1Tout semble déjà avoir été dit et écrit au sujet des rapports entre Pierre Bourdieu et la sociologie de l’éducation. Depuis la publication des Héritiers en 1964, les outils conceptuels, les principes du travail d’enquête et les interprétations forgées par le premier ont indéniablement exercé une influence de tout premier ordre sur la seconde. Après les textes fondateurs d’Émile Durkheim1, les travaux signés par Pierre Bourdieu en son nom propre et ceux de ses collaborateurs qu’il a pu impulser ou diriger ont constitué le véritable acte de (re)naissance de la discipline. Ainsi, Jean-Claude Forquin pouvait-il écrire en 1980 que « si la force d’une pensée, l’importance d’une théorie se mesurent par leur pouvoir d’“imposition de problématique”, il ne semble pas exagéré de dire que les travaux de Bourdieu et de son “école” occupent une position dominante au sein de la sociologie de l’éducation française2 ».

2Compte tenu de leur position centrale dans l’espace des productions scientifiques sur l’école, ces travaux sont devenus un passage obligé des manuels de sociologie dans le second degré comme dans l’enseignement supérieur. Habituellement présentés en opposition au modèle du choix rationnel de l’individualisme méthodologique, ils sont dès lors catalogués comme « sociologie de la reproduction » ou comme « paradigme » de « l’école reproductrice ». Dans les copies comme pour le sens commun, Bourdieu s’oppose alors à Boudon, le capital culturel aux choix individuels, le déterminisme à la liberté, la société à l’individu, le holisme à l’individualisme, la gauche à la droite, etc. Manifestation d’un habitus scolastique qui tend à faire prendre pour la réalité des oppositions qui n’ont guère d’existence en dehors du monde scolaire, cette vision est cependant en passe d’être battue en brèche.

3Depuis une quinzaine d’années maintenant, plusieurs enquêtes et plusieurs relectures ont en effet opportunément permis de remettre dans son contexte historique, scientifique et social la contribution de Bourdieu à la sociologie de l’éducation. Qu’elles prennent pour objet l’histoire de la sociologie dans les années 19603, l’évolution de la sociologie de l’éducation et ses rapports avec l’État4, la fabrication5 et la réception6 des Héritiers ou encore la place de la sociologie de l’éducation dans la construction de l’œuvre de Bourdieu7, ces différentes contributions ont créé les conditions conditions d’un regard neuf sur les rapports entre Bourdieu et la sociologie de l’éducation. En synthétisant leurs principales conclusions à la lumière de la problématique de cet ouvrage et en mobilisant nos propres recherches sur les formes de l’engagement de Bourdieu dans le champ du pouvoir scolaire8, on voudrait défendre une idée qui pourra paraître inutilement iconoclaste à certains et parfaitement banale à d’autres.

4Contre les tendances à la personnalisation de la vie scientifique et à la spécialisation toujours plus poussée de la sociologie autour d’objets et de communautés refermés sur eux-mêmes9, on souhaiterait montrer qu’il est à la fois erroné historiquement et contreproductif scientifiquement de parler du seul « Bourdieu » comme s’il s’agissait d’un individu isolé et de « la sociologie de l’éducation », comme si on avait affaire à une entité dotée d’une existence propre et coupée du reste du monde scientifique. On reviendra tout d’abord sur le caractère résolument collectif des travaux entrepris au sein du Centre de sociologie européenne (CSE) dès le début des années 1960 (1). Vouloir à tout prix isoler la contribution spécifique de Bourdieu constitue dès lors une impasse menant à des difficultés semblables à celles des statisticiens qui cherchent à éliminer l’effet de structure dans le cadre d’un raisonnement toutes choses égales par ailleurs. Cela étant, il reste malgré tout possible d’évoquer dans quelles dispositions Bourdieu s’engage alors dans l’étude du système d’enseignement (2). Contre les lectures partielles et réductrices qui ne voient dans l’entreprise sociologique conduite par le CSE qu’une contribution à la sociologie de l’éducation, on rappellera enfin que toute la spécificité et tout l’intérêt de cette entreprise tiennent précisément dans le refus d’isoler des objets comme « l’éducation » ou « l’école » et dans la définition du rapport pédagogique comme rapport social entre la culture scolaire, la culture légitime et les cultures des différentes classes sociales (3). De ce point de vue, la « sociologie de l’éducation » apparaît dès lors non seulement comme le moyen, et peut-être même comme le moyen privilégié, d’une sociologie générale, mais aussi comme le creuset de l’œuvre ultérieure de Bourdieu.

Bourdieu et al. : une entreprise collective

5Contre l’idée largement répandue que la sociologie « critique » de l’éducation se limite à Bourdieu – auquel on pense parfois à adjoindre Jean-Claude Passeron –, aux Héritiers et à La Reproduction, il faut d’abord rappeler le caractère collectif des travaux menés au sein du CSE, la grande variété de leurs méthodes, de leurs terrains et de leurs objets ainsi que l’étendue et la diversité des publications auxquelles ils ont donné lieu. Réinscrits dans cet ensemble, Les Héritiers, La Reproduction et la référence exclusive à l’auteur Pierre Bourdieu ne représentent alors plus que la partie émergée de l’iceberg.

6S’il fallait trouver un point de départ à cette entreprise collective, on pourrait mentionner la pré-enquête, réalisée par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Marcel Maget au cours de l’année scolaire 1960-1961, sur des étudiants de philosophie et de sociologie des facultés de Paris, Lille et Dijon. Se donnant pour objet le malentendu linguistique dans la communication entre professeurs et étudiants, elle débouche sur un premier texte ronéotypé et ouvre la voie à une première série d’enquêtes. En 1961-1962, une première enquête par questionnaire sur les étudiants des facultés de lettres (n=478) est réalisée grâce au concours de Paul Arbousse-Bastide à Rennes, de François Bourricaud à Bordeaux, de Pierre Bourdieu à Lille, de Paul de Gaudemar à Toulouse, de Jean-Claude Passeron à Paris et de Guy Vincent à Lyon. Couramment désignée comme l’enquête sur « les étudiants et leurs études », elle porte notamment sur les pratiques étudiantes dans le travail universitaire et donnera lieu, avant la publication des Héritiers, au premier numéro des Cahiers du centre de sociologie européenne dirigé par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Michel Éliard10. Lors de l’année scolaire suivante, ce sont deux nouvelles enquêtes par questionnaire qui sont menées à bien. La première porte sur les conditions d’études et les pratiques culturelles des étudiants (n = 637) en propédeutique, sciences humaines et lettres de Chambéry, Clermont Ferrand, Dijon, Lille, Lyon et Paris. Des groupes témoins ont également répondu au questionnaire : 39 étudiants d’une faculté de droit de province, 63 d’une faculté de sciences de Paris, 209 lycéens de province, 239 élèves d’une école de secrétariat parisienne, 70 éducateurs stagiaires parisiens et 48 polytechniciens. Également fondée sur un questionnaire, la seconde enquête porte sur 496 étudiants en sociologie en philosophie des facultés de lettres de Bordeaux, Caen, Clermont, Dijon, Lille, Lyon, Montpellier, Nancy, Paris, Rennes et Toulouse. Prenant comme objet la communication pédagogique, elle se donne pour but « premièrement, d’évaluer la connaissance que les étudiants ont de la langue communément utilisée par les professeurs et, deuxièmement, d’établir les relations entre différents niveaux de compréhension et les caractéristiques sociales des étudiants11 ». De son côté, Christian Baudelot entreprend l’analyse de cent soixante dissertations d’examen, écrites et corrigées à Paris aux sessions d’octobre 1962 et juin 1963, des certificats de morale et sociologie et de sociologie générale. Avec l’enquête par questionnaire de Guy Vincent sur les attitudes face aux enseignants et à l’enseignement des étudiants en philosophie, psychologie et sociologie (n = 406), celle de Marcel Maget sur l’emploi du temps étudiant et celle sur la fréquentation de la bibliothèque universitaire de Lille, toutes réalisées en 1963-1964, ce sont là l’essentiel des matériaux qui serviront de base non seulement aux Héritiers et, plus tard, à La Reproduction, mais aussi, entre autres, au deuxième numéro des Cahiers du CSE, auquel contribuent Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Monique de Saint Martin, Christian Baudelot et Guy Vincent, ainsi qu’à plusieurs articles dans des revues intellectuelles12 et académiques13.

7Par la suite, le champ d’investigation des membres du CSE continue à s’élargir. Entre le milieu des années 1960 et le début des années 1970, Luc Boltanski travaille sur la prime éducation et la morale de classe, Jean-Michel Chapoulie et Dominique Merllié sur les professeurs de l’enseignement secondaire, Yvette Delsaut sur les opinions politiques des étudiants, Philippe Fritsch sur la formation des adultes, Claude Grignon sur l’enseignement technique et, avec Patrick Champagne, sur les élèves du CNAM, Monique de Saint Martin, seule ou en collaboration avec Bourdieu ou Passeron, sur les étudiants en médecine, sur les étudiants en sciences, sur les lauréats du concours général ainsi que sur les rapports de jury des concours de l’ENS et de l’agrégation ; et enfin Jacques Testanière sur la discipline à l’école.

8Enfin, en 1968, le laboratoire entreprend une vaste recherche sur les facteurs de transformation et d’inertie du système d’enseignement. L’objectif est d’« établir la structure particulière des relations (alliances, conflits d’intérêts, concurrence) qui s’instaurent à propos des choix fondamentaux en matière d’éducation et de culture entre les groupes ou les classes qui sont directement ou indirectement concernés par le fonctionnement du système d’enseignement » et de rompre « avec la tradition qui tend à étudier le système d’enseignement comme s’il s’agissait d’un système autonome ou, en quelque sorte, d’un “État dans l’État”14 ». Parfois désignée comme « l’enquête presse », cette recherche passera notamment par la publication d’un questionnaire dans plusieurs quotidiens nationaux qui permettra de recueillir environ 12 000 réponses et donnera lieu à plusieurs publications15. Last but not least, il faut enfin rappeler que c’est à cette même époque que sont réalisées les différentes enquêtes sur les « grandes » et « petites » écoles de l’enseignement supérieur qui, 20 ans plus tard, donneront naissance à La Noblesse d’État16.

9À la lumière de ce panorama, on voit à quelles difficultés se heurterait toute tentative visant à isoler la contribution personnelle de Bourdieu à cet ensemble composite de travaux empiriques et de publications. Si tant est qu’elle ait un sens, une telle entreprise devrait nécessairement passer par une véritable recherche sur la division du travail scientifique au CSE qui se donnerait pour objet non seulement l’espace des positions en son sein et les relations entre chercheurs, mais aussi les pratiques d’enquête, d’écriture et de signature ou encore les modes de financement et d’allocation des fonds. Fondés sur le dépouillement de certaines archives et sur les témoignages d’anciens membres du laboratoire, les travaux cités en introduction apportent d’ores et déjà certains éléments permettant d’éclairer telle ou telle de ces questions. Ainsi, comme le rappelle en une formule Luc Boltanski, s’il y a un rôle que Bourdieu semble bel et bien avoir endossé en tant qu’individu, c’est celui de « patron » de cette entreprise collective17. Or, pour heuristique qu’elle soit, cette métaphore ne dit pas grand-chose de la manière dont il a effectivement tenu ce rôle. Préciser les formes prises par ce patronage intellectuel et scientifique pourrait ainsi constituer le fil directeur d’une enquête qui ne manquerait pas de se heurter à certaines difficultés dont les moindres ne seraient pas le sort incertain des archives du CSE ainsi que les querelles autour de l’appropriation ou de la disqualification de l’héritage scientifique de Bourdieu.

La « science militante » d’un transfuge de classe passé à l’ethnologie

10Si elle n’était pas utilisée pour lancer une attaque ad hominem, on pourrait reprendre la formule de François de Singly pour décrire la contribution de Bourdieu à ce qui allait devenir la « sociologie de l’éducation » : « Bourdieu : nom propre d’une entreprise collective18 ». Est-il cependant possible d’aller au-delà de ce constat et de revenir à l’individu dont ce nom propre « représente la forme socialement instituée19 » ? Sur ce plan, la seule chose à peu près bien connue sont les dispositions, tant sociales que politiques, que Bourdieu a pu engager lorsque, au début des années 1960, il investit la question des étudiants et, plus généralement, celle du système d’enseignement.

11Tout en devant sa carrière à l’école, Bourdieu a pu faire, dans les institutions les plus légitimes de l’enseignement secondaire et supérieur qu’il a fréquentées et par lesquelles il a été reconnu, l’expérience intime et personnelle non seulement des déterminants sociaux des différences de destinée scolaire et de la distance sociale le séparant de ceux pour qui cette condition scolaire allait de soi, mais aussi du caractère arbitraire, et parfois absurde, des normes régissant l’univers scolaire. Comme celle de Jean-Claude Passeron, sa trajectoire est en effet celle d’un transfuge de classe. Son père, métayer devenu facteur puis facteur-receveur, a arrêté l’école dès 14 ans. Sa mère en revanche, issue par sa propre mère d’une branche en déclassement d’une « “grande famille” paysanne20 », dispose d’un petit capital scolaire, non négligeable pour l’époque, puisqu’elle a été élève dans l’enseignement secondaire au collège de Pau jusqu’à l’âge de 16 ans. Poussé par un père adhérant à l’idéal scolaire méritocratique de la 3^e République, Bourdieu intègre ainsi dès la 6^e le lycée de Pau comme interne. Cette expérience décisive de l’internat, c’est-à-dire de la migration tant sociale que spatiale – à laquelle il consacre 10 pages de son auto-analyse, soit 7 % du texte – façonne de manière durable un habitus clivé et, plus précisément, un « rapport ambivalent, contradictoire, à l’institution scolaire, fait de rébellion et de soumission, de rupture et d’attente, qui est peut-être à la racine d’un rapport à soi lui aussi ambivalent et contradictoire : comme si la certitude de soi liée au fait de se sentir consacré était rongée, en son principe même, par l’incertitude la plus radicale à propos de l’instance de consécration, sorte de mauvaise mère, vaine et trompeuse21 ». Le passage par la khâgne et l’internat de Louis-Le-Grand, où Bourdieu retrouve « la même frontière, entre les internes, provinciaux barbus en blouses grises ceinturées par une ficelle, et les externes parisiens22 », ne fait d’ailleurs que renforcer cette relation à l’institution scolaire faite d’un profond attachement et d’une constante révolte. Si cela constitue un élément décisif expliquant le rapport profondément ambivalent que Bourdieu entretient avec la culture scolaire, il faut également souligner ce qu’un tel rapport doit à l’expérience de la guerre d’Algérie. En le mettant aux prises avec des questions de vie ou de mort et en lui permettant de découvrir l’enquête de terrain, celle-ci a en effet marqué une « rupture décisive avec l’expérience scolaire23 » et avec la philosophie, toutes deux caractérisées par un rapport distant aux urgences du monde. C’est donc à la fois toute sa trajectoire personnelle et tout son rapport au monde de ses origines qu’engage Bourdieu lorsqu’il se met à travailler sur le système scolaire. À propos des Héritiers, il écrira ainsi à Raymond Aron :

Il y a peu de choses, dans ce que j’ai écrit jusqu’ici, qui me tienne autant à cœur et où je dise plus mon sentiment réel. J’ai souhaité, c’est vrai, que ce livre ait quelque chose de scandaleux parce que je ressens (sans doute trop naïvement) comme un scandale ce que j’appelle […] le racisme de classe ou mieux le racisme culturel24.

12Cependant, cela ne suffit pas à expliquer pourquoi Bourdieu se montre à ce point disposé à « vendre la mèche » en dévoilant les normes et les fonctions cachées du système d’enseignement. En effet, la série d’enquêtes entreprises au début des années1960 est aussi animée par la volonté de rompre avec un certain sens commun sur les fonctions sociales de l’école ainsi qu’avec la manière dominante de poser la question scolaire. Comme le dira Jean-Claude Passeron, « notre préoccupation première […] était bien de traiter comme un objet sociologique ce qui se présentait dans le débat public comme un nœud inextricable de problèmes de politique pédagogique, questionné depuis longtemps déjà par les responsables politiques, administratifs ou syndicaux, mais aussi par quelques écrivains et essayistes25 ». Contre l’idée, très présente chez les enseignants, que l’école libère les individus en les arrachant à leur condition sociale, ils cherchent à démontrer que son fonctionnement en fait une des institutions de conservation sociale les plus efficaces. Contre certains sociologues qui croient à la démocratisation scolaire et à l’émergence d’une culture de masse, ils se donnent comme objectif de prouver la persistance des inégalités sociales de réussite scolaire et des différences culturelles séparant les classes sociales. Contre l’idée qu’une orientation fondée sur le repérage scientifique des aptitudes rendrait le système d’enseignement plus juste et plus efficace, ils s’appliquent à dévoiler le caractère socialement construit de ces aptitudes. Enfin, contre l’idée, défendue par l’UNEF, que les étudiants constituent un groupe social homogène, ils s’attachent à montrer que les effets des différences d’origine sociale continuent à se faire sentir à l’université et à différencier ceux qui la fréquentent.

13Revendiquée par Jean-Claude Passeron, cette posture consistant à retraduire scientifiquement des problèmes politiques l’est aussi par Bourdieu. Revenant en 1989 sur sa trajectoire intellectuelle, il souligne en effet ce que son investissement dans la sociologie du système d’enseignement doit aux urgences politiques et sociales du temps présent. Il semble ainsi s’y investir, presque malgré lui, comme si son intérêt pour la question était alors vécu sur le mode du provisoire et presque de l’accessoire :

Je me suis avoué que j’étais ethnologue très tard, je pensais que je faisais de l’ethnologie provisoirement et que j’allais revenir à la philosophie. Et je me suis avoué que j’étais sociologue très tard. J’ai continué pendant toute l’époque où j’ai écrit Les Héritiers… je pensais encore ethnologie. Les problèmes qui m’intéressaient, quand je travaillais sérieusement, en quelque sorte pour moi… Les héritiers, c’était un peu comme les travaux que j’ai fait sur l’Algérie, c’étaient des travaux de science militante. C’est-à-dire je disais : il faut que, en tant que chercheur, sur des problèmes très brûlants je donne la vision scientifique. Ces étudiants, je les voyais, mal adaptés, je sentais bien qu’il y avait une nouvelle catégorie d’étudiants qui accédaient au système scolaire, et cætera. Il y avait tout une idéologie étudiante, plus ou moins farfelue, les étudiants comme classe, et cætera, enfin des foutaises scientifiquement qui m’énervaient un peu. Donc je voulais faire ça, mais mes préoccupations réelles étaient… j’étudiais les systèmes de parenté, les systèmes rituels, le crapaud, la grenouille, on fait tourner sept fois, et cætera. Je faisais des choses tout à fait éloignées de ça. Les deux choses se sont baladées parallèlement, pendant très longtemps, et je pense qu’au fond ça a été un peu la chance de ma vie, c’est-à-dire que j’ai fait communiquer des univers théoriques qui ne communiquaient pas du tout. Au temps de Durkheim, la distinction sociologie/ethnologie n’existait pas […]. Alors que pour ma génération, ces deux univers sont complètement séparés. […] Comme j’ai eu cette sorte de double vie pendant très très longtemps, j’ai pu tirer parti au fond des limites des deux problématiques. Et beaucoup d’effets scientifiques, que je crois importants, sur la théorie des classes sociales par exemple, sont venus du fait que je faisais passer dans un univers des problèmes qui étaient très forts dans l’autre26.

14Caractérisé par un rapport profondément ambigu à la culture scolaire, fait d’adhésion et de défiance, par une humeur politique résolument critique et par une conversion aux problèmes théoriques et aux méthodes de l’ethnologie, le point de vue de Bourdieu sur les questions scolaires apparaît donc comme résolument singulier. C’est en ayant cela à l’esprit que l’on peut comprendre en quoi les travaux menés au sein du CSE ont constitué une véritable rupture et ce qui fait leur spécificité.

Une « sociologie de la transmission institutionnalisée de la culture »

15L’oubli dont fait l’objet le sous-titre des Héritiers, à savoir Les étudiants et la culture, est sans doute le symptôme le plus aigu de la lecture trop souvent pressée, partielle et réductrice qui est faite du livre, mais aussi, plus largement, de ce qui en vient à être qualifié de « sociologie de la reproduction ». En effet, comme le note Philippe Masson, le sens commun n’en retient essentiellement que la mise en évidence des inégalités de réussite scolaire, l’analyse des mécanismes d’élimination et de sélection à l’œuvre à tous les niveaux du système d’enseignement et le dévoilement de la fonction de conservation sociale de l’institution scolaire27. Or, une telle lecture revient à occulter le point de départ de cette entreprise sociologique, c’est-à-dire une interrogation sur le rapport différencié des étudiants à la culture légitime et à leur propre condition. Par ailleurs, la tentation téléologique de voir dans l’ensemble des travaux amorcés dès le début des années1960 une préfiguration, voire une application, du modèle théorique présenté dix ans plus tard dans la première partie de La Reproduction, conduit quant à elle à d’autres cécités. Selon une représentation erronée, mais largement répandue de l’histoire de la sociologie de l’éducation, Bourdieu se serait ainsi concentré sur la mécanique implacable de la reproduction objectivée par les statistiques. Cela l’aurait dès lors conduit à délaisser l’examen des pratiques pédagogiques, des interactions en classe ou des savoirs scolaires. Or, il s’agit pourtant bien là d’un aspect essentiel des enquêtes ayant servi de base aux Héritiers et à La Reproduction. Mieux, c’est précisément ce qui en fait l’originalité par rapport à la production sociologique de l’époque, davantage que la découverte des inégalités sociales de réussite scolaire ou du rôle de l’héritage culturel. Après avoir fait l’objet de vifs débats politiques dans l’entre-deux-guerres, les premières se sont en effet déjà imposées comme un axe majeur de la recherche en sociologie dès les années 1950, notamment grâce aux travaux entrepris par l’INED28. Quant au second, un article de Paul Clerc paru juste avant Les Héritiers dans la revue Population suggère déjà le rôle premier du « niveau culturel » des parents dans la réussite scolaire. Sur la base d’un questionnaire interrogeant notamment les modalités du travail à la maison et le niveau de diplôme du père et de la mère, Paul Clerc avance en effet que « l’action du milieu familial sur la réussite scolaire semble donc presque exclusivement culturelle29 ». Mieux, en considérant isolément le diplôme du père et celui de la mère comme indicateur du niveau culturel, il entrevoit que le second a un effet plus important que le premier et précise également que c’est la scolarité accomplie, plus que la possession du titre elle-même, qui est agissante. Contrairement à ce que retient le sens commun, l’essentiel dans les travaux menés au CSE n’est donc pas là, mais dans la manière d’appréhender les relations entre le système d’enseignement, le système des classes sociales et les cultures de classes.

16À l’opposé de la sociologie positiviste et sans véritable assise théorique alors dominante à l’INED, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron relisent Durkheim de manière critique, mobilisent Marx et Weber, mais aussi, quoique de manière plus ponctuelle, Basil Bernstein30 ou Richard Hoggart. Mettant au cœur de leurs analyses les rapports des différentes classes sociales au système d’enseignement et à la culture scolaire, ils en viennent à considérer l’école comme « l’institution chargée de la conservation et de la transmission de la culture légitime qui exerce des fonctions de conservation sociale » ou comme l’institution « détentrice, pour parler comme Max Weber, du monopole de la manipulation des biens de culture et des signes institutionnels du salut culturel31 ». Le renversement décisif par rapport à la sociologie de l’éducation telle qu’elle se pratique à l’INED consiste alors à ne plus chercher à isoler l’effet de tel ou tel facteur pour expliquer les différences de réussite et d’orientation, mais bien à mettre au cœur de l’analyse le rapport pédagogique, saisi comme rapport social entre la culture scolaire et la culture des différentes classes sociales. Cela n’est finalement guère surprenant lorsque l’on se souvient que nombre des membres du CSE sont aussi enseignants et qu’ils sont donc confrontés très pratiquement à la question des formes et des effets pervers du rapport pédagogique traditionnel. Ayant cela à l’esprit, on peut alors comprendre pourquoi ils ont été particulièrement attentifs à ce qui se passe dans ces « boîtes noires » que constituent l’amphithéâtre32, la classe33 ou encore l’atelier34.

17L’innovation théorique se manifeste d’ailleurs méthodologiquement, notamment dans la forme des questionnaires. Par exemple, dans l’enquête de 1962-1963 sur le rapport pédagogique, les étudiants sont invités à décrire ou à dessiner leur salle de classe idéale et sont amenés à répondre à de véritables exercices de maniement de la langue dans lesquels ils doivent repérer les termes volontairement employés de façon incorrecte. Mais, et c’est peut-être en cela que la pratique de la recherche en vigueur au CSE se distingue le plus des pratiques alors dominantes, le travail empirique ne se restreint pas à l’utilisation du questionnaire. Si cet outil occupe bien une place centrale, son usage n’est jamais isolé. Il s’inscrit toujours dans des enquêtes mobilisant également des observations ethnographiques et des entretiens approfondis, que ce soit en amont, pour construire les hypothèses qui seront ensuite testées grâce au questionnaire, ou en aval, pour réaliser des entretiens auprès d’individus sélectionnés en fonction des caractéristiques mises en évidence par l’analyse statistique. Enfin, selon une démarche mise en œuvre au même moment par Viviane Isambert-Jamati, des matériaux comme les rapports de jurys de concours ou des dissertations corrigées sont mobilisés afin de dévoiler les schèmes de classement que les enseignants appliquent aux élèves et les stratégies que ceux-ci mettent en œuvre à l’examen. Les travaux qui se développent au sein du CSE à partir des années 1960 font donc toute leur place à la question des pratiques pédagogiques, à celle des savoirs et à l’observation des différents modes de rapport à la culture scolaire. À ce titre, il n’est pas anodin de rappeler que le laboratoire fondé par Bourdieu en 1968 à la suite de sa rupture avec Raymond Aron prend le nom de Centre de sociologie de l’éducation et de la culture.

18S’il fallait une autre preuve de cette attention constante prêtée aux formes les plus concrètes de la communication pédagogique et à la transmission de la culture scolaire ainsi que de sa fécondité heuristique, on rappellerait que Bourdieu s’en est servi comme d’un tremplin pour prolonger son analyse du système d’enseignement en proposant un véritable programme de recherche en sociologie de la connaissance. En septembre 1966, au 6^e Congrès mondial de sociologie d’Evian, et alors qu’il vient d’assurer la traduction du livre d’Erwin Panofsky sur l’architecture gothique et la pensée scolastique, il livre une communication qui paraît finalement en 1967 dans la Revue internationale des sciences sociales sous le titre « Systèmes d’enseignement et systèmes de pensée ». Faisant mine de se demander si « la sociologie de la transmission institutionnalisée de la culture n’est pas, par un de ses aspects au moins, une voie et non la moindre de la sociologie de la connaissance35 », il entend montrer que le système d’enseignement remplit non seulement, comme l’a abondamment souligné Durkheim, une fonction d’intégration morale, mais aussi une fonction d’intégration logique. En tant qu’elle est le lieu d’une transmission méthodique et systématique de la culture, l’école est ainsi érigée par Bourdieu comme une institution centrale dans la construction de ce qui va devenir un concept central de son œuvre : l’habitus. Il soutient en effet que « chaque sujet doit au type d’apprentissage scolaire qu’il a reçu un ensemble de schèmes fondamentaux, profondément intériorisés, qui servent de principe de sélection aux acquisitions ultérieures » et, plus loin, il ajoute que « ‘force formatrice d’habitudes’, l’école pourvoit ceux qui ont été soumis directement ou indirectement à son influence non pas tant de schémas de pensée particuliers et particularisés, mais de cette disposition générale, génératrice de schémas particuliers susceptibles d’être appliqués en des domaines différents de la pensée et de l’action, que l’on peut nommer habitus cultivé36 ».

19Si l’entreprise collective initiée au début des années 1960 a pu paraître comme le point de départ d’un profond renouvellement de la sociologie de l’éducation, elle a donc aussi été le creuset, avec les travaux portant sur l’Algérie et le Béarn, de la sociologie générale que s’est efforcé de construire de Bourdieu. Comme l’écrit Bertrand Geay, c’est en effet là que « se formalise l’usage de la plupart des concepts qui vont ensuite jouer un rôle central dans les travaux de Bourdieu, en particulier ceux de capital culturel, d’habitus, de violence symbolique et d’idéologie (idéologie charismatique et idéologie du don). Ces concepts ne seront par la suite qu’élargis et affinés, avec la diversification du concept de capital (social, politique, bureaucratique, artistique, symbolique), l’adossement du concept d’habitus à une analyse approfondie du sens pratique et la substitution de la notion de sociodicée à celle d’idéologie. D’une certaine manière, seules la formalisation du concept de champ, au cours des années 1970, et les précisions épistémologiques et anthropologiques des Méditations pascaliennes, à la fin des années 1990, ouvriront de nouveaux axes théoriques, après donc la période des premiers travaux sur l’éducation37 ».

20Parcourir les manuels scolaires et universitaires de sciences sociales donne une idée de la réception de l’entreprise sociologique dirigée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Trois points retiennent généralement l’attention. Le premier et le plus évident reste la mise en évidence statistique de l’ampleur des inégalités sociales devant l’enseignement. Le second réside dans la découverte des mécanismes qui font de l’héritage ou du capital culturel le facteur principal de la genèse de ces inégalités : en mettant à mal l’idéologie du don, cette découverte a produit des effets irréversibles dans la manière d’envisager la réussite ou l’échec scolaire, qu’il est désormais difficile de considérer comme de la seule responsabilité des individus. Enfin, le troisième point tient au renversement radical dans la manière d’appréhender la fonction de l’institution scolaire : largement considérée jusqu’aux années 1960 comme un vecteur d’émancipation ou alors comme un simple moyen de formation de la jeunesse, l’école ne peut plus être envisagée hors de son rôle dans la conservation et la reproduction de l’ordre social. Pour toutes ces raisons, Bourdieu apparaît comme une figure majeure de la sociologie de l’éducation tandis que ses écrits et travaux continuent par ailleurs largement d’attiser le débat politique et intellectuel sur la question scolaire. Que cela soit sur un mode implicite ou explicite, Bourdieu reste ainsi une référence positive ou négative pour nombre de travaux scientifiques ou de prises de position politiques sur le rôle et le fonctionnement de l’école.

21Si cette représentation largement dominante n’est pas dénuée d’une part de vérité, on a cependant voulu montrer ici en quoi elle conduisait à une approche à la fois réductrice et erronée des relations entre Bourdieu et la sociologie de l’éducation. Aveugle au caractère collectif des travaux menés au sein du CSE, à leurs véritables préoccupations théoriques, à la pluralité de leurs soubassements empiriques et à l’étendue des publications auxquelles ils ont donné lieu, ce point de vue conduit encore trop souvent ceux qui travaillent sur le système d’enseignement à devoir se positionner « pour » ou « contre » Bourdieu et à s’enfermer dans des problématiques scolaro-centrées. On espère que ce texte, venant après d’autres, pourra contribuer à contrecarrer ces deux dérives.