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Une histoire de l’éducation physique dans les instituts médico-éducatifs 1838-1909

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Pascal Brier

Introduction générale

Introduction générale

Texte intégral

Formuler un problème est essentiel à sa résolution et comprendre ce qui fait problème permet de voir ce qui doit être résolu.
Michel Meyer, De la problématologie : philosophie, science et langage, 1986.

Avant-propos : pourquoi écrire cette histoire

  • 1 Ce secteur comprend les établissements et services hospitaliers et médico-sociaux. Ces derniers ont (...)
  • 2 Voir les comptes rendus des journées d’études in Bulletin de l’APAPSS, Centre Clermont Simard, ress (...)
  • 3 Génolini Jean-Paul, « L’éducation physique et sportive dans le milieu médico-social : un espace de (...)

1Une Association des professionnels des activités physiques et sportives du secteur spécialisé (APAPSS) a été créée en 1994 (dissoute en 2013). Elle s’était fixée comme mission de développer l’identité professionnelle de l’intervention en activité physique dans le secteur sanitaire, social et médico-social1 : production d’un bulletin, interventions auprès des pouvoirs publics, mise en place de séminaires nationaux et régionaux et de stages, production de propositions auprès des syndicats, défense de statuts professionnels, etc. Durant toutes ces années, les débats menés par les adhérents (professionnels et universitaires) ont montré que l’intervention par l’activité physique et sportive dans ce domaine sanitaire, médico-pédagogique et médico-social est un espace librement investi. Les emplois proposés et les fonctions occupées sont très divers. Les professionnels sont en recherche d’identité et de légitimité. En l’absence d’instructions précises, les intervenants définissent eux-mêmes l’orientation de l’activité dans leur établissement2. Différentes enquêtes effectuées en 1983, 1985, 1989 et 1994, montrent également que « l’éducation physique est organisée de façon très variable d’un établissement à l’autre et qu’il n’existe pas dans ce domaine de programmations uniformes3 ». Plus précisément, Jean-Paul Génolini, auteur de la dernière enquête, indique que cette éducation physique souffre d’un défaut de balisage. Elle est souvent fondée sur les sensibilités personnelles des intervenants à l’égard du sport ou d’opportunités matérielles. « Les programmes, les usages et les indications d’activités sont respectivement informels, éclatés et empiriques. » Il précise que d’une certaine façon, l’éducation physique spécialisée s’opposerait à l’éducation physique « scolaire ». Dans ses résultats, il indique que cette éducation physique représente un espace de liberté qui autorise toutes les démarches novatrices, mais en même temps, elle peut contenir toutes les incohérences d’une entreprise informelle si elle demeure un espace vide de sens disciplinaire.

  • 4 « Des points de vue, des orientations, des positionnements », in Bulletin de l’APAPSS, n° 30, 2004, (...)
  • 5 Noël Bernard, L’Éducation physique des déficients psychiques au xixe siècle et au début du xxe sièc (...)

2Ce secteur d’activité est également traversé par des concepts spécifiques peu définis, voire ambigus, par exemple, « activité physique adaptée ». Ce terme est utilisé pour caractériser à la fois une option de formation universitaire, un supposé statut professionnel, un type de pédagogie, un domaine d’activité, une population, l’identité d’associations regroupant des universitaires et/ou des professionnels, une discipline scientifique, etc. C’est également le même constat pour le mot « sport adapté », qui renvoie à l’adaptation d’une activité sportive, au domaine d’une fédération sportive, à une population de personnes handicapées, etc. Cet univers de pratiques physiques apparaît peu autonome et la profession se caractérise par une extrême diversité des populations prises en charge (enfants, adolescents, adultes, personnes vieillissantes), du type de handicap (moteur, sensoriel, cognitif), des structures (institut médico-éducatif, centre de rééducation, hôpital spécialisé, etc.), des statuts administratifs (professeur EPS, moniteur, éducateur sportif, infirmier, etc.), des tâches à accomplir (animation, entrainement, enseignement, rééducation, etc.4). En l’absence de corps distincts de professionnels, de programmes identifiés, les intervenants sont peu reconnus dans le milieu médico-social et auprès des instances décisionnelles. Enfin, les productions en sciences humaines à l’égard de l’EPS dans les instituts médico-éducatifs sont peu nombreuses voire inexistantes. On note également que la filière de formation universitaire (APA), créée en 1992, orientée vers ce secteur d’activité, s’est progressivement focalisée sur des problématiques de santé (APA-santé, en 2007), délaissant la question de l’éducation physique. Enfin, peu d’éléments sont diffusés sur une histoire de cette discipline pour cette population5. À ce stade, le mouvement des professionnels de ce secteur d’intervention est orphelin de son passé.

  • 6 Dubar Claude, « Identités collectives et individuelles dans le champ professionnel », in Traité de (...)
  • 7 Durkheim Émile, De la division sociale du travail, étude sur l’organisation des sociétés supérieure (...)

3Tous ces constats conduisent au fil du temps, à s’interroger sur l’identité de la pratique. Celle-ci peut être envisagée comme un ensemble de composantes représentationnelles, opératoires et affectives produit par une histoire et dont un agent est le support et le détenteur à un moment donné de ce passé. Dubar indique que l’identité, c’est d’abord la marque d’appartenance à un collectif6. Elle serait donnée par les groupes professionnels qui sont chargés d’initier les membres aux règles, aux « idées, sentiments et intérêts » de leur communauté de travail7. Quelle est donc cette identité professionnelle ? Qui sont les inventeurs de ce domaine d’activité ? Dans quelles conditions cette sphère d’activité s’est mise en place ? Quel est le sens de cette discipline ? Quelles sont les relations qui peuvent s’établir entre les formes spécifiques d’activités du xixe et celles d’aujourd’hui ?

  • 8 Bachelard Gaston, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1993, p. 19.
  • 9 Ibid., p. 15.

4Pour contribuer à une meilleure représentation de cet espace de pratiques, nous souhaitons remonter aux sources. Avec ce livre, nous voulons décrire un processus qui vise à comprendre comment s’est constituée une pratique de l’activité physique pour cette population. Il s’agit de repérer et analyser la façon dont se sont constitués et agencés les savoirs : « L’épistémologue doit donc trier les documents recueillis par l’historien. Il doit les juger du point de vue de la raison et même du point de vue de la raison évoluée8. » Nous voulons comprendre le présent par une étude du passé, essentiellement critiqué. Malgré tout, nous sommes bien conscients que le passé ne peut seul éclairer le présent. « La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres9. »

Une histoire déducation physique

  • 10 D’après l’OMS, la déficience intellectuelle se définit par « la capacité sensiblement réduite de co (...)
  • 11 Les instituts médico-pédagogiques (terme officiel en 1956) sont des établissements d’éducation, d’i (...)
  • 12 En 1945, la généralisation de la Sécurité sociale aux assurés des professions non agricoles a permi (...)

5En France, actuellement, les enfants et adolescents déficients intellectuels10 (enfants qualifiés d’idiots au xixe siècle) orientés dans des instituts médico-éducatifs11, sont pour la plupart, dans des structures privées qui relèvent du ministère des affaires sociales et de la santé. Par délégation, les Agences régionales de santé (ARS) pilotent et contrôlent l’organisation et les transformations de ces établissements en application des politiques de santé. Depuis 1945, ces établissements lorsqu’ils sont agréés, peuvent percevoir une subvention sous la forme d’un « prix de journée ». Celui-ci est fixé par le préfet et financé par la Sécurité sociale pour l’accompagnement de ces enfants toujours considérés comme des malades12. Ce « prix de journée » a été remplacé, en 2002, par une enveloppe globale sous la forme d’un Contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM).

  • 13 Le décret n° 46-1834 du 20 août 1946 (modifié en 1956, 1966 et 1970) et la circulaire n° 22 SS 1948 (...)
  • 14 Les enfants idiots au début du xixe siècle sont définis par les premiers médecins aliénistes (psych (...)
  • 15 Barbier Jean-Baptiste-Grégoire, « Gymnastique », in Dictionnaire des sciences médicales, vol. 19, P (...)

6Les premiers textes officiels sur les conditions d’agrément de ces structures privées sont apparus en 1946 et 1948, avec notamment la publication d’une première instruction dite « Annexe XXII » (modifiée par l’Annexe XXIV en 1951, 1956, puis en 1989) sur les conditions de prise en charge des enfants déficients intellectuels13. Dans cette première annexe (dans les autres également) figurent les modalités d’un enseignement de l’éducation physique et sportive que nous expliciterons dans la dernière partie du livre. Mais bien avant la parution de ces textes, au xixe siècle, une gymnastique se met en place pour ces enfants qualifiés à l’époque « d’idiots14 ». Durant cette période, le terme de gymnastique sert à qualifier une partie de l’hygiène qui enseigne à régler l’usage des divers exercices du corps, soit pour conserver la santé, soit pour aider à son rétablissement, lorsqu’elle est altérée. Ce mot désignait chez les anciens un art que l’antiquité tenait en grande faveur et il servait à qualifier les jeunes gens qui excellaient dans l’exercice de la lutte, du javelot, du disque, de la course, du saut. Il vient de « gumnos », qui veut dire nu, parce qu’au moment de se livrer à ces jeux ou à ces combats, on se mettait nu ou presque nu, pour que les mouvements du corps fussent plus libres15.

  • 16 Lecourt Didier (dir.), Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, PUF, « Quadrige », 2004, p. 558.
  • 17 Ulmann Jacques, De la gymnastique aux sports modernes. Histoire des doctrines de l’éducation physiq (...)

7Ce livre retrace les premiers développements de cette discipline durant une période comprise entre 1838 et 1909. Nous décrivons les relations entre la gymnastique et le développement dans le champ médical d’une spécialisation médicale : « l’aliénation mentale » ou « maladie mentale ». D’après les médecins de l’époque, ces enfants fous sont atteints de l’une des variantes de cette maladie (idiotisme). Pour ce qui est des exercices gymnastiques, ils sont crédités d’une efficacité pour modifier l’état du corps, avec des impacts divers sur les organes et un bénéfice du point de vue de la santé16. C’est ce qu’indique Jacques Ulmann : « Assurément, on ne conçoit pas l’éducation physique qui ne se réclame de la médecine : nous constaterons à chaque instant l’influence des connaissances médicales sur l’éducation physique17. »

  • 18 Brier Pascal, Genèse de l’éducation et de l’instruction générale, morale et physique des enfants «  (...)
  • 19 Édouard, Onésime Séguin est né à Clamecy dans la Nièvre où son père était médecin. Il fait ses étud (...)
  • 20 Séguin Édouard, Traitement moral, hygiène et éducation des idiots et des autres enfants arriérés ou (...)

8Un premier travail a permis de repérer l’origine et les fondements de cette gymnastique dans le champ médical18. Nous avons retracé la trajectoire de son inventeur, Édouard Séguin (1812-1880). C’est, en France, un personnage atypique dans un univers médical19 : il n’est pas médecin, il n’a pas une formation d’instituteur, il n’a pas une position politique officielle, il n’est pas gymnaste. Il est méconnu, mais ses travaux ont été une source d’inspiration (Bourneville, Montessori, Médici, Kanner, Heuyer, etc.) et de controverses (Belhomme, Binet, Thulie, etc.) pour beaucoup de médecins aliénistes et de psychologues contemporains qui ont travaillé dans le domaine de l’enfance anormale. Il nous a donc paru nécessaire de comprendre son action, d’analyser ses travaux et de relier ses écrits aux conditions sociales dans lesquelles ils sont apparus. Cet homme s’impose également, dans ce domaine d’activité, comme l’un des fondateurs d’une méthode d’éducation et d’instruction, et nous le considérons comme étant à l’origine du développement de l’éducation physique pour les enfants idiots20. C’est cette trame revisitée qui va plus ou moins s’imposer vers la fin du xixe siècle auprès de tous les enfants « idiots » internés dans les asiles publics et privés de France.

  • 21 Au cours du xviie siècle, le pouvoir royal a cherché à régler le problème de la progression de la p (...)
  • 22 Postel Jacques et Quétel Claude, Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 2002, p. xvii.

9À l’époque, ces enfants et adolescents sont alors le plus souvent cachés dans les familles ou confondus avec les fous et relégués dans un coin de l’hôpital général21. Ce n’est que vers la fin du xviiie siècle que leur prise en charge prend la forme de systèmes de pratiques rationnelles, dans les sociétés occidentales, avec des modalités thérapeutiques, pédagogiques, psychologiques, physiologiques et éducatives22. C’est Philippe Pinel, le premier médecin nommé à temps plein dans un asile (1793) qui remplace, dès 1797, le terme de folie par une expression qu’il considère plus médicale, « d’aliénation mentale » (les fous prennent le nom d’aliénés). Ce médecin par ses connaissances médicales et son intérêt pour la nosologie, va mettre en forme un premier modèle de traitement de « l’aliénation mentale ». Un traitement moral médico-philosophique de type thérapeutique ayant pour objet de soigner les lésions de l’entendement, c’est-à-dire soigner les affections qui altèrent les idées, les notions et tout ce qui touche à l’acquisition des connaissances et des savoirs. Ce premier traitement ne se traduit pas par des protocoles standardisés, mais par un éventail de cas exemplaires. L’intervention est essentiellement clinique. Elle vise d’abord à analyser, par l’observation des faits, les causes morales. Puis, par une pédagogie de la communication et de la relation, elle tente de « raisonner » le patient en état de délire.

  • 23 La thèse fondamentale de l’empirisme s’appuie sur l’axiome d’Aristote. Cet axiome est repris par le (...)
  • 24 Goldstein Jan, Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, Le Plessis-Robinson, In (...)
  • 25 Gateau-Mennecier Jacqueline, Bourneville et l’enfance aliénée, Paris, Centurion, 1989, p. 87.
  • 26 Séguin Édouard, op. cit., 1846, réédition, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, Paris, La Docu (...)

10Dans les premières années du xixe siècle, des travaux et des expériences singulières sont menés à l’égard des enfants fous atteints « d’idiotisme ». C’est le médecin Jean-Marc Gaspard Itard (1774-1838) qui ouvre la voie à partir de 1801, avec son expérience pédagogique auprès de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron (1790- 1828). Ce dernier développe son modèle par un déplacement du soin vers l’éducation et utilise une pédagogie de l’apprentissage par les sens sur la base de stimulations sensorielles. Son action s’appuie sur la philosophie empiriste et sensualiste de Locke et de Condillac, pour qui « rien n’est dans l’esprit qui ne soit d’abord passé dans les sens23 ». À l’époque, Pinel considère que l’origine de « l’idiotisme » est une déficience congénitale de la constitution cérébrale ou du développement infantile et que, par conséquence, les sujets atteints de cette maladie sont incurables. Ce fut son verdict pour cet enfant sauvage24. Son avis sur l’incurabilité des idiots est partagé durant la première moitié du xixe siècle par la plupart des médecins aliénistes, Georget, Esquirol, Lelut, Calmeil, Foville, Leuret25. Mais quelques-uns d’entre eux, à partir de l’expérience d’Itard, vont mener des travaux sur l’éducabilité de ces enfants, Belhomme, Ferrus, Voisin, Falret, etc. C’est vers les années 1820 que ces derniers vont s’attacher dans un premier temps à théoriser et expérimenter diverses formes de prise en charge des enfants idiots, articulées entre l’occupation et le soin. Suite à la loi de 1838 sur l’internement des aliénés dans des asiles, le Conseil général des hospices décide, en 1839, de développer à l’intérieur de ses établissements, des services d’éducation spéciale pour ces enfants. C’est dans ce contexte en ébullition que Séguin élabore, avec le soutien dans un premier temps, de médecins, un modèle d’éducation, basé sur la mise en œuvre d’un programme rigoureux d’enseignements dont le point de départ est l’éducation physique. Une prise en charge qui s’adresse non plus à des cas ou des patients, mais à un groupe d’enfants. C’est un modèle pédagogique plutôt de type physico-moral (de l’activité physique et sensorielle aux notions, aux idées et à la volonté) qui se distingue du modèle thérapeutique des médecins aliénistes qui est plutôt de type psycho-physique (de l’observation des instincts, des sentiments moraux, des facultés intellectuelles, à la mise en œuvre de traitements physiques) et du modèle d’Itard de type psycho-sensoriel. Après plusieurs publications, Séguin fait paraître en 1846 sa méthode qu’il intitule Traitement moral, hygiène et éducation des idiots26. Le modèle proposé par Itard et Séguin sera abordé dans la première partie du livre et développé de manière précise dans la deuxième partie.

Le contexte de cette éducation physique

11À la fin du xviiie siècle, la plupart des enfants « idiots » ne sont pas gardés dans leur famille, relégués le plus souvent dans une grange, sous un escalier ou dans une cabane au fond du jardin. Un petit nombre est interné dans les hôpitaux généraux, dépôts de mendicité, puis dans les asiles à partir de 1838. Quels sont les processus qui ont amené à l’invention au début du xixe siècle, puis à l’écroulement au début du xxe siècle, d’un modèle d’éducation physique (médico-pédagogique) pour les enfants « idiots » internés dans les asiles publics et autres structures privées ? De manière plus précise, comment dans le champ de la médecine, la spécialisation médicale de la maladie mentale du xixe siècle a-t-elle été amenée à mettre en place et à développer pour les enfants « idiots », un traitement médico-pédagogique basé notamment sur une éducation physique ? Quels sont les déterminants qui ont désorganisé et fait plus ou moins disparaître ce traitement et cette forme d’éducation physique ?

12Nous considérons que cette histoire s’articule autour de deux personnages fondamentaux, Édouard Séguin (instituteur autodidacte d’enfants « idiots ») et Désiré Bourneville (médecin-chef du service de la section des « idiots » de l’asile de Bicêtre) avec comme point de conjoncture, l’instruction scolaire obligatoire (loi de 1882) pour tous les enfants de 6 à 13 ans.

  • 27 Le terme médico-pédagogique renvoie ici au développement d’une pratique pédagogique (scolaire et éd (...)
  • 28 Meyer Laure, La Structure des révolutions scientifiques de T. S. Kuhn, Paris, Flammarion, 1983.
  • 29 Thuillier Guy, « Le délaissement des enfants anormaux (1850-1940) », in Bulletin d’histoire de la S (...)

13L’analyse de la trajectoire d’Édouard Séguin fait apparaître pour la première fois le développement d’une intervention médico-pédagogique27 pour les enfants « idiots » dans le champ médical asilaire. Cet homme apparaît à l’origine d’une méthode d’éducation et d’enseignement et du premier paradigme de l’éducation physique pour les enfants idiots. Il a su développer un ensemble de représentations cohérentes et corrélées entre elles, qui régulent pendant longtemps, de façon rationnelle, efficace et économique, la discipline et qui en constituent précisément le paradigme28. Son modèle apparaît comme une matrice à partir de laquelle peuvent croître, dans le domaine médical, les manières de se représenter l’éducation physique pour les « idiots ». Mais Séguin n’a pas le temps de poursuivre son action réformatrice, il quitte la France en 1850 pour des raisons qui restent encore obscures. Son départ marque une forme de rupture à cette première impulsion dynamique. Jusque dans les années 1880, on se préoccupe fort peu des « idiots », les méthodes de Séguin tombent presque dans l’oubli29.

  • 30 Jaeger Marcel et Wacjman Claude, Aux sources de l’éducation spécialisée (1878-1910). La formation d (...)

14La nomination en 1879 du médecin aliéniste Désiré Magloire Bourneville, comme chef de service à l’asile de Bicêtre, marque une nouvelle étape. Par son action réformatrice et politique, il va lancer un mouvement national d’éducation des enfants « idiots ». Il développe dans son établissement, une section spéciale d’éducation pour les enfants « idiots » qui va devenir le modèle emblématique de sa tentative d’institutionnalisation en France du traitement médico-pédagogique asilaire. En 1895, l’asile-école de Bicêtre va compter jusqu’à 526 garçons30.

  • 31 Le terme d’enfants anormaux apparaît à la fin du xixe siècle pour regrouper sous une même dénominat (...)
  • 32 La constitution d’un champ est celle d’une sphère de la vie sociale qui va progressivement s’autono (...)

15La fin du xixe siècle est marquée par une conjoncture pivot, avec le développement d’une politique sociale en faveur des enfants et la mise en œuvre de l’école obligatoire (lois scolaires de Jules Ferry). De nouvelles spécialités apparaissent, la psychologie expérimentale, la psychométrie et la psycho-pédagogie. À l’interface entre le médical et le pédagogique, un champ de l’enfance anormale31 prend forme à travers des luttes de pouvoir sur la manière de les identifier et de les prendre en charge. Un nouveau réseau de relations se constitue entre des agents (médecins, psychopédagogues, instituteurs, politiciens, etc.) et des institutions (la médecine, l’Éducation nationale) qui luttent pour l’appropriation et/ou la redéfinition de ce capital spécifique (l’éducation des anormaux32). L’enfant anormal relève-t-il d’une prise en charge médicale ou d’une prise en charge scolaire, telle est la question qui fait débat.

16Les prises de position dans ce champ en construction aboutissent, d’une part, à la création en 1909, de classes et écoles de perfectionnement réservées aux seuls enfants arriérés de l’école, sous le contrôle du ministère de l’Éducation nationale et, d’autre part, à la disparition progressive au début du xxe siècle, des services spéciaux pour enfants idiots dans les asiles. La gymnastique médico-pédagogique asilaire pour les enfants « idiots » disparaît progressivement au profit d’une gymnastique scolaire expurgée, réservée aux seuls enfants anormaux des écoles.

  • 33 Loi du 15 avril 1909 est parue au Journal officiel du 27 avril 1909. Elle est relative à la créatio (...)

17C’est cette configuration historique que nous allons couvrir et qui s’étend de manière schématique entre 1838, date des premiers essais médico-pédagogiques initiés par Séguin, et 1909, date de la création des classes de perfectionnement33. Plus précisément, nous présentons en trois grandes parties, la combinaison articulée de trois hypothèses :

  • Une première partie qui soutient que le processus des spécialisations (avec, entre autres, une division des maladies dont l’idiotisme) du champ médical a favorisé l’invention de modèles de gymnastiques médicales (dont celle pour les enfants « idiots ») ;
  • Une deuxième partie s’attache à la spécificité de la gymnastique médico-pédagogique asilaire dans le sous-champ de la médecine mentale et montre une analogie entre traitement moral des malades mentaux et éducation ;
  • Enfin, une troisième partie examine un nouveau processus de division qui dépasse le seul champ médical et qui aboutit à la disparition de la gymnastique médico-pédagogique asilaire au profit d’une gymnastique scolaire expurgée, réservée aux seuls anormaux scolaires.

Notes

1 Ce secteur comprend les établissements et services hospitaliers et médico-sociaux. Ces derniers ont pour vocation d’accueillir « en particulier des personnes handicapées et des personnes âgées, des personnes et des familles vulnérables, en situation de précarité ou de pauvreté ».

2 Voir les comptes rendus des journées d’études in Bulletin de l’APAPSS, Centre Clermont Simard, ressources, site internet : http://www.c-simard.fr

3 Génolini Jean-Paul, « L’éducation physique et sportive dans le milieu médico-social : un espace de liberté », in Les Cahiers du CTNERHI, n° 72, Paris, CTNERHI, 1996.

4 « Des points de vue, des orientations, des positionnements », in Bulletin de l’APAPSS, n° 30, 2004, p. 7.

5 Noël Bernard, L’Éducation physique des déficients psychiques au xixe siècle et au début du xxe siècle, en France, mémoire pour le diplôme de l’Insep, sans édition, Paris, ministère de la Jeunesse, des Sports et des Loisirs, 1978 ; Bilard Jean, « L’éducation et la rééducation corporelle des enfants et adolescents inadaptés » in Handicap mental, troubles psychiques et sport, Co-éditions FFSA-AFRAPS, 1991, p. 89-114 ; Bilard Jean, Ninot Grégory, Maïano Christophe, Séguillon Didier, Lanfranchi Marie-Christine et Brunet François, « l’avènement de l’éducation physique pour les adolescents présentant une déficience intellectuelle », in Éléments pour la construction d’un projet d’éducation physique en institut médico-éducatif, Ninot Grégory et Maïano Christophe (dir.), Nice, 2SD-Sport Sciences Diffusion, 2001, p. 45-66.

6 Dubar Claude, « Identités collectives et individuelles dans le champ professionnel », in Traité de sociologie du travail, De Coster Michel et Pichault François (dir.), Bruxelles, De Boeck, 1994, p. 377-378.

7 Durkheim Émile, De la division sociale du travail, étude sur l’organisation des sociétés supérieures, Paris, F. Alcan, 1893.

8 Bachelard Gaston, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1993, p. 19.

9 Ibid., p. 15.

10 D’après l’OMS, la déficience intellectuelle se définit par « la capacité sensiblement réduite de comprendre une information nouvelle ou complexe, et d’apprendre et d’appliquer de nouvelles compétences (trouble de l’intelligence). Il s’ensuit une aptitude diminuée à faire face à toute situation de manière indépendante (trouble du fonctionnement social), un phénomène qui commence avant l’âge adulte et exerce un effet durable sur le développement ».

11 Les instituts médico-pédagogiques (terme officiel en 1956) sont des établissements d’éducation, d’instruction et de soins, habilités à recevoir des enfants et des adolescents (le plus souvent entre 6 ans et 18 ans et plus) présentant principalement une déficience intellectuelle et/ou des troubles psychiques : 1210 instituts médico-éducatifs accompagnent 69 600 élèves en septembre 2016.

12 En 1945, la généralisation de la Sécurité sociale aux assurés des professions non agricoles a permis à ces derniers d’être couverts de leurs frais de traitement dans les établissements privés de cure et de prévention de toute nature. C’est dans ce cadre que les enfants inadaptés ont été pris au titre de l’assurance-maladie. Le prix de journée concerne les soins, l’hébergement (pour les internats), l’éducation et les transports organisés par les établissements. Les dépenses liées à la scolarité (professeurs des écoles) sont à la charge du ministère de l’Éducation nationale. Le prix de journée moyen d’un IME (en externat) est d’environ 132 euros par élève.

13 Le décret n° 46-1834 du 20 août 1946 (modifié en 1956, 1966 et 1970) et la circulaire n° 22 SS 1948 du 27 janvier 1948 modifiée par la circulaire n° 271 SS du 8 septembre 1948, fixent les conditions d’autorisation des établissements privés de cure et de prévention pour les soins aux assurés sociaux. Ce décret est accompagné de 21 annexes énumérant des types d’établissements.

14 Les enfants idiots au début du xixe siècle sont définis par les premiers médecins aliénistes (psychiatres) comme une classe d’individus atteints d’aliénation mentale (d’une maladie mentale) caractérisée, par une non manifestation ou une altération du développement des facultés intellectuelles. De ce fait, l’enfant idiot n’a pas pu acquérir les connaissances relatives à l’éducation que reçoivent les individus de son âge qui sont placés dans les mêmes conditions sociales que lui. Les autres classes de l’aliénation mentale sont à cette époque, la manie, la mélancolie, la démence. D’après Esquirol Étienne, « Idiotisme », Dictionnaire des sciences médicales, vol. 23, Paris, CLF Panckoucke, 1818, p. 507-524.

15 Barbier Jean-Baptiste-Grégoire, « Gymnastique », in Dictionnaire des sciences médicales, vol. 19, Paris, Panckoucke, 1817, p. 583.

16 Lecourt Didier (dir.), Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, PUF, « Quadrige », 2004, p. 558.

17 Ulmann Jacques, De la gymnastique aux sports modernes. Histoire des doctrines de l’éducation physique, Paris, Vrin, 1989, p. 2.

18 Brier Pascal, Genèse de l’éducation et de l’instruction générale, morale et physique des enfants « idiots », Mémoire de DEA, Staps, Nanterre, université de Paris X, 2004, 180 pages.

19 Édouard, Onésime Séguin est né à Clamecy dans la Nièvre où son père était médecin. Il fait ses études au collège d’Auxerre, puis au collège royal de Saint-Louis à Paris. En 1830, après avoir obtenu son bac, il s’engage dans des études de droit et il lui faudra 11 ans pour terminer sa licence de droit. Il s’engage vers l’éducation des idiots à partir du 15 février 1838 et ce jusqu’à son départ de France en 1850. Ses actions le conduiront à ouvrir une école privée, à enseigner à l’hospice des Incurables, à l’hôpital de Bicêtre, puis de nouveau dans sa nouvelle école privée. C’est Itard qui va initier Séguin dans sa première tentative d’éducation d’un enfant idiot.

20 Séguin Édouard, Traitement moral, hygiène et éducation des idiots et des autres enfants arriérés ou retardés dans leur développement, agités de mouvements involontaires, débiles, muets non sourds, bègues, etc., Paris, Jean-Baptiste Baillière, 1846.

21 Au cours du xviie siècle, le pouvoir royal a cherché à régler le problème de la progression de la pauvreté, de la mendicité, du vagabondage, des agressions et de la prostitution dans les grandes villes, par une politique d’enfermement systématique dans les institutions dépendant de l’hôpital général. Cette politique d’ordre public n’avait pas de vrai souci médical. Sur ce sujet voir Foucault Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1990.

22 Postel Jacques et Quétel Claude, Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 2002, p. xvii.

23 La thèse fondamentale de l’empirisme s’appuie sur l’axiome d’Aristote. Cet axiome est repris par les philosophes tel que Locke John, An Essay Concerning Human Understanding, 1689, traduction française, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Paris, Vrin, 1989, cité par Auchatraire Anne, « Empirisme », in Grand dictionnaire de la philosophie, Blay Michel (dir.), Paris, Larousse, 2003, p. 332-333.

24 Goldstein Jan, Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, « Les Empêcheurs de penser en rond », 1997, p. 132.

25 Gateau-Mennecier Jacqueline, Bourneville et l’enfance aliénée, Paris, Centurion, 1989, p. 87.

26 Séguin Édouard, op. cit., 1846, réédition, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, Paris, La Documentation Française, 1997.

27 Le terme médico-pédagogique renvoie ici au développement d’une pratique pédagogique (scolaire et éducative) dans des structures médicales sous le contrôle de médecins aliénistes (psychiatres) directeurs de services d’aliénés.

28 Meyer Laure, La Structure des révolutions scientifiques de T. S. Kuhn, Paris, Flammarion, 1983.

29 Thuillier Guy, « Le délaissement des enfants anormaux (1850-1940) », in Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, n° 37, Paris, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, janvier 1998, p. 48.

30 Jaeger Marcel et Wacjman Claude, Aux sources de l’éducation spécialisée (1878-1910). La formation des premières infirmières laïques, Paris, CTNERHI, SERHEP, 1998, p. 12.

31 Le terme d’enfants anormaux apparaît à la fin du xixe siècle pour regrouper sous une même dénomination des enfants déjà catégorisés par les médecins : aveugles, sourds-muets, idiots, arriérés, estropiés, incurables, épileptiques, non aliénés, paralytiques, imbéciles, déviés moraux, bègues, instables, dégénérés…

32 La constitution d’un champ est celle d’une sphère de la vie sociale qui va progressivement s’autonomiser à travers l’histoire autour de relations sociales. Le champ en élaboration est marqué par des rapports de force entre dominants et dominés. Les agents sociaux s’y affrontent pour conserver ou transformer les rapports de forces. Sur ce sujet voir Bourdieu Pierre, Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984 ; Bourdieu Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1992.

33 Loi du 15 avril 1909 est parue au Journal officiel du 27 avril 1909. Elle est relative à la création de classes de perfectionnement annexées aux écoles et d’écoles autonomes de perfectionnement pour enfants arriérés.

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