1La définition de la domestication varie selon les écoles. En anthropologie sociale, le concept regroupe souvent tout ce qui a trait à la relation entre hommes et plantes ou entre hommes et animaux ainsi que les techniques et actions socialisées qui s’y rapportent. On parle de système domesticatoire (Digard 2009). En archéologie, on restreint en général la signification du mot au processus qui amène des plantes ou des animaux d’un statut sauvage au statut domestique, très souvent en liaison avec un profond changement socio-économique tel que la transition néolithique ; on distingue alors la domestication de l’agriculture ou de l’élevage. En biologie, on parle, à tort, de « domestication » à propos des fourmis ou des termites qui élèvent des pucerons ou cultivent des champignons ; contrairement à ce qu’on observe chez l’homme, cette forte interaction écologique entre deux espèces, ne s’accompagne pas, dans les sociétés d’insectes, de l’invention et du perfectionnement d’outils ou de techniques ni de modifications culturelles profondes, comparables à celles de la « révolution » néolithique (Vigne 2015).

2C’est pourquoi on peut considérer que la domestication est le propre de l’homme. La domestication du loup, intervenue il y a au moins 15 000 ans en différentes régions de l’Eurasie, 50 à 100 siècles avant le début du Néolithique, montre qu’il ne s’agit pas d’un fait apparu au moment de cette « révolution » néolithique, en réponse à un stress alimentaire, comme on l’a longtemps pensé, mais plutôt un comportement propre à notre espèce, Homo sapiens, et – qui sait ? – à d’autres formes d’humanité aujourd’hui éteintes, telles que l’homme de Néandertal. La pratique fréquente du pet keeping chez certains groupes modernes de chasseurs-cueilleurs (notamment, en Amazonie), pourrait aussi en offrir une illustration : elle consiste à élever un jeune animal en même temps que les enfants, à le nourrir au sein et à lui attribuer une valeur de mascotte ou de rétribution symbolique à la nature nourricière, sans que l’animal donne naissance à une descendance domestique.

3Le chien, en Europe et en Asie, et le chat, au Proche-Orient, sont les deux plus anciennes espèces domestiquées, la première par et pour des chasseurs, la seconde, comme nous le détaillerons plus loin, par et pour des agriculteurs. Des céréales, des légumineuses, des ongulés et bien d’autres espèces ont ensuite été domestiquées, dans le cadre de la transition néolithique (Demoule 2009), mais aussi tout au long de la Protohistoire et des temps historiques, jusqu’à nos jours.

4Le Proche-Orient, est le plus ancien foyer de domestication connu à ce jour. Les nombreuses avancées de l’archéologie durant ces vingt dernières années le confirment. Blés amidonnier, engrain (appelé aussi « petit épeautre »), orge, seigle, lentille, fève, pois, lin, poischiche, figuier y sont domestiquées entre la fin du x^e et le courant du ix^e millénaire avant notre ère (av. n.-è.). Ils sont suivis de peu par le porc, le mouton, la chèvre et le bœuf, entre 8500 et 8000 av. n.-è. Les sociétés responsables de ces domestications étaient très structurées socialement, sédentarisées depuis plusieurs millénaires, regroupées dans des villages caractérisés par l’existence de bâtiments communautaires destinés au traitement ou au stockage collectif des denrées, ou bien à la réunion de certaines catégories d’habitants.

5Les domestications en Extrême-Orient sont légèrement plus tardives. Le millet, le long du Fleuve Jaune, et le riz, dans le bassin du Yang Tsé, sont domestiqués au cours du viii^e millénaire av. n.-è., suivis de peu par le porc chinois, et, plus tard, le chou et le pêcher. Ici encore, les sociétés responsables de ces domestications sont villageoises, sédentarisées de longue date et bénéficient d’une structuration complexe. Durant le vii^e et le vi^e millénaire, piments, poivrons, haricots, maïs, lamas et alpaca sont domestiqués dans les régions andines de l’Amérique du sud, alors que dans le sud de l’Amérique du nord, on commence à cultiver la citrouille. Ces deux régions d’Amérique resteront de très actifs foyers de domestication antérieurement à la Conquête, produisant respectivement courges, citrouille (-4000), pomme de terre, tomates, cacao, tabac, cobaye et canard de Barbarie (-2000) au sud, maïs (-3600), haricots, courges musquées (-800), amarantes, tournesol, tabacs et dindons au nord. D’autres régions d’Amérique génèreront des lignées d’arachide, de coton, d’avocat, de topinambour ou de gourdes. L’Asie du Sud-est (banane, igname, taro, canarium, girofle…) et l’Afrique intertropicale (millet, mils, sorgho, café, riz africain, gourde) ont aussi produit de nombreuses plantes domestiques. L’aubergine est originaire d’Inde, le melon et le concombre du Moyen-Orient, tout comme la vigne et l’olivier, ce dernier également domestiqué en Méditerranée occidentale. Le chameau et le cheval sont originaires d’Asie centrale, où ils apparaissent entre 4500 et 3000 av. n.-è., peu avant l’âne et le dromadaire, issus de la Péninsule arabique. L’Europe n’a guère produit que le pavot et l’avoine, au Néolithique, puis le lapin, au Moyen Âge, mais elle a été, avec l’Extrême-Orient, le moteur de la domestication des poissons et des coquillages, phénomène qui a pris sa pleine ampleur à la fin du xx^e siècle, et se développe très activement aujourd’hui encore.

6Les descendants des espèces de plantes ou d’animaux domestiqués dans les grands foyers de néolithisation ont été, tôt ou tard, transportés hors de ces régions et, lorsque c’était possible, acclimatés dans les régions du monde dont la néolithisation résulte d’une diffusion plus que d’une évolution spontanée. Il en va ainsi, en Europe, des céréales, des légumineuses, du mouton, de la chèvre et du bœuf, introduits à partir du vi^e millénaire av. n. è., puis, beaucoup plus tard, des tomates, maïs, haricots, pommes de terre, et autres courges venues d’Amériques, du riz venu d’Asie, du millet venu d’Afrique, etc. Pratiquement toutes les régions du monde ont bénéficié de l’introduction de lignées domestiques venues d’ailleurs. Ces dernières ont parfois joué des rôles très importants dans l’histoire. Ce fut notamment le cas en Amérique où l’introduction de chevaux, bovins, ovi-caprins et porcs ont facilité la colonisation du continent par les européens, et ont largement contribué à la transmission aux Amérindiens de pathologies particulièrement meurtrières. Le bouleversement fut d’autant plus important que les grandes civilisations amérindiennes ne disposaient pas d’animaux de traction et de monte comparables au cheval, et qu’une grande partie des Amériques étaient encore peuplées de chasseurs-cueilleurs ou d’horticulteurs.

7Il apparaît que, si la domestication des plantes et des animaux s’est produite dans un temps finalement très court à l’échelle de l’histoire de l’humanité, elle s’est étendue sur plusieurs millénaires, et continue de se développer. Beaucoup de ces événements de domestication sont intervenus indépendamment les uns des autres, les foyers chinois, proche-oriental et américains se développant en parallèle, sans échanges entre eux, avec toutefois des décalages chronologiques.

8On a longtemps considéré que les changements climatiques de la fin des temps glaciaires (refroidissement du Dryas récent, entre 10 800 et 9500 av. n.-è., ou réchauffement holocène, après 9500 av. n.-è.) étaient à l’origine de la naissance de l’agriculture et de l’élevage. Depuis une quinzaine d’année, les progrès considérables des méthodes de datations radiométriques et la multiplication des données archéologiques ont démontré que, selon les régions du monde, ces grands basculements socio-économiques ont débuté soit avant la fin des temps glaciaires, soit longtemps après le réchauffement holocène. Il est impossible, à l’échelle locale comme à celle de la planète, de mettre en relation chronologique stricte une avancée majeure de la domestication ou de la transition néolithique et l’un quelconque des multiples événements climatiques qui se sont succédé durant les 12 000 dernières années. Dès lors, le climat ne peut plus être tenu pour principal responsable. Il est probable que le cadre climatique et ses conséquences environnementales ont influé sur le développement de ces phénomènes, et que le climat saisonnalisé et plus prédictible de l’Holocène leur a offert des conditions plus favorables. Cependant, dans la recherche des causalités, on s’accorde aujourd’hui pour prendre aussi en considération des facteurs tels que la trajectoire démographique de l’humanité sur la longue durée, qui a pu atteindre un seuil majeur il y a 12 000 à 8000 ans, ou la complexification sociale et les progrès techniques. Il ne s’agit plus tant de trouver une ou plusieurs causes, mais de comprendre comment ces différents facteurs causaux ont interagi aux différentes échelles d’espace et de temps, pour amener les socio-écosystèmes à infléchir de façon aussi spectaculaires leurs trajectoires historiques (Vigne 2015).

9Apparue dans des sociétés villageoises sédentaires (Proche-Orient, Chine) comme au sein de groupes humains non sédentarisés (Asie centrale), la domestication n’est pas inféodée à des systèmes culturels particuliers. Partout, elle a joué un rôle majeur dans la lente mais inexorable « révolution » néolithique, qui a vu le basculement de l’économie de la chasse-cueillette à l’agriculture et à l’élevage, mais aussi de profondes modifications sociales et symboliques. Dans ce contexte historique, elle peut aussi être considérée comme une « révolution des symboles », dans la mesure où elle voit pour la première fois l’homme se situer dans une cosmogonie verticale, non plus comme un égal des plantes et des animaux, mais comme leur « supérieur », à mi-chemin entre les divinités et la « nature » nourricière (Cauvin 1994). Mais, comme nous l’avons déjà souligné, la domestication préexiste au phénomène de néolithisation, et accompagne l’histoire de l’humanité bien au-delà de ce changement majeur, pesant sur le développement économique de larges régions (pensons au vers à soie, par exemple), sur l’accumulation de richesse (comme c’est le cas des bovins chez les Peuls ou les Massai), sur les conflits et les guerres (cheval), sur les transports et échanges (chameaux et dromadaires, cheval encore) ou sur les multiples façons d’expression de la domination sociale.

10Le processus de domestication a longtemps été envisagé comme une prise de possession des êtres vivants par l’homme, fruit d’une décision unilatérale de s’approprier une petite population de plantes ou d’animaux et d’en contrôler la reproduction pour en tirer profit. Cette conception élaborée dans le contexte occidental colonial du xix^e et du début du xx^e siècle n’a guère été remise en cause par la communauté scientifique jusqu’à la fin du xx^e siècle. Elle est aujourd’hui battue en brèche : le processus de domestication est plutôt considéré comme l’intensification d’une relation écologique ou culturelle préexistante, renforcée par une intentionnalité humaine. Ce changement de perspective résulte des progrès considérables réalisés par l’éthologie, qui a mis en évidence l’existence de cultures animales. Certains vont même jusqu’à parler d’auto-domestication ou de décision de l’animal d’entrer en familiarité avec l’homme, mais une telle perspective est très contestable, puisqu’on n’est pas en mesure, aujourd’hui, de tester cette hypothèse. L’anthropologie sociale, l’archéologie et même l’histoire, à travers le développement de leurs travaux à la frontière des sciences de l’environnement (ethnobiologie, bioarchéologie, zoohistoire), jouent également un rôle moteur dans cette évolution, en montrant dans de multiples études de cas que la discontinuité, voire l’opposition entre culture et nature n’a de consistance que dans une vision occidentale ethno-centrée (Descola 2005), et doit dorénavant s’effacer derrière une conception plus nuancée, mettant en jeu un ensemble complexe d’interactions bio-culturelles au sein de l’anthroposystème.

11Le scénario de la domestication du chat en offre un bon exemple (Vigne 2015). L’archéologie a récemment révélé qu’il s’était déroulé à des dates différentes dans trois régions du monde, au Levant proche-oriental il y a 11 000 ans, en Chine septentrionale et en Égypte, il y a environ 6000 ans. Au Levant comme en Égypte, c’est le chat ganté, proche cousin du chat forestier européen, qui a été domestiqué. En Chine, c’est le chat du Bengale, petit félidé occupant dans ces régions une niche comparable à celle du précédent et entré en familiarité avec l’homme pour un temps ; avant d’être supplanté par les chats domestiqués en Asie occidentale, au moment des premiers contacts entre Orient et Occident (Empires romain et Han). Dans les trois cas le processus de domestication résulte des premiers stockages de récoltes, immédiatement ciblés par des rongeurs (souris ou rats) venant proliférer dans les villages. Il s’agit là d’une relation écologique bien connue, qualifiée de commensalisme : les rongeurs profitent des activités alimentaires d’une autre espèce, l’homme, sans infliger de dommages physiques directs à cette dernière. La colonisation par les rongeurs de ces nouveaux espaces écologiques que sont les villages entraîne avec elle une partie du cortège de leurs prédateurs habituels : au début de l’agriculture, dans des grands villages comme Jéricho, renards et chats deviennent beaucoup plus fréquents dans le répertoire archéozoologique du Proche-Orient. Eux-aussi inaugurent une relation de commensalisme avec l’homme, où plutôt contribuent à une « communauté hybride » impliquant des interactions systémiques entre les trois partenaires. La présence insolite de chats à Chypre il y a 11 000 ans, en même temps qu’apparaissent sur l’île les premières traces d’agriculture et 500 ans avant les débuts de l’élevage, montre que, très vite, l’homme a tiré profit de cette relation, utilisant le petit félidé comme moyen de lutte contre les rongeurs, et allant jusqu’à l’introduire par bateau dans des régions où les souris abondaient mais où leur prolifération n’était contenue par aucun prédateur terrestre. C’est d’ailleurs à Chypre aussi qu’on trouve, dans des niveaux légèrement plus récents (7500-7000 av. n.-è.) le plus ancien indice d’une familiarité entre homme et chat, sous la forme d’une sépulture dans laquelle les deux êtres, mis en scène en miroir, sont associés dans le rituel funéraire comme dans la vision imaginaire que ces premiers villageois néolithiques se faisaient de l’Au-delà. Il s’agit bien là d’un processus bioculturel, renforcé par l’émergence d’une intentionnalité humaine.

12En dehors de cet exemple, relativement bien documenté, on connaît mal les modalités de domestication des plantes et des animaux. De nombreux scénarios sont invoqués, souvent à la lumière d’observations ethnologiques. Les domestications relèvent parfois de la mise en place de systèmes hybrides complexes, voire de nouveaux écosystèmes générés par la culture d’une plante particulière, comme c’est le cas du palmier dattier et des systèmes oasiens. Elle peut résulter d’une longue période de relatif contrôle de la croissance ou de la démographie de populations sauvages de plantes ou d’animaux. En domaine méditerranéen, c’est le cas de beaucoup d’arbres fruitiers, tels le figuier ou l’olivier, très tôt exploités sans pour autant devenir des arbres domestiques. Au Proche-Orient et en Mer Egée, ce sont des sangliers qui ont été capturés et déplacés sur plusieurs dizaines de kilomètres, par mer, jusque sur les îles, pour les peupler en gibier, plusieurs siècles ou millénaires avant que le porc domestique apparaisse dans la région concernée. La domestication peut aussi avoir été motivée par la recherche d’un certain prestige social ou d’une richesse symbolique, comme on peut le penser à propos des bovins, animaux puissants donc plus difficiles à contrôler, mais aussi animaux pourvoyeurs d’une substance alimentaire hautement symbolique, le lait, qui n’est disponible que lorsqu’on contrôle suffisamment bien les femelles.

13La production laitière, comme celle de déjections susceptibles de servir d’engrais, la force de portage ou de traction, ont d’ailleurs pu contribuer à stimuler les premières domestications. On a longtemps cru que ces utilisations de l’animal pour des productions dites « secondaires » (par opposition à la viande, abusivement considérée comme une production « primaire ») n’avaient fait leur apparition qu’à la fin du Néolithique. Les techniques analytiques dont dispose maintenant l’archéologie (analyse des âges d’abattage, des isotopes, des résidus lipidiques dans les poteries…) démontrent l’existence de telles utilisations de l’animal dès les tout premiers temps de l’élevage, même si, il est vrai, leur plein développement reste le fait de la « seconde révolution néolithique ». Cette dernière se déploie durant les 4^e et 3^e millénaires av. n.-è. en Europe, en Asie occidentale et en Afrique, avec l’invention de la roue et de l’araire et l’apparition du cheval domestique.

14Fait anthropologique majeur, la domestication des plantes ou des animaux présente aussi d’importantes implications biologiques et environnementales. Le passage d’un environnement naturel à un contexte anthropisé modifie les pressions de sélection subies par la population végétale ou animale et infléchit sa trajectoire évolutive. Par exemple, la mise en culture de céréales sauvages, dont les grains tombent naturellement à maturité, amène peu à peu l’émergence d’une fréquence de plus en plus élevée de plants mutants, dont les grains murs restent au contraire adhérents à l’axe de l’épi : ce sont en effet ces mutants qui seront préférentiellement récoltés puis semés par les premiers agriculteurs, puisque les autres auront déjà perdu une partie de leurs grains au moment de la moisson (Tanno et Willcox 2006). De même, la soustraction d’une petite population de mouflon à ses prédateurs naturels et son confinement dans un enclos, génèrent une réduction de la diversité génétique et de la mobilité, une compétition intra-spécifique accrue et des changements de régimes alimentaires à l’origine de modifications hormonales, comportementales et morphologiques. Ainsi, les lignées domestiques divergent par rapport aux lignées sauvages, générant une nouvelle diversité biologique, nommée agro-biodiversité. Il ne s’agit cependant pas de nouvelles espèces, comparables à celles que produit l’évolution biologique à l’échelle des temps géologiques, puisque les lignées domestiques sont infiniment moins nombreuses que les lignées d’organismes sauvages (quelques centaines contre 5 à 10 millions de taxons sauvages) et ne détiennent qu’un sous-échantillon de la diversité génétique de leur ancêtre. Tout au plus peut-on constater que la domestication a sauvé certains taxons de l’extinction, les vaches ou les chevaux prolongeant la présence sur terre de leurs ancêtres aujourd’hui éteints, aurochs et chevaux sauvages, respectivement.

15La domestication, l’agriculture et l’élevage impactent de nombreux autres composants de la biosphère, tels que les prédateurs et les compétiteurs des espèces domestiques, les « mauvaises » herbes des champs, les parasites dont les cycles sont modifiés, y compris les très nombreux pathogènes transmissibles à l’homme. La multiplication des domestications de plantes et d’animaux, incessante depuis le début du Néolithique et relancée au xx^e siècle avec les « nouveaux animaux de compagnie » (NACS), contribue directement et indirectement au changement global de la biosphère et à ses implications en termes d’alimentation, de santé et de survie de l’humanité.