URL originale : https://books.openedition.org/pupo/10905

En tout état de cause
p. 51-57
Texte intégral
1Quand un oiseau meurt, il tombe. D’ordinaire, personne ne s’en aperçoit, sauf le chasseur qui l’a touché bien sûr, ou bien le chien qui va le chercher. Le chasseur suit dans le ciel sa parabole, et le chien part à sa recherche, en se frayant un chemin à travers les ronces. Quand un avion explose en plein vol au-dessus des nuages, il tombe. Au début, personne ne s’en aperçoit, sauf, quelque part, quelqu’un qui depuis une tour de contrôle voit sur son écran radar un petit point lumineux se lancer dans une course folle. Et très vite, on voit l’avion percer les nuages et venir achever sa course sur le sol dans un énorme fracas, et avec tous ses passagers à l’intérieur. Quand une étoile meurt, elle tombe aussi. Quand cela se produit en plein jour, personne ne s’en aperçoit, quand cela se produit la nuit, il y a toujours quelqu’un pour voir cette épingle de lumière s’extraire de l’obscurité et tomber à travers l’espace. Mais toi, tu es mort suspendu à neuf mètres au-dessus du sol, en un endroit qui n’était ni le ciel ni la terre. On t’a trouvé dans cette position, le corps sans vie, recroquevillé à l’intérieur du chariot élévateur, encore accroché aux câbles haute tension, comme un boxeur agrippé aux cordes. Et on a eu besoin des bras des vivants pour te ramener à l’endroit d’où tu étais venu.
2Quinze mille volts, et tu devins, toi aussi, victime d’un accident du travail. On dit victime d’un accident du travail, comme si le travail était une mine et qu’il suffisait d’y poser le pied pour cesser d’exister. À présent tu appartiens toi aussi au nombre des accidentés du travail, morts d’abord, puis jetés dans la fosse commune de ceux qui meurent ainsi, dans l’exercice de leurs fonctions. En Italie, il en meurt quatre par jour : toutes les six heures, un nouveau corps bascule dans la fosse commune, jeté avec toutes les autres victimes du travail mortes par accident. Jeudi 6 juillet 2006, ce fut ton tour, et depuis ce jour, qui sait combien de corps se sont entassés sur le tien, et quelle hauteur atteint ce tas. Toi, tu es là-dessous, avec un prénom et un nom, comme ont un prénom et un nom les milliards d’êtres vivants anonymes, dont tout le monde se moque. Toi, tu es enterré là. Mais le rythme est resté le même, un an après, une journée qui passe et ce sont quatre corps qui tombent au-dessus de toi, tu le sens bien, une autre journée qui passe et ce sont quatre nouvelles mines qui explosent. C’est le métronome du progrès, tu l’entends battre la mesure, marquer chaque temps de sa course rapide vers le futur.
3Je ne sais rien de toi. Je ne connais qu’une photo, quelques coupures de presse de l’année dernière, et un rapport d’expertise qui parle de toi. Ta mort arrive à moi de cette façon, avec la précision médico-légale des dépêches de presse, qui disent de toi que tu es un Ouvrier peintre en bâtiment, que ta mort est un Décès survenu à cause d’une décharge électrique que tu as reçue. Au début, on meurt comme ça, encapsulé dans des rapports médicaux ou dans des dépêches d’agence, empaqueté dans des mots qui disent seulement de quelle façon fonctionne le corps humain et à quel moment il cesse de fonctionner. Je les ai tous sous les yeux ces bouts de phrases, ces mots fabriqués pour écarter toute émotion. C’est avec ces quelques bribes et ces mots que j’écris sur toi. J’essaie de t’imaginer et c’est un peu comme s’il y avait un nouveau locataire de l’autre côté du mur et que, de l’intérieur de mon appartement, j’émettais des hypothèses, j’échafaudais des conjectures à ton sujet, sans jamais t’avoir croisé dans l’escalier, dans l’ascenseur ou dans le hall. Je ne peux le faire qu’en restant de ce côté du mur, en essayant d’interpréter les mouvements que tu fais, les bruits que j’entends dans ton appartement, les volets qui s’ouvrent et qui se ferment, la musique, le nombre de voix dans ta cuisine, le téléphone qui sonne, les disputes qui se déplacent d’un point à un autre de l’appartement. Je le fais avec la certitude de me tromper, et c’est mon seul privilège.
4Tu es mort par erreur, mais mourir, on meurt toujours par erreur, personne n’est jamais mort à juste titre. Quand quelqu’un meurt, il y a ceux qui cherchent les coupables et il y a ceux qui haussent les épaules, il y a ceux qui n’acceptent pas et il y a ceux qui s’en remettent à la volonté du Seigneur. Il y a aussi ceux qui procèdent à une autopsie des fautes et dressent un bilan des responsabilités. Tu es mort par accident, tu coupais les branches d’un arbre, hissé dans un panier à neuf mètres du sol. Tu étais peintre en bâtiment, Ouvrier peintre en bâtiment très exactement, au moment où tu es mort en coupant les branches d’un arbre, je le lis dans l’expertise. Tu étais dans l’exercice de tes fonctions d’Ouvrier peintre en bâtiment, avec un chariot élévateur, une tronçonneuse, un arbre, des câbles électriques qui passaient au-dessus de ta tête. Alors, il s’est produit quelque chose, dans l’exercice de tes fonctions d’Ouvrier peintre en bâtiment qui coupe les branches d’un arbre. Il y a eu un Contact du corps avec la ligne électrique qui passait à cet endroit. Mourir, de toute façon, c’est toujours mourir par accident, et les choses peuvent aussi se produire lorsqu’on est dans l’exercice de ses fonctions. Ainsi, il s’est produit quelque chose, il y a eu un Contact, et toi, dans l’exercice de tes fonctions d’Ouvrier peintre en bâtiment, tu as senti une décharge de quinze mille volts parcourir ton corps. Cela s’est produit de façon soudaine, tandis que tu étais perché là-haut dans ton panier, entre terre et ciel. Heureusement tu es mort sur le coup, comme l’ont écrit les journaux, un coup de quinze mille volts et tu as fini agrippé aux cordes, tel un boxeur frappé par derrière, à la tête.
5Tu lui as vraiment fait très peur à ce garçon qui était avec toi, envoyé là pour t’aider dans ton travail. Parce qu’ils avaient eu peur de t’envoyer seul couper les branches d’un arbre, toi qui étais Ouvrier peintre en bâtiment, il avait mieux valu que quelqu’un te donne un coup de main. Il faut les comprendre, ils n’étaient pas très sûrs d’eux, ils ont cherché à se protéger. Sur le rapport d’expertise, il est écrit que la raison sociale de ton entreprise stipule qu’ils s’occupent de Travaux de rénovation de biens immobiliers, Travaux de bâtiment, Peinture et décoration. Il faut les comprendre : avec les branches des arbres à couper, le bois à jeter dans la cour de l’immeuble, cela leur causait quelque tracas de t’y envoyer seul. Toi, qui étais Ouvrier peintre au niveau II de la classification des ouvriers du bâtiment. Ils ont sûrement relu l’intitulé de leur raison sociale, ils se sont sûrement regardés dans les yeux, ils ont sûrement eu un haussement d’épaules, ils se sont sûrement dit qu’ils ne pouvaient vraiment pas t’envoyer seul exécuter une tâche, qui dans l’intitulé de leur raison sociale, n’était même pas écrite. Ils l’ont sûrement dit comme l’auraient dit un père et une mère qui rouspètent de voir sortir leur fille, mais qui ne la laissent pas rentrer seule et vont la chercher à la sortie de la discothèque. C’est sûrement de cette façon qu’ils ont eu l’idée de t’envoyer de l’aide, pour aller ramasser le bois tombé dans la cour de l’immeuble. Voilà pourquoi il y avait avec toi ce garçon, le jour où s’est produit cet Accident du travail ayant entraîné la mort, comme l’écrit le rapport d’expertise avec une précision médico-légale. C’est pour cette raison qu’il y avait quelqu’un en plus, à tes côtés, ce jour-là. Pour te prêter main-forte, ils ont donc mis avec toi un garçon que le rapport d’expertise décrit comme Stagiaire en formation professionnelle, un de ceux peut-être qui suivent les cours de la Région, qui s’est retrouvé là, le nez en l’air, à te regarder jeter les branches dans la cour de l’immeuble. Un stagiaire est quelqu’un qui n’a rien à voir, au bout du compte. Mais à y bien réfléchir, pour exécuter un travail qui n’avait rien à voir avec la raison sociale de l’entreprise qui t’avait envoyé là-bas, et qui n’avait rien à voir non plus avec ta qualification d’Ouvrier peintre en bâtiment, à y bien réfléchir, quelqu’un qui n’avait rien à voir était exactement la personne qu’il fallait.
6Tu lui as fait très peur à ce stagiaire. Il n’avait rien à voir avec ça, et pourtant il a éprouvé une frayeur qu’il gardera en mémoire pendant des années, s’il parvient même à l’oublier jamais. Dans le rapport d’expertise, la frayeur n’est pas mentionnée, parce que les rapports, les dépêches et les comptes rendus enregistrent seulement les faits qui se sont produits, tout au plus expliquent-ils comment fonctionne le corps humain, et à quel moment il cesse de fonctionner. Mais ces faits sont pour moi comme le bruit que tu fais de l’autre côté du mur, tes éternuements, la musique que tu écoutes, les gens dans ta cuisine, les disputes, et à partir de ces bruits, j’émets sur toi des hypothèses. Je crois donc que tu as causé, à ce jeune stagiaire qui était avec toi, une frayeur qu’il n’oubliera pas. Le rapport d’expertise dit que vous avez Effectué une pause déjeuner, et que le stagiaire Avait fini de ramasser les branchages des arbres tout juste coupés. Le rapport d’expertise, en vérité, ne dit pas exactement cela, il ne dit pas qu’il Avait fini de ramasser les branchages. Le rapport d’expertise dit qu’il Allait finir, parce que le rapport d’expertise aussi, à sa façon, est de l’autre côté du mur, et les bruits que tu fais passent d’abord par là, avant d’arriver jusqu’à moi. Le rapport d’expertise dit qu’ensuite le jeune stagiaire en stage de formation A levé les yeux vers toi, qui étais à neuf mètres au-dessus du sol dans ton panier en train de couper les branches de l’arbre. C’est alors que tu lui as fait peur. Tu étais là-haut, recroquevillé dans ton chariot, et lui a crié plusieurs fois ton nom, par en-dessous, et à chaque appel, chaque fois qu’il criait ton nom, toi, de là-haut, tu n’as pas répondu.
7Le rapport d’expertise détermine la façon dont fonctionne le corps humain, et il détermine le moment où il cesse de fonctionner. Il détermine également l’heure où tout s’enraye. En ce qui te concerne, ton corps s’est enrayé à 13 heures, 36 minutes et 21 secondes. On dirait un temps de compétition, le moment où quelqu’un franchit la ligne d’arrivée et où un autre arrête le chronomètre. Qui sait combien de minutes se sont écoulées, à partir de ce moment-là quand le jeune stagiaire a levé les yeux et t’a vu là-haut, dans ton chariot comme un boxeur dans les cordes. Le rapport d’expertise ne le dit pas, parce que le rapport d’expertise enregistre des faits, non les pensées qu’élabore une personne, des pensées qui prennent le temps dont elles ont besoin pour être pensées. Alors, il t’a vu, et il t’a appelé par ton nom, et tu n’as pas répondu. Tu étais dans le panier, recroquevillé à neuf mètres au-dessus du sol, et au-dessus de toi passaient les câbles haute tension. Le rapport d’expertise raconte les faits et parmi ces faits, il y a le nom de l’Engin mécanique sur lequel il t’avait fait monter. Il est écrit qu’il s’agissait d’un Engin mécanique de type « araignée », le terme est entre guillemets. L’araignée, tu savais la conduire, tu l’utilisais quand tu étais dans l’exercice de tes fonctions d’Ouvrier peintre en bâtiment et que tu peignais les murs des maisons. C’est la raison pour laquelle c’est toi qu’ils avaient choisi d’envoyer là-bas, et avec toi ce jeune stagiaire qui n’avait rien à faire là, et qui était donc exactement celui qu’il fallait pour te prêter main-forte. C’est la raison pour laquelle c’est toi qui es monté dans l’Engin mécanique, toi qui t’es hissé là-haut avec la tronçonneuse, le long du tronc de l’arbre jusqu’à la hauteur voulue, huit ou neuf mètres au-dessus du sol. Et quand tu as touché, peut-être, les câbles haute tension au-dessus de toi, vous êtes restés là-haut toi et l’araignée, immobiles tous les deux, dans une immobilité qui seulement dans ton cas était contre nature. Et à tout bien considérer, ta qualification d’Ouvrier peintre en bâtiment, le jeune stagiaire qui ramassait les branchages quelques mètres plus bas, la raison sociale de l’entreprise qui vous avait envoyés là, à tout bien considérer, l’araignée, en tant qu’araignée, était la seule qui avait quelque chose à voir avec les arbres.
8Tu es mort par erreur, mais au bout du compte, personne n’est jamais mort à juste titre. Si tu retiens les fautes, a sûrement dit le prêtre à ton enterrement, avant de s’interrompre, et de te regarder peut-être. Si tu retiens les fautes, a-t-il sûrement répété, devant ton cercueil échoué au milieu de l’église, qui subsistera ? Mais le prêtre ne s’occupe pas des faits, il faut le dire. Il ne s’occupe ni des faits, ni de la façon dont fonctionne le corps humain, ni du moment où il cesse de fonctionner. Le prêtre s’occupe de la façon dont fonctionne l’âme, et d’après lui, l’âme ne cesse jamais de fonctionner, dans le bien ou dans le mal. Il n’existe pas un moment où celle-ci, au bout d’un certain temps, s’enraye. Pour les choses qui s’enrayent, il y a les rapports, les dépêches, les comptes rendus, et ton rapport dit que ton corps s’est enrayé à 13 heures, 36 minutes et 21 secondes, tandis que ton âme continuait à fonctionner. Et le rapport dit d’autres choses encore. Il dit que ton entreprise avait aussi Produit un Plan opérationnel de sécurité. Mais ton entreprise, qu’avait-elle à voir avec ça, au bout du compte, si l’intitulé de sa raison sociale était Travaux de rénovation de biens immobiliers, Travaux de bâtiment, Peinture et décoration. Ils n’avaient rien à voir avec ça, il faut bien l’admettre. Dans leur Plan opérationnel de sécurité, il était écrit, dit le rapport d’expertise, qu’il était interdit d’utiliser tout équipement ou engin se développant en hauteur, parce qu’à ce niveau passaient les câbles du courant électrique. Et toi malgré tout, tu es monté dans l’araignée, tu t’es hissé là-haut et tu as fini contre ces câbles. Alors, tu es mort par Électrocution, comme l’écrit avec une précision médico-légale le Procès-verbal de reconnaissance, examen externe et description du cadavre, avec des Brûlures de l’épiderme, appelées « marques », dérivant du contact du corps avec la ligne électrique transitant à cet endroit. C’est ce qu’écrit le rapport d’expertise, et les rapports d’expertise s’occupent de la façon dont fonctionne le corps humain. Pour le fonctionnement de l’âme, il y a les prêtres.
9Quand les oiseaux meurent, ils tombent. Mais toi tu es mort suspendu à neuf mètres au-dessus du sol, à un endroit qui n’est ni la terre ni le ciel. On t’a trouvé comme ça, recroquevillé à l’intérieur du chariot élévateur comme un boxeur agrippé aux cordes. Tu coupais les branches d’un arbre dans l’exercice de tes fonctions d’Ouvrier peintre en bâtiment, quelques mètres au-dessous de toi, il y avait un jeune stagiaire qui ramassait les branchages. Et c’est tout ce que je sais de toi, de ce côté du mur, immobile dans mon appartement, à l’écoute du moindre bruit, cherchant à savoir à quoi ressemble celui qui habite de l’autre côté. Le reste, tout le reste, n’est que conjectures, des conjectures que j’échafaude. Le rapport d’expertise enregistre les faits, il les fait se produire de nouveau, les décortique, les empaquette dans des mots sans émotion, avec une précision médico-légale. Il les aligne tous sur la table de la cuisine. Et moi, je vois se produire à nouveau ces faits à l’intérieur de petits sachets aseptisés, alors je les interprète comme si j’étais dans l’appartement d’en face, comme si ces faits étaient des bruits, des sons de voix, des éclats de dispute. J’échafaude des conjectures à ton propos. Une fois que le rapport d’expertise a reproduit les faits, il se retire, parce qu’il n’a plus rien à dire. Il referme sa valise, comme on referme un cercueil, il y remise les faits et les remet à celui qui a demandé de faire en sorte que tout se produise à nouveau, par le biais de mots stérilisés. C’est pourquoi à la fin du rapport d’expertise, en conclusion, on lit cette formule de congé. On lit, à la fin, En tout état de cause. En tout état de cause, et il est si facile de produire des causes. On peut bien, à présent, refermer la valise du prestidigitateur, le matériel des reconstitutions médico-légales. En tout état de cause, et il est si facile de produire des causes. Le reste n’est que conjectures. Et puis qu’y a-t-il à dire sur quelqu’un qui meurt. Mourir, c’est toujours mourir par erreur, on n’a jamais vu quelqu’un mourir à juste titre.
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Italie année zéro
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