À votre avis, que pensent les enseignants de Wikipédia ?

Rires

Mathieu

C’est le diable.

À chaque fois quand ils commencent à présenter les devoirs qu’on doit rendre, c’est souvent : oui, et pas de Wikipédia, hein ! Enfin c’est souvent le stéréotype de la mauvaise information ou justement pas du tout académique, pas du tout légitime…

Marie

Ça fait longtemps moi que je n’ai pas entendu ça…

Mathieu

Ah ouais ?

Marie

Plus au lycée, mais pas à l’université mais oui c’est vrai que c’est un peu mal perçu. Je pense qu’ils nous disent de ne pas aller sur Wikipédia, parce qu’il y a beaucoup d’informations et que l’élève pourrait prendre ça pour acquis et ne pas aller ailleurs, mais je ne pense pas qu’il y ait une haine de Wikipédia vraiment. Je pense que Wikipédia c’est un premier accès à quelque chose, par exemple le résumé d’un livre, les enseignants veulent pousser l’étudiant à rechercher plus loin, à aller plus loin dans leur recherche.

Mathieu

Je pense qu’il y en a beaucoup aussi qui partent du principe parce que ce ne sont pas des doctorants, des professionnels qui écrivent sur ce site, tout de suite ça a un aspect hyper amateur et du coup c’est pas du tout fiable et je pense que c’est ça aussi ce qui dérange à l’université.

Marie

Oui ça pourrait être ça. Enfin pour eux, c’est juste des gens qui se sont intéressés, par l’histoire ou… qui sont très très intéressés mais qui ne sont pas académiquement spécialistes d’une matière.

Extrait d’un focus group – étudiant(e)s de L2

1En lisant ce verbatim d’étudiants de deuxième année de licence en histoire de l’art et archéologie, il n’est pas évident de déterminer si Wikipédia semble à leurs yeux avoir droit de cité à l’université. L’expression « droit de cité » réfère à la « jouissance de tous les droits de citoyen » et donc, au sens figuré au « droit d’admission dans un domaine1 ». Dans un contexte académique, ceci peut se traduire par le fait qu’un étudiant se sente autorisé à utiliser tel ou tel type de source documentaire. De manière plus visible, ce droit se manifeste à travers la possibilité de citer une source dans un devoir universitaire nécessitant un important travail de recherche documentaire préalablement à la rédaction, du type exposé, dossier, commentaire, dissertation. Ce type d’écrit universitaire, qui se déploie sur plusieurs pages, doit en effet comporter une bibliographie qui répertorie les différentes sources utilisées. Le fait citationnel, comme l’a montré Évelyne Broudoux pour les articles scientifiques, est révélateur de l’attribution d’autorité2. Si une dynamique similaire est à l’œuvre dans les travaux universitaires, poser la question des sources dont les étudiants estiment qu’elles sont citables permet de comprendre comment ils attribuent l’autorité à une source. À l’heure où les outils de recherche et les documents disponibles sont massivement numérisés ou numériques, l’étude des pratiques documentaires des étudiants révèle qu’en plus d’assimiler des compétences documentaires, ces derniers doivent aussi acquérir des compétences techniques et spécifiques aux contenus disciplinaires (en particulier pour l’histoire de l’art et l’archéologie qui ne sont pas enseignées au lycée) pour mener à bien leur recherche d’information dans un contexte académique3. Les étudiants, en tant qu’anciens lycéens mais aussi plus globalement en tant qu’individus, ont déjà des pratiques à la fois scolaires et informelles, qui ne se recouvrent pas nécessairement. On observe entre les deux une certaine discontinuité4, voire un cloisonnement5. Mais en tout cas, « du fait même qu’ils évoluent dans un environnement numérique6 », les étudiants sont conduits, pour réaliser leurs travaux universitaires, à déployer en autonomie des stratégies d’accès aux contenus de savoir disponibles en ligne et de réutilisation de ces contenus.

2Concernant Wikipédia, les études anglo-saxonnes comme françaises confirment l’impression empirique que son utilisation par les étudiants, dans un contexte informel mais aussi académique, est très répandue. Quant aux enseignants, ils déclarent l’utiliser pour se documenter de manière généraliste dans le cadre de la préparation de leurs cours7. Pourtant, la majorité en interdit explicitement l’usage, et particulièrement la citation, à ses étudiants8. Wikipédia n’aurait donc pas sa place dans les bibliographies des différents travaux universitaires. Pourquoi ce rejet ? Le reproche récurrent fait à Wikipédia est celui de son manque de fiabilité. On sait pourtant que des mécanismes de régulation existent : la « vigilance participative9 » et la « négociation des points de vue10 » permettent respectivement une surveillance mutualisée des pratiques d’écriture et de documentation des contenus sur Wikipédia. Ce constat de rejet peut cependant être nuancé en fonction de la discipline universitaire considérée. Alexandre Moatti évoque à propos de Wikipédia « un certain clivage dans le monde du savoir », celle-ci étant davantage controversée dans le « monde littéraire » que dans le domaine des sciences exactes11. L’épistémologie propre à une discipline pourrait donc être un facteur d’explication de la relation entretenue avec Wikipédia. Les sciences humaines et sociales, qui se voient parfois reprocher leur manque d’objectivité, fondent leurs méthodes sur les instruments mais aussi sur les documents sur lesquels elles s’appuient. C’est le cas pour l’histoire de l’art et l’archéologie qui, au xix^e siècle, se constituent comme disciplines universitaires notamment en portant sur leurs objets d’étude un regard historique et documenté. Ce « positivisme documentaire12 » est l’un des piliers de la construction du discours scientifique dans ces disciplines, ce qui concourt à expliquer l’importance donnée au document dans leur épistémologie.

3Le document a une fonction à la fois de renseignement – il permet d’appréhender un sujet – et de preuve13 qui va être mobilisée dans les discours argumentatifs tels qu’ils sont attendus des étudiants dans les travaux universitaires. La nature numérique des documents influence ce processus d’utilisation des sources, en particulier du fait de l’instabilité, plus ou moins importante, qui les caractérise. Wikipédia est un « néodocument », né, modifiable et accessible sur le Web14. Dans ce cadre, les réflexes documentaires concernant l’identification de l’autorité sont déstabilisés. L’autorité de contenu sera « dépendante de la stabilité » du document mais aussi du « support-logiciel15 ». On pourrait s’attendre à ce que l’autorité nominative, absente sur Wikipédia, se déplace vers une forme d’« autorité du média16 », cette encyclopédie en ligne étant un support de transmission, un média avec ses caractéristiques techniques propres et ses règles sociales de fonctionnement qui ont pour objectif de favoriser une certaine qualité des contenus ; mais ce déplacement ne semble pas s’opérer ou en tout cas être perçu comme opéré par les étudiants. Quoi qu’il en soit, ce reproche récurrent d’un manque de fiabilité, sans doute intériorisé par les étudiants, fait de Wikipédia un objet intéressant pour examiner leur rapport au savoir, ce « rapport au monde, à l’autre et à soi-même d’un sujet confronté à la nécessité d’apprendre17 », au moment de l’entrée à l’université et de l’initiation aux exigences du travail académique.

4L’université est un lieu de transmission et de médiation des savoirs, mais aussi de construction de ces derniers. Dans le cadre de la relation pédagogique, l’étudiant admet implicitement que son enseignant est une source de savoir légitime. Wikipédia est également un espace dont la vocation est la transmission de savoirs encyclopédiques, c’est-à-dire déjà construits et stabilisés. Cependant, les contenus disponibles sur Wikipédia se caractérisent par leur instabilité, le support technique du wiki autorisant une évolution permanente de ces contenus qui est aussi la condition de leur mise à jour. L’entrée à l’université est marquée par l’allongement du temps de travail personnel des étudiants et partant, par une confrontation accrue, en autonomie, aux sources d’informations, parmi lesquelles Wikipédia. Quelle relation existe alors entre ces deux espaces de transmission des savoirs que sont Wikipédia et l’université ? En tant que lieu de construction des savoirs, cette dernière est pourvoyeuse de contenus susceptibles d’être relayés sur l’encyclopédie collaborative. La référence à des écrits académiques est même attendue dans les articles de Wikipédia. Comme le souligne Gilles Sahut18, cette dernière « ne bénéficie pas de l’adossement à des institutions de savoir » et doit donc construire son autorité par d’autres moyens, en particulier la citation des sources qui apparaissent alors comme les garantes de la fiabilité du contenu rédigé. Ces sources, ajoute-t-il, doivent en priorité relever du « champ académique » comme cela est précisé sur la page Citez vos sources. Il pourrait donc sembler contradictoire que Wikipédia ne soit pas recommandée, voire soit bannie, des sources utilisables dans un contexte universitaire. On observe un paradoxe dans le rapport à cette source qu’est Wikipédia, abondamment consultée dans un contexte académique et pourtant si peu citée par les étudiants. À travers l’examen des représentations, de la réception et des pratiques déclarées d’utilisation de Wikipédia par les étudiants, nous voudrions examiner les tenants et aboutissants de cette situation paradoxale. Cette dernière pourrait être révélatrice d’une évolution, au cours de leurs études universitaires, de la manière dont ils conçoivent la nature du travail intellectuel.

5Le contexte dans lequel s’inscrit cette réflexion est celui d’une recherche doctorale19 en sciences de l’éducation et de la formation qui porte sur le rapport au savoir des étudiants de premier cycle en histoire de l’art et archéologie, disciplines que nous rattachons au « monde littéraire » évoqué plus haut. L’entrée à l’université est un moment de transition qui se caractérise par une série de ruptures20 et par la nécessité pour les étudiants d’acquérir une plus grande autonomie dans la pratique du travail intellectuel. Malgré les dispositifs mis en place pour accompagner l’entrée des étudiants à l’université, notamment dans le cadre du plan Réussir en Licence, et en particulier les cours de méthodes du travail universitaire ou de techniques documentaires dédiés à ces questions21, un certain nombre d’éléments sur les attendus du travail universitaire restent peut-être trop implicites. Les étudiants peuvent se trouver désemparés voire paniqués ou tout simplement découragés devant l’ampleur et la complexité du travail à accomplir.

6Méthodologiquement, une approche à la fois quantitative et qualitative a été retenue ; deux recueils de données ont été réalisés auprès de 374 étudiants de première et deuxième années en histoire de l’art et archéologie. Majoritairement féminine (84 % de femmes en L1 et 82 % en L2), cette population étudiante est issue des filières générales (87 % en L1 et en L2), en particulier de la filière littéraire (51 % en L1 et 48 % en L2) puis des filières « économique et social » (19 %) et « scientifique » (19 %). 75 % des étudiants ont été admis au bac avec mention. Un questionnaire en ligne, passé en salle informatique, était structuré en 12 questions que l’on peut regrouper en trois grands ensembles : un ensemble de questions qui s’intéresse aux usages que les étudiants déclarent faire des ressources documentaires en ligne quand ils doivent mener à bien un travail universitaire du type exposé/commentaire/dissertation/dossier, travail demandant une recherche d’information en autonomie ; un ensemble de questions qui s’intéresse au rapport aux savoirs transmis pendant les cours par les enseignants ; un dernier ensemble de questions qui porte sur le rapport des étudiants à Wikipédia dans un contexte académique. Des champs libres permettaient aux étudiants de préciser leurs réponses à certaines questions, nous utiliserons certains de ces verbatims. Dans un deuxième temps, six focus groups (3 à 4 étudiants par groupe) qui portaient sur trois thématiques ont été menés : il était demandé aux étudiants de définir ce qui relevait ou non du plagiat dans la rédaction d’un travail universitaire, d’expliquer ce qu’était un savoir académiquement légitime et comment ils l’identifiaient et enfin d’évoquer leur utilisation de Wikipédia dans un contexte académique. Nous nous appuyons essentiellement dans ce texte sur les résultats obtenus dans les parties portant spécifiquement sur Wikipédia, c’est-à-dire la troisième partie du questionnaire et la troisième partie des focus groups.

Comment Wikipédia est-elle perçue par les étudiants ?

7Les étudiants ont une perception personnelle de la fiabilité de Wikipédia mais aussi des représentations de la perception enseignante de cette encyclopédie. Nous les avons interrogés sur ces deux aspects. Concernant la perception des étudiants de la fiabilité de Wikipédia, on s’aperçoit que les avis sont regroupés autour d’un centre, avec cependant une prédominance du désaccord. 42 % des étudiants interrogés se déclarent ni d’accord ni pas d’accord avec l’affirmation « Wikipédia est une source fiable », 34 % ne sont pas d’accord et 24 % sont d’accord. Le graphique ci-dessous montre que les résultats sont beaucoup plus tranchés pour ce qui concerne les représentations étudiantes des perceptions enseignantes.

Fig. 1 : La fiabilité de Wikipédia – perceptions étudiantes et enseignantes.

875 % des étudiants ne pensent pas que Wikipédia soit considérée comme une source fiable par les enseignants. Les étudiants estiment donc que les enseignants ont une perception plus négative que la leur. La perception étudiante de la fiabilité de Wikipédia n’est cependant pas corrélée de manière évidente à leur représentation de la perception enseignante. Le graphique ci-dessous présente la répartition des effectifs étudiants en fonction des réponses apportées à chacune des deux questions.

Fig. 2 : La fiabilité de Wikipédia – perceptions étudiantes et enseignantes (2).

9Parmi les 42 % d’étudiants qui ne se prononcent pas sur la fiabilité de l’encyclopédie, 70 % estiment que les enseignants ne considèrent pas Wikipédia comme une source fiable. Parmi les 24 % d’étudiants qui considèrent Wikipédia comme une source fiable, ils sont 56 % à penser que les enseignants pensent le contraire. En revanche, les étudiants qui n’ont pas une bonne perception de l’encyclopédie en termes de fiabilité estiment dans l’ensemble que le point de vue des enseignants est identique au leur.

10Qu’en est-il de l’influence exercée par l’expérience personnelle des étudiants de l’utilisation de cette encyclopédie ? Quand on leur demande s’ils ont déjà trouvé une information erronée ou inexacte sur Wikipédia, 70 % (n=262) déclare que c’est le cas. Le graphique suivant présente le rapport entre le fait d’affirmer avoir déjà trouvé une erreur sur Wikipédia (les étudiants pouvaient répondre par oui ou non à la question) et la perception de la fiabilité de cette dernière.

Fig. 3 : Perception de la fiabilité de Wikipédia et expérience de l’erreur.

11Le fait de déclarer avoir déjà trouvé une erreur sur Wikipédia semble avoir une influence sur la perception de sa fiabilité, en particulier si l’on regarde les pourcentages. Ainsi 84 % (n=38) et 78 % (n=66) de celles et ceux qui ne considèrent pas Wikipédia comme une source fiable disent y avoir déjà trouvé une erreur. Cependant, en termes de nombre, on peut noter que 111 personnes (soit 30 % de la population totale interrogée) qui ont déclaré avoir trouvé une erreur sur Wikipédia ne se sont pas prononcées sur la fiabilité cette dernière. D’autre part, 47 personnes ayant déclaré avoir déjà trouvé une erreur sur Wikipédia sont plutôt d’accord avec le fait que l’encyclopédie soit plutôt fiable, un nombre très proche de ceux qui n’ont pas trouvé d’erreur (n=38).

12Si 70 % d’étudiants déclare avoir déjà trouvé des erreurs sur Wikipédia, le terme « erreur », présent dans l’intitulé de la question qui leur était posée, est en outre à nuancer à la lecture des précisions apportées dans le champ libre accompagnant cette question. Les erreurs sont ponctuelles, rapidement corrigées ou facilement corrigeables par les étudiants eux-mêmes. Près de la moitié des étudiants ayant complété le champ libre signalent des erreurs sur une date. Les autres éléments relevant de l’erreur ou de l’inexactitude et qui sont soulignés par les étudiants sont des erreurs d’attribution d’œuvres, des erreurs sur la biographie d’un artiste, des propos relevant de points de vue politique ou de l’expression d’un goût. D’autre part, ce ne sont pas forcément des erreurs en tant que telles mais un manque de précision ou d’exhaustivité qui est souvent pointé : « les informations y sont très générales = à la fois un avantage (moins d’erreur possible) et un inconvénient, les informations sont trop générales pour être vraiment utiles en dissert » précise un commentaire. « Le problème de Wikipédia n’est pas l’exactitude des informations mais le manque. Il ne s’agit pas d’une ressource complète » ou « le problème est plutôt le manque d’informations que l’inexactitude de celles qui sont présentes » peut-on encore lire. En somme, « Wikipédia donne des pistes à approfondir avec des sources plus fiables, mais certains articles peuvent aussi être écrits par des spécialistes donc ils sont tout à fait valables ». Globalement, la perception de la fiabilité des informations disponibles sur Wikipédia est plutôt bonne même si on observe une différence entre la perception étudiante et les représentations étudiantes des perceptions enseignantes. Plus que la fiabilité, c’est le manque d’approfondissement des contenus qui est pointé du doigt (ce qui rejoint les résultats des études que nous avons précédemment citées sur les usages académiques de Wikipédia) et donc finalement la dimension encyclopédique des contenus de Wikipédia.

13Cette observation se confirme-t-elle quand on s’intéresse aux usages d’une autre source encyclopédique que sont les encyclopédies en ligne sur abonnement type Encyclopedia Universalis ? Ces dernières sont accessibles gratuitement sur l’environnement numérique de travail des étudiants grâce à un abonnement payé par l’université, ce qui contribue à asseoir leur légitimité. Les articles sont signés. Pour autant, les contenus de ce type d’encyclopédie sont-ils plus fiables ? La dimension collaborative de l’écriture de Wikipédia est en rupture avec « les normes épistémiques » qui sous-tendent l’écriture des encyclopédies22 mais il n’existe pas à notre connaissance d’étude²³ comparant de manière systématique la qualité des articles de Wikipédia d’une part et d’Universalis d’autre part. En revanche, une étude souvent citée, parue dans la revue Nature en 200524, propose une comparaison entre un équivalent anglophone de l’Encyclopedia Universalis, l’Encyclopedia Britannica, et Wikipédia. La comparaison à l’aveugle de 42 entrées par des experts du domaine a abouti à la conclusion qu’il n’y avait pas de différence significative de qualité entre les deux encyclopédies. Dans quelle mesure les étudiants ont-ils recours à ces deux types de source encyclopédique ? Le graphique ci-dessous présente les fréquences de consultation respectives de Wikipédia et des encyclopédies en ligne sur abonnement, type Encyclopedia Universalis, dans le cadre de la réalisation d’un devoir. L’échelle de fréquence choisie, objective, est appuyée sur la durée effective d’un semestre d’enseignement durant laquelle un étudiant réalise plusieurs devoirs du type exposé, commentaire, dissertation ou dossier, qui demandent un important travail de recherche documentaire en autonomie.

Fig. 4 : Consultation de Wikipédia et des encyclopédies en ligne sur abonnement.

14On constate que les sources encyclopédiques sont d’une manière générale fréquemment consultées par les étudiants : près de la moitié consulte Wikipédia au moins une fois par semaine et plus du tiers consulte les encyclopédies en ligne sur abonnement à la même fréquence. On constate par ailleurs que Wikipédia est davantage consultée que les encyclopédies en ligne sur abonnement. On a ensuite demandé aux étudiants quelles sources ils avaient retenues pour utiliser de manière effective dans leurs travaux les informations qu’elles contenaient.

Fig. 5 : Utilisation de Wikipédia et des encyclopédies en ligne sur abonnement.

15Wikipédia est moins fréquemment retenue comme source d’information, après consultation, que les encyclopédies en ligne sur abonnement : 28 % la retiennent toujours ou presque toujours et 44 % jamais ou presque jamais tandis que 51 % retiennent toujours ou presque toujours les encyclopédies en ligne sur abonnement²⁵. Les précisions apportées dans les champs libres du questionnaire suggèrent une influence des prescriptions enseignantes : « Les professeurs nous conseillent d’utiliser Universalis », ou encore « les enseignants nous déconseillent de l’utiliser [Wikipédia], ils nous recommandent plutôt Universalis, ou des livres spécialisés ». Dans les focus groups également, les étudiants citent fréquemment l’Encyclopedia Universalis comme une source documentaire utile et davantage acceptée par les enseignants que Wikipédia. La comparaison des pratiques de consultation et d’utilisation effective de Wikipédia et des encyclopédies en ligne sur abonnement montre l’importance globale des sources de type encyclopédique dans l’activité académique de recherche d’information ainsi que la prévalence du critère d’autorité légitimée pour utiliser une source de manière effective.

Les usages étudiants de Wikipédia

16Les modalités de consultation de Wikipédia sont liées à la phase de réalisation du travail dans laquelle se trouve l’étudiant. Le graphique ci-dessous montre que plus on avance dans la réalisation de la tâche, moins on consulte Wikipédia.

Fig. 6 : Consultation de Wikipédia en fonction de l’avancée de la tâche.

17Ce constat, qui confirme les résultats obtenus dans des recherches antérieures26, peut être relié à la nature des informations recherchées sur Wikipédia. Le graphique ci-dessous présente différents types d’informations que les étudiants déclarent rechercher ou non sur Wikipédia. L’échelle proposée comptait 5 niveaux d’accord, de « pas du tout d’accord » à « tout à fait d’accord ».

Fig. 7 : Nature des informations recherchées sur Wikipédia.

18Les informations recherchées sont en moyenne majoritairement des informations factuelles et générales, en particulier historiques. Si ce type d’informations est lié à l’épistémologie de l’histoire de l’art et de l’archéologie, il est aussi commun à l’épistémologie des sciences humaines et sociales dans leur ensemble. On remarque que les descriptions de sites ou d’objets archéologiques ainsi que les descriptions d’œuvres d’art, plus spécifiques, ne sont pas des informations recherchées par une majorité d’étudiants (en moyenne les étudiants déclarent qu’ils ne sont plutôt pas d’accord, quand on leur demande s’ils recherchent ce type d’information sur Wikipédia). Ce constat est cohérent avec le fait de consulter cette encyclopédie en début de tâche, au moment où l’on recherche des informations générales, permettant d’appréhender le contexte de l’objet étudié plus que l’objet (une œuvre ou un objet archéologique par exemple) en tant que tel.

19Wikipédia est donc utilisée comme un point de départ, une source pour trouver des informations de base. Les étudiants sont nombreux à penser que leurs enseignants sont, au moins pour une partie d’entre eux, d’accord avec cette manière d’utiliser l’encyclopédie. Les réponses obtenues dans le champ libre qui accompagnait la question « selon vous, les enseignants pensent que Wikipédia est une source fiable » apportent des précisions à ce sujet. Un champ libre libellé « précisez votre réponse, expliquez pourquoi (c’est une impression que vous avez, des enseignants vous ont explicitement dit de ne pas l’utiliser…) » permettait aux étudiants, de manière facultative, de préciser leurs réponses. On peut noter que 189 étudiants sur 374 (un peu plus de la moitié) ont décidé de répondre à cette question. Il s’agit du plus fort taux de réponse pour les champs libres proposés dans ce questionnaire ce qui témoigne d’une forme d’intérêt sur ces enjeux. Parmi ces 189 réponses, 85 font état d’une verbalisation par les enseignants de la possibilité ou non d’utiliser Wikipédia : 58 commentaires témoignent d’indications déconseillant son utilisation, 18 commentaires d’indications autorisant son utilisation, et 9 commentaires précisent que les consignes varient en fonction des enseignants. Parmi ces réponses, certaines évoquent des conseils d’utilisation qui leur ont été donnés à cette même occasion, en très grande majorité dispensés par les enseignants acceptant l’utilisation de Wikipédia. On peut donc remarquer que la possibilité d’utilisation clairement verbalisée par un enseignant s’accompagne très fréquemment de conseils sur les modalités d’utilisation de cette encyclopédie. Dans le détail, ces conseils sont de l’ordre de la restriction : Wikipédia peut servir pour certaines informations, les informations doivent être croisées avec d’autres sources et Wikipédia ne peut pas figurer en bibliographie. Concernant les réticences à l’utilisation de Wikipédia comme source d’information dans le cadre d’un travail universitaire, outre la question de la fiabilité qui apparaît fréquemment, les autres raisons notables soulevées par les enseignants telles que les étudiants les rapportent sont :

• Le fait que Wikipédia ne soit pas une source acceptable dans une bibliographie. Ceci se manifeste à travers l’utilisation du vocabulaire du bannissement et de l’interdiction. On ne peut pas l’utiliser parce que ce n’est « pas une source » ou du moins « pas une source scientifique », que son utilisation rendue manifeste par la citation en bibliographie est « signe d’un travail peu sérieux », notamment parce que cela suggère que l’étudiant n’est pas allé plus loin que les premiers résultats proposés par le moteur de recherche : « Wikipédia est également un des premiers sites que l’on trouve quand on fait une recherche ce qui peut indiquer aux professeurs que l’élève n’a pas approfondi ses recherches ». On peut l’utiliser « comme base générale mais certainement pas comme source », « on peut l’utiliser mais voilà... On ne cite pas ». Que les enseignants tolèrent ou non son utilisation, celle-ci doit être invisibilisée, comme le précise par exemple ce commentaire : « l’utilisation ne doit pas transparaitre dans les recherches, c’est simplement un support ». Notons en revanche que les bibliographies disponibles sur les articles Wikipédia sont plébiscitées par les étudiants : « Si une information intéressante est donnée dans l’article, et sourcée, il est facile d’utiliser cette information, en citant la véritable source et non Wikipédia », ce qui peut conduire à utiliser Wikipédia comme une forme d’outil de recherche bibliographique : « j’ai utilisé Wikipédia pour obtenir une bibliographie pour un exposé mais je n’ai pas utilisé le contenu de Wikipédia en lui-même ».
• Le fait que Wikipédia soit une source insuffisante, dans la mesure où elle ne contient que des informations basiques qui nécessitent d’être complétées pour élaborer un écrit universitaire. « Wikipédia est un bon point de départ pour une recherche et n’est absolument pas suffisante par la suite », résume un commentaire. On ne peut pas s’y « cantonner », dès lors que l’on a besoin d’informations « spécifiques », il est nécessaire de chercher des sources plus « précises », plus « professionnelles » et plus largement de « prendre l’habitude de varier les sources ». Cette habitude à prendre est mise en relation, dans plusieurs commentaires, avec les attendus du travail académique. « La méfiance est plutôt présente dans le secondaire que dans les études académiques. » ; « Au lycée on m’a demandé de ne pas l’utiliser, mais à la fac on m’a seulement conseillé de faire attention, de vérifier les informations » ; « on m’a souvent dit de ne pas l’utiliser au collège et lycée mais à la fac on me dit que je peux (tout en les recoupant) ». Wikipédia serait ainsi mieux acceptée à l’université qu’au lycée, à condition d’invisibiliser son utilisation et surtout de ne s’en servir que comme un point de départ dans le travail.
• Le lien entre l’utilisation de Wikipédia et la tentation du plagiat, qui est perçu par les étudiants comme un facteur de rejet par les enseignants de l’encyclopédie. Les cas de plagiat repérés par les enseignants et dont ils parlent à leurs étudiants, comme cela apparaît à la lecture des commentaires, sont régulièrement des copiés-collés non sourcés de l’encyclopédie en ligne : « les enseignants ne veulent pas que leur élèves utilisent Wikipédia car ils ne veulent pas que l’on plagie », ils « redoutent le copier-coller d’informations » ; ce sont d’ailleurs les qualités propres à l’encyclopédie qui rendraient cette tentation du plagiat d’autant plus grande : « Étant donné que Wikipédia reste un site avec des articles bien explicites et bien structurés, avec également des précisions utiles sur divers sujets, etc., les enseignants pensent que les élèves seront tentés de reprendre bon nombre d’éléments pour les incorporer aux devoirs qu’ils ont à rendre ». Cette exigence d’invisibilisation de Wikipédia pourrait favoriser les copiés-collés dans les travaux universitaires d’étudiants qui, pour différentes raisons, voudraient utiliser les informations qu’elle contient.

Invisibiliser le recours à Wikipédia

20Utiliser Wikipédia ou ne pas l’utiliser ? Telle est la question pour les étudiants. La perception de l’encyclopédie en ligne apparaît comme globalement positive. L’examen des représentations étudiantes de Wikipédia révèle cependant un hiatus entre leur perception personnelle et leurs représentations des perceptions enseignantes. Les chiffres font apparaître une nette différence entre les deux mais cette représentation des perceptions enseignantes, peut-être schématique, est plus nuancée dans les commentaires apportés par les étudiants qui suggèrent que l’utilisation de Wikipédia est moins interdite que restreinte à certaines modalités. La possibilité de consulter l’encyclopédie est ainsi moins problématique que la référence citationnelle à cette dernière. L’interdit citationnel est explicite dans les discours étudiants qui font apparaître les prescriptions enseignantes. Mais comment faire alors pour justifier dans un travail universitaire la présence de certaines informations trouvées sur Wikipédia ? Car réutiliser ses contenus sans les citer est assimilable à du plagiat, écueil dont les étudiants de début de cycle universitaire se disent largement avertis quand les enseignants leur donnent les consignes de réalisation des travaux à rendre. La charte sur le plagiat figure d’autre part en bonne place dans la brochure distribuée aux étudiants en début d’année et un logiciel de détection du plagiat est mis en place par l’université. Face à ce risque que les étudiants décrivent parfois comme angoissant, certains semblent voir dans les encyclopédies en ligne sur abonnement comme l’Encyclopédia Universalis une planche de salut, une doublure légitime de Wikipédia, une solution, finalement au dilemme bibliographique qu’une étudiante, lors de l’un des focus groups, décrit de la manière suivante : est-il préférable, si l’on a recours à Wikipédia, de ne pas la citer au risque de plagier ou bien de citer « moche » ?

21L’interdit citationnel qui porte sur Wikipédia n’est pas à relier uniquement au critère de fiabilité, même si ce dernier occupe encore une place importante. Wikipédia est surtout décrite comme une source insuffisante pour élaborer un écrit universitaire. En tant que source encyclopédique, elle permet d’accéder à des informations de base, mais pas davantage. Il n’est donc pas étonnant que les étudiants déclarent y rechercher des informations générales et utiliser cette source très majoritairement en début de tâche, ce qui a une influence sur le fait de ne pas la citer en bibliographie. Les contenus utilisés sont des éléments de savoir objectivés, sans spécificité particulière, qui auraient pu être trouvés ailleurs et à ce titre, le référencement en bibliographie semble non nécessaire, la source de ce type d’information pouvant même être oubliée en cours de travail. Cet état de fait conduit en tout cas à des pratiques d’invisibilisation du recours, pourtant fréquent, à Wikipédia.

22Surtout, cette situation révèle les difficultés de compréhension et d’appropriation inhérentes à cet apprentissage fondamental du premier cycle universitaire, qui est celui consistant à identifier, trouver et réutiliser des sources documentaires. Cet apprentissage, complètement intégré par les enseignants-chercheurs qui le mettent en pratique au quotidien dans leurs travaux de recherche, peut s’avérer difficile pour les étudiants. Ce sont peut-être aussi ces difficultés qui se manifestent à travers le problème du plagiat. Parfois tout à fait conscient et volontaire bien sûr, le plagiat traduit sans doute aussi une réalité plus complexe : celle d’une incompréhension par les étudiants de ce qui est attendu exactement, celle d’une peur de mal faire, de ne pas savoir dire, bref d’un sentiment d’incapacité par rapport aux attendus qui sont ceux d’une tâche intellectuelle complexe. Le travail sur et avec les sources représente un réel obstacle épistémologique auquel sont confrontés les étudiants, obstacle qui est mis en lumière de façon renouvelée par la manière dont Wikipédia est perçue et utilisée à l’université. Utiliser Wikipédia comme point de départ pour entrer dans un sujet est une idée largement admise chez les étudiants. Il s’agit d’un « outil extrêmement intéressant lorsqu’on s’en sert de la bonne manière : il permet de gagner un temps fou : après s’être servi de Wikipédia, on sait ce que l’on cherche… », précise ainsi un commentaire étudiant. Cette idée, qui résulte manifestement de l’expérience, pourrait aussi correspondre à une intériorisation des discours enseignants positifs sur l’encyclopédie qui permettent aux étudiants une utilisation apaisée de cette dernière. Si les étudiants estiment que Wikipédia est mieux acceptée à l’université qu’au lycée, c’est parce qu’elle est considérée comme un tremplin, un outil et non une source en elle-même. Devenir étudiant consiste alors à s’initier à la confrontation avec un savoir qui n’est plus seulement un objet constitué en tant que tel mais un objet en perpétuelle construction. Le passage de la restitution organisée d’un savoir essentiellement encyclopédique et objectivé à la réalisation d’un travail académique appuyé sur une revue critique des sources et le développement d’une réflexion et d’un discours personnels apparaît ainsi comme un enjeu déterminant dans le processus d’acculturation aux attendus du travail universitaire.

Conclusion

23Wikipédia a-t-elle droit de cité à l’université, jouit-elle des mêmes droits que d’autres sources documentaires, en particulier peut-elle prétendre à une place dans la bibliographie ? Il semble bien que non et nous avons tenté d’en examiner les causes. La question que Wikipédia met en lumière est aussi et surtout la suivante : le genre encyclopédique a-t-il sa place dans une bibliographie universitaire ? Quelles sont les sources sur lesquelles s’appuyer pour développer ensuite une réflexion personnelle ? Dans la mesure où l’on observe que, sur la période 2004-2009, la référence à Wikipédia est 26 fois supérieure à celle de l’Encyclopedia Universalis (263 citations contenant le mot Wikipédia toutes langues et disciplines confondues) dans le Web of Science de l’ISI27, force est de constater que dans la littérature scientifique, les textes encyclopédiques, quelle que soit leur légitimité perçue, ne sont que peu cités en bibliographie ; or ces bibliographies sont des références pour les étudiants. L’un des enjeux du travail intellectuel à l’université est d’aller au-delà du savoir encyclopédique, de se confronter à la littérature académique qui expose possiblement des points de vue différents que les étudiants doivent apprendre à comprendre, à confronter, pour ensuite pouvoir construire leur propre réflexion ; apprentissage difficile qui est tout l’enjeu des premières années à l’université. L’observation du rapport entretenu par les étudiants à Wikipédia met en pleine lumière ce processus d’affiliation intellectuelle qui se joue à l’entrée à l’université. La manière dont les étudiants se représentent la nature du travail intellectuel évolue donc avec le passage dans l’enseignement supérieur. Les stratégies qu’ils mettent pour citer les sources attendues dans leur bibliographie, les critères qu’ils appliquent nous semblent révélateurs de la manière dont ils comprennent ce que les enseignants attendent d’eux, c’est-à-dire un travail intellectuel.

24Une étude des perceptions enseignantes de Wikipédia et surtout de leurs perceptions des usages étudiants est à mener. Il s’agirait notamment d’examiner si les enseignants estiment être explicites sur la manière dont ils considèrent l’encyclopédie collaborative et plus largement les différentes sources documentaires. Si Wikipédia, en tant qu’objet de transmission et de médiation des savoirs, se retrouve régulièrement invisibilisée pour des raisons pragmatiques d’affiliation à l’université, des projets pédagogiques intégrant explicitement Wikipédia sont menés dans les enseignements transversaux, en particulier quand ils sont dédiés à la méthodologie ou à la culture numérique²⁸ mais il est plus rare d’en trouver dans les enseignements disciplinaires. Pourtant, les expériences menées, comme celle de Lionel Barbe en sciences de l’information et de la communication29 témoignent du fait que Wikipédia est un espace de savoir mais aussi de travail et d’apprentissage en même temps qu’un objet « sans égal » à étudier en lui-même30. Les sciences humaines et sociales, confrontées à la numérisation de leurs outils, supports et documents d’étude, gagneraient à intégrer davantage cet objet si particulier dans leur réflexion et dans la formation des étudiants, en particulier dans les premiers cycles universitaires.

25Diderot soulignait déjà qu’une encyclopédie « qui ne peut être l’ouvrage d’un seul homme », « doit être commencée, continuée, et finie dans un certain intervalle de temps31 » afin de ne pas devenir obsolète trop vite. Nous n’avons plus cette contrainte. Continuons donc à explorer, à la fois en matière de recherche et d’opportunités pédagogiques, le caractère structurellement incomplet du document encyclopédique et le merveilleux potentiel que le support numérique, et en particulier l’outil qu’est le wiki, apporte comme remède à cette incomplétude permanente, due au progrès constant des connaissances.