1Si jamais un jour il vous arrive d’emprunter le périphérique pour sortir de la ville, jetez un œil sur l’immeuble qui se profile sur votre droite juste après le magasin discount. Je veux parler de cette chose horrible et énorme qui ressemble à une prison de haute sécurité. Jetez-y un œil, s’il vous plaît, et essayez de repérer la septième fenêtre de l’avant-dernier étage en partant de la gauche. Ça ne vous intéresse sûrement pas, mais sachez que c’est moi qui vis derrière la vitre et les rideaux de cette fenêtre.

2Souvent les gens se demandent qui sont les losers qui peuvent bien avoir envie d’aller vivre dans des barres d’immeubles dont la géométrie va à l’encontre de toute logique habitable. Eh bien, Mesdames, Messieurs, maintenant vous le savez. Vous n’avez plus besoin de vous poser la question. Je suis l’incarnation d’un de ces losers. Je dis « je » au sens métaphorique, évidemment. C’est-à-dire au sens où les nombreux losers qui habitent dans ces édifices immondes peuvent être considérés comme mes semblables. Une multitude de petits moi.

3Soyons bien d’accord, vu de l’extérieur, personne dans cette multitude de petits moi ne brille sur le plan de la personnalité. Quant au charisme, aucun d’eux ne m’arrive à la cheville. Parce que moi j’ai trouvé un but précis dans la vie. Et cela me place à un autre niveau. À un niveau plus élevé. Mais comme je ne suis pas convaincu que, vu de l’extérieur, une quelconque lumière émane de moi, comme j’ai la sensation de ne pas faire une très forte impression sur les gens, pour simplifier les choses, j’ai renoncé à me distinguer.

4Il faut par ailleurs prendre en considération la question de l’injuste détérioration de notre image. En toute franchise, Mesdames, Messieurs, on a fait trop de publicité négative sur le monde des barres d’immeubles comme celui où je vis. Cela a grandement nui à l’image de la multitude de petits moi. C’est en effet à cause de certains reportages télé sur les conditions de vie dans les banlieues qu’on pense aujourd’hui que, dans les barres d’immeuble, on donne leur bain aux enfants dans des machines à laver, ou bien que les matches de foot retransmis à la télévision appartiennent à un championnat différent du vrai championnat, en l’occurrence un faux championnat où de temps en temps les équipes en queue de classement battent les plus fortes malgré les erreurs d’arbitrage. Ce n’est pas très joli. C’est injuste et raciste.

5Vous devez vous demander par quel miracle je peux encore avoir un but dans la vie. C’est facile à expliquer. Je suis l’exemple de Mohammed Ali. Je cours tous les soirs. Tous les soirs, avant de dîner, je me change pour faire mon jogging, je sors de chez moi et pendant une trentaine de minutes je cours sur le bord du périph. Exactement comme le grand Mohammed Ali en son temps. Il courait à Central Park, au milieu d’une féerie d’arbres et d’écureuils. Mais il faut bien tenir compte des dégradations environnementales, et là où moi j’habite, il n’y a que des barres d’immeubles et le périph.

6Quoi qu’il en soit le fin mot de l’histoire ce n’est évidemment pas les écureuils. Le point essentiel c’est le jogging au crépuscule, parce que c’est précisément alors qu’il courait un soir en plein air que Mohammed Ali eut une sorte d’illumination. Il était là, concentré sur sa course, quand soudain quelque chose le poussa à lever son regard vers le ciel et il vit la lumière. Imaginez un peu : un globe étincelant flottait sur la voûte céleste, positionné à l’exacte verticale de son crâne. Il affirma que cela ressemblait à une gigantesque ampoule et n’en tira pas de conclusions. Il demeura néanmoins très marqué par cet événement.

7Moi je vois les choses différemment, bien sûr. Je préfère dire que c’était tout sauf une simple ampoule, et j’en ai conclu que parmi les nombreuses façons de réussir dans la vie, la plus sûre est de se faire remarquer par ceux qui comptent vraiment dans notre univers. Qu’est-ce que vous croyez ? S’il n’y avait pas eu l’affaire de l’ampoule, Mohammed Ali ne serait jamais arrivé nulle part. C’est pour ça que je cours tous le soirs, parce que je veux qu’une soucoupe volante me remarque, s’arrête au-dessus de mon crâne et projette sur moi un peu de sa lumière prodigieuse, une lumière qui révèle les vertus cachées des gens.

8 Je voudrais tant ne pas avoir besoin de recourir à de telles bassesses, mais au jour d’aujourd’hui, si on veut se réaliser comme êtres humains, la procédure la plus sûre c’est d’entrer dans les grâces de ceux qui comptent vraiment, et les extra-terrestres comptent vachement dans l’univers. Avoir confiance en soi, s’investir sérieusement, travailler dur, se casser le cul, essayer de devenir meilleur ? C’est des conneries. Peut-être que par le passé de telles qualités ont eu leur raison d’être, je ne le nie pas. Mais aujourd’hui l’époque des idéaux chevaleresques est bel et bien révolue.

9Laissez-moi vous la décrire, l’époque dans laquelle nous vivons. Moi, il y a des jours où, pour le travail que je fais, au bout de six heures j’ai gagné en tout et pour tout neuf euros. Il y a des mois où, quand je me mets à faire le total du travail que je fais, des services que je rends et de ma capacité à communiquer avec les clients, je parviens en tout et pour tout à 72 euros par mois. Même en voulant considérer le travail que je fais au-delà de sa contrepartie financière, je fais partie de ceux que le chef d’équipe appellent « mon petit bichon », dans la mesure où l’expression fait pleinement partie d’un discours humoristique sur les dynamiques des rapports de vexation qui existent entre dirigeants et employés. Moi, si on veut se pencher sur la question des « sanctions disciplinaires », je suis un petit bichon avec sept avertissements sur le dos, du fait que depuis quelque temps j’ai du mal à m’endormir le soir et cela a des conséquences désagréables sur le plan physique, comme par exemple le matin les doigts de ma main qui se bloquent, si bien que je ne peux plus travailler sur un clavier, comme l’entreprise attend de moi que je le fasse. En plus, comme si cela ne suffisait pas, mon contrat de travail prend fin le mois prochain. Il se peut donc que l’on désactive mon badge et que je finisse au chômage, et alors là vraiment, c’est la merde. Juste pour vous donner une idée générale de l’époque dans laquelle on vit. Mais de quoi te plains-tu, me direz-vous ? Tu peux t’estimer heureux !

10Eh bien, je m’en suis donné du mal pour essayer de m’estimer heureux, vous pouvez me croire. Je me suis vraiment acharné. Sauf que je ne suis pas du genre à accepter spontanément de subir une situation. M’estimer heureux, c’est pas mon truc. Vraiment pas. Je me sens plus enclin à l’insatisfaction. Ce n’est pas un hasard si je cours tous les soirs.

11Vous êtes peut-être en train de vous dire que je suis quelqu’un de vénal, et qu’au bout du compte, tout ce que j’attends des soucoupes volantes, ce n’est ni plus ni moins que de gagner un peu plus d’argent. Eh bien, Mesdames, Messieurs, ça va peut-être vous surprendre, mais tel n’est pas le cas. Ce n’est pas à l’argent que je pense. Mon but dans la vie se situe à un niveau bien plus romantique et sentimental. Mon but dans la vie, c’est de m’épanouir dans une relation stable et passionnelle avec une personne précise que j’ai déjà repérée et dont, si vous me permettez l’expression, je crois être amoureux. Malheureusement certaines mièvreries sont mal vues dans les grandes entreprises qui opèrent dans le secteur des télécommunications. Mais qu’est-ce que ça peut vous faire, à vous autres ? Vous vivez dans une bulle, à mille lieues du monde réel. Cela se voit à la manière dont vous filez sur le périph, que vous n’êtes jamais confrontés à de réels problèmes. Je vais donc vous exposer un cas, Messieurs qui roulez à toute allure sur le périph, comme ça peut-être que vous apprendrez quelque chose sur le fonctionnement du monde au jour d’aujourd’hui. Quand on travaille comme moi dans le secteur des télécommunications, quand on est un travailleur précaire, payé à la pièce, c’est-à-dire rémunéré non pas pour le travail effectué mais en fonction du nombre de clients qui appellent, quand on travaille sans interruption malgré les doigts qui se bloquent, on finit par penser que ne pas avoir de droits est la chose la plus naturelle au monde.

12Par exemple, si j’avais de l’argent, j’aimerais beaucoup m’acheter un ordinateur. Comme ça le soir je pourrais communiquer avec quelqu’un ou échanger des opinions avec d’autres personnes et même peut-être, qui sait, rencontrer une fille sur un tchat, qui se sentirait aussi seule que moi. Vous me direz, mais pourquoi ne te mets-tu pas en couple avec l’une de tes semblables ? Pourquoi ne te trouves-tu pas une loseuse comme toi ? Il doit bien y en avoir quelques-unes dans ce secteur des télécommunications où tu travailles.

13Il y en avait une, effectivement. Et c’est là que nous arrivons au dénouement tragique de mon histoire. Elle travaillait à un poste assez proche du mien. Elle avait vingt-huit ans et elle était belle comme certaines filles des émissions de téléréalité. Quand elle parlait au micro, elle pressait l’écouteur contre son oreille d’un geste qui diffusait une énergie si positive que parfois les doigts de ma main s’en trouvaient débloqués. Au travail elle était bien plus efficace que moi. Jamais elle ne s’embrouillait, pas même avec les clients les plus hargneux, et elle respectait toujours les temps de conversation requis par l’agence. En fait elle était la seule que notre chef de plateau appelait par son prénom, plutôt que « mon petit bichon » comme tous les autres.

14 Je ne sais pas si cela correspond à la définition de l’amour au sens technique, mais je sentais qu’avec une femme pareille à mes côtés, je pourrais devenir quelqu’un de meilleur. Et je voulais lui transmettre cette sensation. Je voulais lui dire qu’en sa présence j’avais l’impression d’être sous le flux d’une énergie prodigieuse comme celle des soucoupes volantes. Je voulais la remercier parce que sa présence avait pour effet de débloquer mes doigts et d’améliorer ma productivité, ne serait-ce que temporairement. Je voulais aussi l’inviter à partager une pause café aux distributeurs automatiques dans le couloir.

15Pour résumer, je m’étais déjà fixé un but et le moyen de l’atteindre. J’avais déjà le sentiment d’être cet homme meilleur que j’étais certain d’être au fond de moi-même, quand j’ai dû faire face à un obstacle insurmontable. Vous savez là où je me suis fait avoir, vous qui filez à toute allure sur le périph sans vous soucier de rien ? Je me suis fait avoir parce que les petits bichons ne sont pas autorisés à se parler sur leur temps de travail.

16Bah, tu pouvais attendre la fin de la journée pour aller lui parler, non ?, me direz-vous. Vous croyez que je n’y ai pas pensé ? J’y ai bien pensé, si. Sauf que si j’avais attendu à la fin de la journée, comment aurais-je fait pour l’inviter à la machine à café ? J’aurais dû l’inviter à l’extérieur à ce moment-là. Et avec quel argent ? Ou alors j’aurais dû l’inviter chez moi, dans la fameuse barre d’immeubles du périph. Ce qui aurait pu la mettre dans de mauvaises dispositions à mon égard, vu que chez moi ce n’est pas très reluisant en ce moment. Par ailleurs elle aurait pu penser que j’avais en tête des projets de type purement sexuels, ce qui aurait pu la mettre dans de plus mauvaises dispositions encore à mon égard. Alors j’ai attendu que les conditions idéales soient réunies. De toute façon, qu’aurais-je pu faire sinon attendre ?

17Parfois je me demande si je n’aurais pas pu faire quelque chose de plus, mis à part attendre. Je me demande s’il existe un moment où il faut cesser d’attendre pour passer à l’action, vaille que vaille. Je me demande quand vient ce moment et comment on fait pour le reconnaître. Je me demande si ce moment est passé devant moi sans que je m’en aperçoive. Je me demande où j’avais la tête quand ce moment est passé, et pendant que je me pose la question, au travail parfois, il m’arrive de rêver. Mon regard se tourne de lui-même vers le paysage que l’on voit à travers la fenêtre à côté de mon poste et il se fige. Alors je me mets à me parler à moi-même par transmission de pensées. Je me dis : « À quoi tu penses, espèce d’idiot ? ». « À quoi ? » Et c’est tout.

18 Elle me pose la même question. « À quoi tu penses ? »

19Je remue la tête à la manière des chiens quand ils sortent de l’eau. Je réponds que je ne sais pas. Et elle, « Eh bien tâche de redescendre sur terre ». Je fais oui de la tête, tout penaud, je remets mon oreillette et je réponds à un client en attente. « Voilà, c’est bien » dit-elle. « Tu te toucheras la nouille chez toi. Ici on travaille, mon petit bichon ». Vous avez bien entendu, elle dit précisément « mon petit bichon ». Un jour, le mois dernier, elle s’est levée de son poste pour aller aux toilettes. Je me suis tout de suite rendu compte que notre chef de plateau était en train de la reluquer avec des intentions purement sexuelles. Et en effet quand elle est sortie il l’a convoquée dans son bureau où ils sont restés le temps d’une longue conversation. Je ne sais pas s’il y a un lien direct, mais un peu plus tard il a disparu dans les hautes sphères de l’entreprise tandis qu’elle est devenue notre chef de plateau.

20Aujourd’hui elle circule d’un poste à l’autre et nous dit de réduire les temps de conversation en nous appelant « mon petit bichon ». Exactement comme le chef de plateau d’avant et celui d’encore avant.

21Elle m’a convoqué hier. J’ai tout naturellement pensé qu’elle aussi était sur le point de disparaître dans les hautes sphères de l’entreprise et qu’elle voulait savoir si par hasard je souhaitais devenir chef de plateau à sa place. Je me trompais. Il s’avère qu’elle est exaspérée par mes bas indices de productivité. Elle dit que si je ne résous pas cette histoire de doigts qui se bloquent, je peux toujours courir pour le renouvellement de mon contrat. Sans parler de tous les autres faits qui ne jouent pas en ma faveur. Je n’ai pas compris par exemple qu’il fallait raccourcir les temps de conversation avec les clients. Je passe mon temps à rêvasser aussi, le regard fixe, à travers la fenêtre.

22Elle dit également qu’elle aimerait savoir ce qui me passe par la tête. Elle parle pour parler. En réalité elle s’en fiche pas mal. Si vraiment ça l’intéressait je le lui dirais, mais je suis sûr que ça ne l’intéresse pas. Pour autant, rien de tout cela n’entache mes sentiments amoureux ni ne préjuge de la possibilité d’une relation stable et passionnelle entre elle et moi. Tel que je vois les choses, son indifférence est une simple forme d’adaptation à l’environnement. J’ai en effet acquis la certitude que dans le monde d’aujourd’hui, qui est celui du travail flexible, moins tu t’intéresses aux autres, mieux ça vaut pour toi et pour la flexibilité.

23Vous devez me trouver présomptueux, mais j’ai quelque raison à cela. Cela vient du fait que les gens qui n’en ont rien à faire des autres tracent leur chemin et atteignent leurs objectifs en devenant meilleurs qu’ils ne le sont en réalité. Au lieu de ça, moi qui suis un type bourré d’empathie, qui se reconnaît beaucoup dans les problèmes des autres, je n’ai encore rien foutu de ma vie et je crois que si je n’avais pas entendu parler de Mohammed Ali et de la façon dont il s’est fait remarquer par les extra-terrestres en faisant son jogging à Central Park, j’aurais aussi bien pu complètement oublier d’accomplir quoi que ce soit. En fin de compte j’ai de la chance.

24Je voudrais juste qu’aucun d’entre vous ne me renverse avec sa voiture pendant que je fais mon jogging. S’il vous plaît, pensez-y quand vous passez sur le périph. Arrêtez de faire comme si vous ne pensiez qu’à vous. Je vous connais. Vous êtes capables de filer à toute allure sur le périph, perdus dans vos pensées, et de m’écraser sur l’asphalte sans même vous en apercevoir. Ayez à l’esprit qu’au milieu de la multitude de petits moi qui habitent dans cette barre d’immeubles à droite tout de suite après le magasin discount, je suis là moi aussi, et que je cours dans un but précis.

25Et puis j’espère aussi que la fameuse lumière prodigieuse que les extra-terrestres projettent depuis leurs soucoupes volantes quand ils remarquent un être humain à l’avenir prometteur n’est pas du genre à refiler des maladies bizarres. Vous y avez pensé ? Quand je vois dans quel état est Mohammed Ali aujourd’hui, je dois dire que je ne suis pas rassuré. Ce serait tout de même plutôt agaçant de parvenir à accomplir quelque chose de bien dans la vie pour au final choper la maladie de Parkinson.