1Le présent ouvrage, qui est issu d’un séminaire du Laboratoire Sophiapol de l’université de Nanterre, s’attache aux rapports de Pierre Bourdieu à plusieurs espaces académiques (philosophie, économie, histoire, psychologie, histoire de l’art, sociologie) sans perdre de vue la question complexe de la réception de ses travaux par les chercheurs de ces différentes disciplines. Sans prétention aucune à l’exhaustivité, il tente de rendre compte de la complexité d’une trajectoire académique singulière qui, dès le début des années 1960, a entamé un dialogue souvent conflictuel avec les traditions disciplinaires existantes. Analyser les rapports de Pierre Bourdieu aux disciplines académiques peut être abordé de différentes façons. Il est possible d’y saisir un parcours personnel complexe, celui d’un agrégé de philosophie découvrant l’ethnologie pendant son service militaire en Algérie, inscrit en thèse de philosophie avec Georges Canguilhem, avant de se tourner vers la sociologie à la fin des années 1950 sous la houlette de Raymond Aron. Il est tout aussi possible d’étudier cette question par le prisme de la réception des travaux de Pierre Bourdieu dans différentes disciplines afin de comprendre l’influence qui a pu être la sienne sur certaines fractions spécifiques d’espaces disciplinaires aussi différents que ceux de l’histoire, du droit ou de l’anthropologie. Enfin, et c’est l’option qui a été choisie ici, l’accent peut être mis sur le rapport entretenu par Pierre Bourdieu lui-même, dans ses interventions ou dans ses travaux, avec les disciplines, soit qu’elles touchent de près ou de loin à ses objets d’étude – les études littéraires, le droit, l’économie, pour n’en citer que quelques-unes – soit qu’elles deviennent l’objet même de son étude dans le cadre d’une histoire sociale des sciences sociales qu’il appelait fréquemment de ses vœux. Dans bien des cas, ces deux perspectives étaient intimement mêlées, la critique des logiques disciplinaires en tant qu’elles sont le produit d’une histoire particulière s’articulant à l’espoir de pouvoir envisager la formation d’une science sociale unifiée débarrassée des pesanteurs de la discipline. Il s’agissait très clairement, dès Le Métier de sociologue, de réaffirmer l’ambition d’une science qui devait se mettre à la hauteur des exigences méthodologiques de ses fondateurs mais, surtout, des rigueurs épistémologiques propres au champ scientifique dans son ensemble1. En 1992, Pierre Bourdieu est reçu dans le cadre du cycle de conférences « Aux frontières du savoir » organisé par Michel Juffé, professeur de sociologie à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées2. Répondant à des questions relatives à son choix de devenir sociologue, il présente les choses de la manière suivante : « Passer de la philosophie – le plus haut – à la sociologie – le plus bas – c’était un peu masochiste, cela l’est toujours. On me dit souvent, quand on veut me flatter, que mon œuvre est magnifique, et on me demande pourquoi je n’accepte pas le nom de philosophe. Je dis sociologue, je sais que c’est un coût à payer. Si je disais philosophe, j’aurais d’immenses profits pour un moindre coût. » Il y a là incontestablement un élément biographique qu’il faut prendre en compte et qui tient à la conjoncture historique dans lequel s’inscrit son travail : la phénoménologie d’un côté et le marxisme de l’autre obstruaient les voies de l’innovation théorique que promettaient et la philosophie des sciences depuis Bachelard et les premiers pas du structuralisme.

2Bourdieu tenait, comme Durkheim, à l’autonomie de la sociologie par rapport à la philosophie, non pas simplement parce qu’il fallait qu’elle se libérât d’une tutelle encombrante, mais parce que la sociologie pouvait libérer les philosophes eux-mêmes de leur enfermement scolastique par la conscience des conditions sociales et scolaires de la production philosophique : « la science de l’institution donne toute sa force à la polémique scientifique contre les effets contraires à la science des contraintes de l’institution », expliquait-il3. Et cela n’allait pas d’ailleurs sans une certaine auto-ironie quand il affirmait dans son Esquisse pour une auto-analyse : « Il m’est arrivé souvent de me définir, un peu pour rire, comme leader d’un mouvement de libération des sciences sociales contre l’impérialisme de la philosophie4. »

3De façon plus générale, la sociologie des champs de Bourdieu a l’ambition de remettre en question partout, dans toutes les disciplines, ce qu’il appelait « le point de vue scolastique », soit la tendance qu’a celui qui prétend objectiver de l’extérieur et du haut les pratiques de leur communiquer un sens et une rationalité qui appartiennent en propre au cerveau du seul savant, lequel se substitue à l’agent et parle à sa place. Toutes les disciplines universitaires sont concernées par ce défaut structurel. Et c’est pourquoi la sociologie peut se présenter à certains égards comme une thérapie, aussi efficace que la « thérapie wittgensteinienne », avec laquelle elle entretient d’ailleurs une certaine complicité, pour des disciplines académiques qui sont trop souvent tentées d’oublier leur rapport aux pratiques effectives dont elles prétendent rendre compte. L’enjeu n’est d’ailleurs pas seulement épistémologique, il est aussi politique, pour autant que l’on peut séparer les deux. La science économique devient l’une des principales cibles de la sociologie critique de Bourdieu à partir des années 90 à la fois parce qu’elle constitue le soubassement « scientifique » des politiques néolibérales et parce qu’elle porte le point de vue scolastique à son plus haut degré.

4La sociologie, en ce sens, peut rendre service aux disciplines universitaires moins en leur rappelant qu’elles ont une histoire, ce qu’elles n’ignorent pas, qu’en leur montrant que cette histoire est inséparable de l’émergence des champs, ce qu’elles tendent à oublier. Réinscrire les disciplines dans l’histoire sociale et institutionnelle des champs, et notamment dans l’histoire de l’institution scolaire, c’est aussi souligner qu’elles ont partie liée avec le champ du pouvoir, dont la structure est évidemment variable selon les périodes. Lorsque Bourdieu conteste l’impérialisme de la philosophie, de la psychologie ou de l’économie, ce n’est pas simplement pour défendre ou élargir le territoire du sociologue, c’est aussi pour montrer comment les mécanismes de la domination s’appuient toujours sur des modes particuliers de connaissance. Selon Bourdieu la sociologie doit être pratiquée comme une épistémologie critique, inséparable à ses yeux de la vocation émancipatrice des sciences sociales.

5 La sociologie a un rapport double sinon duplice avec les disciplines instituées. D’un côté, elle les prend pour des objets historiques, en l’occurrence des réalités institutionnelles liées à la constitution historique des champs, et d’un autre comme des réalités épistémiques et politiques avec lesquelles la sociologie doit débattre et qu’elle doit parfois combattre selon les effets politiques qu’elles peuvent produire. Cette sociologie nécessairement générale est à la fois une et plurielle. Une, parce qu’elle pense la réalité sociale comme une unité articulée et hiérarchisée de rapports sociaux et de champs, dont l’intelligibilité suppose un système de concepts cohérent, et plurielle parce qu’elle a affaire à une multiplicité de champs (champ économique, champ politique, champ artistique, champ éducatif, champ scientifique, etc.) qui nécessite une connaissance des spécificités historiques de chacun d’eux.

6L’épistémologie critique de Bourdieu concerne aussi les divisions qui les parcourent et qui lui apparaissent comme un véritable obstacle épistémologique. Cela apparaît de manière très claire dans un article paru en anglais en 1988 dans un numéro spécial de la revue Theory and Society consacré au dépassement des frontières :

Laissez-moi examiner certaines de ces antinomies qui, selon moi, sont profondément nuisibles à la pratique scientifique. D’abord, il y a des oppositions entre les disciplines. Considérez l’opposition entre sociologie et anthropologie : cette division absurde, qui n’a aucun fondement sinon dans l’histoire et qui est un produit prototypique de la « reproduction académique », favorise des emprunts et des généralisations incontrôlés tout en interdisant des fertilisations croisées originales5.

7Cette prise de position prend une dimension particulière quand le caractère construit des frontières disciplinaires touche à la distinction entre l’histoire et la sociologie :

Le même argument pourrait être employé à propos des divisions entre histoire et sociologie, ou bien entre histoire et anthropologie, pour ne pas mentionner l’économie. Je pense que l’inclination à regarder la société de façon anhistorique – qui est la marque de fabrique d’une grande partie de la sociologie américaine – a partie liée avec cette division. De nombreuses erreurs scientifiques seraient évitées si chaque sociologue gardait à l’esprit que les structures sociales qu’il ou elle étudie à chaque période sont les produits du développement historique et des luttes sociales qui doivent être analysées si l’on veut éviter de naturaliser ces structures6.

8Le parallèle est alors très intéressant entre la position de Pierre Bourdieu et celle de Norbert Elias. L’un comme l’autre affirment pratiquer une forme disciplinaire qui n’existe pas : la « psychologie historique » ou la « psychologie sociale historique7 » pour Elias, tandis que Bourdieu affirme pratiquer une sociologie articulée à une histoire qui n’existe pas8. La raison en est finalement assez simple : l’un comme l’autre aspiraient à la constitution d’une science sociale – Bourdieu se prononçant en 1995 pour « l’émergence d’une science sociale unifiée9 » – susceptible de prendre en compte l’appareil psychique et l’historicité, chez Elias par l’intermédiaire des notions de psychogenèse et de sociogenèse ; chez Bourdieu au travers des concepts d’habitus et de champ.

9On le voit la sociologie ne considère pas toutes les disciplines de la même façon. Les sciences sociales, et notamment l’histoire ou l’ethnologie, présentent une unité fondamentale. Bourdieu, comme Comte ou Durkheim avant lui, ne se satisfait pas de ce que Comte appelait la « spécialisation dispersive ». Comment la connaissance des réalités sociales du passé pourrait-elle se passer des outils de la sociologie et comment celle des réalités du présent pourrait-elle éviter de les réinscrire dans l’histoire ? Il y a là une aberration qui ne tient à rien d’autres qu’aux frontières institutionnelles arbitraires qu’il faut savoir transgresser, avec méthode s’entend. Si la sociologie ne peut se poser en science royale, comme a voulu l’être autrefois la philosophie ou comme prétend l’être la science économique aujourd’hui, elle ne peut que se développer en « milieu ouvert ». La sociologie n’a pas besoin de douaniers sourcilleux, elle réclame des sociologues à la culture variée et profonde. Venu de la philosophie, passé par l’ethnologie, soucieux de la rigueur des méthodes d’enquêtes, ouvert à la littérature, curieux des sciences exactes, passionné des ouvrages d’histoire, Bourdieu reste, à cet égard, un modèle de « sociologue complet ». Si comme l’a souligné Jean-Louis Fabiani10, Bourdieu a construit très tôt un système conceptuel très architecturé, il n’a pu le faire qu’en incorporant de façon assez originale des concepts venus d’horizons variés, de l’ethnologie, de la philosophie, de l’économie ou de la psychanalyse.

10S’il n’y a donc pas de frontières disciplinaires absolues, ce n’est pas pour promouvoir une molle pluridisciplinarité sans principe. Bourdieu est très loin d’incarner un éclectisme disciplinaire. Chaque discipline constitue ses objets et crée ses règles, au risque de l’enfermement sur elle-même. La tâche singulière de la science sociale, qui entend rendre compte d’une « économie générale des pratiques », consiste à montrer aux chercheurs et aux savants qu’ils ne peuvent se croire en dehors du monde social, ce qu’ils n’ont parfois que trop tendance à faire. Leur « liberté académique », condition du développement des connaissances, ne peut vivre qu’en connaissance de cause, c’est-à-dire qu’à la condition de connaître leurs conditions réelles d’exercice. Et cela passe par un constant travail de réflexivité sur leur propre discipline auquel peut contribuer la sociologie.