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    Plan détaillé Texte intégral L’organe de l’échange Les antagonismes nécessaires. Contrats et tricheries Au-delà du calcul Conclusion Notes de bas de page Auteur

    Morale et cognition

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Échange et tromperie : réflexions sur un échange rituel entre humains et non humains (Kham-Magar, Népal)

    Anne De Sales

    p. 161-174

    Texte intégral L’organe de l’échange Les antagonismes nécessaires. Contrats et tricheries Au-delà du calcul Conclusion Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Contrairement à la notion de moralité qui est relativement nouvelle en anthropologie, la notion d’échange est au cœur de certains textes fondateurs de la discipline1. Or la notion d’échange côtoie celle de réciprocité sur laquelle plane toujours la menace de conflits, car elle implique une certaine conception de l’équité ou un sentiment de justice, des notions éminemment morales. En outre échange et moralité ont en commun de susciter des débats interdisciplinaires entre psychologues, biologistes et anthropologues sur la question de leur universalité – celle de la prohibition de l’inceste (et de l’échange des femmes) et des fondements de la moralité. C’est pourquoi, dans la perspective de réfléchir à la moralité comme catégorie anthropologique, il n’est pas inutile de revenir d’abord sur certains arguments développés par les anthropologues à propos de l’échange. Je proposerai ensuite de mettre à l’épreuve ces développements théoriques en explorant un exemple ethnographique d’échange rituel entre humains et non humains. Quelques mots sur ce choix méthodologique sont nécessaires.

    2En effet, les anthropologues ont deux façons, me semble-t-il, de contribuer à la recherche sur la moralité : la première est de fournir des études de cas de débats moraux dans toute leur complexité qui permettent d’accéder à la subjectivité des acteurs et de comprendre ce qui les motive étant donné les contextes culturels dans lesquels ils vivent. On soulignera qu’avec cette manière de considérer les situations concrètes, les fameuses différences culturelles que les anthropologues sont supposés étudier deviennent très vite secondaires dans l’étude du comportement humain. Certes les règles culturelles varient selon les sociétés et déterminent en partie le comportement des individus, mais les anthropologues ont justement pour tâche de les traduire de façon à ce qu’un étranger à la culture étudiée puisse comprendre la situation observée et même, la transposer en fonction de son expérience propre voire s’identifier aux protagonistes. Les règles culturelles existent, mais elles ne sont pas constitutives des humains.

    3En revanche, en les abordant sous leur forme stylisée, comme c’est le cas des rituels ou des mythes, ces différences culturelles offrent peut-être un autre type de matériel utile à l’approfondissement du comportement humain. Même s’ils peuvent paraître à première vue très compliqués, rites et mythes n’offrent qu’une vision simplifiée du monde. En tant que produits de l’imagination humaine, ils reposent sur un nombre de principes relativement petit et ne représentent pas la manière dont les individus vivent vraiment au quotidien. Ce sont des artefacts au moyen desquels les humains organisent leur expérience, mais celle-ci déborde largement les cadres culturels disponibles. De ce point de vue, rites et mythes peuvent être comparés aux expériences en laboratoire que les psychologues inventent dans le but d’étudier les réactions de leurs sujets. Ces expériences ne prétendent pas, elles non plus, reproduire la réalité dans son infinie complexité – un point qui semble pourtant être une source de malentendus entre psychologues et anthropologues, ces derniers reprochant aux premiers l’artifice de leurs inventions ; il s’agit bien plutôt pour les psychologues de simplifier, dans une démarche scientifique, cette réalité de manière à pouvoir identifier certains principes à l’origine du comportement humain. Aussi, rites et mythes partageraient-ils avec les expériences de laboratoire d’être des expériences de pensées. Mais tandis que les premiers visent à fonder des règles culturelles de comportement, les secondes cherchent au contraire à débusquer ce qui échappe à ces règles – les invariants de la nature humaine. Ainsi la cosmologie d’une population himalayenne de tradition orale, les Kham-Magar, qui développe une conception contractualiste de la vie des humains sur terre ne peut pas nous renseigner sur la façon dont les individus se conduisent dans la réalité de leurs échanges entre humains. Elle peut nous renseigner en revanche sur les principes ou les catégories à l’œuvre dans cette conception de l’échange que les Kham-Magar imaginent entretenir avec les entités invisibles qui président à leur survie sur terre. Nous verrons alors si la moralité peut être une de ces catégories.

    4Je reviendrai d’abord sur l’essai sur le don de Mauss et « l’énigme » de son retour avant de rappeler la critique que Lévi-Strauss en a faite et souligner que certains psychologues semblent avoir donné raison à l’intuition du père du structuralisme concernant l’existence d’« un organe de l’échange ». Mauss a aussi décrit des échanges rituels qui ont la particularité de construire des antagonismes entre les partenaires, une caractéristique à laquelle il ne consacre qu’une note en bas de page et qui n’a pas non plus, à ma connaissance, attiré l’attention des anthropologues, mais qui nous paraît pourtant devoir être retenue comme constitutive de l’échange. La seconde partie de cet article sera consacrée à l’exploration ethnographique de cette tension dans les pratiques chamaniques des Kham-Magar, avec une attention particulière portée à un bouffon rituel2.

    L’organe de l’échange

    5Voici comment Mauss pose la question à propos de l’échange maori : « Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend3 ? » La réponse par l’informateur maori est bien connue : la chose donnée est animée par un esprit (hau) qui la pousse à revenir à son endroit d’origine. Plus loin dans sa démonstration, Mauss quitte l’ethnographie polynésienne pour examiner des faits observés sur la côte nord-ouest de l’Amérique et suggère que l’« on peut […] prouver que dans les choses échangées au potlatch, il y a une vertu qui force les dons à circuler, à être donnés et à être rendus4 ». Ces interprétations ont été fort commentées et des raffinements ont été apportés, suggérant notamment qu’il ne fallait pas tant se concentrer sur les dons eux-mêmes, mais bien plus sur le mouvement de l’échange, le flux dans lequel les dons circulaient5. Il reste que la nécessité du retour est conçue comme une énigme.

    6Pour Lévi-Strauss, Mauss a soulevé des problèmes qui n’étaient « pas nécessaires » en divisant l’acte de l’échange en trois actions différentes : donner, recevoir et rendre, quand cet acte est fondamentalement unitaire. C’est, écrit-il dans sa préface à l’Essai, « une nécessité inconsciente », « une structure mentale », « le phénomène primitif6 ». Pour Lévi-Strauss, l’échange est une donnée de la pensée symbolique. Or il semble que certains psychologues soient arrivés depuis à une conclusion similaire par des voies expérimentales. En effet, il existe un casse-tête logique célèbre, appelé « la tâche de sélection de Wason », que les sujets parviennent facilement à résoudre quand il est présenté sous la forme d’un contrat social qu’il s’agit de faire respecter, tandis qu’ils n’y parviennent pas s’il est présenté sous la forme d’un raisonnement logique abstrait. Selon Leda Cosmides7, ce qui est le plus pertinent pour les sujets interrogés est de savoir si on leur demande de repérer les fraudeurs dans le cadre de contrats sociaux, c’est-à-dire d’identifier les individus qui ont le bénéfice de l’opération sans en payer le prix. Les résultats de ces expériences psychologiques sont présentés dans un ouvrage de synthèse par Matt Ridley, qui tente de montrer dans une perspective de psychologie évolutionnaire que les êtres humains sont génétiquement programmés pour vivre en société et pour échanger entre eux, parce que ce serait la seule façon pour eux de survivre en tant qu’espèce8. Il est utile de citer en entier l’une des principales conclusions que l’auteur tire de ces expériences :

    In short, the Wason test seems to tap straight into a part of the human brain that is a ruthless and devastingly focused calculating machine. It treats every problem as a social contract arrived at between two people and looks for ways to check those who might cheat the contract. It is the exchange organ… All the exchange organ does is robotically employ specialized inference engines designed by natural selection to find violations of exchange contracts agreed between two parties… There are people with certain kinds of brain damage who prove to have lost almost nothing except the ability to reason about social exchange ; there are, conversely, people – especially most schizophrenics – who fail most tests of intelligence except those that concern reasoning about social exchange. Imprecise as the concept seems, the human animal does appear to have an exchange organ in its brain9.

    7Plus récemment d’autres psychologues ont remis en question la pertinence de la tâche de sélection de Wason dans la validation de l’hypothèse de l’existence d’un module de détection des tricheurs. Sans abandonner pour autant l’hypothèse de l’algorithme du contrat social, Dan Sperber et Vitorrio Girotto10 soulignent la complexité des situations réelles impliquant notamment la dimension temporelle dans l’échange et la nécessité de prendre en compte dans ce cas la mémoire des échanges qui pourrait impliquer d’autres mécanismes de détection du tricheur.

    8Quittant le terrain de la psychologie pour celui qui m’est plus familier de la sociologie ou de l’anthropologie, je soulignerai que tromper ne menace pas tant la réciprocité que la répétition de cette même réciprocité. En d’autres termes un individu peut réussir à tromper son partenaire une fois, mais pas deux – dans la mesure où le perdant a le choix. Il est même très probable que tromper son partenaire soit une bonne façon de sortir gagnant de la transaction, mais il s’agit alors d’une transaction isolée et non plus d’un échange. Cette question de la reproduction de l’échange est particulièrement cruciale en ce qui concerne le type de sociétés considéré ici. Comme d’autres anthropologues l’ont souligné, dans une organisation sociale et économique prémoderne, souvent dite de « face à face », l’échange implique un système de régénération dans lequel la continuité temporelle est aussi importante que les facteurs politiques ou économiques en jeu11. Aucun contrat entre deux parties, aucun mariage, ni aucune résolution de disputes territoriales ne sont soldés sans l’évocation des ancêtres ou des dieux locaux comme témoins de cette continuité et donc garants de la prospérité. L’échange doit être analysé comme un système tendant à se reproduire lui-même. On s’attendrait donc à ce que tromper soit très strictement banni d’un tel système.

    Les antagonismes nécessaires.

    9Pourtant les choses ne sont pas aussi simples et avant de me tourner vers l’exemple himalayen, je reviendrai vers Mauss et ses descriptions de scènes de Potlatch au cours des fêtes hivernales chez les Eskimos :

    10Un des traits les plus caractéristiques de ce complexus est la série comique de prestations le premier jour et les cadeaux qu’elles engagent. La tribu qui réussit à faire rire l’autre peut lui demander tout ce qu’elle veut… C’est un exemple fort net et fort rare de représentations rituelles (je n’en connais d’autres exemples qu’en Australie et en Amérique) d’un thème qui est, au contraire, assez fréquent dans la mythologie : celui de l’esprit jaloux qui, quand il rit, relâche la chose qu’il garde12.

    11Faire rire son partenaire revient à lui faire perdre contrôle de lui-même et d’une certaine façon à obtenir de lui quelque chose contre son consentement. Il n’y a pas vraiment tromperie ici, mais plutôt une exigence rituelle qui vise à faire perdre son adversaire dans un système où les biens doivent circuler et l’échange se perpétuer. Cette caractéristique ludique du don n’a pas retenu l’attention de Mauss qui n’y consacre qu’une note en bas de page tout en reconnaissant par ailleurs que ce sont là « les traits les plus typiques » de ces échanges.

    12Pourquoi les deux tribus ne se contentent-elles pas d’échanger des cadeaux ? Pourquoi recourt-on à un jeu qui construit une relation antagoniste entre les partenaires, même si au bout du compte le perdant semble prendre plaisir à ce jeu ? Les résultats de l’expérience psychologique mentionnée plus haut, s’ils peuvent nous convaincre qu’il existe un instinct de réciprocité dans une perspective de biologie évolutionnaire, nous aident moins à éclairer certaines pratiques comme ce jeu. Mais la conviction de Mauss qu’il y a une propriété, une force ou une vertu, qui fait que les dons sont retournés ne nous aide pas beaucoup plus. En effet si l’échange est animé d’une force interne – que celle-ci soit génétiquement construite dans l’esprit humain ou d’ordre mystique – pourquoi les humains ont-ils besoin d’inventer des ruses pour enclencher ou « lubrifier » l’échange ? Et pourquoi ces ruses sont-elles quasiment des tricheries ?

    13C’est encore une remarque de Mauss à propos du sacrifice fait aux dieux qui soulève cette question. Le sacrifice serait la réalisation de l’échange « au suprême degré, car ces dieux qui donnent et rendent sont là pour donner une grande chose à la place d’une petite13 ». Ainsi, fondamentalement et de façon encore plus évidente sous sa forme idéalisée qu’est le sacrifice, l’échange repose sur un déséquilibre de base entre la chose qui est donnée et celle qui est reçue en retour. Cette observation réintroduit la tromperie comme l’autre face de l’échange, comme c’était le cas dans les expériences psychologiques où la propension naturelle à repérer les tricheurs se révèle dans toute situation où circulent des biens. Cependant, tandis que ces expériences présentaient la tricherie comme la menace principale de l’échange, la remarque de Mauss suggère que la disparité dans la transaction est en réalité ce qui la définit. Comment réconcilier ces deux vérités à propos de l’échange ? La première suit la ligne du sens commun, mais on ne peut pas nier la seconde : que sont quelques gouttes d’alcool aspergées sur le feu en échange de la prospérité pour toute la maisonnée, ou la vie d’un poulet pour celle de son enfant malade ? Dans toute transaction chaque partenaire essaye de gagner plus en donnant moins.

    14L’antagonisme entre les deux partenaires d’un échange, latent dans le principe de base du sacrifice aux dieux et bien illustré par le Potlatch, doit être remis dans un certain contexte. À la lecture de l’Essai de Mauss, Marshall Sahlins a fait cette remarque importante :

    The gift however cannot organise a society on a corporate basis, but only on a segmentary one. Reciprocity is a relationship “between” two terms. It does not dissolve the distinct components into a higher unit, but, on the contrary, conjugates their opposition and in doing so perpetuates it… At last and above all, [the gift] does not deprive [the parties to the contract] of their force ; because the gift affects only the will, not the law14.

    15M. Salhins se réfère précisément à une opposition structurale entre groupes dans des sociétés segmentaires, où le pouvoir politique n’est pas centralisé. Sa remarque rappelle le contexte sociologique au sein duquel l’antagonisme mentionné plus haut doit être replacé. C’est seulement dans de telles sociétés que cette opposition structurale entre deux parties peut engendrer une manifestation culturelle telle que le jeu décrit par Mauss. La scène montre deux partenaires dont les buts respectifs s’opposent. La façon de se sortir de cette impasse est de convaincre son partenaire de donner ce dont il refusait d’abord de se départir, sans pour autant qu’il se sente grugé, de manière à ce qu’il répète éventuellement son don ou du moins que la situation ne se détériore pas. Dans cette marge étroite, diverses techniques de persuasion facilitant l’échange peuvent se développer.

    Contrats et tricheries

    16Les Kham-Magar conçoivent leurs relations à l’environnement naturel et aux esprits qui sont supposés l’habiter comme un échange devant être continuellement reconduit15. Les villageois entretiennent même avec le dieu de leur localité une relation de locataire à propriétaire, leur contrat étant renouvelé chaque année par l’intermédiaire d’un sacrifice de bélier. Toutes les cérémonies chamaniques reposent sur des contrats entre humains et non humains, dieux et esprits, que le chamane rappelle à la fin de chacun de ses longs chants, quand il est invité pour une séance de guérison ou pour la fête villageoise de renouveau. Le chamane est l’intermédiaire désigné dans ces contrats pour voyager dans le monde des esprits auxquels il fait des offrandes de sang en échange desquelles il assure la survie des humains sur terre. L’harmonie règne tant que les humains respectent cette règle de réciprocité de la vie pour la vie avec les entités surnaturelles dont sont censées dépendre agriculture prospère et chasses abondantes.

    17Cependant ces contrats ne sont que la face visible, déclarée de l’échange entre les partenaires ; il y a aussi une face cachée qui est exprimée par un personnage rituel complémentaire du chamane, une sorte de bouffon ou de clown, appelé l’« Idiot » ou le « Sourd-muet ». À moitié nu, le corps peinturluré de rayures blanches, il agite un énorme phallus de bois entre ses jambes. Il agit comme une sorte d’assistant du chamane dont il ne partage pas le statut de spécialiste rituel. Contrairement à ce dernier qui chante, parle pour les esprits, fait des divinations et prononce des formules magiques, l’Idiot ne dit pas un mot, mais effraye et fait rire à la fois les membres du public par ses gesticulations souvent obscènes. Ce comportement débridé et comme « à côté » du rite n’empêche pas qu’il joue un rôle crucial dans le déroulement des cérémonies.

    18Par exemple, au cours de la consécration d’un nouveau chamane, il est en tête de la procession des chamanes « pères » du néophyte qui dansent entre la maison de ce dernier et la place du village. Au terme de neuf aller-retour figurant les neuf étages du monde, le nouveau chamane effectuera son ultime ascension au royaume des esprits. L’Idiot se comporte alors comme un ivrogne, pousse des cris inarticulés et gesticule pour finir par s’affaler en travers du chemin, interrompant ainsi la procession jusqu’à ce qu’on lui apporte plus d’alcool. De même qu’il lui revient d’ouvrir la voie vers le royaume des esprits, il a donc aussi le pouvoir de la bloquer.

    19Des principes similaires se retrouvent dans une séance de guérison. L’âme du patient est supposée avoir été capturée comme un gibier par quelque esprit mécontent, affamé ou même amoureux de sa malheureuse victime. Il s’agit alors de s’en ressaisir afin de la remettre à son propriétaire tant qu’il en est encore temps, avant qu’il ou elle ne meure. Là encore le bouffon est présent aux moments cruciaux de la transaction entre les humains et les esprits, quand il y a risque d’échec et même de mort. Les esprits sont supposés être distraits par son action, soit parce qu’ils sont effarouchés par son comportement sexuellement provocant, soit parce qu’ils ne peuvent s’empêcher d’en rire comme les humains. On espère que l’âme du patient saisira alors ce moment d’inattention pour s’échapper avant d’être récupérée par le chamane. Il faut retenir de cette histoire que les Magar se racontent à eux-mêmes que le bouffon est là pour faciliter l’échange en engendrant des émotions. Le contrat n’aurait donc pas suffi et c’est seulement sous l’emprise de la joie ou de la peur que les esprits sont supposés baisser la garde et relâcher ce qu’ils voulaient initialement garder pour eux.

    Au-delà du calcul

    20L’hypothèse développée dans la cosmologie magar est que les humains (car les esprits sont créés à leur image) ne veulent pas se départir de leurs biens ; ils doivent être entraînés dans le mouvement de l’échange contre leur volonté et même contre ce qu’une certaine rationalité leur enseigne, une rationalité strictement calculatrice qui ne vise pas au-delà de la satisfaction immédiate de leur intérêt personnel. Ce raisonnement rappelle celui de la critique bien connue par Amartya Sen de l’homo œconomicus que les théories classiques en économie présentent comme agissant seulement dans son intérêt à court terme : « The purely economic man is indeed close to being a social moron. Economic theory has been much preoccupied with this rational fool decked in the glory of his one all-purpose preference ordering16 ». Pour A. Sen le comportement social ne saurait être réduit à un calcul pur. Les partenaires de l’échange sont motivés par des ensembles de préférences bien plus complexes qui incluent des considérations éthiques, des engagements envers des groupes intermédiaires entre le soi et le tout de la société telles la classe ou la communauté. Ce que Sen critique n’est pas le comportement de l’idiot rationnel en tant que tel17, mais plutôt la pertinence de ce concept dans les théories économiques classiques, car l’idiot rationnel n’existe pas dans la réalité ; aussi faudrait-il prendre en considération une description plus réaliste du comportement humain.

    21Dans les termes de M. Ridley, l’idiot rationnel est la caricature de l’acteur social que le souci de son propre intérêt rend myope, incapable de voir l’effet de ses propres actions sur les autres et en particulier la production de confiance ou de méfiance qui encourage ou décourage la perpétuation de l’échange18. C’est un idiot parce qu’il ne comprend pas que son véritable intérêt à long terme est de donner et de recevoir, d’échanger avec les autres, en d’autres termes de coopérer. Or, si l’on en croit la biologie évolutionnaire, cette capacité de coopération serait à l’origine de la survie de l’espèce humaine.

    22Il semble que la population himalayenne ne partage pas l’optimisme d’A. Sen et M. Ridley qui, chacun à leur manière, semble être convaincu que la nature humaine est fondamentalement coopérative. Et c’est sans ménagement que les Kham-Magar apprennent à se conduire dans l’intérêt général : refuser de donner ses filles ou ses sœurs en mariage, comme ont tenté de le faire les premiers êtres humains sur terre, c’est mettre son village incestueux à la merci d’un tremblement de terre qui fait tout disparaître ; oublier de faire le sacrifice sanglant au dieu du sol, c’est s’exposer à être dévoré par lui ; enfin ignorer les esprits est le plus sûr moyen de perdre son âme et de mourir. C’est ce que le chamane répète tout au long de ses séances de guérison. Les Kham-Magar croient, au moins dans leurs mythes, que la survie de leur société réside dans une communication et un échange perpétuels avec les agents invisibles qui président à leur vie sur terre. En même temps ils ne croient pas assez en la vertu des humains ni à celle de leurs partenaires spirituels pour respecter les contrats passés. Les uns comme les autres doivent y être incités par la peur de menaces mythiques ou par la persuasion.

    23Dans cette perspective, l’idiot kham-magar apparaît tout juste à l’opposé de l’idiot rationnel. Il est que l’on pourrait appeler, aux fins de la démonstration, un « idiot vertueux ». Sa « vertu » consisterait à éliciter des émotions de façon à poursuivre l’échange dans lequel résiderait l’ultime Raison. Mais s’il est vertueux, c’est malgré lui. Il rejoint en cela la cohorte des bouffons du folklore populaire qui remplissent leurs poches de nourriture ou d’argent volés, inconscients que leurs poches trouées laissent passer leur butin qu’ils perdent aussitôt19. Les biens passent à travers eux. Même s’ils voulaient arrêter leur flux dans leur intérêt propre, ils ne le pourraient pas. L’idiot kham-magar ne gagnera qu’un repas en échange de son rôle de passeur dans le rituel, avant de retourner à sa routine quotidienne d’idiot de village qu’il est souvent dans la réalité. Son action ne lui aura rien rapporté de plus : il est comme l’instrument d’une raison supérieure qui verrait dans l’échange le salut de l’humanité.

    24L’hypothèse que le donneur n’est pas naturellement enclin à donner peut aussi être vue dans une perspective différente de celle du conflit moral entre intérêt personnel et intérêt général. Une raison pour laquelle un individu imagine qu’un agent invisible ne veut pas donner ou faire circuler ce qu’il possède est que cette entité n’a pas de véritable raison de le faire. Du point de vue de cet individu, ce qu’il désire a plus de valeur que ce qu’il est prêt à donner en échange à l’agent invisible, comme Mauss l’a justement observé. L’individu est subjectivement dans une position de relative vulnérabilité par rapport à celui qui détient ce qu’il recherche et il va donc recourir à la ruse. En même temps, il faut souligner que c’est seulement dans de telles circonstances que l’individu peut avoir de l’intérêt à proposer un échange. Seule une transaction, qui est de son point de vue déséquilibrée en sa faveur, mérite d’être initiée. Son partenaire doit penser de même pour que l’opération s’effectue.

    25C’est parce que les deux points de vue sont en miroir l’un de l’autre que l’échange revêt un intérêt pour les deux partenaires à la fois. La tension entre eux, la réticence à donner, n’a donc pas besoin d’être neutralisée. En fait elle ne doit pas l’être, précisément parce qu’elle est, selon nous, le moteur de l’échange. La ritualisation de l’antagonisme, soit dans le Potlatch mentionné plus haut, soit dans les transactions chamaniques présidées par le bouffon, ne fait pas qu’exprimer ce déséquilibre dynamique entre les points de vue respectifs des protagonistes, ils l’engendrent. Les farces du bouffon créent les conditions pour que l’échange se perpétue.

    Conclusion

    26Depuis l’Essai sur le don, il est convenu d’attribuer à l’échange la résolution des guerres et la conversion de l’agressivité naturelle des humains, autant entre individus qu’entre groupes, en une sorte de contrat social des primitifs. Mais cette conviction tend à faire oublier que toute tension n’est pas éliminée au cours de ces processus et surtout qu’elle joue, selon plusieurs modalités, un rôle déterminant dans la perpétuation de l’échange. La confrontation brute entre les partenaires se décline en une infinie variété de stratégies, incluant des interactions complexes et surtout engendrant des émotions dont les humains tirent aussi leur plaisir. C’est ce que le bouffon chamanique nous rappelle à propos de l’échange qui ne peut se réduire à une simple question d’égalité entre transactions ou de respect du contrat. Si l’on comprend en effet la moralité comme le conflit entre intérêt personnel et intérêt général ou bien commun, l’étude de l’échange rituel chez les Kham-Magar suggère que cette notion a l’avantage sur celle de l’échange d’inclure cette tension dont nous suggérons qu’elle est à l’œuvre dans la répétition de l’échange. Avec ce paradoxe cependant que les contrats supposés assurer le bien commun ne semblent pouvoir être effectifs qu’au prix de tricheries vertueuses.

    Notes de bas de page

    1 L’Essai sur le don de Marcel Mauss ou Les Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss.

    2 Une version plus développée de ce travail a été publiée en anglais dans un ouvrage collectif consacré à l’exploration du concept économique de l’échange en relation avec la tromperie. Voir Caroline Gerschlager (dir.), Expanding the economic concept of exchange. Deception, self-deception and illusions, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2001.

    3 Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques in Sociologie et anthropologie, Paris, Quadrige PUF, 1993 [1950], p. 148.

    4 Ibid., p. 214 (c’est moi qui souligne).

    5 Dominique Casajus, « L’énigme de la troisième personne » in Différences, valeurs, hiérarchie, Jean-Claude Galley (dir.), Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1984, p. 65-78.

    6 Claude Levi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Quadrige PUF, 1993[1950], p. xxxix.

    7 Leda Cosmides, « The Logic of social exchange : Has natural selection shaped how humans reason ? Studies with the Wason selection test », in Cognition, 31, 1989, p. 187-276.

    8 Matt Ridley, The Origins of Virtue, Londres, Penguin Books, 1996.

    9 Ibid., p. 130.

    10 « Even if our criticisms are justified, it would be wrong to dismiss Cosmides (1989)’ basic hypothesis that there may be cognitive adaptations dedicated to the detection of people cheating on social contract », Dan SPerber & Vittoro Girroto, « Does the selection task detect cheater-detection ? » in New Directions in Evolutionary Psychology, J. Fitness & K. Sterelny (dir.), Macquarie Monographs in Cognitive Science, Londres, Psychology Press, 2002, HAL<ijn00000053>.

    11 Annette Weiner, cité par Lucien Scubla, « Jamais deux sans trois », in Cahiers du CREA, n° 6, 1985, p. 7-101.

    12 Marcel Mauss, op. cit., p. 165.

    13 Ibid., p. 169.

    14 Marshall Sahlins, « Philosophie politique de “l’Essai sur le don” », in L’Homme, vol. VIII, n° 4, 1968, p. 5-18 (je souligne).

    15 Pour un exposé complet des pratiques chamaniques de cette population, voir Anne De Sales, Je suis né de vos jeux de tambour. La Religion chamanique des Magar du nord, Nanterre, Société d’Ethnologie, 1991. Voir également Roberte Hamayon, La Chasse à l’âme, Nanterre, Société d’Ethnologie, 1990.

    16 Amartya K. Sen, « Rational fools : A critique of the behavioural foundations of economic theory », in Philosophy and Public Affairs, vol. 6, n° 4, 1977, p. 317-44.

    17 Il n’y a pas nécessairement de contradiction entre l’engagement à une cause générale et son intérêt propre : « Commitment does not presuppose reasoning (to be understood in the narrow sense of calculation aiming at the immediate satisfaction of one’s own interest), but it does not exclude it ; in fact, insofar as consequences on others have to be more clearly understood and assessed in terms of one’s values and instincts, the scope for reasoning may well expand » ; ibid., p. 344.

    18 Matt Ridley, The Origins of Virtue, op. cit., p. 137.

    19 Voir l’essai de Burkhard Schnepel sur une typologie des bouffons : Burkhard Schnepel, « How to chase a rainbow, or : Steps toward a typology of the fool » in Games of gods and man : Essays in ritual performance, B. Kapferer and K. P. Koepping (dir.), Münster, Lit-Verlag, 1997, p. 56-78.

    Auteur

    • Anne De Sales

      LESC/CNRS

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    1 L’Essai sur le don de Marcel Mauss ou Les Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss.

    2 Une version plus développée de ce travail a été publiée en anglais dans un ouvrage collectif consacré à l’exploration du concept économique de l’échange en relation avec la tromperie. Voir Caroline Gerschlager (dir.), Expanding the economic concept of exchange. Deception, self-deception and illusions, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2001.

    3 Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques in Sociologie et anthropologie, Paris, Quadrige PUF, 1993 [1950], p. 148.

    4 Ibid., p. 214 (c’est moi qui souligne).

    5 Dominique Casajus, « L’énigme de la troisième personne » in Différences, valeurs, hiérarchie, Jean-Claude Galley (dir.), Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1984, p. 65-78.

    6 Claude Levi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Quadrige PUF, 1993[1950], p. xxxix.

    7 Leda Cosmides, « The Logic of social exchange : Has natural selection shaped how humans reason ? Studies with the Wason selection test », in Cognition, 31, 1989, p. 187-276.

    8 Matt Ridley, The Origins of Virtue, Londres, Penguin Books, 1996.

    9 Ibid., p. 130.

    10 « Even if our criticisms are justified, it would be wrong to dismiss Cosmides (1989)’ basic hypothesis that there may be cognitive adaptations dedicated to the detection of people cheating on social contract », Dan SPerber & Vittoro Girroto, « Does the selection task detect cheater-detection ? » in New Directions in Evolutionary Psychology, J. Fitness & K. Sterelny (dir.), Macquarie Monographs in Cognitive Science, Londres, Psychology Press, 2002, HAL<ijn00000053>.

    11 Annette Weiner, cité par Lucien Scubla, « Jamais deux sans trois », in Cahiers du CREA, n° 6, 1985, p. 7-101.

    12 Marcel Mauss, op. cit., p. 165.

    13 Ibid., p. 169.

    14 Marshall Sahlins, « Philosophie politique de “l’Essai sur le don” », in L’Homme, vol. VIII, n° 4, 1968, p. 5-18 (je souligne).

    15 Pour un exposé complet des pratiques chamaniques de cette population, voir Anne De Sales, Je suis né de vos jeux de tambour. La Religion chamanique des Magar du nord, Nanterre, Société d’Ethnologie, 1991. Voir également Roberte Hamayon, La Chasse à l’âme, Nanterre, Société d’Ethnologie, 1990.

    16 Amartya K. Sen, « Rational fools : A critique of the behavioural foundations of economic theory », in Philosophy and Public Affairs, vol. 6, n° 4, 1977, p. 317-44.

    17 Il n’y a pas nécessairement de contradiction entre l’engagement à une cause générale et son intérêt propre : « Commitment does not presuppose reasoning (to be understood in the narrow sense of calculation aiming at the immediate satisfaction of one’s own interest), but it does not exclude it ; in fact, insofar as consequences on others have to be more clearly understood and assessed in terms of one’s values and instincts, the scope for reasoning may well expand » ; ibid., p. 344.

    18 Matt Ridley, The Origins of Virtue, op. cit., p. 137.

    19 Voir l’essai de Burkhard Schnepel sur une typologie des bouffons : Burkhard Schnepel, « How to chase a rainbow, or : Steps toward a typology of the fool » in Games of gods and man : Essays in ritual performance, B. Kapferer and K. P. Koepping (dir.), Münster, Lit-Verlag, 1997, p. 56-78.

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