1Parricide, matricide, infanticide, uxoricide, génocide, suicide sont des sous-catégories de l’homicide, c’est-à-dire du meurtre, dont elles spécifient l’objet : meurtre du père, de la mère, de l’enfant, de l’épouse, d’un peuple ou de soi-même. Le suicide cependant tient une place particulière dans cette liste puisque, depuis le code Napoléon de 1810, le suicide n’est plus un crime en France. Depuis la nuit des temps, et dans toutes les civilisations, tuer un être humain s’est inscrit dans une logique paradoxale qui fait coexister l’interdiction de tuer et la licence de tuer, en fonction du contexte social ou motivationnel. Une situation de guerre, de légitime défense par exemple mettent l’homme dans l’obligation de tuer. Tout comme le meurtre, l’acte suicidaire n’a jamais été considéré comme condamnable en soi, malgré le 5^e commandement des tables de la Loi (« tu ne tueras pas ») [exemple de Judith qui assassine Holopherne, Jdt 13, 1-10). Le meurtre, de soi ou d’un autre, est toujours à juger dans son contexte et à travers ses motivations.

2Cependant, le suicide prend un caractère très particulier dans ce tableau du meurtre car la possibilité de se donner volontairement la mort est sans conteste le propre de l’homme (le monde animal ne connaît pas le suicide). Cette faculté situe l’homme au cœur de son paradoxe existentiel : le meurtre de soi-même, un acte par excellence anti – humain, inhumain, réalise en même temps la quintessence de l’homme, à savoir sa liberté. En 73 DC, dans sa harangue pour inciter ses 1 000 compatriotes de Massada à se donner collectivement la mort pour échapper à l’envahisseur, Éléazar affirme que « le suicide est la marque suprême de notre liberté » (d’après Flavius Josèphe).

3Le suicide peut à juste titre symboliser l’essence paradoxale de l’homme. Il est présent chez l’homme depuis l’origine, il se retrouve dans toutes les mythologies et toutes les légendes et, depuis l’Antiquité, il a suscité une très abondante littérature : controverses philosophiques et théologiques, poèmes, pièces de théâtre, romans. La question de savoir si le suicide est, ou non, licite, se pose aujourd’hui de manière aiguë via le débat sur le « suicide assisté » qui lui-même renvoie aux questions croisées de l’euthanasie et de l’eugénisme. En effet, le suicide assisté n’est pas véritablement un acte suicidaire puisqu’il nécessite l’action d’un autre qui consent à tuer celui qui le demande.

4Du côté de la science, le suicide est abordé par différentes disciplines telles la sociologie, l’épidémiologie, la psychopathologie. Ces trois sciences fondent leurs études sur ce qui leur apparaît comme une évidence à savoir que le suicide serait un fléau pour l’humanité et doit donc, étant le symptôme d’une société souffrante ou d’une maladie, être éradiqué. De ce point de vue, le suicide serait donc une conduite pathologique. On se heurte là à une conception assimilable à un oxymore : le propre de l’homme, ou l’affirmation de sa liberté, est une pathologie.

5Il n’est qu’une seule façon de sortir de cet oxymore, en prenant conscience que LE suicide n’existe pas en tant qu’une entité unique et qu’il se présente sous différentes formes, qui sont de nature différente et qu’il faut bien classer dans des catégories distinctes.

6La Bible et l’histoire de l’Antiquité nous fournissent des illustrations qui nous permettront d’établir une distinction entre plusieurs formes de suicide et qui nous serviront de paradigmes. En premier, apparaît le modèle « Saül », ou suicide « noble » : un preux se donne la mort plutôt que de tomber aux mains de l’ennemi, ou une femme choisit la mort plutôt que d’être violée. On trouve ensuite le modèle « Samson », ou suicide « altruiste » : un héros se sacrifie pour sauver son peuple. Ces deux types de suicides sont parfois cumulés, comme l’illustre le personnage de Leonora dans Le Trouvère de Verdi qui se donne la mort pour à la fois sauver son mari et échapper au Comte Luna qui la poursuit de ses assiduités. Le troisième modèle biblique de suicide est celui de « Judas », aussi appelé suicide « égoïste », ou suicide par désespoir. À noter que ce type de suicide est aussi décrit dans l’Ancien Testament (celui d’Ahitophel (2 Samuel 17,23)). À ces trois formes-type de suicide il faut ajouter le modèle « Massada » suicide « collectif », généralement perpétré par les membres d’un groupe ou d’une secte, sous influence (Flavius Josèphe).

7Le suicide « noble » est abondamment illustré dans l’histoire et touche toutes les cultures et toutes les époques. Cette catégorie inclut aussi les suicides japonais fortement ritualisés, tels le seppuku (suicide d’honneur) ou le shinj (suicide d’un couple d’amoureux qui ne peuvent se marier pour des raisons sociales).

8Le suicide « altruiste » a été quant à lui chanté dans de multiples œuvres littéraires. Cette catégorie inclut aussi l’acte du kamikaze, y compris dans ses formes les plus actuelles.

9La distinction entre différents types de suicide et la valeur morale qui leur est associée est particulièrement bien argumentée par Sénèque qui traite de cette question dans quantité de ses écrits. On a souvent considéré que Sénèque était le chantre et le défenseur de l’acte suicidaire comme parangon de la liberté de l’homme mais il n’en est rien. En effet, N. Tadic-Gilloteaux (1963) montre, citations à l’appui, que Sénèque ne défendait le recours au suicide que dans un cas bien précis – celui du sage – et condamnait comme immoraux tous les autres types de suicide à savoir ceux qui sont motivés par la passion, le dégoût de la vie, la folie. Conformément à la logique stoïcienne, le sage est fondé à se donner la mort si, par un raisonnement clair et objectif, il estime que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue c’est-à-dire qu’il n’est plus utile aux autres ni à lui-même : Vivit is, qui multi usui est, vivit is, qui se utitur (Sénèque, Epist. 60, 4 : Vivre, c’est être utile aux autres, vivre c’est être utile à soi.)

10À cet égard, il convient de se demander à quel moment dans l’histoire un acte suicidaire a commencé à être considéré comme relevant d’une pathologie mentale et non d’un acte de bravoure ou d’une possession démoniaque. Selon une idée reçue, la pathologie mentale n’aurait été reconnue que très tardivement en Occident, le Moyen Âge assimilant tout trouble psychique a une forme de possession. Une tout autre notion se dégage des études historiques sérieuses comme celle de Georges Minois (1995) qui cite une série de procès intentés du xiii^e au xv^e siècle à la suite de suicides. La justice devait alors déterminer si le suicide avait été accompli sous l’influence du diable ou au contraire sous l’influence… de la folie. Dans le premier cas, le suicidé était considéré comme « sain d’esprit » ; le cadavre était alors condamné au supplice (pendu quoique déjà mort puis traîné derrière un cheval à travers la ville), les biens du suicidé étaient confisqués, et la dépouille ne pouvait pas bénéficier d’une sépulture chrétienne. Dans le deuxième cas, c’est-à-dire quand le tribunal considérait que le suicide avait été motivé par un accès de folie, le corps et les biens était rendus à la famille.

11L’homme se manifeste – et est jugé – par les actes qu’il pose mais les Anciens estimaient que sa responsabilité n’était pas également engagée, malgré la similitude de l’acte, dans le cas du meurtre de soi et dans celui du meutre d’un autre. Cette distinction repose sur la notion que l’homme n’est pas toujours libre de ses décisions et que ses actes peuvent être déterminés par une contrainte qui lui est imposée, sous l’action du démon ou de la folie.

12 Nous l’avons vu, le suicide est un phénomène aux multiples visages et acceptions, le suicidé pouvant être un héros, un fou ou un damné. C’est au modèle « Judas », le suicide « désespéré » que nous nous intéresserons ici, du point de vue de la psychologie. Les autres types en effet relèvent essentiellement de débats philosophique, théologique, juridique, politique et historique.

13Il est classique de considérer que le suicide de type « Judas » est réalisé quand la personne se trouve dans un état paroxystique de désespoir, et par un acte impulsif. Selon la sémiologie psychiatrique, le désespoir extrême aboutissant au meurtre de soi correspond à la crise mélancolique. Quant à l’impulsivité, elle désigne la perte du contrôle de soi et l’absence de réflexion. La psychologie la décrit sur le modèle d’un trop-plein de stress qui déborde les capacités de contrôle et/ ou de régulation des émotions. La psychanalyse décrit l’acte impulsif en termes de décharge motrice qui court-circuite le contrôle moïque, soit par excès d’excitation soit par déficience des capacités de mentalisation ou de secondarisation : les mots, la pensée sont insuffisants à lier les pulsions de vie et de mort.

14Les mêmes mécanismes sont décrits pour les meurtres d’autrui, à l’exception des assassinats c’est-à-dire les meurtres prémédités. Le meurtre de soi et le meurtre d’un autre relèvent-ils d’un même mécanisme, la seule différence étant le choix de l’objet ?

15C’est l’hypothèse qui a été récemment explorée. S’intéressant d’abord aux meurtres accomplis comme dans un acte impulsif, soudain, non raisonné, les chercheurs, à travers de nombreux entretiens réalisés dans le cadre d’une expertise judiciaire avec des meurtriers en détention préventive, ont mis en évidence un schéma d’action très éloigné de l’acte impulsif (Andronikof 2001). Dans la plupart des cas en effet on a retrouvé les caractéristiques suivantes :

1. Il s’agit de personnalités passives, faibles, souvent inhibées, introverties ;
2. Ces personnes éprouvent un sentiment chronique de frustration qui remonte à l’enfance, un sentiment d’échec permanent et ont du ressentiment pour « les autres », qui ne reconnaissent pas leur valeur ;
3. Elles se consolent en quelque sorte en développant des rêveries diurnes de triomphe, des fantaisies compensatoires (un jour je ferai une action d’éclat, un jour je m’affirmerai, un jour on reconnaîtra ma valeur…) ;
4. Enfin elles se préparent par des actions « innocentes », des actes d’apparence anodins mais préparatoires de l’acte final (par exemple s’entraîner à tirer au fusil, ou mimer un geste meurtrier « pour rire », ou se procurer un poignard et apprendre l’anatomie, ou se déguiser en batman ou autre super héros de films fantastiques ou d’épouvante…).

16Tous ces éléments constituent les « ingrédients » du passage à l’acte violent.

17Toutefois, pour pouvoir réellement passer à l’acte – la personnalité étant passive et non encline à la violence – l’aspirant au meurtre doit se mettre en condition, car il ne peut agir de façon consciente (la violence ne fait pas partie de son système moral). Il ne pourrait passer à l’acte que s’il était dans un état second, un état de dissociation. La dissociation est un état de conscience modifiée, où le sujet se détache en quelque sorte de son corps, le sentiment de soi se fragmente, la personne ne se vit plus comme agent de ses actes.

18Pour se mettre en condition de se dissocier, les personnes usent de stratagèmes très variés (prise d’alcool, visionnage de films d’horreur en boucle, longue errance à pied ou en voiture…). Précisons que cette mise en condition n’est pas réalisée délibérément dans le but de se dissocier, elle survient comme naturellement, sans y penser, sans qu’à aucun moment un plan d’action précis ne vienne à la conscience. Une fois dans un état quasi hypnotique, les gestes vont s’enchaîner comme automatiquement.

19Le fait que le passage à l’acte se produise à la faveur d’une dissociation est attesté par les auteurs eux-mêmes. Ils disent en effet qu’ils ne se reconnaissent pas dans cet acte (ça ne me ressemble pas, je ne comprends pas comment ça a pu se passer, c’est pas moi etc.), et ils sont parfaitement incapables de décrire ce qu’ils ont fait exactement et comment la scène s’est déroulée. Le déroulement de l’acte n’est mémorisé par eux que sous forme de traces gestuelles, de fragments d’images, de sons ou d’odeurs. Après l’acte ils se recomposent, se réunifient et prennent conscience du geste qu’ils ont accompli. Ils réagissent alors de façons diverses, selon leur personnalité ou leurs convictions : certains prennent la fuite, d’autres s’effondrent sur place, d’autres vont se dénoncer à la police, d’autres enfin retournent chez eux et reprennent leur vie comme si de rien n’était. Dans ce dernier cas, il semble que la dissociation (un moment d’altération de la conscience toujours réversible) ait entraîné un clivage du moi (le clivage, splitting, est un terme psychanalytique désignant un mécanisme de défense qui consiste à se diviser en deux parties étanches l’une à l’autre). Ce cas, peu fréquent, marque l’une des entrées possibles dans la schizophrénie (par un acte dit immotivé).

20Ce schéma du passage à l’acte violent se démarque du modèle classique de l’acte impulsif, notamment parce qu’il présuppose la présence d’un scénario, en amont de l’acte. Ce scénario de meurtre, axé sur le triomphe de soi, se construit à bas bruit, et parfois sur de longues années, comme une fantaisie personnelle, une douce rêverie. Le scénario donne lieu à des essais, des répétitions larvées, qui ont la triple fonction de familiariser le sujet avec le scénario, de le persuader qu’il est de l’ordre de l’imaginaire (et non du réel), et de lui procurer des jouissances fantasmatiques.

21Le suicide étant, par définition un passage à l’acte violent et réputé « impulsif », des recherches ont ensuite porté sur l’acte suicidaire : celui-ci répondait-il à la même séquence d’action, à savoir fantasme (scénario) de suicide/apprentissage des gestes/mise en condition/dissociation/passage à l’acte ? En 2010, Jérémie Vandevoorde étudie les modalités d’action de trente-trois suicidants (personnes ayant survécu à leur acte suicidaire, parfois très graves) et montre que 82 % avaient eu des comportements préparatoires (apprentissage des gestes, aménagement de l’environnement) et 76 % avaient construit de véritables scénarios suicidaires. En outre, la plupart des personnes rapportent s’être mises en condition de dissociation juste avant le passage à l’acte (prise d’alcool, ingestion de psychotropes ou de drogues), et décrivent des états de conscience modifiée au moment de l’action.

22Ces études montrent que le suicide, et en général le passage à l’acte violent, se situe le plus souvent très loin de l’acte impulsif et imprévisible décrit dans la littérature. Non seulement l’idée de se donner la mort se développe à bas bruit, souvent pendant de longues années, dans l’esprit du candidat au suicide (ce qu’en psychiatrie on nomme « idéation suicidaire »), mais en outre les gestes s’inscrivent progressivement dans le système moteur, à un niveau infra – verbal, par apprentissage. Celui-ci s’effectue aussi bien sur le mode vicariant (Bandura) que par identification à un modèle, par l’observation d’autrui (dans la vraie vie ou au cinéma). Le fait que l’un des facteurs de risque du suicide soit la présence d’un suicidé dans les antécédents tend à être interprété dans une perspective génétique (transmission d’un hypothétique « gène du suicide ») mais pourrait bien entrer dans la logique de l’identification à un modèle.

23L’acte suicidaire est donc un phénomène extrêmement complexe, protéiforme et multifactoriel, qui interroge la définition même de l’homme et de ce qui lui est propre : liberté, volonté, responsabilité, agentivité, religion (dans le sens de sa relation à Dieu, à la vie, aux hommes). Le suicide, acte suprême de liberté du sage par amour de la vie est en même temps acte de folie du déséquilibré par haine de la vie.