Chapitre VI. Sections et fédéralisme

p. 175-193


Texte intégral

Qui sont les fédéralistes ? Une sociologie

1Qui sont les fédéralistes ? Il est naturel de partir des listes de ceux qui ont été poursuivis, qu’ils aient été arrêtés (puis jugés et parfois exécutés) ou qu’ils aient émigré. Dans les deux cas, les sources de la répression sont bien documentées, ce qui ne veut pas dire forcément maniables. Tableaux et listes d’émigrés notamment, avec leurs suppléments et leurs rectifications imposent un patient travail pour éviter les doubles emplois et les erreurs. C’est le mérite d’une de nos chercheuses (Claudine Caillon) que d’avoir constitué un fichier que je crois fiable, en tous cas plus que les évaluations (ou spéculations) antérieures. Reste la foule des fuyards qui sont partis… revenus ou pas. S’agissant des individus poursuivis et incarcérés sous l’inculpation de fédéralisme, on dispose d’estimations concordantes, accompagnées d’analyses plus ou moins fouillées. John Cameron dans sa thèse avance un total de 1 631 individus, dont il a localisé précisément 1 137, il y joint le chiffre de 257 émigrés, qui correspond à la première liste officielle dressée en avril 1793, mais à laquelle il conviendra d’adjoindre au moins le premier supplément édité en brumaire an II, qui regroupe l’essentiel du flux massif des départs dans l’ensemble de l’ex Tiers État au lendemain de la reprise de la ville, soit 556 pour ce second groupe : on en verra le détail.

2Dominique Radiguet, dans son travail sur le mouvement populaire marseillais, a exploité un fichier de 1 494 individus comparable à celui de Cameron, ce qui ne surprend pas, la source étant la même, les dossiers des prisons à la fin de 1793, complétés par les fonds du Tribunal Révolutionnaire, ses procès-verbaux et ses listes. C’est à ses analyses plutôt qu’à celles de John Cameron que je me référerai, ce dernier utilisant le codage de Crane Brinton révisé par Michael Kennedy, avec plus de flou encore s’il est possible.

Fédéralistes et jacobins (D. Radiguet)

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3Le tableau dressé de la sociologie du fédéralisme « poursuivi » (préciserons-nous) présente un profil qui, pour n’être pas inédit, demande commentaires et suscite comparaisons avec les données rassemblées sur les sections et le club. Connue et mise en évidence dès l’époque, la première place occupée par le monde du commerce avec 32,7 %, un tiers que l’on peut subdiviser en trois rubriques : la boutique (15 %) mais aussi le groupe des négociants (45) et des courtiers (77) à eux deux 8,75 % du total, et enfin 129 commis, plus de 9 %. Artisans et occupés d’industrie viennent en second (26,9 %), on y distinguera un certain nombre de manufacturiers (faïenciers, savonniers… au total 24) qui appartiennent à la bourgeoisie, les compagnons à l’autre extrémité de l’échelle étant réduits à une vingtaine. Les bourgeois (187, soit 13,3 %) fournissent le troisième apport attendu dans cette nébuleuse de l’élite. Ils sont suivis par les services (privés 2,3 et publics 10 % pour 140 fiches), ce qui requiert un mot d’explication : ce sont des cadres parfois modestes (17 concierges !), des employés des nouveaux services et administrations, fonctionnaires déjà (69) particulièrement exposés en fonction des responsabilités petites ou grandes qu’ils ont pu assumer dans l’été. Et l’on ne s’étonne pas que ces structures nouvelles aient progressé en nombre durant ces années au détriment des professions libérales parfois cependant bien représentées (17 notaires) pour un total de 3,3 % supérieur à la référence urbaine moyenne. Puis on notera, ce qui n’a pas échappé à plusieurs, que dans les milieux populaires ou semi-populaires des éléments jusqu’alors silencieux ou marginaux dans les assemblées sectionnaires comme au club se retrouvent embringués dans la répression du fédéralisme : acteurs à éclipse dans les foules comme dans les assemblées, 40 portefaix se décomptent (2,8 %), plus étonnant encore la campagne est touchée avec un contingent équivalent (40) : peu de chose certes, mais on ne les avait pas vus avant, ou si peu… Enfin le monde de la mer est présent avec 76 individus (5,3 %) : une surprise ?

4Pas tout à fait si l’on se tourne vers les contemporains. Au cœur de la crise, le 8 juin, le Journal des Sections a lancé un appel « à ceux qui ne fréquentent plus les assemblées, ouvriers, hommes de travail, cultivateurs, marins, gens bien intéressants et bien utiles pour la société qui avez combattu avec tant de patience et de constance pour la Révolution et la République, éclairez-vous sur vos vrais intérêts en fréquentant assidûment les sections ». L’appel a-t-il été entendu ? Guère en tous cas chez les compagnons de l’artisanat. Le cas des marins est plus intrigant puisque nous voyons une section comme la 17 – l’une de celles que nous suivons de l’œil si l’on peut dire – se compromettre directement, alors qu’elle a bien peu pris la parole, en participant durant les affrontements du mois d’août au bombardement de sa voisine populaire la jacobine section 11. Mais les pièces de procédure de la répression jettent une lueur sur le comportement des marins ou du moins de certains d’entre eux : F.-B. Boulle a fourni l’artillerie de son vaisseau pour écraser les jacobins dans l’église des Prêcheurs, son second C. Boulouvard a réuni des marins le 23 août à la Porte d’Aix, le 24 à la Loge. Un autre, J. Maximin a pris la tête d’un bataillon de marins…

5Et somme toute, on s’explique que, après que le représentant Moyse Bayle ait écrit à Barère le 11 pluviôse an II, « Il n’y a eu à Marseille que les négociants, les hommes de loi et une portion de citoyens égarés qui aient fait la contre-révolution ». Fréron par la suite a eu une apostrophe assassine contre les marins, les portefaix, les ouvriers du port, le petit peuple complice des négociants1. De là à extrapoler à une hostilité génétique du monde de la mer uni par ses solidarités à l’égard de l’autorité centralisatrice (Alessi Dell Umbria) il y a une facilité que je récuse, sans pour autant vouloir méconnaître les liens de clientèle, évidents dans l’univers marseillais.

Ceux qui ont pris le large

6Aux fédéralistes détenus dans les prisons marseillaises, il conviendrait d’adjoindre ceux qui ont pris le large, ce qui est une autre affaire. Les récits des lendemains de la prise de la ville évoquent la fuite massive des plus compromis, ou de ceux que saisit la peur, vers Toulon pour beaucoup qui sera un relais et parfois un piège, mais on dit aussi l’entrée en clandestinité, que ce soit près de la ville, au terroir, dans les bourgs alentours, ou plus loin encore dans l’arrière-pays. Combien sont-ils ? Des milliers affirme-t-on, exagérant parfois. Nous en connaissons une partie, ceux qui ont été portés sur les listes d’émigration. John Cameron adjoint à la liste des emprisonnés, celle de 257 émigrés dont il donne le domicile. Ce sont ceux qui figurent déjà dans la première liste officielle publiée en avril 1793 dont fait état le répertoire dressé par Claudine Caillon dans le relevé général qu’elle a dressé, et dont un tableau récapitule le mouvement d’ensemble :

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7En septembre 1793, les nobles et les membres du clergé, anciens privilégiés, représentent 48 % du total et, par rapport à l’effectif final de leur émigration, autour de la moitié dans le clergé comme dans l’aristocratie ont déjà pris la route. Notable, l’émigration des roturiers reste encore modérée : et au lendemain de la crise de 1792 son flux se gonfle, alors que le chiffre des privilégiés se réduit. Le mouvement se prolongera certes, que les dizaines de listes complémentaires vont enregistrer avec confusion, mais l’impact majeur de la reconquête par la Convention s’inscrit au moins largement dans la liste de 556 noms, d’individus ou de familles dressée en brumaire an II.

8De ces séquences nous pouvons détailler quelques aspects principaux : une chronologie affinée et une approche sociologique d’après les professions qui sont précisées dans le tiers des cas sur la première liste, la moitié dans la seconde.

9Le calendrier des départs antérieurs à la crise fédéraliste scande les étapes de la peur avec une poussée sensible en juillet 1792, mais plus encore en novembre et en janvier 93 : nous y retrouvons l’écho des pendaisons et des affrontements violents même si l’on a dit et répété à l’époque que le maire Mouraille, quelque peu complice des pendeurs, avait par ailleurs eu soin de protéger les négociants et les acteurs du commerce « si nécessaires à la ville » : mais il reste qu’un certain nombre a pris pourtant ses précautions.

Calendrier des départs des émigrés du tiers état marseillais

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Émigrés du tiers état marseillais jusqu’en brumaire an II

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10On n’oubliera pas le pourcentage relativement important d’indéterminés, mais le tableau garde un pouvoir de suggestion convaincant : il confirme, en l’accentuant, le profil livré par la liste des fédéralistes arrêtés : surreprésentation du monde du négoce (41 % pour les négociants et leurs commis) qui avec les « bourgeois » représente moitié de ce flux, place modeste de la boutique et de l’échoppe par référence à leurs effectifs. Professions libérales et services sont bien représentés, mais la marine n’est pas absente, et des paysans s’introduisent durant la seconde phase dans ce panel où l’on décompte même une demi-douzaine de domestiques. On est sensible à l’évolution notable entre le premier et le deuxième groupe : à la veille de la crise ouverte, le caractère élitiste est le plus marqué, qui assure près de deux tiers à la nébuleuse négociants-commis-bourgeois, alors que l’artisanat est à peine touché, la campagne point. C’est la vague qui suit la reconquête de la ville qui « popularise » quelque peu la fuite, effet de panique pourrait-on supposer. Il donne un soupçon de crédibilité au cliché élaboré anciennement, et encore présent dans des approches récentes qui fait du fédéralisme un mouvement interclassiste à participation populaire : ce qui apparaît au moins aussi exagéré que l’excès inverse qui focalise uniquement sur « l’aristocratie mercantile » désignée par Danton, la dénonciation du mouvement.

11Pour être mieux en mesure d’en juger, on peut compléter par les données complémentaires des listes de personnes poursuivies (à défaut de celles des émigrés muettes sur ce point) les tests d’état-civil d’âge, de provenance ou de domicile auxquels nous sommes accoutumés de recourir. Même si ces répertoires, qu’ils soient de suspects ou d’émigrés, laissent entrapercevoir des réalités familiales bien que la présence féminine y demeure fortement minoritaire, la population étudiée reste majoritairement d’adultes mariés dans 70 % des cas. Pourcentage moins élevé que dans les groupes de référence qui ont été précédemment analysés, dans les sections notamment. Si l’on entre dans le détail, il se confirme que les artisans ne comptent que 23 % des célibataires, contre 31 % chez les négociants, 30 % chez les bourgeois (mais 60 % chez les commis). Le statut social commande, à l’évidence, et c’est lui qui explique sans aucun doute la moyenne d’âge élevée du fédéraliste type avec 45,3 ans. Et les commis dira-t-on ? Ils ne sont pas tous si jeunes, même si cela nous invite à consulter, comme à l’habitude, la pyramide des âges.

12Non sans avoir au préalable jeté un coup d’œil sur les origines géographiques, connues pour un peu moins d’un millier de ces fédéralistes : natifs de Marseille pour 46,4 %, des Bouches-du-Rhône pour 15,8, et du reste de la Provence pour 10 %, ils sont donc du pays dans deux tiers des cas, même si l’espace français est largement balayé en passant par Lyon et par Paris, et si l’on compte 4,1 % d’étrangers.

13Tout cela est bien, mais saurait-on échapper à ce qui aurait sans doute dû être la question préalable : ce profil sociologique reflète-t-il le fédéralisme « vrai », ou le choix délibéré d’une répression sélective qui a désigné ses cibles, en tout premier la nouvelle aristocratie des riches ? À travers les désignations discursives qu’il faudra bien aborder in fine, une fiche signalétique a été dressée, malgré les quelques tentations déjà signalées d’un anathème collectif. À ce verdict, qui n’est point sans quelque part de vérité, nous pouvons opposer quelques indices massifs qui témoignent que le fédéraliste n’est pas un artefact, une créature d’imagination : je me retourne vers la pyramide des âges, avant d’interroger à partir des domiciles l’espace vécu des fédéralistes.

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Planche 30 – Répartition par catégorie d’âge de divers groupes (en %)

L’âge et le domicile désignent les fédéralistes

14La pyramide des âges connue pour la quasi-totalité de l’échantillon (1 402) apporte une touche complémentaire bien intéressante à la série de celles que nous avons consultées, depuis celle de la population marseillaise adulte, jusqu’à celles des sections dans toutes leurs variantes comme dans tous leurs états. Le cliché-type du Sans-culotte qui nous a accompagné jusqu’alors, avec la présence bien affirmée des quadras, de 30 à 50 ans s’altère : la moyenne d’âge élevée qui a été signalée masque la présence de près de 20 % de moins de trente ans, les célibataires sans doute, qui ont échappé aux levées populaires, mais elle reflète surtout la présence alourdie des seniors de 50 à 70 ans et au-delà. Le vieillard Samatan, riche négociant philanthrope guillotiné en dépit de son âge avancé serait-il un cas emblématique ? Mais ce qui attire surtout, à considérer ce graphe, c’est qu’il s’inscrit comme naturellement dans la série évolutive des populations sectionnaires telle qu’on en a enchaîné les étapes au fil de leur apparition. La population qui vire au fédéralisme, décomptée dans ses assemblées « vue d’en bas », s’ajuste sans difficulté à celle que la répression désigne sans vraiment se tromper.

15L’inscription dans l’espace urbain du domicile des fédéralistes témoigne du caractère non aléatoire de la ventilation sociale de la population des participants, avec une lisibilité presque inattendue. Nous connaissons le domicile d’une bonne majorité des personnes poursuivies et arrêtées – 1 140 sur 1 631 soit 70 % selon John Cameron, ce que confirme Dominique Radiguet à partir des mêmes sources. On peut référer le nombre de personnes arrêtées par section à la population de celle-ci, ou (ce qui revient au même) au quart de cette population en considérant que cela peut représenter grossièrement la population masculine adulte (on nous pardonnera ce laxisme : il s’agit de donner des ordres de grandeur). Sans nous encombrer du détail, livrons ce pourcentage pour les 24 sections urbaines et périurbaines (il devient très faible dans les autres sections du terroir).

16La carte des inégalités de cette implantation, au-dessus ou au-dessous du chiffre moyen de 4 % est sans appel. On peut la compléter par celle du nombre d’exécutions capitales (164 en tout dont 110 localisées) qui est également suggestive malgré le nombre limité de cas. N’affectons pas la surprise à découvrir les deux Marseille affrontées et la frontière qui les sépare : depuis notre tableau initial de la cité, nous en connaissons les traits constitutifs inscrits dans la géographie, l’histoire et surtout les structures sociales. Frontière du Cours, entre la Canebière et la Porte d’Aix, prolongée orthogonalement au pied des buttes de la vieille ville par celle qui sépare le long du Lacydon les sites d’implantation d’activité et de pouvoir. D’un côté en rive nord le Marseille laborieux, besogneux, surpeuplé (11, 17), à plusieurs facettes de la prépondérance des activités artisanales (11, 13, 14) associées au petit commerce (7), site d’implantation des activités proto industrielles (12) ou sanctuaire du monde de la mer (17)… Non sans transition dans des sections de type mixte (7), le Marseille riche s’inscrit en contiguïté : de la Loge jusqu’au Cours, les sections 10, 18, 9, et moindrement 15 et 16 sont les lieux où la petite et moyenne bourgeoisie et aussi les cadres sont installés dans les lieux traditionnels du pouvoir. Mais si c’est dans la section 18, celle de la Loge, que résident le nombre le plus élevé de Marseillais poursuivis et arrêtés (98 et 99), à égalité s’impose la section 5 (100 et 85) et juste après les sections 4, 6, 1 et 2 voire 23 : nous sommes là dans le Marseille des beaux quartiers, des négociants et des bourgeois.

Que représentent les Fédéralistes poursuivis dans la population des sections ?

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17Il faut bien, sur de tels indices, rejeter toute mauvaise vergogne à assumer, ce qui pourra être qualifié de lecture « classiste » du mouvement fédéraliste, et qui est simplement une lecture sociale. Après la statistique sociologique, la géographie tranche sans appel. Le front de classe, si tant est que l’on puisse l’invoquer, n’a rien de rigide ni de monolithique dans des affrontements où la place de la plèbe salariale reste marginale (même si nous réservons le problème de la foule…) et où la frontière indécise s’inscrit entre l’échoppe et la boutique, dans la nébuleuse de producteurs indépendants qui constitue le noyau de la sans-culotterie sectionnaire. Mais des clivages existent, en même temps que des solidarités se dessinent, des alliances durables ou momentanées. Sur le terrain même, la position ambiguë de certaines sections, ainsi la 7 par exemple où cohabitent l’échoppe et la boutique, partagée entre jacobins et fédéralistes, pourrait s’expliquer par cette sorte de position frontière.

18Qu’on ne me fasse pas dire qu’il n’y a pas un fédéralisme « populaire » alors même que la mobilisation sectionnaire, avec ses phases d’invasion et sa masse mystérieuse d’« indéterminés », continue à interroger. Il y a une piétaille fédéraliste, soit dit sans mépris. Nous pouvons la découvrir sur quelques listes ponctuelles qui donnent des aperçus divers : voyez par exemple une poignée de volontaires de l’armée départementale – 33 c’est peu et toute référence aux bataillons de 1792, des Fédérés ou volontaires serait caricaturale. Malgré tout… nous y dénombrons un négociant, mais 8 commis (27 %), 3 détaillants, 8 artisans, 2 fabricants et 3 salariés, si tant est qu’on puisse incorporer sous cette dernière rubrique un « fainéant ». Ces volontaires ne sont pas bien jeunes – un quart de moins de 30 ans, un sixième de plus de 50, soit 60 % d’adultes de 30 à 50 ans, majoritairement mariés. Injustement peut-être on les voit mal tenir le front dans les rangs des bataillons fédéralistes.

19Puis voici, autre exemple, les combattants de l’affrontement ouvert des deux Marseille, les 23 et 24 août 93, lors de l’attaque menée sur la section 11, soulevée contre le pouvoir des sections. On dénombre dans un camp neuf jacobins dont le profil est sans surprise (même s’il s’y égare un négociant !) : deux cordonniers, un menuisier, deux tailleurs de pierre, un « travailleur ». En face se présentent une soixantaine de fédéralistes (59). Pour n’être pas absent dans leurs rangs, le monde du négoce (2 négociants et 4 commis) se limite à un dixième, les services et professions libérales – 11 participants, soit 18 % se mouillent un peu plus, et de même une demi-douzaine de « bourgeois », mais outre 3 à 4 salariés, un portefaix et un paysan, peu d’artisans (4), le noyau dur est fourni par quatre capitaines de navire et neuf marins de base qui forment en tout près du quart des effectifs. Ces combattants sont des gens mariés pour 90 %, plus de la moitié sont natifs (54 %) et au total deux tiers sont provençaux. Avec 41,8 ans de moyenne d’âge, dans une troupe où 20 % seulement ont moins de 30 ans et 10 % plus de 60 : voilà le profil inattendu des participants d’une sévère bagarre de quartier, où les marins qu’on n’avait jamais vus dans les assemblées sortent de la section 17 pour chercher noise à leurs voisins de la 11, sur la hauteur.

Jacobins et fédéralistes : du pareil au même ?

20Au final, on ne peut se dispenser de trancher dans un débat, ouvert dès l’époque, mais dont l’historiographie des dernières décennies semblait avoir tiré des conclusions abouties, sous la plume de M. Kennedy et surtout celle de J. Cameron, même si sa thèse a eu une audience plus modeste. C’est une lecture du mouvement fédéraliste aujourd’hui largement reçue et banalisée qui s’y exprime dans sa conclusion « the remarquable similaritary between the social composition of the sections and that of the club give the political interpretation preference over the social one. »

21Pour en arriver là, le chercheur américain, à une époque (1971) où l’on n’avait pas encore récusé outre-atlantique la quantification à la française, mais en contestant ses conclusions classistes, avait confronté la sociologie du Club établie par Michael Kennedy, au corpus qu’il avait lui-même rassemblé sur les Sections marseillaises. Compilation plus qu’honorable de 3 405 Marseillais, dont 1 601 identifiés, mais dont la récolte s’était faite de façon peu convaincante, associant un quart d’individus ayant assumé des positions de responsabilité, à une « base » rassemblée de façon impressionniste. Si l’on ajoute que la ventilation des statuts sociaux a été faite suivant les codages hérités de Crane Brinton sommairement remaniés, on reste à la fois émerveillé et dubitatif devant le verdict final : faisant passer la frontière entre la bourgeoisie et les groupes populaires soit, entre « Upper Third Estate » (ou Upper Middle Class) et Lower Middle Class, Cameron gratifiait la première nébuleuse de 54,98 % des effectifs chez les Clubistes, et 53,7 dans les sections, identifiés aux fédéralistes : bonnet blanc et blanc bonnet, c’est ailleurs que dans la différence des comportements sociaux qu’il importe selon lui de chercher la source des conflits. Ce que je suis prêt à prendre en considération, mais sur fond de traduction idéologique d’antagonismes sociaux dans leur double ancrage, local et national.

22Marseille a été entre juillet 1792 et l’été 1793 le champ d’une bataille qui implique essentiellement les sections mais aussi, en premier rang, le Club de la rue Thubaneau. Comment la symbiose initiale entre la société populaire et les sections qui se disent initialement ses filles a-t-elle fait place à un antagonisme débouchant sur une lutte sans merci pour le pouvoir, c’est là un problème auquel nous sommes mieux armés pour répondre dans le cas des sections que dans celui du club, faute de pouvoir suivre finement l’évolution du recrutement de ses cadres comme de ses militants. Il est légitime de souligner (comme le fait Cameron) la différence qui oppose les deux structures, associative du Club, ouverte dans les sections à tout venant, à partir d’une certaine date et par là même plus perméable aux courants et contre-courants. En dehors des ruptures massives, l’explosion de l’été 1792, la purge et la régénération de l’automne 1793, les tableaux échelonnés des membres du Club ne sont que des arrêts sur image espacés, et souvent ponctuels.

23Si l’on se reporte aux évaluations fournies par Michael Kennedy et par Dominique Radiguet sur le recrutement du Club en 1792-93, telles que nous les avons déjà présentées, pour les comparer au profil des fédéralistes, l’évaluation globale durant la séquence toute entière, proposée par le chercheur américain fait encore apparaître dans le club une forte présence des milieux du commerce et singulièrement du négoce, alors que le groupe de ceux qui manifestent en septembre leur fidélité jacobine amorce le basculement démocratique qui va prévaloir dans les mois suivants.

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24La différence entre les deux premières estimations tient à ce que le chercheur américain prend en compte du 10 août 92 à l’automne 93 tout ce qu’il a récolté d’après les listes – pétitions, adresses – qu’il a pu rassembler, alors que la chercheuse provençale, dans un échantillon que sa modestie fragilise sans la disqualifier, cible les jacobins à la veille et juste au lendemain de la crise fédéraliste : les durs qui se comptent avant que le retournement de la conjoncture politique ne suscite dans leurs rangs un nouvel afflux, momentanément spectaculaire.

25Cependant, si l’on prend en compte cet arrêt sur image momentané, il confirme de façon plus directe encore que le test de la domiciliation géographique la frontière sociologique qui sépare jacobins et fédéralistes. Michael Kennedy, à qui nous devons faire confiance dans l’attente d’études plus poussées à venir (Steven Clay) date des lendemains de l’insurrection, l’explosion numérique et la démocratisation spectaculaire des effectifs du club, ainsi qu’on l’a vu précédemment, décomptant plus de 3 500 clubistes, parmi lesquels 62,3 % appartiennent au monde de l’artisanat et des activités industrielles, avec effondrement du négoce et des bourgeois comme des professions libérales, la « boutique » (shop keeping) restant stabilisée à hauteur de 20 %. Même s’il avance que cette évolution était déjà amorcée entre 1792 et 93, la prépondérance de la bourgeoisie (« upper middle class ») n’était pas encore remise en cause (passée de 72 à 63 %). C’est là que le besoin d’une approche chronologique plus fine, comparable à celle que nous avons menée au jour le jour dans les assemblées sectionnaires, se fait sentir. À partir de quel moment le recrutement du club s’est-il à la fois démocratisé relativement, se concentrant sur le noyau d’une sans-culotterie où prédomine la sphère de l’artisanat au détriment du négoce et des élites de la fortune ? Jusqu’à quel niveau de responsabilité à la tête de la société cette évolution s’inscrit-elle ? Kennedy qui a pu mener l’identification professionnelle de trois quarts des cadres qui ont assumé des responsabilités (64 sur 86, soit 74 %) entre juin 92 et 93, y décompte encore 8 négociants, 3 bourgeois, 10 hommes de loi, 10 « enseignants » – soit une moitié, pour un nombre « insignifiant » d’artisans. C’est ici peut-être que la convergence serait la plus poussée avec le groupe des « cadres » que nous avons vu s’imposer presque exclusivement un temps (la « séquence 3 » de l’hiver 93) dans la tenue des sections, avant qu’ils ne soient débordés au printemps par la poussée fédéraliste. Mais n’oublions pas que la structure « fermée » du club, jusqu’à un certain point n’est pas non plus monolithique, divisée entre faction girondine et montagnarde, même s’il est évident que la décentralisation du réseau sectionnaire se prête beaucoup plus à invasions, mobilité intersectionnaire comme cela a été dit sur le champ, et comme nous aurons à le prendre en compte. On ne peut parler d’une géographie clubiste (ou jacobine ?) dans la ville comme il y a une géographie sectionnaire. Sur ce point, Kennedy assez flou affirme que dans les années « pré fédéralistes » les jacobins sortaient des sections 1 à 12, globalisation peu convaincante, qu’il ne voit faire place qu’à l’automne 93, après le rétablissement du club à une concentration dans les sections 9, 11, 13,15, où nous retrouvons le noyau dur de la résistance au fédéralisme.

26Voilà du moins qui engage avant de passer à un autre niveau d’enquête, à évoquer en termes dynamiques ce que j’appellerai la bataille de Marseille, ou comment s’est mis en place l’affrontement des deux blocs, durant les mois précédents. Qu’il y ait des sections plus fréquentées, plus actives et visitées que d’autres, c’est ce que nous nous sommes attaché à décrire à partir de notre échantillon. En les retrouvant, en fin de course, ou presque, nous n’entendons pas les figer dans un diagnostic péremptoire sans prendre en compte l’évolution de leurs attitudes.

La bataille de Marseille

27Un relevé des prises de position des différentes sections à partir des études qui ont été menées sur elles (Genta, Cameron, Guilhaumou) ne prétend pas être en quoi que ce soit exhaustif au fil de quelque 120 occurrences glanées, mais il permet de visualiser dans le temps et dans l’espace urbain une trajectoire moins linéaire que ne le suggère la carte finale des deux Marseille affrontés.

28Le tableau et le jeu de cartes que nous proposons, recensant les prises de position notables dans un sens ou dans l’autre au fil de la maturation du conflit, permet à première lecture de hiérarchiser les sections suivant leur degré d’initiative : de 0 à 14 interventions pour une moyenne d’un peu moins de 5, les leaders de la prise de parole se mettent en valeur : sections 1, 2, 10, 3, 5, 6, 24 dans le camp fédéraliste, partagées dans le cas de la 3 et de la 7, « jacobine » dans celui de la 11 ou de la 13, les plus explicites dans un camp du refus peu loquace (9, 12, 14). Puis il y a les sections muettes ou presque, hors des adhésions unanimistes : périphériques (21, 22, 23) ou populaires sur la rive nord du Lacydon (12, 16, 17, 19) et plus curieusement la 8 ou la 9 au centre-ville où la parole est portée principalement par les sections 1, 2 et 10. Cette géographie a été signalée par Jacques Guilhaumou qui insiste sur le rôle d’initiative de la 10, épicentre du mouvement, elle recoupe globalement la carte bilan des prévenus d’activité fédéraliste, comme à l’inverse s’y inscrit le môle de la résistance jacobine sur la butte des Carmes. Mais on relève des nuances ou des hésitations, ainsi dans la section 7, fort active mais qui apparaît comme un site frontière, sociologiquement et idéologiquement.

29Dans le temps, il apparaît que les jeux ne sont pas faits d’entrée : l’influence de porte-parole, on l’a fait remarquer, n’est pas déterminante si l’on considère qu’Isoard est issu de la section 10. De même, ne saurait-on justifier l’étiquette de la section 13 comme celle des frères Savon (même si elle a tenté sans conviction de les protéger). Mais il est remarquable au contraire de voir cette section, comme la 1 à l’origine du Tribunal populaire en septembre 1792, et de même de la retrouver associée à la 12, la 8 et la 1 dans la dénonciation précoce des excès des Marseillais dans leurs expéditions civiques. Également, la section 11, future chef de file de la résistance jacobine, s’inscrit-elle précocement dès la mi-avril dans les attaques contre le maire Mouraille et la dénonciation de Savon et ses complices. En pointe des initiatives en février, la 7 le demeure jusqu’en mai, associée à la 1, la 2 et la 10. À l’inégale persévérance dans l’émission des adresses et des soutiens, on anticipe les fléchissements, voire le revirement d’attitudes. Jusqu’au 20-21 mai, la 13 félicite Barbaroux et dénonce Marat, le 10 juillet elle sera avec la 14 la première à demander le retrait des troupes de l’armée départementale, avant de s’associer en août à la révolte ouverte contre le pouvoir fédéraliste animée par la 11, dans une nébuleuse associant la 9, la 11, la 12 et la 13.

30Résumant en quelques traits, sans prétendre innover, les péripéties de la « bataille de Marseille », nous mettons un terme provisoire à ces entrées successives sur la scène des participants collectifs, intrusions des foules dans les premiers stades, « ponctions » des levées d’hommes (mais aussi à l’inverse de l’émigration commencée), structuration du mouvement dans le cadre de la Société Populaire, posant le problème de la symbiose un temps incontestée entre le Club et les sections, puis de la rupture qui se creuse, à partir de quand ? Novembre, décembre… jusqu’à avril où va prendre consistance ce courant fédéraliste mûri au sein des sections, qui n’est pas un artefact, affichant un profil sociologique à la fois affirmé et complexe : est-il simplement la revanche momentanée dans une conjoncture nationale et locale de l’« oligarchie mercantile » appuyée sur la nébuleuse de ses dépendants traditionnels ou occasionnels, est-il au contraire l’expression d’une entrée massive en politique d’éléments nouveaux, ceux mêmes qui depuis l’été 92 ont commencé à envahir les sections, et dont les flux et reflux ont déstabilisé les cadres organisés du mouvement révolutionnaire qui avaient assuré l’hégémonie du Club ?

Prise de position pro ou antifédéralistes

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P désigne une adresse pro-fédéraliste, A une adresse antifédéraliste et I les indéterminés

31Dans l’analyse fouillée et proprement révolutionnaire qu’il donne du cas marseillais, Jacques Guilhaumou emprunte aux acteurs de la crise de 1793 le thème de l’affrontement des « patriotes du 10 août » et des « patriotes de 89 », qu’il rencontre chez certains protagonistes majeurs, comme Isoard s’irritant le 20 décembre 92 : « C’est encore 92 qui a voulu attaquer 89. » Dans quelle mesure le suivi des sections auxquelles nous faisons retour cautionne-t-il le déroulement des étapes des républicanismes marseillais et l’échec des « notables jacobins » radicaux face aux « soi-disant patriotes du 10 août » entraînés dans la spirale du fédéralisme ? Où la simplicité primitive de l’analyse quantitative s’affronte à l’analyse du discours.

32S’ouvrant sur les décomptes de la violence populaire sous ses formes spontanées puis organisées, ce chapitre qui a inscrit la vie des sections dans le cadre englobant de ses contacts, rencontres et avatars, jacobins fédérés ou fédéralistes, s’achèvera par un retour à l’ultime « journée » révolutionnaire celle du 5 vendémiaire an III, baroud d’honneur du jacobinisme organisé, dernière foule révolutionnaire.

33On décompte parmi la centaine d’émeutiers jugés, très peu de cadres et de bourgeois, deux tiers à peu près d’artisans (dont un tiers de salariés). Quelques groupes se distinguent : cordonniers, maçons, portefaix. Une singularité conjoncturelle : une quinzaine de militaires, des gendarmes jacobins. Ce groupe est jeune, avec une moyenne d’âge de 28 ans, 8 sur 10 de ses membres savent signer, score remarquable.

34Les accusés ont une vive conscience d’appartenance sociale puisqu’ils récusent le jury en demandant qu’il ne s’y trouve « ni commerçant, ni commis, ni propriétaire, mais des ouvriers comme eux ».

35Voilà bien une invitation à un arbitrage final.

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Planche 31 - Présence et pourcentage des fédéralistes arrêtés, par section

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Planche 32 - Présence des émigrés et pourcentage des fédéralistes exécutés, par section

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Planche 33 - Adresses fédéralistes par section et attitude des sections face au fédéralisme

Notes de bas de page

1 « Les portefaix, les marins, les ouvriers du port sont aussi aristocrates, aussi égoïstes que les marchands. »


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