Dans le mouvement des arts
p. 349-352
Texte intégral
[…] historien des Mille et une nuits des possibilités du cinéma1
Sergueï Eisenstein, 25 juin 1947, Carnets
Il faut recommencer à partir d’Eisenstein : non seulement l’Eisenstein cinéaste, mais aussi l’Eisenstein théoricien du cinéma2.
Glauber Rocha
1Projet, « ruines », fragments et promesse d’œuvre, épicentre d’une fracture intime et symptôme d’un décentrement collectif, work in progress fécond, Que viva Mexico ! s’inscrit dans un mouvement créatif et théorique de vaste amplitude qui prolonge ses racines et ses surgeons jusqu’au temps présent, qui les pousse dans un espace en expansion continue, hors cadre, bien au-delà des strictes limites de la cinématographie. Œuvre matricielle et prototype filmique, le non finito mexicain inaugure ce mariage de la fiction et du documentaire où l’on vit, après Godard, une des figures du moderne. Entre fracture dialectique et continuité cyclique d’un « temps sans fin3 », la réflexion autour du film se développe non seulement dans le sillage de la recherche théorique du cinéaste mais se déploie sur le fond dynamique des mondes et des arts contemporains. Tel est le cadre dans lequel pourront se revoir Que viva Mexico !, se lire les deux études d’Evgenia Giannouri et de Giorgio De Vincenti, et s’interrompre notre exploration.
2Le voyage est au cœur de cette dynamique filmique d’ouverture, d’expansion et de rencontre avec l’inépuisable et hétérogène richesse du réel. Voyage au centre du Mexique, d’abord. Evgenia Giannouri restitue la chaîne créative qui relie Que viva Mexico ! d’un côté aux installations mexicaines de Robert Smithson, Yucatan Mirror Deplacements 1-9, cycle ultra-contemporain réalisé en1969 et, d’un autre côté, aux deux récits, Incidents of Travel in Central America and Yucatan de l’explorateur américain John Lloyd Stephens (1841, 1843) illustrés par l’architecte Frédérick Catherwood, chronique du premier voyage dans les zones les moins pénétrables du Yucatan, mais aussi méditation troublante sur le regard, le strabisme, et l’intemporalité. Dans l’évocation de Giorgio De Vincenti, les voyages se font à la recherche de « l’intégralité de l’espace physique et mental », à travers le monde entier, crayon, appareil photo ou caméra vidéo à la main ou à l’épaule, dans une dynamique commune à une famille d’artistes travaillant à même la pluridimensionnalité du réel, pour se relier à la « non indifférente » nature, qu’on l’appelle environnement ou monde. Processus multiforme qui se fait au travers et au-delà du cinéma perçu comme véhicule de connaissance, d’expérimentation, de « progrès ». Accident et désordre premiers, saisi sur le vif et non reconstitué ou remémoré, le réel ici considéré est tout à la fois « événement » (Giorgio De Vincenti) et « incident » (Evgenia Giannouri) fondateurs, intégrés à l’œuvre au terme d’interventions spécifiques4.
3Dans chacun des deux cas, le voyage fragmenté dont Que viva Mexico ! ouvre les potentialités figuratives bien plus qu’il n’en grave la « formule » et le modèle acquiert une fonction, moderne, de laboratoire. Laboratoire du vivant œuvrant à la reconnaissance de l’altérité des rituels archaïques à travers la création de nouveaux instruments et de nouvelles formes de perception. Les recherches sur les formes audiovisuelles et les visées révolutionnaires sont moins porteuses de messages didactiques et rhétoriques5 que d’ouvertures vivantes et utopiques orientées en fonction d’une régénération/intensification du regard humain6. La stratification temporelle qui compose, vues à travers l’objectif 28 mm, les premières images de Chichén Itzá au début de Que viva Mexico ! comme le recours à des formes cycliques analysé par Evgenia Giannouri, la critique par Giorgio De Vincenti des rudimentaires (propagandistes, consuméristes) procédures liées à la représentation dessinent un horizon exploratoire et créatif plus qu’ils n’imposent un type d’émotion et un sens univoques. C’est à cette part d’indétermination entre potentialités « montagistiques » (Evgenia Giannouri) ou expérimentales et existentielles (Giorgio De Vincenti), que le film mexicain doit être ici associé à la modernité des miroirs aléatoires de Smithson comme aux propositions architecturales et urbanistiques les plus contemporaines. C’est par là qu’il se place sous le signe éthique de l’action et de ce devenir qui « constitue le noyau profond de la théorisation d’Eisenstein » (Giorgio De Vincenti) et dont il a la pleine révélation au Mexique :
Le Mexique – pas encore réveillé, sommeillant dans le rêve enfantin de ses magueys et de ses palmiers, des sables et des plaines, des réserves d’oiseaux, des taillis, des golfes, et des sommets, du matriarcat des tropiques et de la farouche virilité du plateau central.
Mexique, où le mot favori est le nonchalant manana – « demain » –, tandis que sa grandeur se remémore en millénaires passés ou se dessine en contours indistincts pour les siècles à venir…
Mexique, où tout respire un devenir primordial et originel en même temps qu’éternel7.
4 Au double regard du primitif (avec E. Giannouri) et du moderne (avec G. De Vincenti), deux démarches critiques – avec pour visée la compréhension et l’implication émotionnelle voire la transformation du spectateur à travers l’acte de voir – se développent autour de Que viva Mexico ! ; elles en éclairent la genèse, la situation et le travail à la lumière rétrospective et « aurorale » (Giorgio De Vincenti) de sa productivité créatrice et théorique. À l’horizon utopique du bonheur dégagé par De Vincenti répond chez Evgenia Giannouri la visée anthropologique susceptible de restaurer, avec une « pensée “à rebours”, une conscience “sauvage” dont le strabisme historique renouvelle la promesse de la révolution ». C’est aussi que le travail du film – de la cinématographie définie par Eisenstein comme le « plus progressiste des arts » – vise à restaurer le lien sensoriel et le rapport conscient au réel, selon un pacte que les autres arts, figés comme jamais, ont selon lui oublié ou trahi.
Nulle époque dans l’histoire de l’art n’a connu pareille impasse que celle des arts au début de l’époque des guerres. […] La cinématographie, seule, dans ses meilleurs modèles a su résister à cette bourrasque de désagrégation8.
5Ce mouvement, s’il passe par la théorisation esthétique, n’a, pas plus que l’œuvre d’un Léonard de Vinci ou d’un Dürer, pour seule visée la contemplation esthétique. En ce sens il annonce ce que Giorgio De Vincenti définit comme le « style » moderne : « infiniment malléable et coloré comme les formes infinies du réel ; instable dans ses résultats parce que toujours exposé à l’échec ; sans autre garantie de réussite que la raison interne qui le meut, la volonté de connaître et de transmettre la connaissance9 ».
Notes de bas de page
1 Cité par Naoum Kleiman dans l’introduction de [Eisenstein S. M.,] Notes pour une Histoire générale du cinéma [trad.C. Perrel], Paris, AFRHC, 2013, p. 12.
2 Rocha Glauber, « Eisenstein et la Révolution Soviétyke [1981] », in Le Siècle du cinéma [trad. du portugais par M. A. Silva], Sao Paulo (Brésil), Magic Cinéma/ Cosac Naify/Yellow now, 2006, p. 149.
3 Nous reprenons le titre de l’exposition « Mayas. Révélation d’un temps sans fin », Paris, Musée du quai Branly, 2014-2015.
4 On renvoie ici à l’étude de Burch Noël, « Fonctions de l’aléa », in Praxis du cinéma, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1969, p. 151-175.
5 « La folie Eisenstein », in Rancière Jacques, La Fable cinématographique, Paris, La Librairie du xxie siècle, Éditions du Seuil, 2001, p. 37 ; Jacques Rancière y dénonce au contraire les « opérations formelles du cinéma » d’Eisenstein qui réalisent « l’adéquation entre le pur calcul conscient de l’œuvre communiste et la logique inconsciente qui gouverne les couches les plus profondes de la pensée sensorielle et les pratiques des peuples primitifs ».
6 Parmi les innombrables idées d’Eisenstein restées chez lui à l’état de projet, on retiendra la proposition du « livre sphérique » (1929) et les spéculations sur le cinéma en relief. Voir, sur le livre sphérique, Somaini Antonio, Ejzenštejn, Il cinema, le arti, Il montaggio, Turin, Einaudi, 2011, p. 80-86, et sur le cinéma en relief, Somaini A., « Généalogie, morphologie, anthropologie des images », in Notes pour une histoire générale du cinéma, op. cit., p. 280-284.
7 Eisenstein S. M., La Non-indifférente nature/2, Paris, Union Générale d’Editions, 1978, p. 320.
8 Eisenstein S. M., préface à l’édition anglaise de The Film Sense [1943] reprise et citée par l’auteur in La Non-indifférente nature/2, op. cit., p. 176.
9 De Vincenti Giorgio, Lo stile moderno. Alla radice del contemporaneo : cinema, video, rete, Rome, Bulzoni Editore, p. 335. (Notre traduction).
Auteur
Spécialiste du cinéma italien auquel elle a consacré plusieurs ouvrages de référence, dont Le Cinéma italien de 1945 à nos jours. Crise et création (Paris, Armand Colin, 4e édition revue et augmentée, 2016), et deux ouvrages biographiques consacrés à Visconti, Luchino Visconti. Les feux de la passion (Paris, Plon Perrin, 1987, Grand Prix de la biographie de l’Académie française 1988) et Visconti. Une vie exposée (Paris, Gallimard, « Folio », 2009). Auteure d’une étude critique sur l’Orphée de Jean Cocteau (Paris, Atlande, 2002), elle a édité et préfacé l’ouvrage Présences d’Olivier Assayas (Paris, Gallimard, 2009). Elle a créé et elle dirige depuis 2008 la collection « L’œil du cinéma » aux Presses universitaires de Paris Ouest. Ses recherches portent sur les rapports entre biographie et création, sur les formes cinématographiques de l’Histoire et du temps et de manière générale sur les rapports entre les arts.
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