La trajectoire du port de Fos, entre racines antiques et enjeux contemporains
p. 81-92
Texte intégral
1À l’extrémité orientale du delta du Rhône, le site maritime de Fos constitue un point clé pour l’accès au couloir rhodanien, principale voie de pénétration vers les régions septentrionales. Cette position stratégique entre mer et fleuve, entre monde méditerranéen et monde continental, a accueilli, par deux fois, l’implantation d’un port d’envergure. La première s’inscrit dans la dynamique de romanisation de la Gaule et des provinces du nord de l’Europe tandis que la seconde est le fruit d’une politique volontariste et néocolbertiste française dans la deuxième moitié du xxe siècle. Création ex nihilo au ier siècle av. J.-C., le port romain de Fos acquiert et conserve durant trois siècles la fonction de principale plaque tournante des flux entre Méditerranée et provinces du nord de l’Empire. Abandonné et submergé à la fin de l’Antiquité, le port disparaît du paysage et des mémoires pour ne renaître qu’au milieu des années 1960 avec la création d’une vaste zone industrialo-portuaire censée devenir « l’Europort du Sud » et le concurrent direct de Rotterdam.
2En croisant archéologie antique et histoire contemporaine dans le prolongement du programme FOSPHORA1, nous proposons de retracer la trajectoire de Fos qui, en dépit d’une maritimité non linéaire marquée par un hiatus de près de 1 500 ans, est façonnée par des dynamiques géo-économiques similaires durant la Pax Romana ou les « Trente Glorieuses ».
Fig. 1. Extrait de la Table de Peutinger

Cette table figure les Fossae Marianae, immédiatement à l’ouest des trois bouches du Rhône, par une icône représentant un bâtiment en forme de fer à cheval.
Source : Konrad Miller, 1887-1888, Castori Romanorum cosmographi tabula quae dicitur Peutingeriana / recognovii Conrad Miller ; lith. Anst. v., Gebert & Veigel Stuttgart, CC0, <http://www.doria.fi/handle/10024/90222>.
Aux origines de Fos : Fossae Marianae
Du canal de Marius au port maritime
3Sous l’appellation Fossae Marianae, les auteurs grecs et latins désignent d’abord le canal creusé à l’initiative du consul Caius Marius, en 102 av. J.-C, pour relier la mer au Rhône dans sa partie navigable et contourner ainsi son embouchure, devenue dangereuse. Cette initiative militaire, qui s’inscrit dans la dynamique de conquête de la Gaule et des terres septentrionales d’Europe de l’Ouest, destinée à faciliter la circulation des troupes et des vivres, se double sans doute assez rapidement d’une vocation commerciale. L’exploitation, et donc les bénéfices du canal, sont dans un premier temps confiés à la phocéenne Marseille2 par Rome, qui l’en dépossède peu de temps après au profit de la cité d’Arles, nouvellement fondée lorsque Marseille, alliée de Pompée, perd contre César en 49 av. J.-C3. Les infrastructures portuaires qui s’installent progressivement au débouché maritime des fosses mariennes constituent de facto l’avant-port maritime d’Arles, porte d’accès méditerranéenne à l’hinterland et l’axe Rhône-Saône-Rhin pour la durée de la période impériale.
4À partir du iie siècle apr. J.-C., le terme de Fossae Marianae semble non plus désigner le canal mais bien le port lui-même. Il est par exemple directement associé au terme portus dans la partie maritime de l’Itinéraire d’Antonin. Sur la Table de Peutinger (fig. 1), nulle représentation du canal, le port est en revanche figuré, cas unique pour l’ensemble de la carte conservée, par une icône comparable à celle signalant Ostie, port de Rome.
Archéologie du port de Fos
5Si le port romain, submergé, disparaît du paysage et sans doute de la mémoire locale à la fin de l’Antiquité, une empreinte, discrète, est conservée par la persistance toponymique au travers des siècles4. L’intérêt des érudits de la période moderne pour les sources classiques et les antiquités gréco-latines redonne corps au port romain dès le xviie siècle en supposant sa localisation aux abords de la pointe Saint-Gervais. En revanche, celle du tracé du canal de Marius fait couler beaucoup d’encre et naître de nombreuses hypothèses plus ou moins fondées sans qu’aucune ne trouve, jusqu’aux recherches en cours, une réalité de terrain5.
6L’abondance, la diversité, la qualité et le bon état de conservation des vestiges mobiliers (amphores, céramiques, objets en bronze, en verre, etc.) affleurant le sable dans les eaux peu profondes et sur les plages de l’anse Saint-Gervais ont suscité très tôt un engouement marqué. Dans les années de l’immédiat après-guerre, le fond du golfe de Fos devient l’un des premiers terrains de jeux des pionniers de la plongée autonome et la cueillette archéologique se transforme en une véritable chasse aux trésors sous-marine. Cette intense pêche aux amphores se poursuit durant plusieurs décennies, plus ou moins bien encadrée par les instances scientifiques, et vide progressivement le site de ses vestiges matériels, pourtant exceptionnellement abondants. Une part des trouvailles alimente les importantes collections du musée d’Istres, une autre part, difficilement évaluable, disparaît dans des collections privées6.
7Les premières campagnes scientifiques, menées par des archéologues, ont lieu dans les années 1970-1980 et portent sur les épaves découvertes dans le golfe et sur les structures bâties, submergées, repérées par photo aérienne (sites supposés des Navalia et de la « Nécropole7 ») dans l’anse Saint-Gervais. Si les travaux d’aménagement liés aux installations du complexe industrialo-portuaire de la seconde moitié du xxe siècle ont potentiellement fait disparaître le débouché maritime du canal, ils n’ont manifestement que peu entamé les vestiges du port antique, étant pour l’essentiel implantés dans les niveaux d’alluvionnements deltaïques déposés après l’Antiquité. En revanche, ceux induits par la construction du port de plaisance et par le lotissement de la presqu’île Saint-Gervais ont détruit, sans que des opérations d’archéologie préventive puissent être conduites au préalable8, une partie des vestiges du port antique et de l’agglomération associée.
8Le programme de recherche Fossae Marianae (2014-2019)9, chantier-école du Master of maritime and coastal archaeology (Aix-Marseille Université), puis le programme FOSPHORA (2020-2022)10 reprenant et poursuivant les travaux entrepris dans les années 1980 ont mis en évidence la présence d’un complexe monumental de grande ampleur, constitué de très grands bâtiments dont les fondations sont conservées en place au centre de l’anse Saint-Gervais, par 3 à 4 mètres de fond, et qui s’étend jusqu’à terre, sur la presqu’île du même nom (fig. 2). L’étude des mobiliers anciennement remontés, des cargaisons des épaves et les datations des structures bâties permettent d’établir une chronologie d’installation, d’acmé du trafic et de disparition entre le ier siècle av. et le iiie siècle apr. J.-C. Une fréquentation maritime de moindre ampleur perdure jusqu’à la fin de l’Antiquité ou le début du haut Moyen Âge, autour des ve-viie siècles.
Fig. 2. Localisation des vestiges identifiés du port romain dans l’anse Saint-Gervais

Source : programme Fossae Marianae, 2018, DAO Souen Fontaine, CC-BY-SA 4.0.
9Si l’importance du rôle de Fos comme plaque tournante du commerce méditerranéen durant les trois siècles de la période impériale est bien établie archéologiquement, la topographie du port, étendu sur près de 40 hectares, et les modalités de son abandon et de sa submersion demeurent très floues en dépit des conséquentes avancées des dernières années de recherche. La complexité du site, son étendue, la turbidité de l’eau, sa situation à l’interface terre-mer, la taphonomie des vestiges qui ont subi une succession d’évènements plus ou moins violents modifiant radicalement leur environnement naturel, sont autant d’écueils à une lecture et à une restitution archéologique.
Un environnement deltaïque mobile, un paysage portuaire instable
10L’actuel village de Fos-sur-Mer est installé sur un éperon qui constitue la dernière formation rocheuse à l’orée orientale du vaste delta du Rhône. Selon les travaux géo-archéologiques des dernières décennies, la progradation littorale de cet espace deltaïque est telle que le golfe de Fos à proprement parler ne s’est formé qu’après la fin de l’Antiquité11 (fig. 3). La configuration morphologique de la côte qui a accueilli le port romain est ainsi sensiblement différente de celle qui a accueilli le port du xxe siècle.
Fig. 3. Restitution du paléo-rivage et de l’espace deltaïque rhodanien pour la période romaine

Source : Frédéric Marty, Souen Fontaine, d’après Fontaine et al., 2019, CC-BY-SA 4.0.
11À une échelle plus réduite, celle du fond du golfe actuel et des abords de la pointe Saint-Gervais, la restitution du paysage dans lequel le port antique s’est installé reste à préciser et nécessitera un dialogue étroit entre données archéologiques et géomorphologiques. L’image aujourd’hui restituée (fig. 4), encore très incertaine, est celle d’un espace lagunaire aux contours mouvants, où les cordons sableux, sans doute pourvus de graus, protègent les espaces portuaires de manière plus ou moins pérenne. Au-delà de cette mobilité horizontale, et partant des modifications successives de l’interface terre-eau dont le maintien est fondamental dans la conception et le bon fonctionnement d’un port, le secteur de l’anse Saint-Gervais est, à une échelle géographique très restreinte, soumis à une mobilité verticale manifestement hors normes.
Fig. 4. Proposition de restitution de l’espace lagunaire environnant le port romain de Fos

Source : programme FOSPHORA, © Edikom
12Les géo-archéologues s’accordent pour établir, régionalement, une montée du niveau marin équivalent à environ 0,50 à 0,70 m depuis la période romaine. Or, la présence de bâtiments très vraisemblablement bâtis à terre, encore en place mais submergés par 3 à 4 m d’eau, témoigne d’une dynamique micro-locale particulière dont la nature exacte reste à définir, mais qui a généré l’enfoncement du sol d’au moins 2,50 m au centre de l’anse. Pour l’heure, il est encore bien difficile de se prononcer sur l’ordre des événements qui ont causé l’abandon puis la disparition de ce port d’importance : contexte politique et économique de la fin de l’Empire, ensablement récurrent, submersion violente ou progressive ? Quoi qu’il en soit, il disparaît vraisemblablement du paysage à la fin de l’Antiquité ou au début du haut Moyen Âge et Fos perd, pour les quinze siècles suivants, son identité maritime stratégique.
(Re)naissance du port de Fos à l’époque contemporaine
13Les réflexions de longue durée qui mettent en regard les époques antique et contemporaine ne relèvent pas seulement d’une démarche intellectuelle propre aux archéologues et aux historiens12. Dans les années 1960-1970, les autorités portuaires ont multiplié les références à l’Antiquité pour justifier la construction de l’actuel port de Fos-sur-Mer et pour l’inscrire dans un continuum plurimillénaire. Cette rhétorique est le leitmotiv d’un bon nombre de courts-métrages promotionnels réalisés pour le compte du Port autonome de Marseille13 (PAM). Parmi eux, le film Marseille-Fos, une tradition, un avenir s’ouvre sur une séquence édifiante qui fait la part belle au discours des origines et célèbre la destinée maritime de la région :
Tout le long des rivages de la Méditerranée, des vestiges antiques : théâtres, temples, mausolées. Ces pierres ont plus de 2 000 ans. Elles forment le premier quai édifié à Marseille. Depuis, on n’a jamais cessé d’en construire. D’abord autour du Vieux-Port : il a fallu vingt siècles pour en faire le tour. 1840 : avec toute l’Europe, Marseille entre dans l’ère industrielle. Protégé par une longue digue, un nouveau port s’étend vers le nord, bassin après bassin. Et cent ans plus tard, les limites naturelles sont atteintes. […] Les terres neuves sont à l’ouest. Fos, ce sont d’abord ces milliers d’hectares aux portes du Parc naturel de la Camargue […]. C’est aussi le débouché naturel de l’axe Rhin-Rhône, le grand axe de pénétration fluviale vers l’Europe du Nord14.
14Si le récit téléologique légitime les travaux engagés dans la plaine de Crau, en les présentant comme le nouveau chapitre d’une fresque portuaire, il passe totalement sous silence l’héritage des Fossae Marianae. Les racines antiques de Fos sont ainsi escamotées, comme si cette portion du littoral n’avait jamais abrité d’activités avant la grande opération d’aménagement lancée en 1963. Animés par une conception prométhéenne typique des « Trente Glorieuses », les ingénieurs associent le territoire fosséen à une tabula rasa15 qui permet la régénération de l’économie marseillaise et l’extension de son port, selon un mouvement pionnier comparable à la « conquête de l’Ouest16 ». Ce regard techniciste, également partagé par les décideurs politiques, consiste avant tout à tirer profit des atouts géostratégiques du site. Parce qu’elles font écho aux réflexions antiques qui ont marqué l’œuvre de Marius tout en répondant aux impératifs de la conjoncture contemporaine, deux caractéristiques spatiales, identifiées et exploitées par les aménageurs des « Trente Glorieuses », retiendront ici notre attention : l’ampleur des surfaces disponibles et la liaison avec l’axe rhodanien.
L’immensité de l’espace
15Le projet porté par l’État et relayé par les acteurs locaux vise à construire un méga-port qui pourrait s’adapter à l’accélération de la mondialisation et soutenir la croissance industrielle ; une croissance qui – avant le rapport Meadows de 1972 – est généralement perçue comme immodérée et illimitée. Les travaux pharaoniques lancés ex nihilo en 1965 consistent à gommer les contraintes inhérentes aux aires marécageuses et à écarter les risques de submersion ou d’ensablement. La démarche implique une artificialisation massive du littoral, avec un trait de côte intégralement redessiné (fig. 5). Le gigantisme fosséen est à la fois maritime, avec la construction de postes d’accostage en eaux profondes capables d’accueillir des navires toujours plus grands – tels que les supertankers de plus de 200 000 tpl17 –, mais il est aussi terrestre, avec la fondation d’une vaste zone industrielle (ZIP) attenante aux quais. Près de 7 000 ha de réserve foncière – sur une disponibilité totale d’environ 20 000 ha en associant les terrains des communes alentour – sont acquis sous l’égide du Fonds national d’aménagement foncier et d’urbanisme (FNAFU) et intégrés au plan d’aménagement de 1966 que pilote la DATAR.
Fig. 5. Photographies aériennes du golfe de Fos en 1960 et 2020

Source : IGN photothèque nationale, 1960-2020, <https://remonterletemps.ign.fr/>, Etalab-Licence-Ouverte 2.0.
16Une telle surface, équivalente à la superficie de Paris18, assure l’installation et la littoralisation de deux industries lourdes particulièrement prédatrices d’espace et étroitement dépendantes du trafic maritime : premièrement, l’industrie pétrolière, avec la raffinerie Esso qui complète, en 1965, les unités de raffinage de l’étang de Berre héritées de l’entre-deux-guerres19 ; deuxièmement, l’industrie sidérurgique, opérationnelle au début des années 1970, avec Ugine Aciers – actuellement Ascometal – qui fabrique des aciers spéciaux à partir de tôles recyclées dans un four électrique, puis SOLMER – aujourd’hui ArcelorMittal – où des aciers plats sont produits en filière classique via un haut-fourneau et un laminoir20. Cette dernière usine, disposée bord à quai sur une parcelle de 1 500 ha, est alimentée par l’importation de minerais à grande échelle, sur fond de mondialisation des approvisionnements en fer et en charbon.
17Pétrole et acier incarnent le productivisme effréné de l’époque. Ils ont été perçus comme des matières premières industrialisantes, susceptibles de générer des effets d’entraînement sur des secteurs connexes et de créer des emplois. De nos jours, le territoire fosséen est l’héritier de cette démesure productive, de ses crises et de ses paradoxes, qui se sont manifestés après le choc pétrolier de 1979, lorsque le développement industriel a connu un coup d’arrêt et lorsque les préoccupations environnementales sont devenues prépondérantes21. Le paysage en porte les stigmates. Il est marqué par des contrastes importants, entre d’une part l’encombrement de l’horizon et la concentration d’équipements géants et, d’autre part, les nombreux terrains inoccupés où une végétation de steppe s’est maintenue. Dans le contexte des directives Seveso (1982, 1996, 2012) qui imposent une distanciation entre les différentes unités de production pour la prévention des risques industriels, la disponibilité des terrains est restée un argument central de la stratégie de promotion développée par le PAM jusqu’aux années 1990 pour résister aux effets de la crise et attirer de nouveaux investisseurs22.
Les connexions avec l’hinterland
18Outre la disponibilité foncière, un deuxième atout forge le caractère stratégique du port et cristallise, de facto, les intérêts des acteurs : les connexions avec l’hinterland 23. Conçu comme « l’Europort du Sud » et le contrepoids méditerranéen de Rotterdam, Fos rayonne théoriquement sur un arrière-pays de dimension continentale. Une telle exigence suppose la mise au point d’infrastructures performantes entre le port et ses débouchés européens, mais aussi une reconfiguration des fonctions économiques de la place en faveur des logiques commerciales.
19Le secteur pétrolier en offre un exemple saillant. Dès la fin des années 1960, Fos se transforme progressivement en un pôle de transit des hydrocarbures, en raison d’un nouveau paradigme de localisation des raffineries : à la littoralisation des usines héritée de l’entre-deux-guerres succède désormais le modèle des raffineries continentales, installées au plus près des foyers de consommation et de distribution. C’est ce qui explique leur implantation dans l’espace rhénan et la mise en place d’un réseau de pipelines pour les alimenter en produits bruts depuis les zones portuaires. En 1968, les bassins fosséens nouvellement inaugurés sont connectés à la tête du pipeline sud-européen (PLSE), qui fournit du pétrole brut aux raffineries de la vallée du Rhône, d’Alsace et de la Ruhr. De 1969 à 1981, la moyenne des importations de produits bruts destinées au PLSE (36,5 millions de tonnes) est supérieure aux volumes consommés par les raffineries locales (26,5 millions de tonnes). Autrement dit, la majorité du pétrole acheminé à Fos par voie maritime n’est plus raffinée à l’échelle locale mais réexportée pour être transformée ailleurs.
20Les connexions avec l’arrière-pays sont aussi essentielles pour un autre secteur d’activité qui connaît un développement spectaculaire à partir des années 1970 : la logistique conteneurisée24. Fondés sur le juste-à-temps, l’automatisation et l’informatisation des opérations de manutention, les trafics de conteneurs standardisés impliquent, par définition, un renforcement de la multimodalité. Cette logique réactive bientôt un rêve lointain et rappelle les réflexions de l’Antiquité : l’intégration du port à un axe de transport fluvial transeuropéen, grâce à la proximité avec le Rhône25. À l’époque contemporaine, l’ambition se fond dans le projet de liaison Rhin-Rhône, maintes fois ajourné par les responsables politiques pour des raisons budgétaires et résolument abandonné à la fin des années 1990 pour des motifs écologiques26. Une fois de plus, le port contemporain de Fos-sur-Mer est source de désillusions par rapport aux promesses de sa situation géostratégique et aux desseins des aménageurs27. À l’instar du port antique, il apparaît comme une œuvre inachevée.
21Que retenir au terme de cette exploration singulière – pour ne pas dire périlleuse – qui a pris le pari de mettre en parallèle deux périodes en apparence si éloignées ? On se gardera de céder à un quelconque déterminisme géo-historique et encore moins aux sirènes d’une rhétorique téléologique qui figerait la trajectoire portuaire dans une identité – voire une maritimité – immuable. Si les contextes abordés ont chacun leurs singularités évidentes ; si les réalisations empruntent des chemins sinueux et sont confrontées à de multiples bifurcations qui ouvrent un vaste champ des possibles, l’histoire de Fos depuis l’Antiquité offre un exemple pertinent de discontinuité et de continuité portuaires.
22Au-delà du dialogue interdisciplinaire profitable à toute étude maritimiste, notre démarche a surtout permis de mesurer la permanence de certaines logiques géo-économiques et le poids de la « dépendance au sentier », à rebours d’une lecture présentiste des phénomènes. Elle a également mis en lumière le rôle des acteurs qui tentent de s’affranchir des contraintes naturelles du site pour en tirer le meilleur parti : en s’appropriant, en transformant et en gérant ce littoral sur la longue durée dans une perspective souvent centralisatrice et techniciste, les aménageurs instrumentalisent l’espace et le réduisent à un enjeu de puissance. Mais les considérations culturelles sont loin d’être éclipsées de leurs stratégies, comme en témoignent les nombreux discours, représentations et usages du passé abondamment mobilisés par les contemporains pour justifier les réalisations projetées. En somme, cette plongée dans les héritages et les identités d’un territoire portuaire pointe – s’il en est encore besoin – une réalité chère aux historiens Gérard Le Bouëdec et Gilbert Buti : les ports ne meurent véritablement jamais ; ils ne cessent de se faire, de se défaire, de se refaire au gré des époques28.
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Notes de bas de page
1FOSPHORA, Fos-Ostie-Portus : Harbours of Roman Antiquity, programme de recherche labellisé par la fondation A*Midex dans le cadre de l’appel Méditerranée 2018, coordonné par Marie-Brigitte Carre (Centre Camille Jullian, AMU-CNRS).
2Strabon, Géographie, Livre IV, 1, 8.
3Pour un état des connaissances, voir S. Fontaine et al. (dir.), 2019. Pour une recension et une traduction commentée des sources, voir H. Tréziny, 2004.
4Le nom de Fos (Fos-sur-Mer, golfe de Fos) dérive directement de Fossae Marianae. L’actuel étang de l’Estomac, qui baigne la face orientale du promontoire où s’est installé le village médiéval de Fos, dérive du terme Stomalimne employé par Strabon (Géographie, Livre IV, 1.8) pour désigner cette étendue d’eau alors décrite comme une lagune ouverte sur la mer (voir S. Fontaine et al., 2019, p. 50-51).
5Recherches archéologiques et géo-archéologiques en cours conduites par une équipe pluridisciplinaire dirigée par Corinne Rousse (AMU, CCJ) à partir des prospections pédestres menées par Otelo Badan. Voir C. Rousse et al., 2019.
6Voir S. Fontaine et al., 2019, p. 18-19 ; voir F. Marty et al., 2020.
7Voir S. Fontaine et al., 2019, p. 19-42 et bibliographie associée.
8Seuls les travaux de l’extension du port de plaisance, dans les années 1990, ont donné lieu à une opération préventive.
9Programme Fossae Marianae : le système portuaire antique du golfe de Fos et le canal de Marius, piloté par le Drassm et le Centre Camille Jullian (AMU/CNRS), sous la direction de S. Fontaine, en codirection scientifique avec M. El Amouri, F. Marty et C. Rousse. Les travaux du programme ont bénéficié d’une aide du gouvernement français au titre du programme Investissements d’avenir, Initiative d’excellence d’Aix-Marseille Université – A*Midex et du ministère de la Culture.
10Voir supra, note 1.
11C. Vella et al., 2016.
12Des contemporains de la construction de la ZIP ont pu faire ce rapprochement. C’est le cas de Ferdinand Lallemand, qui a participé à plusieurs campagnes de fouilles sous-marines aux côtés de Jacques Cousteau dans les années 1950. Il voit la construction de la zone industrielle de Fos comme un retour aux sources antiques et une façon de renouer avec l’héritage romain. Voir F. Lallemand, 1974, p. 248-249. On retrouve de tels parallèles dans d’autres ouvrages, notamment A. Remacle, 1979 et G. Ricard, 1989.
13Cet Établissement public de l’État fondé en 1966 administre, outre les bassins marseillais intramuros, le port de Lavéra, mis en service en 1952 et situé au débouché du chenal de Caronte, ainsi que la ZIP de Fos, inaugurée en 1968. Sur les stratégies publicitaires développées par le PAM, voir F. Bartolotti, 2021b.
14Archives privées Daniel Absil (APDA), Marseille-Fos, une tradition… un avenir, réal. Daniel Absil, Les Films du Centaure, 14 min, 1970.
15Archives du cabinet du Grand Port maritime de Marseille, CA du PAM du 4 juillet 1966, rapport du directeur des travaux neufs sur l’extension portuaire dans le golfe de Fos, 24 juin 1966.
16D’après G. Ricard, 1989.
17Tpl : tonnage de port en lourd. L’unité désigne ici la quantité maximale de pétrole transportable sur un navire, exprimée en tonnes métriques.
18La comparaison est abondamment utilisée dans le discours publicitaire déployé par le PAM. Voir Archives de la chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille-Provence (ACCIAMP), L19/62/445, brochure « Fos, port sans limites », 1968.
19F. Bartolotti, 2022.
20P. Mioche, 1999.
21C. Gramaglia, M. Duperrex, 2020.
22Cette stratégie relève parfois de la « prophétie autoréalisatrice », notamment dans le film promotionnel Now it’s time to come in qui met en scène des industriels américains s’installant à Fos, au moment même où la ZIP n’attire plus d’investissements. APDA, Now it’s time to come in – C’est le moment, réal. Daniel Absil, Les Films du Centaure, 4 min, 1989.
23Selon André Vigarié, un port est une aire de contact entre un arrière-pays, l’hinterland, et un avant-pays, le foreland. C’est le triptyque portuaire. Voir A. Vigarié, 1979, p. 70-79.
24F. Bartolotti, 2021a.
25ACCIAMP, « Marseille, port fluvial », encart publicitaire du PAM paru dans Marseille. Revue municipale, 74, 1968, p. 91.
26J-P. Rissoan, 1995.
27B. Paillard, C. Fischler, 1981.
28G. Le Bouëdec, 2010, p. 19 ; G. Buti, 2010.
Auteurs
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Souen Fontaine
INRAP, Aix Marseille Université, CNRS, CCJ, Aix-en-Provence, France
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Fabien Bartolotti
Aix Marseille Université, CNRS, TELEMME, Aix-en-Provence, France
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