visibles au vu de l’intensification des difficultés économiques et quotidiennes pour la grande majorité des Cairotes qui dénoncent l’inefficacité des pouvoirs locaux. La politisation de la cause urbaine a toutefois beaucoup progressée, ce qui est une retombée pour le moins inattendue de la mise en compétition globale du Caire.

Photo 4. Un café traditionnel occupe le couloir entre deux immeubles haussmanniens (photo M. Pappalardo, 2011).

Conclusion

31Le Caire vient plus tardivement que d’autres mégapoles de son rang à la globalisation. Ce souci des autorités en poste avant la révolution est nouveau et les dernières années sont venues déstabiliser les quartiers centraux qui avait été négligés pendant des décennies et qui sont redécouverts dans un contexte d’épuisement du foncier en périphérie, du succès mitigé de l’urbanisme des gated communities et autres enclaves high-tech. Des similitudes sont nombreuses avec bien des villes qui ont connu pareille évolution. Toutefois des spécificités du cas cairote peuvent ici être résumées : une forte inertie des structures matérielles de la ville (notamment poids et nombre que représente l’habitat informel) et des modes organisationnels (impréparation ou manque de moyens des structures ad hoc pour renouveler).

32La doxa de la globalisation ne résiste pas complètement à l’examen d’une double série de résistances, tout autant passives que concertées ou négociées. La globalisation vue par les autorités et décideurs du Grand Caire connaît en effet, tout d’abord des hésitations et ne peut être exposée comme une mécanique unitaire impliquant la création d’une politique publique concertée. La coalition des autorités publiques et de la sphère privée pour faciliter la mise en place de la ville compétitive rencontre des obstacles tenant à la promotion d’un modèle de ville globale qui ne prend guère en compte la triple dimension économique, sociale et organisationnelle. Il n’y a là rien de moins que les effets d’une gouvernance métropolitaine toute récente, encore peu décentralisée et d’une gestion urbaine encore balbutiante en raison de la jeunesse du gouvernement local et de la faiblesse des mécanismes représentatifs. L’autre dimension des résistances à la ville compétitive témoigne d’une force lente et de l’inertie d’une urbanisation populaire massive face aux sirènes du changement. Il ne sera pas tant ici question d’attachements, bien que cette dimension pourrait être aisément convoquée, que de résistances, déjà attestées depuis les années 1990 par A. Bayat25 aux modèles exogènes de ville, l’exogène ou le « roumi » (étranger en arabe) commençant souvent par la désignation des élites technocratiques imprégnées de modèles de gestion et de régulation occidentalisées. Le point d’orgue de ces oppositions par les pratiques aux stratégies d’embellissement et d’embourgeoisement est double : la fuite dans les quartiers fermés du désert pour les plus riches et le surgissement révolutionnaire de 2011 qui signe le retour au centre d’une foule mobilisée contre les abus du régime et notamment la captation de la rente urbaine par une oligarchie toute-puissante.

33Avant même le surgissement révolutionnaire, les autorités locales et régionales n’ont jamais eu carte blanche pour transformer et « assainir » la ville. Les résistances n’ont pas toujours une forme visible et organisée, mais pourtant elles sont très fortement imprégnées d’un habitus de l’habitat populaire comme rempart contre la pauvreté. D’une certaine façon, bien que moins audibles que dans d’autres pays ou villes de taille comparable telles qu’Istanbul, les résistances au changement sont fortes et se distinguent de la résistance à la gentrification telle que décrite par M. Giroud26. Il s’agit plutôt d’un stade d’inertie et de résistance qui place la « modernisation » et l’exogénéisation de la ville dans une contradiction majeure et comme reflet des dissymétries sociales et culturelles. Enfin, une place doit être bien entendu réservée aux résistances actives à la globalisation que nous avons mentionnées plus haut, mais elles ne peuvent être pensées séparément des dimensions précédemment évoquées27.