Être marin au cœur des sociétés anciennes en Provence… xviie-xixe s.
Marin un jour, marin toujours ?
p. 71-80
Texte intégral
1Être marin dans les sociétés anciennes signifie, pour beaucoup de nos contemporains, être un individu atypique qui vit selon des rythmes décalés, qui obéit à d’étranges coutumes et se distingue par l’environnement professionnel, le pittoresque du costume voire du langage ou de la démarche. Pour des observateurs extérieurs, les marins apparaissent souvent comme un agrégat de catégories professionnelles unifiées par l’espace maritime et la vie singulière menée à bord des navires.
2Aussi, comprendre ce qu’est « être marin » au temps de la marine à voile nécessite-t-il de mobiliser des marqueurs qui définissent le groupe, non seulement à travers les désignations professionnelles mais aussi par le biais d’institutions, de discours et de représentations1. Débusquer les particularités qui participent à l’émergence d’une éventuelle identité maritime invite à analyser les différentes facettes des rapports que ces « citoyens du large » entretiennent, seuls ou avec leurs familles, avec le milieu particulier que constitue la mer2.
3Si être marin, en Provence comme en d’autres provinces maritimes, signifie partager un même sentiment d’appartenance, cette apparente unité s’accompagne de complexes représentations extérieures et de distinctions internes conduisant à un certain brouillage social. Qui plus est, la condition de marin est-elle « permanente, définitive et transmissible » ? Marin d’un jour, marin toujours ?
Un même sentiment d’appartenance
4Le vocabulaire des métiers permet souvent de saisir une réalité sociale, mais celui qui est attaché aux gens de mer est à la fois varié, flou et multiple. Au cours des xviie et xviiie siècles, entre le patron de navire marchand et le simple pêcheur existent quatre qualifications à Arles, douze à Marseille et une quinzaine à Cassis. Ces éléments, qui peuvent renseigner sur le dynamisme portuaire, confirment une diversité socioprofessionnelle parfois extrême et soulignent également des manques, le terme de « marin », auquel on préfère souvent celui de « navigant », n’apparaissant que tardivement.
5Au-delà de cette fragmentation lexicale se découvre une forte originalité du groupe façonnée par le travail et forgée par l’État. Au xviie siècle en France, l’État royal a souhaité, comme d’autres États européens, disposer d’une flotte de guerre permanente. On sait construire des navires, mais on se heurte à une même difficulté : comment recruter des hommes d’équipage quand l’appel aux volontaires ne suffit pas ? En réponse apportée à cet impératif, la « presse », qui consiste à rafler des jeunes gens dans les agglomérations portuaires pour les embarquer de force sur les vaisseaux de l’État, n’a pas été efficace. Alors que ce procédé reste largement employé en Angleterre, sans être totalement abandonné en France, un système original est établi dans ce dernier pays. Après quelques tâtonnements au temps de Richelieu, l’administration de Colbert imagine en 1668 une méthode originale à savoir le « service des classes ». Désormais, tout individu qui veut exercer une activité maritime civile – petit cabotage, commerce au long cours, pêche côtière ou hauturière, ouvriers spécialisés comme charpentiers, poulieurs ou calfats – doit être immatriculé, c’est-à-dire inscrit sur des registres « matricules », et « classé » pour servir un an sur trois sur les vaisseaux du roi3. Plus d’un siècle avant la conscription établie par la loi Jourdan (1799), le système des classes instaure un service militaire obligatoire. Une administration spéciale dotée d’un personnel spécifique – commissaire et adjoints – est mise en place afin d’établir en début de chaque année les listes des classes ou contingents d’hommes à diriger vers les ports-arsenaux. Les levées s’effectuent dans le cadre de circonscriptions – arrondissements, quartiers et syndics – créées à cet effet. Les contraintes de ce service obligatoire, pour lequel la solde est souvent moindre que les gains réalisés à la pêche ou au commerce, provoquent des « émotions » ou séditions sur tout le territoire : en 1670, à Martigues, l’ensemble de la ville se soulève par solidarité avec les gens de mer qui résistent aux levées ; à Marseille, en 1675, le bureau des classes est menacé d’être incendié et « l’infâme commissaire » d’être égorgé ; à Saint-Tropez, des entrailles de bovins sont clouées sur la porte du commissaire des classes4.
6Le système, qui est étendu en 1692 aux « gens de rivière » et aux pêcheurs à pieds afin de répondre au besoin croissant de marins, est finalement accepté au début du xviiie siècle car des compensations ont été accordées pour atténuer les contraintes imposées et les risques encourus pendant le service sur les vaisseaux du roi5. Les marins levés sont exemptés du logement des soldats pendant leur service, des tâches de collecteurs d’impôts, des éventuelles poursuites engagées par des créanciers, du service dans la milice ou de garde-côtes. Les capitaines de navire, les patrons et maîtres de barque ayant à leur bord un mousse pour dix hommes d’équipage sont exemptés de service (ordonnance de 1689), dans la mesure où ils participent ainsi à la formation de futurs matelots. Mais c’est surtout la création, en 1673, de la caisse des Invalides qui a été déterminante pour l’acceptation du système des classes. Les revenus de cette caisse, initialement destinés à la création, à Toulon et à Rochefort, d’hôpitaux pour les gens de mer, sont finalement affectés au versement d’une pension aux marins âgés ou blessés pendant le service6. La caisse des Invalides, alimentée par des prélèvements de 2 % sur les salaires des actifs – y compris corsaires – distribue une « retraite », selon un système par répartition entre générations, les actifs payant pour les « hors de service ».
7À cette institution originale, il faut ajouter l’assouplissement du système, dès sa création, grâce aux initiatives des commissaires des classes. Car ceux-ci n’ont pas strictement appliqué les levées « un an sur trois », mais établi un « tour de rôle » en tenant compte de demandes de dispense momentanée et des situations familiales des gens de mer que connaissent ces agents de l’État. Cette souplesse, permise par le « tour de rôle », sera légalisée par le ministre de la Marine en 1784. Supprimé en 1792, sans qu’il y ait une telle demande dans les cahiers de doléances, le service des classes est remplacé en 1795 par l’Inscription maritime : le nom change mais le contenu est le même, avec quelques aménagements, jusqu’en 19657.
8Ce système unique en France et en Europe, rejeté par les marins lors de sa mise en place, a finalement contribué à l’émergence d’un profond sentiment d’appartenance à un même groupe socioprofessionnel. Par cette institution à laquelle les marins sont finalement très attachés, l’État, royal puis républicain, a créé la catégorie des « gens de mer » et participé à façonner leur identité.
De complexes représentations
9S’il est très difficile de savoir ce que les gens de mer disaient d’eux-mêmes, les propos d’observateurs extérieurs permettent de dessiner quelques contours de cette « classe à part dans la société ». La dureté du milieu naturel et des conditions de vie imposées à bord des navires dès la prime jeunesse forge très vite des distinctions revendiquées par les marins ou leurs porte-parole. Dans son Histoire naturelle de la Provence, le médecin-voyageur Michel Darluc décrit les gens de mer provençaux qui « s’exercent à la nage, vont pieds nus, sont habillés légèrement, résistent aux coups de vent comme aux flots et s’endurcissent au travail8 ». Ce sont également des marques psychologiques que les observateurs recherchent chez cette « espèce bizarre et indéfinissable ». Dès le xviie siècle, et plus encore aux cours des siècles suivants, ils sont présentés, sous l’influence du néo-hippocratisme, comme des êtres imprévisibles, prodigues, versatiles, totalement incertains à l’instar des caprices maritimes. Considérant les gens de Martigues, Darluc pointe « la franchise et la candeur des matelots qui ne savent pas dissimuler leurs sentiments ni mettre un frein à leurs passions. Ils sont fort jaloux de leur liberté, extrêmement vifs, ce qui les fait paraître brusques et impatients ».
10Présents parfois dès l’origine de la ville, comme le mentionnent en 1790 les membres du directoire du département des Bouches-du-Rhône, les marins sont porteurs d’une identité intemporelle. Aubin-Louis Millin affirme, dans son Voyage dans les départements du Midi, que les pêcheurs de Marseille, « comme le reste des anciens Phocéens […], diffèrent des autres habitants et de tous les Provençaux par le vêtement, les habitudes et le langage. Ils ne s’allient qu’entre eux et leur race demeure ainsi sans mélange9 ».
11Les observateurs tendent à distinguer les marins du reste de la population, mais à différencier deux catégories parmi ceux-ci, les matelots et les pêcheurs. Ces derniers, assimilés à des paysans, sont tenus pour les descendants de vénérables peuples antiques. Dans ses Soirées provençales, Bérenger les évoque « sur la côte provençale, vivant dans des cabanes de branches entrelacées de couches faites d’algues marines10 ». Les appréciations concernant les matelots sont souvent le négatif de cette image bucolique. Ils sont gens des villes délétères et donc passablement immoraux, épuisés par le libertinage, les voyages lointains et les longues traversées dans des climats néfastes. S’ils sont « indolents et paresseux », habiles et sournois, négligents et vindicatifs, ils sont indispensables à l’État, à la marine de guerre et à l’économie des échanges.
12En dépit de ces nuances, les regards « extérieurs » se rejoignent pour retenir la forte singularité de la population navigante, pour l’isoler du corps social et pointer l’existence de structures communautaires qui contribuent à la définition d’une identité maritime. Loin de les unir, ces institutions conduisent pourtant à les différencier et à brouiller les pistes.
Confrontation, distinction : brouillage identitaire
Diversité des conditions
13Les confréries de métiers traduisent dans une certaine mesure cette diversité. À Marseille, la confrérie de Saint-Pierre regroupe les pêcheurs tandis que celle de Saint-Elme est réservée aux capitaines. Il existe deux ensembles distincts à Arles, à savoir la confrérie de Saint-Pierre pour les pêcheurs et celle de Saint-Nicolas pour les patrons de barque ou « barquiers ». Il en est de même à Saint-Tropez ou à Bastia. En outre, ces formes associatives dénotent des processus d’exclusion au détriment des simples matelots, qui éprouvent des difficultés à intégrer l’une ou l’autre de ces sociétés confraternelles.
14D’une autre nature mais dans le même ordre d’idées, les prud’homies chargées depuis le xive siècle à Marseille, puis à La Ciotat (1459), Toulon (1618) et Cannes (1721), de régler les contentieux entre les pêcheurs, et plus largement certains usages de la mer, ne sauraient être confondues avec l’ensemble du monde de la pêche. Ces associations, dont le nombre progresse après 1789 – création à Saint‑Tropez, La Seyne, Martigues, Antibes, Saint-Nazaire/Sanary – alors que la loi Le Chapelier met fin aux corporations, sont dominées par les patrons pêcheurs et propriétaires des coûteux engins de pêche.
15Il en est de même d’associations charitables gérées par des marins et destinées surtout aux officiers mariniers. À côté de l’œuvre de Saint-Elme, les capitaines et patrons de Marseille, à la fin du xviiie siècle, puis de Martigues, au début du xixe, mettent en place une sorte de caisse complémentaire pour venir en aide à une partie d’entre eux âgés, malades, infirmes. Cette « bourse du marin », d’abord financée par les cotisations des maîtres, est imitée à Toulon à la fin de l’Ancien Régime.
16Une même diversité est perceptible parmi les confréries de pénitents : à Six-Fours comme à Antibes, les pénitents bleus rassemblent les pêcheurs ; à Cannes, les pénitents blancs tous les gens de mer ; et à Saint-Tropez, les pénitents noirs les capitaines, et les blancs les matelots.
17Dans les villes portuaires, certains quartiers paraissent dédiés aux gens de mer, ainsi en est-il du quartier Saint-Jean à Marseille (paroisse Saint-Laurent) comme du quartier Saint-Jean à Toulon. Dès le mitan du xvie siècle, Robert Ruffi, notaire et chroniqueur phocéen, relève l’originalité du « quartier de Saint-Jean [où] sont logés tous les pêcheurs, gens de marine et quelques marchands », on y trouve aussi « des étrangers venant par mer du Levant, du Ponant et d’autres lieux ». Ces espaces urbains, qui présentent une forte coloration maritime, ne sont pas des « enclaves » strictement réservées aux gens de mer. La place, la fontaine, le lavoir, le cabaret, la chapelle, le calvaire ou l’église, ainsi que le recours permanent au système de crédit sont autant d’occasions de rencontres et d’échanges au sein même de ces quartiers urbains11.
18Des artisans souvent au service de la marine – cordiers, caissiers, tonneliers, maîtres voiliers, charpentiers –, des boutiquiers et de quelques bourgeois occupent les mêmes rues voire les mêmes maisons que les marins et leurs familles, et sont parfois sollicités pour être témoins lors d’un mariage ou constater un décès. L’organisation de petits trafics de pacotille tisse des liens sinon forts, tout au moins fréquents, entre le monde des marins et une partie de la population urbaine. Cependant, cette mixité sociale est à nuancer. À Martigues, dans le quartier de Jonquières, se dessine une « sélection » entre la rue Neuve et ses voies adjacentes, où se regroupent près de 45 % des capitaines, et les rues Ramade, Rouland et des Tourres, où se concentrent les matelots.
19Par ailleurs, l’endogamie ne touche pas de la même façon les composantes des gens de mer. À Marseille, alors que neuf pêcheurs sur dix du quartier Saint-Jean épousent des filles de pêcheurs, c’est le cas pour moins du tiers des matelots, davantage gyrovagues. La reproduction sociale est forte mais inégale, qui invite à nuancer fortement la fameuse « vocation maritime ». Si à Arles comme à Saint-Tropez, les deux-tiers des marins sont fils de marins, ils ne sont que 40 %, voire moins, dans ce cas à Marseille et Toulon.
20Enfin, les témoignages et les représentations des gens de mer insistent sur leurs difficultés matérielles, sur la précarité de leur condition. Être marin est-ce être pauvre ?
Gens de mer, gens de peu ?
21La réponse n’est ni univoque ni originale, les sources dessinant une société de gens de mer à la fois hiérarchisée et contrastée. Hiérarchisée, car la place éminente est tenue par les capitaines et officiers de navire, suivis par les officiers mariniers, les patrons de pêche et les maîtres au cabotage, puis par les pêcheurs et les simples matelots, sans omettre au bas de l’échelle les novices et les mousses. Contrastée, étant donné la diversité des destins personnels, les possibles héritages, les apports de petits crédits ou les investissements, même modestes, dans le foncier ou dans les parts de bateau (quirats). La participation à la transformation des produits de la pêche et les avantages que certains pouvaient tirer du grand commerce avec le port, permis ou droit de pacotille, participent à ces contrastes12.
22Au-delà d’écarts parfois sensibles et en rien originaux parmi les gens de mer, force est de reconnaître que la majorité des marins vit dans la précarité, dans l’incertitude économique constante, au seuil de la pauvreté. Ce bref récit résume, peu après le retour d’un matelot, la situation vécue en de nombreux foyers de marins :
Le premier jour la lampe est allumée, une serviette blanche sur la table, deux chandeliers avec leurs chandelles allumées ; la chère est succulente et les desserts choisis. Le lendemain, la lampe n’a pas été garnie ; il n’y a plus qu’un lumignon et, sur la table, un seul chandelier ; le menu est nettement moins copieux. Au bout de la semaine, la serviette est noire, on mange dans l’obscurité et la soupe est si claire que ce n’est que de l’eau chaude. Le matelot s’étonne. Alors sa femme, plongeant la cuiller dans la jatte, lui dit : « Eh ! Mon ami, le mari de ma cousine Jeanne vient d’avoir une heureuse rencontre : il est allé à Marseille et a trouvé à faire un voyage d’un an et demi. C’est çà de beaux voyages ! » Tu as raison femme ! J’irai à Marseille si je puis rencontrer si bien13.
23À la mort de leur époux de nombreuses femmes de marin renoncent à la succession, soit parce que le montant est ridiculement bas, soit parce que les dettes passives sont trop élevées et que la famille est insolvable.
24Être marin, et notamment matelot en Provence c’est appartenir aux catégories les plus fragiles de la société.
Faire face à la vie fragile
25Aussi, les gens de mer, en Provence comme sur les autres rivages, tendent-ils à multiplier les activités professionnelles complémentaires pour surmonter les difficultés matérielles. Ces marins, qui passent en moyenne seulement entre 50 et 60 % du temps de leur vie active en mer, sont souvent pluriactifs14. Certes, dans les sociétés anciennes la pluriactivité n’est pas le seul fait des gens de mer, mais elle est répandue et contribue également à brouiller leur identité.
26Des individus utilisent le temps disponible entre deux campagnes en mer pour se livrer à une autre activité, maritime ou non. Le matelot Jean-François Fouque, de Saint-Tropez, se livre au cabotage, mais « va à la pêche au poisson frais » entre deux embarquements au commerce. Le patron toulonnais Barthélemy Barrallier navigue au cabotage dans les années 1720-1730, tout en s’adonnant au renflouement des épaves puis participe au « creusage et curetage » de ports avant de se consacrer, avec ses fils, à l’établissement d’un chantier naval à l’entrée de la darse vieille du port‑arsenal.
27Toutefois, le secteur essentiel de la complémentarité économique des marins relève du travail de la terre. Fréquente dans la France méditerranéenne, l’association de la viticulture et du cabotage ne se présente pas systématiquement comme une position de repli. Ainsi en est-il des propriétaires terriens du cap Corse, « qui vont eux-mêmes écouler les produits de leurs récoltes : vin, huile, bois, écorce de chêne, cédrats, et ramènent des ustensiles, des denrées alimentaires, des matériaux de construction. Les échanges effectués, l’équipage, patron en tête, reprennent les travaux des champs15 ». Dans cette configuration, les marins naviguent en été, au moment où les travaux à terre n’ont pas commencé, et reviennent vendanger puis préparer la vigne pour la prochaine récolte. Les rédacteurs du Plan Terrier distinguent d’ailleurs parmi les habitants de la Corse une catégorie de travailleurs faite « de marins et cultivateurs tout ensemble16 ». Rarement affaire individuelle, la pluriactivité combinant cabotage et exploitation de la vigne s’inscrit dans le cadre d’entreprises familiales : quand le marin quitte son jardin et sa vigne, c’est sa femme qui le remplace dans les travaux des champs17. Ce choix peut résulter de l’origine sociale des gens de mer. Ainsi, en 1765, 30 % des officiers mariniers et des matelots de Cassis sont fils de paysans, et c’est le cas pour 41 % de ceux-ci à Antibes. Pareille ascendance résulte parfois de quelque héritage ou d’investissement de gains en vignes ou pinèdes. À Saint-Tropez, entre 1750 et 1800, les maîtres et capitaines de la ville, soit 7 % de la population, possèdent le quart du terroir de la paroisse et débordent sur ceux de Gassin et Ramatuelle, faisant ainsi « de la terre avec la mer » (Jean-Claude Perrot). Cette orientation foncière n’exclut pas, lorsque l’absence n’est pas trop importante, l’exercice d’activités artisanales ou commerciales : terrassiers, maçons, bûcherons ou cabaretiers.
28Ces réalités ne sont pas spécifiques aux marins, mais le monde de la mer doit compter avec les porosités professionnelles, les devenirs instables et les parcours incertains. Aussi, malgré l’importance de la reproduction sociale dans les catégories supérieures est-on « marin » sa vie entière ?
Marin un jour, marin toujours ?
29La réponse doit être nuancée mais fréquentes sont les mentions de ces marins qui aspirent à quitter le métier de la mer. De l’aveu même d’un capitaine provençal, « c’est un métier rude que tout honnête homme ne doit pas se fixer de faire tout le temps de sa vie18 ». Les raisons invoquées pour mettre « sac à terre » sont multiples.
30Certains y renoncent à la suite de problèmes de santé, une « vue détériorée » et « des douleurs aigües » chez ces hommes « usés et tout cassés, qui ne valent plus rien », sous-entendu pour servir sur les vaisseaux du roi. D’autres reprennent leur premier métier après une tentative maritime peu convaincante ou des perspectives offertes par une modification de leur situation familiale ou locale (mariage, affaire à reprendre). Certains invoquent des charges de famille incompatibles avec les absences longues et répétées exigées par les expéditions outre-mer. Jean-Louis Gouffon demande ainsi à être radié des registres des classes « car il est chargé de pourvoir tout seul, à l’aide du métier de cordonnier, à la subsistance d’un père vieux et aveugle ». La pluriactivité peut en conduire à se livrer aux activités agricoles à temps plein, comme on peut l’observer à Sérignan au xviie siècle, à Collioure, au cap Corse ou à Antibes au siècle suivant.
31De fructueuses opérations maritimes, au commerce plus qu’à la pêche, conduisent certains capitaines de navires marchands « à renoncer à cet ingrat métier de la mer pour vivre bourgeoisement », c’est-à-dire de leurs rentes mais sans renoncer totalement à la mer par le biais de prêts maritimes, d’achat de parts de navires ou quirats et de « vignes épaisses » qui fournissent le « vin de barque » aux caboteurs provençaux.
32Cet éventail des possibles, qui met à mal les identités professionnelles, peut provoquer, pour une fraction de marins et de leur famille, un délitement social et culturel avec le monde maritime. Délicats à quantifier, ces éléments montrent toutefois un monde maritime en rien figé et monolithe, capable d’adaptations et parfois de totale reconversion.
33Face à ce foisonnement d’itinéraires et à la mobilité des travailleurs de la mer, il est difficile de conjuguer « être marin » au singulier. La porosité des carrières, les différents usages de la mer, la diversité des types de navigation, les aléas des existences individuelles brouillent singulièrement l’approche identitaire de « ce monde que nous avons perdu. »
Conclusion
34L’identité maritime, réelle mais plurielle et éclatée, est d’abord liée aux effets induits par les activités professionnelles et leurs soubresauts. Le travail de la mer trace une double frontière au sein de ce groupe dont l’émergence a été favorisée en France par l’instauration du système des classes et ses conséquences, notamment la création de la caisse des Invalides. Outre la partition entre les gens de mer et ceux qui ne le sont pas, existe une division interne et tripartite du monde de la mer : pêcheurs, matelots et capitaines (ou maîtres et patrons).
35Par ailleurs, plus que la vie singulière que mènent les équipages à bord des navires, ce sont les conséquences de l’activité maritime sur les individus, les familles et les communautés qui ont façonné les identités sociales.
36C’est l’absence plus que le voyage, le risque plus que la navigation, qui tracent les contours identitaires des gens de mer, qui impriment leurs marques sur le rythme des naissances et sur les compositions familiales : la surmortalité masculine rend compte de la relative brièveté des unions, entre le tiers et la moitié des couples n’atteignent pas dix ans de vie commune, contre un quart pour l’ensemble de la population française au xviiie siècle. Enfin, ce sont ces conséquences de l’activité maritime qui expliquent le rôle des femmes de marins pendant les absences, des veuves ensuite, comme le rappelle l’importance des procurations accordée par les marins à leurs épouses « avant un voyage de mer » qui peut être sans retour19.
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Notes de bas de page
1G. Buti, A. Cabantous, 2016.
2A. Cabantous, 1995.
3J. Captier, 1907.
4R. Pillorget, 1971, p. 313-324.
5M. Acerra, A. Zysberg, 1997.
6G. Buti, 2020b, p. 325-336.
7P. Villiers, P. Culerrier, 1982.
8M. Darluc, 1784-1786.
9A.-L. Millin, 1807-1811.
10L.-P. Bérenger, 1786.
11À ne pas confondre avec le « quartier maritime », circonscription administrative des départements maritimes créés lors de la mise en place du système des classes.
12Le droit de pacotille dit aussi « port-permis » autorise les officiers, matelots et gens de l’équipage d’embarquer, sans paiement de fret, des marchandises pour en faire commerce pour leur compte. Cet avantage participe également à l’identification des gens de mer.
13M. Morineau, 1970 ; É.-M. Massé, 1970 [1842], p. 142.
14G. Le Bouëdec et al. (dir.), 2004.
15M. Martini, 1953, p. 209.
16Archives nationales, K 1760, Liasse 7 no 6, 1771, la rédaction du Plan est terminée vers 1795.
17G. Buti, 2020a.
18Archives départementales du Var, Papiers de famille, Caussemille, 12J 6, le 1er juillet 1725.
19G. Buti, 2018.
Auteur
-
Gilbert Buti
Aix Marseille Université, CNRS, TELEMME, Aix-en-Provence, France
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