Avant-propos
p. 11-13
Texte intégral
1Le thème de la justice spatiale s’impose chaque jour davantage à la réflexion des géographes, dans le monde anglo-saxon depuis quelques décennies et en France depuis quelques années. C’est une question majeure, pour sa pertinence intellectuelle et pour sa résonance sociale. Réfléchir sur le territoire, c’est aussi réfléchir sur la société, ou pour dire mieux, c’est prendre l’espace socialisé comme accès possible au fait social. Accès parmi d’autres, bien entendu, mais accès que la géographie emprunte pour apporter sa contribution à la compréhension du monde.
2C’est ce que tente le présent essai. Il prend appui sur la philosophie morale de John Rawls. Une telle posture renonce-t-elle à la neutralité du discours scientifique ? Aux dépens de l’analyse, ne soumet-elle pas la pensée à des convictions personnelles plutôt qu’elle ne l’incite à la froide observation des faits ? Est-elle vraiment à l’abri du risque analysé par Max Weber dans Le savant et le politique consistant à mêler deux registres, le discours scientifique et le discours partisan, légitimes l’un et l’autre mais à la condition de rester distincts l’un de l’autre ? C’est au lecteur d’en juger, mais les pages qui suivent revendiquent leur légitimité du fait de leur inspiration explicitement rawlsienne : La Théorie de la Justice de John Rawls, parce qu’elle est fondée exclusivement sur la raison, fournit de quoi fonder une démarche rationnelle dans la compréhension des faits sociaux. En procédant de la sorte, est-on assuré d’être dans le vrai ? Ainsi formulée, la question serait mal posée, car d’autres théories conduiraient à d’autres éclairages qui, eux aussi, enrichiraient l’expérience que l’on a des réalités. Du moins, est-on dans le cohérent. Plutôt que de décrire les sociétés en s’autorisant d’une façon intuitive des appréciations sur leur fonctionnement et en laissant ces appréciations implicites, mieux vaut afficher son positionnement intellectuel et ce qu’il autorise à dire et à faire.
3L’idée maîtresse est ici que les sciences sociales, et parmi elles la géographie, peuvent s’emparer de la philosophie morale de John Rawls. Ce faisant, la science des territoires devient géoéthique, mais parce qu’elle repose sur une théorie fondée rationnellement, elle ne quitte pas le champ du savoir et fait le pari que si son propos a la robustesse théorique attendue, il présente quelque utilité pour agir et peut contribuer, fût-ce modestement, à changer un ordre qu’il aura identifié comme injuste. La rationalité de la théorie rawlsienne est ainsi garante de la légitimité scientifique de la réflexion qui y trouve sa source, et cette légitimité scientifique valide les prolongements possibles en aval dans le champ de l’action.
4L’ouvrage est donc tout entier organisé en fonction de la théorie rawlsienne et s’ouvre par un chapitre introductif qui en expose les principes. Les chapitres suivants cherchent à montrer comment ces principes trouvent application dans l’analyse des territoires. Chacune des trois parties aborde leur dimension géographique. La première traite de la justice distributive : l’articulation de la justice et de l’inégalité dans ce que John Rawls appelle le maximin intéresse directement la géographie en tant qu’elle analyse la différenciation spatiale. La seconde interroge l’espace politique et la ville pour voir si l’organisation du territoire respecte ou non l’égalité des droits et l’égale dignité des personnes. La troisième cherche à comprendre comment l’intervention sur les lieux peut corriger les injustices faites aux hommes. Elle analyse l’aménagement du territoire comme la mise en œuvre géographique du principe de réparation.
5Plusieurs des exemples retenus pour la démonstration sont pris en France, mais plusieurs aussi au Brésil. Choisis dans les configurations territoriales passées et dans celles d’aujourd’hui, ils visent à montrer que le social s’inscrit dans des échelles géographiques multiples qui se combinent entre elles et interfèrent avec les temporalités, faisant que le sort de chacun dépend de la place qu’il occupe dans la société, du lieu où il est né et de l’époque où il vit. On les prendra comme des illustrations de mécanismes dont on verrait ailleurs d’autres cas, incarnés selon les caractères spécifiques du lieu, mais comparables en ce qu’ils traduisent dans l’organisation de l’espace les injustices qui traversent la société. Chacun de ces exemples mériterait un développement beaucoup plus étoffé que les mentions rapides qui en sont ici faites, et beaucoup ont été étudiés par des géographes d’une façon approfondie. L’objectif visé n’était pas de les traiter, mais de les mettre en perspective à la lumière de la Théorie de la Justice et d’alimenter ainsi une réflexion relevant de la géographie générale.
6Ce livre est donc redevable à nombre de publications faites antérieurement par des géographes et des chercheurs d’autres sciences sociales. Il doit beaucoup aux discussions tenues dans le groupe réuni autour de Philippe Gervais-Lambony et de la revue électronique Justice Spatiale / Spatial Justice. Mentionner certains de ses membres serait indélicat envers les autres car tous apportent au débat : merci à chacune et à chacun, avec des remerciements particuliers à Sonia Lehman-Frisch pour sa lecture attentive du manuscrit et ses utiles remarques et suggestions.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Justice et injustices spatiales
Bernard Bret, Philippe Gervais-Lambony, Claire Hancock et al. (dir.)
2010
L’accès à l’eau en Afrique
Vulnérabilités, exclusions, résiliences et nouvelles solidarités
David Blanchon et Barbara Casciarri (dir.)
2019
Pour une géographie du juste
Lire les territoires à la lumière de la philosophie morale de John Rawls
Bernard Bret
2016
Métropoles en débat : (dé)constructions de la ville compétitive
Antoine Le Blanc, Jean-Luc Piermay, Philippe Gervais-Lambony et al. (dir.)
2014
Vivre et construire le droit à la ville : expériences au Sud
La dimension politique des pratiques citadines
Amandine Spire et Marianne Morange (dir.)
2020