1La compétitivité est aujourd’hui le principe dominant à partir duquel sont pensés les objectifs économiques de l’action publique. Le corollaire de la compétitivité dans le domaine social est l’équité : un concept construit par la philosophie morale libérale et récupéré dans la formulation de politiques publiques néolibérales impulsées par les organismes internationaux. S’en référer au principe d’équité permet de viser l’amélioration des conditions de vie des plus pauvres et de lutter contre les situations les plus inacceptables – les plus injustes –, sans remettre en cause la production même des inégalités. La complémentarité de ces deux principes est régulièrement affichée : ils formeraient deux des trois piliers du « développement durable » (avec la durabilité dans le domaine environnemental). En Amérique latine, la diffusion de la planification urbaine stratégique s’est accompagnée de la montée en force des discours sur la compétitivité et l’équité et sur la possibilité – et la nécessité – de les articuler au sein d’un projet urbain1. La territorialisation de l’action publique constituerait un outil fondamental pour atteindre ce but, en légitimant un traitement différentiel des espaces urbains.

2Cette contribution entend mettre à l’épreuve des faits les discours théoriques de la planification urbaine stratégique et examiner les modalités d’articulation concrètes entre les deux principes de compétitivité urbaine et d’équité territoriale. Nous considérerons tout particulièrement la place accordée au principe d’équité dans les dispositifs et donc la capacité des politiques publiques à bénéficier aux populations et aux territoires les plus défavorisés.

3Pour appréhender au niveau spatial ces modalités de mises en tension, nous recentrerons nos analyses sur la planification de centralités urbaines. Nous nous inscrivons par là même dans la continuité d’Henri Lefebvre qui a montré combien la centralité urbaine est porteuse des contradictions de la ville capitaliste. En effet, si au sein de l’espace abstrait conçu par les planificateurs, la centralité – sous la forme des centres décisionnels pour Lefebvre – est organisée pour « entretenir la rareté de l’espace » et produire des plus-values foncières et immobilières, la centralité urbaine est aussi, dans le cadre de l’espace concret vécu par les citadins, le « lieu de la pratique sociale », le lieu emblématique du droit à la ville et de la transformation sociale2. Dans le cadre contemporain de métropoles qui connaissent d’intenses processus de recomposition de la centralité urbaine (au singulier, au sens de propriété des espaces urbains de concentrer une offre de services et une diversité de fonctions), nous utiliserons le terme de centralités, au pluriel, pour désigner des lieux qui ne correspondent pas nécessairement aux centres urbains. Les centres urbains sont en effet toujours centres d’une unité géographique relativement bien définie (centre-ville, centre de quartier). Or, ce n’est pas le cas des centralités urbaines, qui se réfèrent pour nous à de multiples lieux dotés de capacités de polarisation variées, plus ou moins reconnus par les autorités et les habitants, et qui ont émergé au cours des trois dernières décennies au sein de vastes ensembles métropolitains.

4Ces questions seront abordées à partir du cas de Bogotá. Cette ville s’est en effet dotée en 2000 d’un plan d’aménagement territorial (POT) inspiré par la planification urbaine stratégique. Le modèle territorial repose sur la formation d’un réseau de « centralités urbaines » (existantes ou à créer). Cette stratégie d’aménagement constitue un enjeu commun à la politique de compétitivité et à la politique de dotation d’équipements collectifs qui répond à un objectif d’équité territoriale. La pluralité des centralités identifiées par le POT va de pair avec une diversité de types de centralités : des centralités supposées insérer la ville dans les réseaux du capitalisme global et des centralités censées renforcer l’offre de services dans les espaces résidentiels, polariser et démarginaliser les périphéries pauvres. Ces modalités d’articulation – ou de mises en tension – seront analysées au niveau des discours (passage des discours généraux à la formulation concrète des plans urbains) et au niveau de l’action publique locale (mise en œuvre des plans et production de centralités urbaines)3 ainsi qu’à l’échelle métropolitaine du réseau de centralités urbaines et à l’échelle locale des lieux de centralité.

Bogotá : une ville pourvue d’un fort potentiel d’action sur son territoire

5L’étude de Bogotá est particulièrement stimulante pour réfléchir à la capacité d’action des gouvernements locaux sur leur territoire, car cette ville présente certaines spécificités qui confèrent d’importantes marges de manœuvre au gouvernement local.

6En premier lieu, la fragmentation politique de l’aire métropolitaine est exceptionnellement réduite. Le périmètre urbain de la ville de Bogotá – dénommée District Capital – correspond quasiment aux limites de l’agglomération urbaine, même si l’urbanisation progresse sur l’altiplano de la Savane, cette région naturelle aux riches terres agricoles qui s’étend sur plus d’une centaine de kilomètres au nord et à l’ouest (carte. 1). L’aire métropolitaine fonctionnelle – non institutionnalisée – regroupe 18 municipalités et dépasse en 2011 les 8 millions d’habitants, mais la seule municipalité de Bogotá compte plus de 7 millions d’habitants (estimation à partir du dernier recensement de 2005). Ce territoire, puissant en termes démographiques et économiques, octroie un pouvoir important au maire de Bogotá (élu au suffrage universel pour 4 ans). Cela constitue un atout pour la gouvernabilité de la ville et la mise en place de mécanismes de redistribution à l’échelle de ce vaste ensemble urbain4.

7De plus, la Colombie s’est dotée à la fin des années 1990 d’une législation foncière innovante à l’échelle latino-américaine, dans le but de renforcer la capacité d’action de l’État en matière d’aménagement territorial. Malgré les très fortes oppositions du secteur privé, les législateurs ont mis en place des mécanismes pour assurer une répartition équitable des charges et des bénéfices de l’urbanisation entre propriétaires fonciers, promoteurs immobiliers et municipalités. La loi 388 de 1997 affirme la fonction sociale de la propriété, transformant par là même la signification du droit de propriété foncière : d’un droit de propriété inaliénable à un droit de propriété assorti de devoirs et comportant des servitudes. Ce nouveau modèle a instauré une logique de développement urbain régulé par l’État5.

Carte 1. Bogotá, une métropole dans la cordillère orientale.

8Dans ce cadre, l’existence du plan d’aménagement territorial (POT), établi pour 10 ans, marque une rupture majeure. Inspiré par la planification urbaine stratégique telle qu’elle a été pratiquée en Espagne au cours des années 1980-1990, mais restant dominé par les logiques de la planification réglementaire traditionnelle, le POT manifeste l’ambition de reprendre le contrôle sur le développement urbain après les années de croissance rapide et de crise du système urbain. L’existence d’un projet urbain, fait relativement exceptionnel en Amérique latine, transforme l’action publique locale en définissant un cadre d’action censé unifier les modalités d’intervention sur les territoires et empêcher l’atomisation des mécanismes de régulation au niveau local.

9Par ailleurs, la succession de maires de différentes couleurs politiques depuis les années 1990 s’est traduite par des actions dans des domaines variés : lutte anticorruption, assainissement des finances et culture citoyenne (Castro et Mockus à la fin des années 1990), transports, grands équipements et espaces publics (Peñalosa au début des années 2000), investissements sociaux, méga-collèges dans les périphéries populaires et lutte contre la faim (Garzón et Moreno, de 2004 à 2011). Dans un pays dominé par la polarisation libéraux/conservateurs, les élections d’Antanas Mockus, maire indépendant dont la politique de culture citoyenne a permis une forte diminution des niveaux d’insécurité, et de Luis Eduardo Garzón, premier maire de gauche qui a mis l’accent sur les politiques sociales, de même que le volontarisme d’Enrique Peñalosa, avec notamment la mise en service du système de transport de masse Transmilenio, ont instauré une certaine continuité réformiste malgré la diversité des politiques poursuivies. Dans ce contexte, le marketing territorial impulsé dès le début des années 2000 a permis d’inverser représentations négatives dont la ville faisait l’objet, tant des Bogotains eux-mêmes que des investisseurs6. Bogotá est désormais très bien classée par les agences internationales de notation. Elle dispose d’une importante capacité d’endettement auprès des organismes internationaux et d’un budget d’investissement qui n’a cessé de croître depuis les années 1990.

10Plusieurs fois primée au niveau international au cours des années 2000 pour ces diverses réussites en matière de gestion urbaine7, Bogotá détient donc un certain potentiel d’action sur son territoire. C’est au vu de ce potentiel d’action que l’analyse de la mise en œuvre du POT se trouve ainsi véritablement justifiée. Il s’agit de vérifier si les réussites de la ville ont eu un effet au niveau de l’aménagement territorial, ou bien si l’aménagement reste l’impensé des politiques urbaines, en menant une analyse des changements urbains à un niveau plus structurel, par-delà les succès de certains projets.

Une réduction de contenu du principe d’équité territoriale dans les plans urbains

11En 2000, la première version du POT mit clairement l’accent sur le concept d’équité territoriale, au sens de la garantie de l’accès aux ressources urbaines sur l’ensemble du territoire urbain. L’objectif était de créer ou de renforcer des centralités urbaines situées hors du centre métropolitain pour réduire la dépendance des périphéries au centre et ainsi consolider une structure territoriale polycentrique équilibrée. Un zonage en « pièces urbaines » fut établi, chaque pièce urbaine devant être polarisée par une ou plusieurs centralités urbaines existantes ou à créer (carte 2). Les différences de fonctions et de types de centralités ne furent pas prises en compte, mise à part leur localisation au sein du centre métropolitain élargi ou hors de celui-ci. Dans les périphéries, les centralités urbaines étaient pensées sur la base de la consolidation de petites agglomérations commerciales et de services existantes. En plus de l’amélioration de l’accès aux ressources urbaines dans des zones très densément peuplées8, elles étaient censées qualifier les espaces périphériques et constituer de nouveaux référents urbains pour les habitants. Cependant, en termes opérationnels, la planification de centralités urbaines dans les espaces périphériques a été réduite à de simples opérations d’intégration physique (construction d’infrastructures viaires et d’espaces publics) qui n’ont eu qu’un faible effet de levier sur la localisation de nouvelles activités. Les projets urbains bénéficiant d’importants investissements publics et privés n’ont pas été localisés dans le périmètre des centralités urbaines définies par le POT.

12Le projet urbain du premier POT était donc fondé sur l’équité territoriale, mais il est resté déconnecté des dynamiques économiques et sociales. Les logiques préexistantes de production de la ville, profondément inégalitaires, se sont maintenues. Le premier POT offre donc l’exemple d’une interprétation strictement architecturale du principe d’équité territoriale, sur le mode d’un paysagisme de surface non ancré dans les territoires.

Carte 2. Le modèle territorial du premier POT : des pièces urbaines et des centralités pour structurer le territoire.

13La révision du POT en 2003 mit en revanche en avant le concept de compétitivité urbaine. Cette nouvelle orientation s’est traduite par une réduction du nombre de centralités urbaines, de 43 à 20. Seules les centralités urbaines de plus grande échelle dites « d’intégration régionale, nationale et internationale » ont été maintenues (carte. 3). Destinées à insérer la ville dans les réseaux du capitalisme global, elles étaient pensées comme des éléments clés pour le développement économique de la ville et devaient être exécutées à partir de la formulation « d’opérations stratégiques ».

14La figure des centralités polarisant les territoires du quotidien, dites « centralités d’intégration urbaine » fut évacuée du modèle territorial. L’objectif d’équité territoriale associé à la planification de centralités urbaines n’était plus au premier plan du modèle territorial : il fut relégué à la planification sectorielle. Les planificateurs firent valoir que les « centralités d’intégration urbaine » devaient être prises en charge par les Plans directeurs d’équipements collectifs (culturels, sportifs, sociaux et d’éducation) et le Plan directeur des espaces publics. Ces plans développèrent la figure urbanistique des « nœuds d’équipements collectifs » définis comme des concentrations d’équipements collectifs articulés à des espaces publics de qualité. Cependant, chaque plan directeur élabora une conception spécifique des « nœuds d’équipements collectifs », en raison notamment de l’absence de mécanisme de coordination entre les équipes de travail, ce qui généra d’importantes contradictions au sein du projet urbain global.

15Un aspect important de la révision de 2003 réside néanmoins dans le renforcement de l’utilisation des instruments de gestion foncière établis par la loi 388 de 1997, qui doivent garantir plus d’équité dans les processus de production de la ville. Ces outils n’ont pas d’impact sur l’équité de la structure territoriale et la réduction de la dépendance des périphéries au centre, mais ils permettent d’introduire de nouvelles règles qui redistribuent une partie des plus-values urbaines, depuis le secteur privé vers le secteur public et renforcent ainsi la capacité d’investissement de ce dernier dans des projets menés au nom de l’intérêt collectif.

16L’évolution du sens donné à la notion d’équité dans le POT montre comment ce principe, au fur et à mesure que s’est renforcée la planification urbaine, a perdu son statut de pilier d’égale importance par rapport à la compétitivité. Le principe d’équité s’est vu de plus en plus subordonné au principe de compétitivité. Dans le même temps, l’équité a perdu sa dimension territoriale et a été pensée sur un mode plus exclusivement social, en se référant à la recherche d’un accès universel aux ressources urbaines à partir d’indicateurs de couverture abstraits (tant de places de collèges par arrondissement, par exemple). Cette évolution atteste de la réduction du contenu donné au concept d’équité territoriale dans les plans urbains, une réduction qui s’est notamment traduite par l’affaiblissement de la réflexion sur le rôle des centralités urbaines pour polariser les territoires du quotidien, constituer des référents urbains, des lieux appropriés par les citadins et garantir l’exercice du droit à la ville pour tous.

Carte 3. Le modèle territorial de la révision du POT (2003).

17En 2009, une nouvelle révision du POT a été lancée, mais elle n’a pas abouti du fait de graves problèmes de gouvernabilité, en particulier la mise en examen du maire de Bogotá Samuel Moreno dans le cadre d’un scandale de corruption. Le thème de la révision du POT a été suspendu jusqu’au deuxième semestre 2012, quand la nouvelle équipe municipale arrivée en janvier de cette même année a repris le dossier.

Équipements collectifs et coordination intersectorielle : de la logique des besoins à la logique de la rentabilité

18Dans le cadre de la mise en œuvre du POT de 2003, la première modalité de production de centralités urbaines consiste en une politique territorialisée de construction d’équipements collectifs ayant pour but de consolider des « centralités d’intégration urbaine ».

19Plus précisément, il s’agit d’une politique d’articulation des Plans directeurs d’équipements collectifs, mise en place dès 2007 pour remédier aux incohérences existantes entre ces différents plans. Cette politique, qui s’appuie sur le renforcement de la coordination interinstitutionnelle, s’est donnée comme objectif la formulation du « Système des équipements du District » : un instrument de planification de dimension territoriale, hiérarchiquement supérieur aux plans directeurs sectoriels et donc directement relié au POT. Son objectif est de rompre avec l’improvisation et les pratiques clientélistes qui ont longtemps déterminé la localisation des équipements collectifs, pour construire une procédure fondée sur des critères techniques d’équité territoriale.

20Initialement, un modèle théorique a été élaboré pour définir un réseau de « nœuds d’équipements collectifs » d’échelle zonale, une échelle qui équivaut approximativement à une aire d’influence de 100000 habitants. La localisation des « nœuds d’équipements collectifs » n’a pas été reliée à la délimitation des centralités identifiées par le POT : la différence conceptuelle entre des centralités pensées comme des agglomérations d’emplois et d’activités économiques (critères de délimitation des centralités dans le POT) et des centralités pensées comme « des lieux d’affluence du public dotés d’une signification historique ou culturelle et d’une localisation stratégique pour les services à la population » a commencé à être reconnue.

21En termes opérationnels, cette stratégie s’est basée sur la réalisation de projets urbains multisectoriels qui constitueraient des « éléments dynamisants, reliés au tissu résidentiel et localisés dans des secteurs reconnaissables par les habitants ». Un même édifice devait ainsi abriter une école, une bibliothèque et un centre de services sociaux. Ce type de projet suppose la mise en place d’instances de coordination interinstitutionnelle pour les questions liées à la gestion foncière et à la maintenance des équipements. Cette politique requiert aussi de déterminer les critères pour prioriser les investissements du District au niveau territorial. Or, sur ce point, de grandes divergences sont apparues entre les différentes conceptions de la justice spatiale mobilisées par les équipes municipales.

22Dans un premier temps (années 2007-2009), la Direction des plans directeurs a cherché à définir des territoires prioritaires. À partir d’une analyse des déficits en matière d’accès aux équipements collectifs et d’une étude des conditions socio-économiques des populations, 38 « UPZ9 » prioritaires ont été identifiées : elles correspondaient aux périphéries d’origine informelle aujourd’hui légalisées, dans lesquelles se concentrent de hauts niveaux de pauvreté urbaine et d’importantes carences urbanistiques. Pour les fonctionnaires de la Direction des plans directeurs interrogés en 2009, ce modèle devait permettre de dégager deux grands types d’espaces d’intervention : « la Bogotá prioritaire, en marge du réseau de centralités définies par le POT, et la Bogotá stratégique, ancrée sur celui-ci ». Cette opposition justifiait le traitement différentiel de ces deux types d’espaces : des politiques interventionnistes d’équipement des quartiers à forte dimension publique dans le premier cas et des politiques d’attraction des investissements privés dans le second.

23Cependant, les acteurs techniques et politiques ne se sont pas approprié cette politique. Suite au changement de Directeur de la Planification en août 2009, la politique d’articulation des Plans Directeurs a été révisée.

24Les critères de délimitation des zones prioritaires n’ont plus pris seulement en compte les déficits existants mais aussi les déficits futurs, établis à partir des estimations de l’évolution de la population dans les secteurs urbains réglementés comme « de rénovation urbaine ». Fin 2010, le discours des fonctionnaires interrogés a changé : « La ville s’est mise à penser à de grands projets, le métro, les nouvelles phases de Transmilenio, le train régional. Tous ces projets vont amener de nouveaux usages, de nouveaux habitants, et donc une nouvelle demande qui doit être couverte. Si l’on pense la ville à long terme, on se rend compte que les déficits ne sont pas seulement dans les périphéries ». L’idée qu’il est nécessaire d’intervenir dans les espaces centraux, et pas seulement dans les périphéries pauvres, est devenue prédominante. Mais du coup, les éléments de hiérarchisation des espaces déficitaires et de priorisation territoriale des investissements du District ont disparu. La signification de l’équité territoriale comme principe de l’action publique a été transformée. La notion de territoire prioritaire a été diluée jusqu’à être assimilée avec celle de territoire stratégique. Or, ce changement radical d’orientation de l’action publique est passé complètement inaperçu à Bogotá, car ces décisions ont été prises de manière technocratique, en cercles fermés, suite à l’arrivée de la nouvelle Secrétaire de Planification.

25D’autre part, la révision du Système des Équipements a conduit à revaloriser le rôle du secteur privé pour assurer une couverture suffisante d’équipements collectifs. Des mécanismes ont été mis en place pour inciter le secteur privé à investir dans les zones déficitaires, y compris dans les périphéries urbaines non perçues comme un « marché naturel » pour ce type d’investissements. Les planificateurs font aussi la promotion d’équipements collectifs public-privé. L’exemple emblématique de cette nouvelle politique est le centre culturel Julio Mario Santo Domingo, inauguré en mai 2010. Localisé dans la périphérie Nord où le District avait identifié un déficit d’équipement culturel, ce centre a pu être construit grâce à une donation de vingt et un millions d’euros par la fondation sans but lucratif du même nom10. Il comprend un parc urbain de cinq hectares, la plus grande bibliothèque de Bogotá (35000 ouvrages, une salle de lecture de 470 postes), un théâtre de 1300 places et un auditorium de 350 places. Si l’équipement est de propriété publique, sa gestion est prise en charge par un conseil d’administration mixte. Le principe de rentabilité conduit à donner la priorité aux spectacles payants et à la location des espaces pour de grands événements. Pour ce qui est du théâtre, dénommé significativement Teatro Mayor, l’ambition est de programmer des spectacles de rayonnement international. On a donc un équipement qui répond à un objectif de prestige, destiné à des élites culturelles (et économiques) qui y accèdent par l’autoroute Nord toute proche. Il n’a qu’un faible impact sur l’accès à la culture des populations pauvres qui habitent les quartiers environnants. Ce centre culturel ne répond donc que très imparfaitement aux objectifs d’une politique d’équité territoriale, et participe plutôt de la politique de compétitivité du District.

26À un autre niveau d’analyse, nous retrouvons la tendance toujours plus prononcée à l’abandon des objectifs d’équité territoriale dans les politiques urbaines. Les obstacles fonciers, techniques et politico-institutionnels rendent de plus en plus difficile voire impossible de mener des projets urbains hors de tout critère de rentabilité. La conséquence en est un saupoudrage des investissements publics et la perte de la volonté politique pour construire des lieux référents qui qualifieraient les périphéries populaires.

Les opérations stratégiques, espaces de tension entre la recherche de compétitivité et d’équité

27Les opérations stratégiques constituent la deuxième modalité de production de centralités urbaines. Ayant pour objectif de renforcer l’insertion de la ville dans les réseaux du capitalisme global, elles constituent une pièce maîtresse de la politique de compétitivité du District. Dix opérations stratégiques ont été définies dans le POT de 2003, mais seules trois sont en marche : les opérations Centre Historique – Centre International, Nuevo Usme et Nord. Une quatrième est en cours de formulation : l’Opération Fontibón – Aéroport – Engativá.

28La délimitation de périmètres d’intervention pour y focaliser les investissements publics et privés et aménager de manière intégrale des espaces jugés stratégiques répond à un principe de justice sélective : cette modalité de territorialisation est légitimée par les utilités totales générées qui sont supposées bénéficier à l’ensemble des citadins. Il n’en demeure pas moins que ces territoires sur lesquels s’exercent d’importants enjeux économiques et financiers sont habités par des populations aux profils socio-économiques variés. Si la recherche de compétitivité est l’objectif premier des opérations stratégiques, l’équité sociale et territoriale en est un objectif secondaire car le maintien des populations pauvres dans leur espace de vie est revendiqué : une dimension essentielle de l’équité des politiques urbaines selon Susan Fainstein . La question est de savoir comment sont gérées localement, dans le périmètre des opérations, les tensions entre les exigences extérieures liées à la politique de compétitivité du District et les impératifs de réponse aux problématiques sociales qui s’y donnent. Comme le rappelle Mario Lungo, « les grands projets urbains [GPU], précisément en raison de leurs caractéristiques principales – leur complexité et leur échelle – peuvent contribuer soit à la privatisation soit à la récupération de l’essence publique de la gestion urbaine. Les penser de manière isolée renforce la première et négative tendance11 ». À Bogotá, les opérations stratégiques sont intégrées au projet urbain et, de ce fait, elles peuvent contribuer au renforcement des mécanismes de régulation à l’échelle de la ville dans son ensemble.

À qui bénéficient les projets ?

29Au sein des opérations stratégiques, certains projets sont menés au nom de l’équité et sont conçus comme devant bénéficier prioritairement aux habitants et travailleurs actuels des périmètres d’intervention.

30Dans le cadre de l’Opération Centre, qui est la plus avancée, le projet urbain le plus important piloté par l’Entreprise de rénovation urbaine du District (ERU) est le centre de commerce international de gros de San Victorino. Il a pour but d’offrir des services pour renforcer les capacités exportatrices des commerçants et acteurs traditionnels du centre de commerce populaire de San Victorino (un quartier bien identifié au sein du centre traditionnel). Ce projet rompt avec les modalités antérieures d’intervention dans le secteur, parfois violentes à l’égard des habitants et travailleurs pauvres, ce qui démontre que l’administration ne considère plus les commerçants de San Victorino comme des obstacles à la construction d’un centre compétitif mais comme des partenaires et des « créateurs de développement ». Ce projet public-privé répond à des exigences de rentabilité : des critères précis ont été établis pour identifier parmi les acteurs traditionnels de San Victorino des « générateurs de durabilité », c’est-à-dire des acteurs qui peuvent démontrer que toutes les personnes impliquées dans la chaîne productive de leur négoce travaillent de manière formelle, depuis la confection jusqu’à la commercialisation. Seuls ces acteurs sont aidés : ils peuvent louer des locaux dans le centre commercial et bénéficier de tous les services mis à leur disposition pour développer leur entreprise au plan international. L’administration du District fait ainsi preuve d’un réel effort pour formaliser l’informalité et aider les activités commerciales susceptibles de constituer une véritable option de développement. Mais les « générateurs de durabilité » sont des commerçants qui ont déjà un certain niveau économique et les mesures mises en œuvre pour les autres, les plus pauvres, sont extrêmement réduites.

31L’exemple de ce centre commercial (comme de la plupart des projets de construction de logements dans le périmètre de l’Opération Centre) montre que les interventions réalisées par le District au nom de l’équité touchent en fait les classes moyennes, voire les franges supérieures des classes populaires, mais non les groupes sociaux les plus défavorisés. Ces formes d’intervention génèrent de forts risques d’aggravation des inégalités.

32L’absence de bénéfice des opérations stratégiques pour les habitants pauvres se note aussi à un niveau plus structurel et proprement territorial, dans la mesure où, contrairement aux objectifs revendiqués par le POT, les opérations stratégiques approfondissent la ségrégation socio-spatiale à échelle macro. Par exemple, l’Opération Nuevo Usme, qui consiste en la planification d’une grande zone d’expansion urbaine pour y construire plus de 50000 logements sociaux, est localisée à l’extrême sud de la ville, dans la continuité des espaces de pauvreté actuels. À l’inverse, dans le cadre de l’Opération Nord, dont l’enjeu est aussi la production massive de logements, les promoteurs immobiliers ont empêché l’adoption de mesures pour obtenir un fort pourcentage de logements sociaux. Il s’agit de terrains à bâtir situés dans l’axe de prestige de la ville ; la présence de logements sociaux aurait diminué les taux élevés de rentabilité des projets.

Les limites de la justice compensatoire

33La principale injustice perçue dans la mise en œuvre des opérations stratégiques réside dans un grave défaut en matière de compensation des impacts sociaux, ce qui conduit au renforcement des processus d’expulsion et de paupérisation de certaines franges des habitants affectés. Mes enquêtes montrent ainsi que les plans de gestion sociale, obligatoires dans le cadre de ce type de projets, sont systématiquement insuffisants. Je me limiterai ici à présenter le cas du projet de construction de l’Avenue Comuneros : une voie rapide intégrée à l’Opération Centre qui constitue une percée dans les quartiers populaires du sud du centre traditionnel.

34Le plan de gestion sociale de ce projet manifeste une compréhension globale du thème du relogement et propose un système de compensation pour les propriétaires, les locataires et les « possédants »12. Mais il existe de nombreuses irrégularités, en particulier en ce qui concerne l’achat des terrains et l’absence de suivi rigoureux du processus de relogement. Le rapport d’évaluation ex post du projet Comuneros révèle par exemple que l’Institut de développement urbain (IDU), en charge de la construction des infrastructures viaires, a perdu la trace des familles expulsées en 2003 et 2004, c’est-à-dire de la grande majorité des 3000 familles expulsées au total. Par ailleurs, même si les terrains ont été achetés légalement en fonction des estimations de leur valeur commerciale, les habitants dénoncent le très faible niveau des indemnisations accordées en contrepartie des expropriations : en 2007, elles s’élevaient à 90 euros en moyenne par m² de terrain construit, c’est-à-dire de 3500 à 7000 euros pour les maisons du secteur (maisons d’architecture coloniale ou républicaine, en adobe et d’un niveau, avec patio et grands espaces intérieurs, mais plus ou moins dégradées). Dans ces conditions, les familles sont presque systématiquement obligées d’aller chercher un logement social de taille plus réduite en périphérie. Ces prix sont très en deçà de ceux qui sont pratiqués dans les projets immobiliers de l’Opération Centre, qui proposent des appartements neufs de 60 m² à partir de 200000 euros dans le secteur de Comuneros.

35Cette distorsion entre les indemnités reçues suite aux expropriations et les prix du marché, renforcée par la prodigieuse augmentation des prix fonciers dans l’ensemble de la ville de Bogotá depuis 2004, remet en question la capacité de l’administration à « garantir que les premiers bénéficiaires des nouveaux logements du centre soient les habitants actuels », alors même qu’il s’agit de l’un des principaux chevaux de bataille de l’Opération Centre. Malgré les outils de planification urbaine adoptés, l’enjeu reste comme ailleurs le maintien du droit à la centralité pour les couches populaires qui vivent dans les secteurs centraux en voie de rénovation urbaine.

La participation citoyenne ou l’impossible dialogue entre l’administration et les habitants

36La justice procédurale des opérations stratégiques est déterminée par les processus d’adoption des plans d’aménagement zonaux, leur transparence et leur ouverture à la participation des citoyens et des organisations sociales. Les processus participatifs présentent de grandes divergences entre chaque opération, essentiellement selon l’attitude adoptée par l’administration face au thème des indemnisations et aux modalités d’insertion des habitants dans les projets.

37Dans le centre, où la participation a déjà une histoire13, les processus participatifs sont vivement critiqués. Les résidents et travailleurs du centre se sentent exclus des prises de décisions qui affectent leur espace de vie, malgré la mobilisation de comités de résidents et de diverses organisations sociales. Les grandes audiences publiques réalisées, avec parfois près de deux mille participants, n’ont pas permis de nouer un dialogue entre l’administration et les habitants. Au contraire, elles sont devenues les espaces d’expression du conflit entre l’administration qui se contente de présenter les projets prévus, et la société civile, qui, ayant perdu toute confiance en l’administration et se sentant exclue de la prise de décision, porte ses revendications de manière si violente que l’administration ne peut les entendre. Cette situation de blocage du processus participatif est en partie liée à l’absence de négociation sur les points clés qui affectent directement les habitants : le prix des indemnisations, la localisation exacte des terrains affectés par les projets. La présentation du plan en est restée à un niveau très général, et donc abstrait pour les habitants. Dès lors, le conflit se cristallise sur l’impossibilité pour l’administration d’offrir des solutions de compensation justes pour les familles expulsées, c’est-à-dire des solutions leur permettant de retrouver un logement de qualité similaire ou meilleure. Le rejet radical des résidents s’explique aussi par la violence avec laquelle l’administration est intervenue auparavant dans le centre. La mémoire collective de certaines opérations urbaines a créé des précédents qui, pour les organisations sociales, ne doivent absolument pas être reproduits. C’est le cas pour le « traumatisme » des premières expulsions liées à la construction de l’Avenue Comuneros mais aussi pour les expulsions musclées des habitants du Cartucho, dont l’absence de transparence a été dénoncée par nombre d’urbanistes et d’organisations sociales14 (Góngora & Suárez, 2008). Dans le cas de l’Opération Centre, l’administration n’a donc pas réussi à concéder un pouvoir de décision aux habitants actuels ni à éviter que les interventions ne génèrent des phénomènes d’expulsion.

38Néanmoins, des évolutions sont à l’œuvre dans le cas des autres opérations stratégiques. Par exemple, dans la zone d’influence de l’aéroport international, une expérience originale a été lancée par des leaders locaux pour promouvoir non seulement la participation à l’élaboration des politiques urbaines mais aussi la participation économique aux projets immobiliers et industriels qui sont prévus dans le cadre de la transformation de la zone aéroportuaire. L’idée est que les petits propriétaires des maisons qui, affectées d’un usage résidentiel, ont une valeur commerciale très basse aujourd’hui en raison des nuisances, puissent devenir partenaires des futurs projets industriels dans le cadre d’une gestion foncière associée pilotée par le District. L’enjeu de cette démarche est de transformer les représentations des résidents des arrondissements de Fontibón et Engativá, pour que ces derniers ne perçoivent plus l’aéroport comme une menace mais bien comme une opportunité. Cette expérience reste cependant encore à l’état de proposition.

Conclusion

39Il nous semble important de conclure en allant au-delà du constat du fossé séparant les discours des réalisations effectives et de la critique de l’inefficacité de l’action publique. Ce cas d’étude sur la planification de centralités à Bogotá a mis au jour un ensemble de contradictions fondamentales au cœur même du projet urbain. La principale est probablement que l’exécution du POT, qui requiert la consolidation de la fonction régulatrice de l’État en matière d’urbanisme pour garantir des niveaux minimums d’équité, se heurte à des pratiques clientélistes (influence des promoteurs et des propriétaires fonciers au sein du Secrétariat de la Planification et du Conseil de Bogotá) et à un modèle néolibéral d’action publique régi au niveau national, dans lequel l’État se limite à faciliter les investissements privés dans un souci prédominant de compétitivité économique. Dans ces conditions, le principe d’équité est invoqué dans les discours, mais ne peut réellement orienter l’action publique. Les discours internationaux de la planification urbaine stratégique prônant la possibilité théorique d’articuler compétitivité et équité apparaissent en décalage avec les réalités locales. Dans les contextes de construction de la planification urbaine et de l’action publique, comme l’est le contexte bogotain, cette articulation doit être pensée de manière plus sérieuse, en prenant par exemple en compte les questions foncières qui sont déterminantes pour empêcher les processus d’expulsion.

40Nous pensons avoir montré la nécessité de mener des études des politiques urbaines à un niveau plus structurel que celui souvent adopté et qui a conduit à présenter Bogotá comme un modèle de réussite au milieu des années 2000, alors qu’à la fin de cette même décennie cette ville connaît de très sérieux problèmes urbains qui ont modifié négativement l’image de la ville. La dimension territoriale de l’équité doit être réaffirmée. La situation actuelle de Bogotá montre par exemple l’insuffisance des politiques d’équité fondées exclusivement sur la mobilité pour améliorer l’accès aux ressources urbaines des citadins pauvres. Moins de dix ans après la mise en service de la première ligne du Transmilenio, aujourd’hui totalement saturé, la nécessité d’une action sur la structure territoriale, et pas seulement sur les transports, apparaît chaque jour avec plus d’évidence.