1L’économie aujourd’hui se présente comme une réalité à la fois humaine et inhumaine. Réalité humaine car c’est un domaine pratique qui, quelque forme social-historique qu’il prenne, reste encore pour l’heure consubstantiel à la condition humaine ; réalité inhumaine car ce domaine semble désormais fonctionner en échappant totalement aux humains qui le font vivre pour autant qu’ils y sont saisis comme « hommes économiques ». Nous examinons ici comment la pensée économique a tenté de problématiser cet étonnant rapport pour nos sociétés modernes, de quel impensé elle s’est rendue prisonnière à cette occasion, et comment une réappropriation humaine de l’économie comme domaine passe par une critique radicale de l’économie comme discipline.

2Dans l’histoire de la pensée économique, deux approches théoriques de l’économie comme domaine s’opposent : « l’approche réelle », dominante, et « l’approche monétaire », dominée (Schumpeter 1983). L’analyse en termes réels se fonde sur le principe que tous les phénomènes de la vie économique sont susceptibles d’être fondamentalement décrits en termes de biens ou, plus précisément, en termes de décisions les concernant et de relations entre eux. À l’inverse, l’approche monétaire envisage la monnaie en tant que principe fondateur d’une appréhension des relations économiques elles-mêmes considérées comme ensemble d’opérations monétaires qui, quant à leur intelligibilité propre, se passent de la référence aux biens. Dans l’approche réelle, la description des relations économiques s’opère en termes de taux d’échange de telle sorte que les objets proprement économiques, les biens et services, sont finalement réduits à des objets physiques et que, par-là même, les relations « subjectives » entre les agents économiques sont aplaties en relations « objectives » entre ces biens. Or les biens, du point de vue concret de leur valeur d’usage, sont intrinsèquement hétérogènes. Leur commensurabilité ne peut être établie qu’abstraitement, au moyen d’une théorie de la valeur substantielle, qu’il s’agisse de la théorie de la valeur-travail (sous diverses formes dans l’Économie Politique Classique et, d’une certaine façon chez Marx) ou d’une théorie de la valeur-utilité (au cœur du marginalisme et fondamentalement conservée dans ce qui va s’appeler théorie néoclassique). Dans les deux cas, une théorie des prix réels écarte la dimension phénoménale monétaire des relations économiques, cette dimension, seconde si ce n’est inessentielle, devant être dérivée des échanges réels, lesquels sont premiers et essentiels (Orléan 2011). Dans ce qui suit, nous allons nous restreindre à la version dominante de l’« approche réelle en économie », à savoir la théorie néoclassique, et nous allons nous demander quel mode de subjectivation le fonctionnement de l’économie ainsi comprise rend possible, et corrélativement qu’est-ce qui est occulté dans cette construction.

3Si par le truchement de la monnaie, la réalité économique semble prendre une forme immédiatement quantitative, ce n’est pas pour autant qu’elle peut faire ainsi l’objet d’une démarche scientifique pour les tenants de l’approche réelle : pour eux, cette objectivité « monétaire » est fondamentalement fausse, trop liée à l’arbitraire et à la contingence politique (Le Prince ou la Loi). Seul quelque chose comme une « nature » constitue un présupposé scientifiquement acceptable, permettant de hisser la théorie économique au rang de « vraie » science. Pour retrouver cette « nature » – mais peut-être s’agit-il de la construire ? –, il faut élaborer la théorie sur la base d’une table rase sociale et ne considérer que les biens définis par leurs propriétés physico-chimiques (c’est ce que l’on appelle hypothèse de nomenclature dans la théorie de l’équilibre général). Cette affaire n’a bien sûr rien de naturel et demande, pour fonctionner, le secours d’un double artifice : une organisation particulière du domaine économique, le marché, et, corrélativement, un type de comportement individuel, la poursuite de son intérêt. Les individus se présentent sur le marché comme étant capables d’agir librement selon leur intérêt propre et, sous cet angle, ne sont l’objet d’aucune contrainte ou dépendance qui serait extérieure au marché (comme par exemple telle ou telle forme de subordination politique, domestique, familiale, personnelle). C’est dire si les sujets économiques ne sont plus fondamentalement identifiables comme sujets politiques, religieux ou comme membres d’une communauté familiale ; et quand ils le sont, c’est pour ainsi dire par-dessus le marché !

4Partant de cette autonomisation de l’économie comme un domaine d’abord abstrait puis naturalisé, l’économie a pu se développer comme discipline pour autant qu’elle cherchait à développer une réponse systématique à la question de la nature de la société économique en tant que telle. Quels que soient les débats auxquels elle a pu donner lieu (Benetti et Cartelier 1980), cette société se pense fondamentalement à travers le problème de la formation et de la viabilité de l’accord marchand, pour autant que s’y articulent ses deux dimensions intrinsèques : décentralisation et interdépendance. D’une part, les individus y sont représentés comme essentiellement libres d’agir dans l’ignorance de la situation de l’ensemble de l’économie au fonctionnement de laquelle ils participent. D’autre part, le résultat de l’action de n’importe quel agent dépend de celle de tous les autres, de telle sorte que chacun, dans cet espace horizontal d’interactions, peut être reconnu comme l’égal de tous les autres. On comprend au passage la force émancipatrice qu’a pu avoir ce discours marchand dans les sociétés modernes. Quelque critique qu’on puisse porter sur l’homme économique, cette force est indéniable et c’est bien là toute l’ambivalence du paradigme que nous cherchons ici à déconstruire : la liaison spécifique de ces deux exigences forme la structuration fondamentale du lien social dans les sociétés de marché : interdépendance involontaire entre des actions volontaires.

5Nous voilà face à un étonnant rapport de « l’individu » à la « société » : celui-là fait partie de celle-ci alors même que celle-ci paraît extérieure à celui-là ! Cette articulation de l’individuel et du collectif s’opère par le biais d’une notion extrêmement courante chez les économistes, celle de rationalité, elle-même liée – sans que cela soit toujours explicite – à la notion de loi. Le domaine économique est envisagée comme un système de relations soumises à l’existence de lois « naturelles », au sens de régularités qui ne sont ni morales ni politiques, c’est-à-dire de régularités qui ne sont pas des constructions humaines. L’agent économique n’a pas à être rationnel, il est rationnel en soi. La rationalité individuelle est considérée comme la réfraction en chaque agent de la rationalité globale du système économique. Hors de cette intégration, de cette assignation à résidence économique, il ne saurait y avoir que des subjectivités asociales – c’est-à-dire qui ne prennent pas part à la socialisation économique, ou qui ne le font pas correctement –, ou bien encore des pouvoirs arbitraires – c’est-à-dire qui bafouent les lois naturelles qui président depuis toujours au fonctionnement du système. Et l’un et l’autre ont vocation à rentrer tôt ou tard dans le rang.

6Bien sûr, cet aplatissement de l’acteur par un système conçu uniquement sous la perspective de la rationalité instrumentale n’est que l’effet d’une posture normative qui ne s’assume jamais vraiment comme telle. La notion de loi ainsi invoquée ne peut avoir de sens que par rapport à une fin générale à atteindre pour l’organisation de nos économies de marché : rendre harmonieux les rapports interindividuels au cœur de l’activité économique, et, par extension, de rendre harmonieux l’ensemble de la société. On aura reconnu le projet de la philosophie politique sous-jacente à l’approche dominante de l’économie, à savoir le libéralisme. Cette doctrine doit être envisagée pour ce qu’elle est : non point un énoncé positif pour rendre compte de la réalité économique telle qu’elle est, mais un processus de normalisation des pratiques économiques et, partant, d’anthropofacture (Dardot et Laval 2009). Or, une telle normativité n’offre aucune perspective d’autonomie et de créativité. Arraisonné à l’ordre économique, l’individu est interpellé par la rationalité instrumentale pour être constitué en agent économique et être ainsi intégré au système comme partie prenante. Certes, il peut, par défaut ou par excès, s’écarter de la norme. Mais il ne se singularise pas pour autant ; il n’est qu’un mauvais agent économique, voilà tout ! Prisonnier de sa rationalité instrumentale dont il est devenu la « chose » parmi d’autres choses comme lui, et donc ne pouvant plus vraiment « agir » dans un monde commun avec les autres, ne peut-on pas dire de lui qu’il s’est déshumanisé ?

7Que la naturalisation de l’économie nous place sous le joug de la rationalité instrumentale, est-ce vraiment un si grand malheur pour l’humanité de l’homme ? De prime abord, on pourrait en douter. Car après tout, cette normativité économique se présente comme uniquement formelle dans la mesure où elle ne concerne que l’ordre des moyens et l’organisation efficace de cet ordre, ordre précisément distinct de celui, substantiel, des fins, là où se joue l’humanité de l’homme dans le rapport à ses semblables, à la collectivité qu’ils forment et à l’environnement naturel dans lequel la condition humaine se déploie ; là où se joue donc la question de la justice sociale et écologique. En ce sens, cette normativité ne semble pas dangereuse tant que la logique des moyens ne « contamine » pas l’ordre des fins ; c’est-à-dire tant que cette normativité s’exerce suivant une limite. Or, précisément, l’anthropologie économique qui sous-tend le libéralisme ne nous renseigne pas sur cette limite. Pire même, à l’intérieur de son discours, il n’y a rien à ce propos, hormis les pétitions de principe et fort convenues sur « l’innocence et la douceur du commerce et de l’enrichissement ». Pourtant, le risque n’existe-t-il pas que l’ordre des moyens s’autonomise et envahisse progressivement mais sûrement la totalité du monde des hommes ? Que l’homme ne soit plus… qu’économique ? Pleine de bons sentiments, cette critique du « modèle économique » et de son « horreur » reste malgré tout insuffisante, et donc politiquement inefficace, tant que n’est pas radicalement déconstruit l’impensé qui se cache derrière cette notion floue d’intérêt et rend son déploiement souverain fort dangereux.

8C’est à l’époque moderne que la notion d’intérêt apparaît et elle se construit par distinction avec la notion jusque-là générale de « passion » (Hirschman 1987). Radicalement obscure, la passion est inaccessible à la raison. L’homme est le jouet de ses passions comme il peut l’être de toutes les forces de l’univers. Par opposition, l’intérêt, ce « désir sans passion », se définit comme ce qui est immédiatement accessible à la raison. Mais l’économicisation de l’humain par la logique de l’intérêt suppose encore de franchir une étape dans l’abstraction. Pour prendre part au système économique et pour s’y socialiser, un intérêt individuel doit d’une manière ou d’une autre être mesuré. Il doit relever d’une notion déterminable par catégorie mathématique, décomposable en parties, techniquement réalisable par le contrôle de l’entendement calculateur sur chaque moment du processus visant à le satisfaire, et, à chaque étape, susceptible de choix délibéré. La connaissance de son bien-être par un agent économique est forcément une connaissance logico-mathématique déterminée. Dans cette perspective, l’agent économique qui agit par intérêt peut être considéré comme le producteur de son bien-être, selon la mesure unique d’une subjectivité qui est d’abord asociale, c’est-à-dire constituée en dehors de toute condition historique et ne reposant finalement que sur elle-même.

9Selon le discours « officiel » que la pensée économique tient sur ses propres origines (Dumont 1977), elle revendique d’avoir supprimé l’ancienne dichotomie entre, d’une part, la morale (vertu de l’amour des autres, nécessaire à la concorde) et, d’autre part, l’intérêt (la poursuite d’avantages personnels différenciés par chacun, mais générateur de richesses pour tous). Non seulement il s’agit de légitimer la recherche par chacun d’avantages personnels, mais surtout de faire de cette recherche – via la rationalité instrumentale – le moteur d’une mécanique sociale harmonieuse. L’archétype de cette conception, c’est la fameuse fable de Mandeville : La Fable des abeilles, ou Vices privés, bénéfices publics. Or, on a peu insisté sur la confusion centrale propre à ce type d’apologie de l’ordre économique marchand, celle entre richesse concrète et idée générale de richesse. C’est pour nous l’impensé de « l’homme économique » et le cœur de l’« horreur économique ».

10Pour l’individu interpellé en tant qu’agent économique et socialisé dans le système économique marchand, la recherche de l’intérêt inaugure et développe un rapport de soi à soi qui se déploie hors limite de la jouissance circonscrite d’un bien défini. Or, qu’est-ce qui garantit que le désir que manifeste cet intérêt ne finira pas par se détacher de son sol concret d’une façon radicale et irréversible ? Du strict point de vue de la logique de l’intérêt et contre la fable économiciste de Mandeville, il semble bien que l’on ne puisse tenir ensemble ces deux dimensions du processus : d’une part, l’équilibre des actes, leur autolimitation dans la production d’une harmonie de la société économique, et, d’autre part, l’homogénéité des mobiles, leur commensurabilité réciproque comme éléments de la richesse générale. Ou plus exactement, on ne peut le faire qu’à une seule condition : faire communier le tout dans le mouvement sans limitation interne d’une demande de richesse générale.

11Ainsi intégré à l’ordre économique et réduit en intérêt, le bien-être visé et calculé par chacun n’éprouve plus aucune difficulté à se transformer en accumulation infinie de la grandeur qui rend homogène, pour tous, l’espace des transactions économiques et qui constitue pour chacun la représentation générale de la richesse. Dans une terminologie plus courante, cette grandeur est dénommée : argent. Surprise ! Voilà le retour de ce que l’approche réelle avait précisément refoulé pour se constituer comme science. Or, le désir de richesse en général ou, plus précisément, le désir dont l’objet est la généralité de la richesse, signifie que ce qui est désiré dans le désir n’a plus la limite réelle d’une valeur d’usage concrète exprimant tel ou tel bien-être privé déterminé, mais devient véritablement sans limitation concrète : c’est l’idée de richesse qui est comme telle désirée, et non telle ou telle richesse particulière. Tout peut en principe devenir moyen de ce désir de richesse. En lui, se recueille le fantasme humain d’un pouvoir indéfini d’appropriation, et partant de domination. Or, jamais une quantité définie de richesse ne peut satisfaire l’objectif d’une réalisation de l’idée de richesse. Peut-être l’approche réelle a-t-elle ressenti le danger qu’il y avait à « partir » de la monnaie et a-t-elle cru, par l’inessentialisation de celle-ci, pouvoir conjurer le danger du désir d’argent ? Car le désir d’argent place toute l’économie sous le joug d’une accumulation, sans limite, de richesses abstraites et, en ce sens, menace de récupération et de dissolution l’ensemble des activités sociales. Il y a là quelque chose comme une impossibilité ontologique que l’« homme économique », ce Prométhée des Temps modernes, croit sans cesse pouvoir bafouer. Aristote, dans La Politique, avait parfaitement décrit toute cette affaire et l’on comprend qu’il ait fallu écarter son éthique économique de la « prudence » pour constituer une science économique de la démesure.

12Alors, pour se réapproprier le domaine économique maintenant que la démesure menace la pérennité écosystémique de l’espèce humaine, pour le ré-encastrer socialement et le contrôler politiquement – bref, pour nous désintoxiquer de l’homme économique –, suffit-il d’une bonne cure intellectuelle d’Éthique pour se déprendre des mirages de la fausse Science ? Suffit-il d’un simple retour à Aristote et à sa sage connaissance d’une « bonne économie », comme d’autres proposèrent jadis un retour à Freud ou à Marx ? Sans doute que non, tant il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie. Reste que l’économisme est un discours de l’ordre dont l’émancipation se joue d’abord dans l’ordre du discours ; et pour sortir de l’hégémonie intellectuelle de l’économicisation du monde, ce « titan » d’Aristote, comme l’appelait souvent Cornélius Castoriadis, reste un point d’appui incontournable. Comme en témoignent les stimulants travaux de Massimo Amato (2015) sur la politisation de la monnaie comme institution fondamentale de l’humain.