1Le gouvernement marocain affirme les deux politiques de compétitivité et d’équité sociale. La première est énoncée dès la fin des années 1990, comme une réponse au processus mondial de libéralisation des échanges, annonciateur d’opportunités nouvelles mais aussi de fragilités pour l’économie marocaine1. Plus récente sous sa forme globale, la seconde a été exprimée avec force à plusieurs reprises par le Roi (discours du 20 août 2001 sur la lutte contre l’habitat insalubre, et du 18 mai 2005, pour le lancement de l’Initiative nationale pour le développement humain – INDH).

2Pour observer la rencontre de ces deux séries de politiques publiques, nous observons la métropole, lieu majeur de l’exacerbation des contradictions entre l’ouverture au monde et les contraintes vécues au sein de la société. L’angle d’approche est l’espace, en tant que révélateur des dynamiques à l’œuvre. Casablanca, centre économique incontesté du pays depuis les débuts du protectorat2, est aujourd’hui le cœur de la métropole centrale de celui-ci3. Pourtant, ce caractère de lieu nodal pour les politiques publiques n’est qu’une évidence récente, car Casablanca est restée jusqu’à ces dernières années au second plan des politiques nationales de compétitivité, derrière d’autres villes comme Tanger et Rabat, dotées de grands projets royaux. De même, les politiques de lutte contre l’habitat insalubre ont eu plus précocement des résultats significatifs dans de petites villes. D’une part, le sentiment largement partagé que Casablanca pouvait prospérer par ses propres moyens, d’autre part que les problèmes sociaux étaient à la mesure de la ville, complexes et énormes, expliquent ces retards. La prise de conscience des dangers politiques d’une telle situation, ainsi que la montée en puissance du volontarisme d’État durant la première décennie du règne de Mohammed VI, ont mis la métropole au centre des préoccupations.

3Cette interrogation met en jeu un paradoxe4. Concomitantes, les politiques de compétitivité et d’équité sociale sont tout aussi indissociables que contradictoires. Il s’agit dès lors de tenir ensemble les deux bouts du paradoxe, en examinant les relations entre les deux séries de politiques publiques ; d’ailleurs, c’est conjointement qu’elles tendent à donner du sens à la métropole et à la conforter.

4Les périphéries sont envisagées comme l’espace dans lequel l’adaptation au nouveau contexte est la plus lisible. En effet, celle-ci se traduit par un spectaculaire desserrement : les services de l’urbanisme de la ville considèrent qu’une entreprise délocalisée en périphérie occupe en moyenne sept fois plus de place qu’en son site précédent. Par leurs choix et les régulations qu’elles opèrent, les autorités réordonnent cet espace privilégié de l’extension de la ville, ce qui permet de lire en retour les logiques d’articulation de la compétitivité et de la question sociale.

Les périphéries casablancaises, un réceptacle privilégié des politiques de compétitivité et d’équité sociale

5Qu’est-ce que les périphéries casablancaises ? Le tissu urbain oppose nettement une zone dense, en décroissance voire en régression démographique, et une couronne externe, où le tissu urbain devient brusquement beaucoup plus lâche et où la croissance de la population est rapide (plus de 5 % par an). La première correspond en gros à la commune de Casablanca (2 950 000 hab., 2004) ; la seconde aux provinces de Médiouna, Nouaceur et Mohammedia (681 000 hab.), composantes de la même Région du Grand Casablanca. Plus particulièrement, l’espace considéré ici comprend les deux premières provinces, au sud de la rocade autoroutière, même si les processus en cours débordent désormais sur la Région voisine de Chaouia Ouardigha. Cet espace périphérique est marqué par l’image de la mosaïque paysagère et la juxtaposition des politiques.

Les espaces de la compétitivité

6Les périphéries casablancaises constituent un important espace de déploiement d’infrastructures et d’équipements participant à l’exigence de compétitivité de la métropole. Ces derniers ont été mis en relief dans de nombreux documents programmatiques et discours.

7Élaboré vers 2005, en pleine ébauche d’une stratégie de développement pour la ville, un document peut servir de point de départ de l’analyse (« Les Grands projets de la Wilaya de la Région de Casablanca », Centre régional d’investissements). Il listait 12 projets structurants mais ponctuels. Le tourisme (dont le tourisme d’affaires) dominait (6), à côté de la formation universitaire et technologique (2), du commerce (1) et de trois « villes nouvelles ». Les périphéries étaient concernées par un tiers des projets (essentiellement à Nouaceur, autour de l’aéroport international) ; la bande littorale et les quartiers péricentraux, chacun un autre tiers, étaient surtout concernés par des opérations de renouvellement urbain. Cette liste à la Prévert doit être située dans le temps. Les documents d’urbanisme de l’époque coloniale (plan Prost, 1916 ; plan Écochard, 1951), promoteurs d’une ville radioconcentrique et compacte, soulignaient ce qui était alors le point nodal de la compétitivité et qui le reste en partie aujourd’hui, le port. L’aéroport, devenu plus tard nouveau pôle majeur, émergea hors de tout plan d’urbanisme en 1951, en tant que base de l’armée américaine. Le SDAU de 1984 manqua d’ambition5 : postulant encore une ville littorale et compacte, il ne prévit pas le processus d’étalement urbain vers le sud qui commençait pourtant. C’est dans ce contexte de débordement des plans d’urbanisme que le document de 2005 était établi, sans d’ailleurs mentionner de nombreux coups partis en matière de politiques publiques.

8Or, le récent SDAU de la Région du Grand Casablanca tient un autre discours, qui montre que depuis les balbutiements de 2005 a émergé une pensée globale. La vision, qui reprend les grandes injonctions des organisations internationales et sonne comme une critique des (non) options du passé, est celle de la construction volontariste d’une métropole. Sans que soit abandonnée l’industrie qui a été depuis les origines la grande spécialité de Casablanca, un virage est clairement amorcé vers le tertiaire de haut niveau. L’idée de base est celle d’une structuration spatiale autour de trois « corridors », le premier reliant les deux pôles anciens de Casablanca et de Mohammedia (centralité et tourisme), les autres chacun de ces deux pôles à l’aéroport de Nouaceur. L’axe Casablanca-Nouaceur est ainsi consacré aux services, avec les points forts « technopolitains » de l’ancien aéroport d’Anfa, de Sidi Maârouf et de l’actuel aéroport. L’axe Mohammedia-Nouaceur est destiné à l’industrie et à la logistique. Si l’accent est mis sur les liens qui doivent irriguer la métropole (projets de tramway et de RER), le SDAU permet aussi de penser ensemble les nombreux espaces de la compétitivité qui s’étaient égrenés avec le temps entre Casablanca et l’aéroport, ainsi que de préparer leur extension.

9Tandis que de nouveaux projets sont dévoilés, quelques-uns de ceux de 2005 ne sont plus mentionnés et d’autres ne sont plus signalés comme structurants, ce qui témoigne d’une certaine volatilité devant laquelle le marketing urbain ne recule pas. Globalement, avec la mise en forme d’une vision métropolitaine volontariste, les périphéries sud ont pris la première place dans les espaces de la compétitivité.

Des périphéries réceptacles où règnent le sous-équipement et la pauvreté

10Les différents espaces du Grand Casablanca ont évolué de façon très contrastée au cours des dix dernières années. Alors que la commune de Casablanca n’a crû en moyenne que de 0,8 % par an, les provinces de Médiouna et Nouaceur enregistraient 7,7 % et 10,1 %, avec des taux exceptionnels dans les communes rurales de Bouskoura (15 %), Dar Bouazza (10 %) et Lahraouiyne (12,6 %), qui ont reçu le « trop plein » de population de Casablanca. Globalement, les communes périphériques de l’est sont marquées par l’implantation de gros bidonvilles alors que l’habitat non réglementaire (« clandestin ») s’est davantage développé à partir de la seconde moitié des années 1990 dans la périphérie sud-ouest (Lahraouiyne, Médiouna, Dar Bouazza, Bouskoura).

11C’est dans cette couronne externe du Grand Casablanca que se sont accumulés les retards d’équipement. La tendance est nette pour l’école, la santé et les équipements socioculturels. Si le taux de femmes analphabètes varie entre 24 et 36 % à Casablanca, il atteint 50 % et 56 % à Lahraouiyne et Dar Bouazza ; le nombre d’élèves du secondaire pour 100 élèves du primaire public varie entre 68 (Sidi Moumen) et 211 (Maarif) dans les arrondissements de Casablanca, contre 5 et 19 à Lahraouiyne et Dar Bouazza. Il en est de même pour l’eau potable, l’électrification et l’assainissement6. Les périphéries enregistrent aussi les plus forts taux de pauvreté : 3,3 % dans le périmètre urbain contre 5,6 % dans les périphéries avec de fortes variations (20,2 % à Lahraouiyne) (2005).

L’action publique sur les quartiers insalubres de la périphérie depuis 2005

12L’action publique a été marquée par la signature d’un accord-cadre Inmae (« Développement »)/INDH entre la présidence du conseil régional de l’INDH (qui est le wali de la Région), l’autorité délégante (le Conseil de la ville, représentant les arrondissements et les communes périphériques, qui lui ont délégué la gestion des services concernés) et la Lydec (gestionnaire des réseaux d’eau, assainissement et électricité). Cet accord prévoit un cadre de financement demandant une faible contribution aux bénéficiaires (2000 dirhams7 par service avec des facilités de paiement sur 7 ans). Il touche 270 quartiers d’habitat non réglementaire et 78130 foyers répartis entre les provinces de Nouaceur (62 % des foyers avant introduction de Mkansa nord dans Casablanca et 56 % après introduction), Médiouna (20 % des foyers avant introduction de Lahraouiyne nord dans Casablanca et 8 % après introduction) et Mohammedia (6 % des foyers). Jusqu’en 2009, la commune urbaine de Casablanca ne renfermait que 10 % des foyers concernés ; elle en compte actuellement 30 %. Après cinq ans (juin 2010), cet ambitieux projet dont le montant total des investissements est évalué à 1615 millions de dirhams (70 % pour l’assainissement, 29 % pour l’eau potable, 1 % pour l’électricité) n’est arrivé à atteindre que 40 % des bénéficiaires. Pour les 60 % restants, les études sont terminées mais des problèmes de gouvernance et de financement se posent. Les blocages ont montré le peu de cas fait de ce projet par les autorités de tutelle ou les bailleurs de fonds prévus (Fonds de solidarité de l’habitat, FSH) et le manque de volonté politique. En effet, ce n’est qu’après les manifestations de rue du « printemps arabe » que des solutions ont été trouvées (déblocage de fonds des communes avec crédit FEC (facilité élargie de crédit, du Fonds monétaire international), promesse du FSH).

13À travers ce projet, apparaît une prise en charge fragmentée de l’urbanisation périphérique. Ainsi, le département de l’habitat, qui a en charge la restructuration des lotissements irréguliers (loi sur l’urbanisme 25-90), s’est enfermé dans une politique axée sur le bidonville et agit par à-coups dans des opérations dites de désenclavement des quartiers les plus denses. À ceci s’ajoute une non-reconnaissance des mutations récentes, dans la mesure où des normes rurales continuent à être appliquées aux périphéries. Les lignes de bus s’arrêtent à la limite du périmètre urbain et les « grands taxis », en charge des liaisons interurbaines, assurent les liaisons avec la ville, quand ce ne sont pas les carrioles et les triporteurs, plus adaptés aux budgets des habitants. Ceci se traduit par des surcoûts pour la population, obligée de prendre plusieurs moyens de transport pour se rendre en ville. Comme moyen d’acquisition de terrains pour leurs équipements, les départements de la santé et de l’éducation continuent à ne prévoir que les donations, que décourage l’élévation des prix du sol. Si l’on ajoute des coûts excessifs pour le branchement aux réseaux des écoles, dispensaires et mosquées, qui ne bénéficient pas des avantages du projet Inmae/INDH, on comprend le sous-équipement de ces périphéries. Les écoles primaires sont surchargées, tandis que l’absence de collège et l’encombrement des centres de santé obligent une part importante de ces populations à se déplacer vers les quartiers voisins. De son côté, l’Agence urbaine de Casablanca (AUC) n’agit sur ces quartiers que par le biais de procédures dérogatoires, en l’absence de plan d’urbanisme approuvé. Pire, les plans d’aménagement en cours d’approbation montrent parfois une non prise en compte des zones bâties. En somme, face à l’action du gestionnaire de réseau, aucune gestion intégrée du développement urbain n’a été entreprise.

L’INDH : une chance pour l’équipement des périphéries de la métropole ?

14C’est à travers les projets INDH de lutte contre l’exclusion que l’on peut mesurer la portée de la lutte contre la pauvreté dans les périphéries.

15Or, les programmes INDH ne touchent qu’une partie de celles-ci : trois quartiers pour l’ensemble de la province de Nouaceur (deux bidonvilles et un quartier « clandestin »). Là, ont été montés des centres polyvalents et des équipements divers (toilettes et douches publiques, fosses collectives, locaux pour commerces). Le reste de la province a été concerné par un autre programme, dit transversal, qui a consisté en la construction de boxes pour une association de pêcheurs, l’équipement d’un centre de santé, de salles de lecture et de jardins d’enfants. Ces investissements (2005-2007) montrent la faiblesse des moyens mis en œuvre au regard de l’ampleur du rattrapage nécessaire pour plus de 54000 foyers vivant dans l’habitat non réglementaire. La même remarque peut être faite pour Médiouna et Lahraouiyne8. Globalement, la place des périphéries dans le programme INDH du Grand Casablanca est faible : seulement 17 % des projets pour les deux provinces de Nouaceur et Médiouna (2007)9. L’INDH ne s’est pas posée dans une perspective de rattrapage d’investissement et de substitution aux opérateurs défaillants ; elle cherchait la convergence des acteurs institutionnels, alors même que les départements sectoriels concernés souffrent d’un manque de déconcentration dans les décisions et les financements.

16Toutefois, comme il a été mentionné plus haut, le projet Inmae/INDH a constitué l’action publique la plus significative dans ces périphéries. L’estampillage INDH a permis de signifier l’urgence de l’action. Mais ce n’est encore que le début d’une politique globale en matière d’équité sociale.

De la mosaïque à la complexité

17La mosaïque paysagère est l’image dominante des périphéries. Les espaces ruraux n’ont pas disparu, striés par les infrastructures et mités par les lotissements clandestins, voire les bidonvilles, par des équipements que la ville a rejetés (entrepôts cernés de hauts murs, usines, décharges) et qui donnent parfois des images dantesques, et localement par des espaces d’une grande modernité. L’impression de mosaïque est renforcée par de violents contrastes. C’est ainsi que, selon l’ancienne habitude qui tend à minimiser le coût de déplacement des travailleurs, des bidonvilles voisinent parfois avec les espaces de la compétitivité, comme le bidonville de Deroua qui, immédiatement de l’autre côté de la limite régionale, mais derrière de hauts murs, jouxte le parc industriel Sapino, partie de l’ensemble aéroportuaire.

18Souvent, l’insertion locale des espaces de la compétitivité est médiocre. Si ces derniers sont en général bien reliés avec les grandes infrastructures, qui participent elles-mêmes de la compétitivité, leur implantation a souvent désorganisé les réseaux préexistants. Ainsi, l’implantation du vaste ensemble industriel de Bouskoura a détruit les systèmes d’irrigation préexistants ; ces mêmes usines ont gravement pollué l’oued Bouskoura sans que les autorités ne s’en émeuvent10. De même, la construction des autoroutes a rompu le système viaire, sans autre possibilité de raccordement que l’ancienne piste du chantier autoroutier. Même certains espaces de la compétitivité subissent des désagréments : l’accès au parc industriel de Bouskoura, modèle marocain des parcs industriels, subit les aléas d’un passage à niveau sur une voie ferrée majeure.

19Ce schéma spatial dual n’est pourtant pas pleinement opérant, car les paysages ne rendent pas fidèlement compte de la complexité du réel. Outre un habitat pauvre, les lotissements clandestins abritent aussi des activités économiques. À Lahfaya, à la limite des communes de Bouskoura et de Casablanca, les terres vendues sans aménagement à des industriels abritent des entreprises qui sont toutes reconnues et pour certaines performantes. En l’absence de Plan d’Aménagement, les démarches effectuées se sont limitées à la déclaration de « hangars agricoles », ce qui fonde l’illégalité de l’implantation. Quelques-unes de ces entreprises espèrent intégrer un parc industriel, et certaines y réussissent, ce qui montre que la trajectoire spatiale vertueuse est possible. Mieux, les acteurs des espaces de la compétitivité et des espaces de la pauvreté sont parfois les mêmes, comme le groupe Addoha, principal constructeur de logements sociaux du pays et promoteur du Bouskoura Golf Club et de ses résidences de luxe ; ce qui montre qu’au Maroc, on peut faire fortune dans le logement social… À cheval sur différentes logiques, les notables locaux peuvent avoir reconverti leur notabilité tribale lors de la vente de leurs terres, avoir élargi leur clientèle dans l’opération et être devenus responsables de leur collectivité locale, voire députés. La même famille a ainsi longtemps tenu la commune de Bouskoura et la commune d’arrondissement voisine appartenant à Casablanca, le maire de la première habitant au milieu de la zone industrielle « clandestine » de Lahfaya. L’opposition majeure est alors transférée au sein même de l’appareil d’État, entre ces notables locaux et les services centraux, soucieux de faire respecter les normes urbanistiques et d’imposer l’image officielle de la modernité.

20Derrière la mosaïque des paysages et l’apparente juxtaposition des politiques, on perçoit toute la complexité des identités des acteurs et de leurs jeux.

Une politique qui bute sur la rugosité de l’espace, et tout particulièrement sur la question foncière

21Dès lors, trois questions se posent : qui gère les périphéries urbaines ? Quelle vision les acteurs ont-ils des périphéries urbaines ? Et le système d’acteurs est-il en mesure de gérer l’articulation entre recherche de la compétitivité et question sociale ?

Des collectivités locales peu capables d’initiatives

22Si l’aire métropolitaine de Casablanca (qui correspond à peu près à la Région du Grand Casablanca) est couverte dans son ensemble par plusieurs services et autorités déconcentrés (notamment le wali, équivalent d’un préfet de région, l’AUC, la délégation de l’habitat), elle ne l’est que par une collectivité locale, la Région, dont les moyens d’action sont limités et sur laquelle la tutelle du wali est forte (il en est l’ordonnateur). Pourtant, le wali n’a qu’un rôle de coordinateur des gouverneurs des provinces, qui gardent leurs attributions en matière de tutelle des conseils provinciaux et des communes rurales, et en matière d’urbanisme. L’aire métropolitaine a certes été pensée dans des documents de planification (SOFA11, SDAU12) ; dans le projet Inmae/INDH, le wali a agi vis-à-vis de Lydec en tant que président du conseil régional de développement humain. Mais il ne bénéficie ni de la légitimité ni des capacités d’action requises pour coordonner l’action des départements sectoriels ou pour lever les fonds nécessaires à de grands projets. La fragmentation de l’action publique dans le développement territorial n’en est que plus criante lorsqu’on a affaire à des espaces en très forte mutation. Seul le chef de l’État garde l’initiative locale et arrive à mobiliser conjointement les divers départements.

23Face aux structures déconcentrées et outre la Région, l’aire métropolitaine connaît un pouvoir renforcé de la ville-centre à travers la politique d’unité de la ville, qui a institué une seule commune urbaine regroupant des arrondissements auxquels a été dénié le statut de collectivité locale. Mais ce relatif renforcement a été peu suivi en termes de ressources humaines et financières. Miné par des dissensions internes, le Conseil de la ville n’a pu jouer le rôle de locomotive. Il a toutefois obtenu des communes périphériques la délégation des services de l’eau et de l’électricité, ce qui lui a permis d’avoir un meilleur contrôle du gestionnaire de réseau.

24Pour le reste, les périphéries n’ont de relations avec le Conseil de la ville de Casablanca que pour la gestion des risques et de la principale décharge. Les communes périphériques reçoivent le trop-plein de Casablanca (migrants, industrie) sans avoir les ressources pour répondre à leurs besoins croissants. Si dans la plus riche d’entre elles, Bouskoura, les dépenses d’investissement se montent à 290 dirhams par habitant, les moyennes sont à 52 dirhams à Lahraouiyne, et 77 dirhams à Dar Bouazza13. De plus, les communes périphériques connaissent sans cesse des changements de découpages administratifs qui perturbent les relations entre les élus et leur base électorale.

Une gestion confrontée à l’opacité de la question foncière

25Les politiques publiques qui se mettent en place à Casablanca sont contemporaines du passage de l’agglomération à la métropole. Elles tendent à encadrer une dynamique vigoureuse lancée par les acteurs privés, et non pas à anticiper et à créer la métropole comme à Tanger. Une difficulté essentielle de la mise en œuvre de ces politiques est que la modernisation de l’économie voulue par Mohammed VI s’est faite sans la réforme foncière qui aurait assaini les bases de la réorganisation de l’espace. Or, les droits sur le sol constituent une contrainte majeure au Maroc, dans la mesure où ils ressortissent de statuts multiples et où leur publicité (au sens juridique du terme) est absente, sauf dans le cas de leur immatriculation. La première de ces deux caractéristiques est certes corrigée par le fait qu’une tutelle étatique forte pèse sur la majorité des statuts fonciers, à l’exception des terres melk (de droit privé) : les terres collectives (tribales) sont sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, les terres habous (soumises au droit islamique) sous celle d’un ministère spécial, les terres domaniales sous celle de divers services. Certes, le Roi n’est pas sans ressources pour concrétiser ses choix ; mais cela ne supprime pas l’inertie des ayants droit et ne résout pas la complexité des stratégies internes à l’appareil d’État. D’autre part, l’opacité qui entoure le statut des terres est un obstacle majeur à la mobilisation du sol, y compris pour les projets officiels.

26D’une manière générale, l’absence de réforme foncière a été contournée dès 1999 par l’octroi aux walis de deux pouvoirs dérogatoires, permettant de mobiliser le foncier public et d’implanter les projets d’investissement sur des terres que les plans d’aménagement affectaient à l’agriculture. Les grands projets se sont donc localisés de manière préférentielle sur le domaine public : ainsi, le long du littoral, à Bouskoura pour le complexe résidentiel et golfique, et sur les deux terrains aéroportuaires d’Anfa et de Nouaceur. Le premier des deux, plus petit (350 ha) mais remarquablement situé au voisinage du centre-ville, devrait accueillir une « ville nouvelle » avec fonctions de centralité. Le second, très vaste (36 km²), situé à 33 kilomètres, tire les projets d’urbanisme vers le sud, tout en constituant le principal réceptacle des équipements destinés à soutenir la compétitivité. Les grandes dispositions des documents d’urbanisme ont donc été déterminées par la localisation du foncier public.

27Le problème est qu’il n’y a plus guère de terres publiques disponibles dans la Région. Les nouvelles implantations doivent donc composer avec les autres statuts fonciers. Cela se fait en fonction de leur inégale possibilité de mobilisation. Ainsi, l’ensemble industriel de Bouskoura a occupé des terres de statut collectif, le ministère de l’Intérieur réussissant souvent à limiter la concertation aux seuls « naibs » (représentants des ayants droit). Les interventions d’État sont donc contraintes au recours à des statuts fonciers de moins en moins accessibles, ce qui aura inévitablement des effets sur la mise en œuvre du nouveau SDAU. Ainsi, la ville nouvelle de Zenata, stratégiquement située entre Casablanca et Mohammedia, pâtit de devoir être réalisée sur des terres melk émiettées. La question est encore plus critique pour le département chargé de l’habitat, confronté à la recherche de terres pour recaser les bidonvilles.

28En effet, au-delà de la diversité des statuts fonciers et des difficultés de l’action publique, la « crise foncière » décrite par le SOFA est fondamentalement celle d’une insuffisance de l’offre de terrains urbanisables par rapport à la demande. La spéculation foncière ne fait que se greffer sur le dysfonctionnement du marché. « La carte foncière présente une allure singulière avec une montée rapide des prix à partir de la périphérie pour atteindre un plateau à des prix relativement élevés. Cela entraîne un décrochage des prix de terrain par rapport aux revenus de la majorité de la population qui induit une série d’effets pervers cumulatifs touchant tous les aspects de l’urbanisation14 ». Ce niveau élevé et cette hausse des prix font aussi que les projets de second rang peinent à être financés, par exemple les réseaux que les collectivités territoriales doivent aux nouvelles implantations.

29Enfin, la cohérence d’ensemble est compromise par les conditions même de la planification urbaine. La réalisation des plans d’aménagement est lente, alors que l’urbanisation est rapide. La réalisation des équipements est encore plus lente. Or, au bout d’un délai de dix ans, la Loi délie de ses obligations urbanistiques envers l’État le propriétaire d’un terrain où est prévu un équipement public. Comme à Casablanca, 83 % des terrains réservés à un équipement public ne sont pas aménagés dans la décennie qui suit, on voit la fragilité de la planification urbaine, même si l’État tente d’user de son autorité et de la méconnaissance des textes pour prolonger les délais.

Le casse-tête de la réarticulation des espaces de la mosaïque

30Une réelle volonté de maîtriser la croissance urbaine a manqué jusqu’à récemment. Des outils avaient pourtant été proposés par le SDAU de 1984. L’AUC a été mise en place pour la planification et le suivi de la gestion de la ville. Mais l’Agence foncière prévue pour jouer le rôle d’opérateur foncier ne l’a jamais été. Ou plutôt, intégrée dans les missions de l’Agence urbaine, cette fonction a été faiblement dotée et n’a donné que des résultats médiocres.

31La réarticulation des espaces de la mosaïque n’a été le fait que de processus non officiels. À l’échelle locale, les réseaux clientélistes et politiques ont joué leur rôle. Ainsi, à Mkansa-Lahfaya, les stratégies notabiliaires ont certes produit un espace « clandestin », mais potentiellement insérable dans la ville, de par la relative proximité du tissu bâti ancien et du port, et de par la mixité des fonctions économiques et résidentielles. Cette mixité permet de minimiser les distances entre domicile et travail, facteur apprécié tant par les populations à faible revenu que par les entreprises déchargées de la contrainte et des aléas de l’acheminement des personnels. Or, ces stratégies notabiliaires ne s’exercent pas en circuit fermé, puisque de nombreux canaux les relient au sommet de l’État : fonctions électives, liens de connivence. De même, la constitution d’une association pour le développement du secteur, à l’initiative des notables locaux, construit l’intermédiation que l’État exigera pour restructurer et régulariser ce quartier clandestin15.

32Mais cette régulation informelle ne satisfait plus l’État central. Des événements politiques, émeutes (1981), attentats (2003, 2007) et montée du vote islamique, lui ont fait percevoir le risque social. Sur le plan économique, le début du processus d’étalement urbain a montré la grande difficulté de mobiliser de nouveaux terrains, d’abord pour les activités, ensuite pour les programmes sociaux. Mais il fallut surtout que le pouvoir central prenne conscience que les dysfonctionnements urbains pouvaient remettre en cause la pérennité de l’appareil productif de la grande ville.

33Le directeur de l’AUC, institution initiatrice du nouveau SDAU et en charge de l’urbanisme réglementaire, exprime bien cette nouvelle préoccupation d’articulation des enjeux de compétitivité et de cohésion sociale. Au sujet du SDAU, il déclare : « il s’agit de traduire dans l’espace les orientations stratégiques […], telles que définies par différents discours de Sa Majesté : l’initiative de développement humain, l’équilibre entre les espaces, l’habitat digne de tous, la création de la richesse et de l’emploi et les diverses thématiques sur la cohésion sociale16 […]. » Le discours accorde ainsi à la question sociale une place prépondérante. Certes, la vision techniciste de recherche de compétitivité a dominé le SOFA et s’est traduite dans le SDAU, mais tout est fait dans le discours pour la minimiser et pour insister sur la mise à niveau sociale et le traitement des périphéries. Ainsi, à une question sur la justice spatiale17, le directeur de l’AUC répond :

Le SDAU de Casablanca est progressiste […] Tout le travail fait dans le SDAU, c’est l’appropriation de la ville, la territorialisation de la justice dans des espaces. La cohésion urbaine est fondée sur le traitement de l’espace public […] Le traitement égalitaire de l’espace public est la base de la répartition du budget et il doit constituer un fondement de la justice spatiale. Même les investissements de métropolisation doivent être répartis en plusieurs centralités. Le mode d’organisation urbaine doit faire du périphérique des centralités […] Les nouveaux centres doivent être des antennes, mais en relation avec le centre ancien.

34Ce discours montre une démarche qui se veut globale pour les périphéries, ne posant pas seulement la question de l’habitat et abordant celles de l’urbanité, de l’emploi et de l’intégration urbaine des quartiers insalubres. Les nouveaux documents d’urbanisme sont au cœur de cette réflexion. Ils ont été établis au fil d’un long processus, d’abord à l’échelle nationale avec le Débat (2000), puis la Charte, puis le Schéma (2004) National de l’Aménagement du Territoire (SNAT) ; ensuite, à des échelles plus restreintes avec le SOFA de l’Aire Métropolitaine Casablanca-Rabat (2006), dont le diagnostic fut sans complaisance. Enfin, le nouveau SDAU de Casablanca a repris les lignes directrices du SOFA. Le changement de ton est net par rapport aux projets antérieurs, car les politiques de compétitivité ne sont plus exprimées de manière isolée, mais rattachées à des dimensions sociales et secondairement environnementales, dans une logique de développement durable. La vision 2030 rêve ainsi d’« une population… mieux éduquée, mieux logée et disposant d’un revenu moyen par tête considérablement supérieur à celui d’aujourd’hui ».

35De fait, qui va faire quoi, et comment ? Jusqu’à présent, une multitude de sociétés d’économie mixtes (SEM) ont vu le jour. Les SEM dédiées à la réalisation de projets d’envergure ont surtout réalisé des projets bancables. L’important travail d’accompagnement social lié à ces projets d’envergure n’est pas envisagé. La localisation des cités de relogement pour les bidonvillois est en fait déterminée par les opportunités foncières. Les questions d’intégration du réseau viaire ou d’implantation d’équipements structurants restent en suspens. Les transports en commun modernes, coûteux en regard des actuels autobus déglingués, offriront-ils à la fois un prix du billet accessible et une rentabilité suffisante ? La question des transports est d’autant plus cruciale que le SDAU ne retient pas l’objectif de proximité entre travail et domicile. En définitive, une augmentation « considérable » du revenu des citadins semble être la condition sine qua non pour que ceux-ci puissent se payer la ville prévue par le SDAU. Un autre risque est que la mise en place de règles plus strictes pour mieux organiser la métropole dans la Région du Grand Casablanca entraîne, par un classique effet de frontière, le report de l’étalement urbain non contrôlé dans la Région voisine de Chaouia Ouardigha. Le fait que deux des trois pôles majeurs de la métropole se situent aux limites régionales (Mohammedia et Nouaceur) fait craindre ce scénario.

36La question foncière reste malgré tout au centre de toute prise en charge globale de l’aménagement des périphéries et du traitement spécifique de l’habitat social. Pour surmonter la « crise foncière », les rédacteurs du SOFA avaient proposé « d’ouvrir de nouveaux terrains à l’urbanisation, des terrains achetés au prix agricole, de les équiper et de les intégrer à la ville par un système de transport performant ». Force est de constater qu’en l’absence d’Agence foncière, ces propositions sont restées lettre morte.

Conclusion

37Au cours des dix dernières années, la métropole casablancaise a connu de grands effets d’annonce tendant à la soutenir en tant que moteur majeur de l’économie marocaine. Ce discours tranche avec celui des années 1970, qui parlait d’une concentration néfaste des hommes et des activités et de la nécessité d’un rééquilibrage national. Désormais, la métropole est analysée et traitée dans sa compétitivité économique.

38Parallèlement, divers mouvements sociaux ont ébranlé la métropole et imposé la mise en place de programmes sociaux ambitieux. Ainsi, depuis 2003, à travers son programme « Ville sans bidonvilles », le département de l’habitat a visé la coordination entre acteurs avec l’idée de déboucher sur des contrats de ville. Le programme s’est heurté à la difficulté de mobiliser le foncier. Avec la création de la société Idmaj Sakane, le wali reprend la main. Diverses opérations ont pu être montées sur la base de négociations avec les propriétaires fonciers, le wali agissant par le biais d’une augmentation du COS (coefficient d’occupation des sols) pour obtenir du foncier « gratuit ou à prix réduit ». Ce système judicieux a vite trouvé ses limites avec un changement de wali, le nouveau hésitant à procéder par dérogations. Face à l’ampleur du foncier à mobiliser et face à l’action des bidonvillois dans le contexte du printemps arabe et du Mouvement du 20 février, seule une intervention royale est venue débloquer la situation (mobilisation de 650 hectares en mai 2011). Dans le même temps, les implantations non réglementaires ont continué à se développer. Il faut avouer que le niveau atteint par les prix fonciers18 dans la périphérie casablancaise rend caduque toute mise en place de lotissements légaux, qu’ils soient industriels ou d’habitation. C’est un point essentiel, qui pose la question de l’absence de toute régulation foncière et celle des logiques d’acteurs qui génèrent cette situation.

39Le nouveau SDAU de Casablanca a permis de commencer l’élaboration des plans d’aménagement (PA) au niveau des arrondissements. Ceux-ci donnent lieu à des arrangements locaux qui finissent par l’approbation du Conseil d’Arrondissement et du Conseil de la Ville. Or, dans le cas du PA de Hay Hassani, nous constatons des dissensions entre acteurs, qui se traduisent par des retards et des blocages. Ainsi, les instruments classiques de régulation de la rente foncière urbaine peinent à fonctionner. Les intérêts particuliers s’entrechoquent sans trouver un terrain d’entente, et l’arbitrage politique fait défaut. S’il y a toujours du côté des propriétaires une difficulté à faire émerger « l’intérêt général local », on peut se demander le pourquoi d’un tel laxisme de la part du pouvoir central. Sans doute devrions-nous alors revenir à l’histoire du rapport symbolique particulier du roi à Casablanca, ville frondeuse (celle des émeutes et des attentats terroristes), mais aussi lieu de résidence des entrepreneurs marocains depuis les années 1940. Depuis la moitié des années 1990, des entrepreneurs se sont organisés en lobby ou se sont lancés dans l’aventure partisane19. Cette image, qui a certes bougé avec le nouveau roi20, n’en continue pas moins à marquer la relation du roi à cette ville.

40Nous pouvons aussi tenter une autre explication, plus « utilitariste » : le roi voudrait rester seul à garder la main sur le foncier « mobilisable ». La mise en place d’un opérateur unique de type Agence foncière risquerait de réduire les capacités de mobilisation du foncier par le roi, de même que celles des différents départements gestionnaires du foncier public (domaines, affaires rurales, eaux et forêts).

41À voir l’ensemble des grandes décisions touchant à la gestion des aménagements et projets du Grand Casablanca, force est de constater la fragmentation du pouvoir local, les faibles capacités locales d’initiative et la forte présence du roi. La gestion du foncier, pièce maîtresse du dispositif, n’y échappe pas. L’aménagement de fait contredit bien des visions et projections d’aménagement soucieuses de compétitivité et d’équité sociale.