L’oubli

1« Accompagne[r] l’amitié dans l’oubli1 » afin d’accepter la communauté dans le refus, non pour les faire disparaître l’un l’autre comme s’il fallait les effacer de notre mémoire ou les refuser comme s’ils étaient à condamner, mais pour les mettre en perspective. Cette présence dans laquelle la communauté et l’amitié s’émancipent prend rarement la forme d’une subjectivité. Communauté et amitié s’émancipent plutôt par l’incomplétude qui les détermine.

2Mais pourquoi lier communauté et amitié ? Certainement pas pour justifier une humanité ! Peut-être pour comprendre comment l’incomplétude qui est en nous nous pousse à agir, même si cette action s’envisage comme un refus possible de toute action. « Qu’est-ce donc qui nous manque ? » de Maître Eckhart nous rappelle d’ailleurs que le manque appelle autant l’engagement qu’il le refuse.

3Incomplétude, insuffisance, inachèvement, incertitude, tout pousse vers ces formes plurielles d’impossibilité qui ne supportent aucun subterfuge, que ce soit celui du communautarisme ou celui de la communauté des amis. Comme la communauté court le risque de se communautariser quand elle fait de son appartenance une revendication, l’amitié est un bien trop précieux pour qu’on la compromette avec un cercle d’amis. Déjà Diogène Laërce dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres s’inquiète, quand il aborde la philosophie d’Aristote, du risque de corrompre l’amitié au nom de ses propres amis : « Ô mes amis, il n’y a pas d’ami (véritable) », message qui se glisse en creux dans les livres VIII et IX de L’Éthique à Nicomaque.

4« La communauté le nombre » répond comme un écho à « l’amitié le nombre » : question d’effectif et non d’affection. Que l’on quantifie la communauté comme le fait le communautarisme quand il s’efforce de regrouper, souvent artificiellement, des individus au nom de valeurs dites communes, ou que l’on quantifie l’amitié comme peuvent le faire les réseaux sociaux quand ils laissent planer le risque d’une désocialisation si l’individu s’en exclut, on arrive au même résultat : perdre l’humanité de l’homme. Le communautarisme, par le dogmatisme qu’il instille au même titre que les réseaux sociaux par la socialisation qu’ils fabriquent, finissent par déshumaniser l’individu en voulant circonscrire ce qui par nature ne peut l’être.

5Dans ces circonstances, la question n’est peut-être plus de savoir ce que doit être ou peut être la communauté, mais de se demander si le principe d’insuffisance que Bataille utilise pour définir la singularité de l’homme doit être lu de manière quantitative ou qualitative. Quantitativement, la communauté se réduit à une addition, mais qualitativement elle n’est qu’une abstraction. Il semble que ce principe d’incomplétude est moins ce qui est à l’origine de la communauté que ce qui permet d’expliquer l’incapacité de la communauté à se constituer autrement qu’au moyen de modalités souvent anecdotiques. Finalement, ce principe d’insuffisance s’inscrit-il dans une possibilité ou impossibilité ontologique de l’homme à être homme ?