Du pire au meilleur. Le modelage à Thasos : techniques et artisans du IVe siècle
p. 241-256
Résumés
Parmi les très nombreuses trouvailles de figurines classiques dans les sanctuaires de Thasos, les réalisations modelées sont de très loin minoritaires par rapport aux moulées. L’analyse de quelques exemples mettra en évidence la variété des réalisations, dans les dimensions (de la très petite figurine à l’ambitieuse statuette), les thèmes (des femmes debout drapées surtout, mais aussi des sujets originaux), la qualité (le meilleur côtoie le pire) et les techniques (tant pour le façonnage que pour l’anticipation de la cuisson), sans oublier l’importance du modelage pour la technique du moulage, aussi bien dans la mise en place des productions que dans celle des différentes versions d’un même type. Cette variété reflète sans doute celle des façonneurs : des tâcherons, parmi lesquels des enfants, improvisant avec plus ou moins de bonheur dans cette technique, des céramistes plus ou moins rompus au modelage, mais aussi des sculpteurs de métier qui réalisaient à l’occasion des offrandes uniques de qualité, sans doute sur commande. C’est à ces derniers qu’il faut aussi attribuer les prototypes dont dérivent des séries de statuettes moulées d’excellente qualité à Thasos.
Among the very numerous terracotta figurines of Classical period found in the sanctuaries of Thasos, the hand-modelled creations are by far a minority compared to the moulded ones. The analysis of some examples will highlight the variety of the realisations, in dimensions (from the very small figurine to the ambitious statuette), themes (mostly standing draped women, but also some very original subjects), quality (the best side by side with the worst) and techniques (both for the shaping and for the anticipation of the firing), without forgetting the importance of modelling for the casting technique, both in the implementation of productions and in that of different versions of the same type. This variety undoubtedly reflects that of the artisans: on the one hand, there were workers, including children, who improvised with varying degrees of success in this technique, potters more or less experienced in modelling, and professional sculptors who occasionally made unique offerings, no doubt on commission. It is to them that we must attribute the hand-modelled prototypes from which series of moulded statuettes of excellent quality are derived in Thasos.
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Mots-clés : époque classique, Thasos, Artémision, Thesmophorion, modelage, modeleurs, sculpteurs, armature, cuisson, prototype, prototype secondaire
Keywords : classical period, Thassos, Artemision, Thesmophorion, modelling, modellers, sculptors, armature, firing, prototype, secondary prototype
Dédicace
À la mémoire de Francine Blondé
Texte intégral
1La publication des figurines de terre cuite classiques et hellénistiques du Thesmophorion de Thasos1 avait été commentée principalement pour son apport sur les techniques du moulage et la façon de publier économiquement un ensemble nombreux de figurines fragmentaires en tenant compte des modalités de leur production en série. En revanche, la publication détaillée dans ce même volume d’un certain nombre de statuettes modelées était passée pratiquement inaperçue2. C’est sur cet ensemble, exceptionnel pour l’époque, d’objets modelés, figurines et statuettes3 du Thesmophorion mais aussi, à l’occasion, de l’Artémision, les deux sanctuaires qui ont livré à Thasos les lots les plus importants de terres suites figurées4, que je voudrais revenir ici : leur extrême diversité, du point de vue de la qualité, donne en effet matière à des considérations sur les techniques, sur l’emploi occasionnel d’un procédé traditionnel de façonnage à une époque très largement dominée par le moulage5, enfin sur les modeleurs.
1. Les objets : du plus modeste au plus ambitieux, du pire au meilleur
2Il convient tout d’abord de souligner le petit nombre des objets modelés recueillis dans les sanctuaires de Thasos, ainsi que la situation contrastée de l’Artémision et du Thesmophorion de ce point de vue. Pour la période archaïque, l’Artémision a livré un remarquable ensemble de fragments de statues en terre cuite, provenant d’une douzaine au moins de korés de taille humaine6, ainsi qu’un petit nombre de figurines « primitives ou de genre primitif » – animaux, figurines féminines et masculines debout, cavaliers – qui forment malgré tout un ensemble significatif quoique banal7 ; en revanche, aucune figurine modelée de ce genre ne se trouve au Thesmophorion pour cette période. Pour les époques classique et hellénistique, il n’y a pratiquement qu’une seule figurine modelée à l’Artémision, tandis que le Thesmophorion a livré un corpus proportionnellement peu nombreux mais néanmoins significatif de fragments de figurines et statuettes modelées : sur les circa 10 000 fragments de terres cuites recueillis, 105 seulement appartiennent à des œuvres entièrement modelées, soit 1,05 % : la part en NMI pourrait être du même ordre.
3Ces objets sont datés pour l’essentiel du IVe siècle : cette datation repose le plus souvent sur des critères stylistiques, à partir des parallèles dans la grande plastique, et une seule fois sur des critères stratigraphiques. Dans la mesure où ils ont déjà été publiés, je me contenterai ici d’un survol rapide destiné à illustrer leur variété, en allant des plus modestes et plus petits vers les plus ambitieux8.
4Le premier ensemble (fig. 1)9 regroupe de petits modelages massifs, de quelques centimètres à une quinzaine de centimètres seulement, façonnés dans un colombin ou une croûte épaisse : les femmes debout drapées 776, 778, 779, les figurines en chiton court 841-842, la trônante 861, le groupe de Hadès-Korè 1127, un curieux décharné inv. F19265 (fig. 2) provenant de l’Artémision, ainsi que d’étranges carcasses de porcelets éventrés, entrailles apparentes 1138-1141 (fig. 3).
Fig. 1 – Figurines modelées massives 776, 778, 779, 841, 842, 861 et 1127

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 2 – Figurine modelée représentant un décharné F19265

(photo T. Nicq / HALMA UMR 8164).
Fig. 3 – Porcelets éventrés 1138-1141

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
5Dans un deuxième ensemble, on trouve des figurines et statuettes plus grandes, dont le corps creux témoigne de l’influence de la technique du moulage : les figures féminines 777, 762, 781, 879, la figure féminine en mouvement 880-882 (fig. 4), la curieuse figure féminine en chiton court 834-837 (fig. 5) et le groupe 1122-1125 représentant l’enlèvement de Korè (fig. 6).
Fig. 4 – Figurines modelées creuses 762, 777, 781, 879, 880-882

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 5 – Figurines modelées creuses 834-837

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 6 – Groupe de l’enlèvement de Korè 1122-1125

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
6Le troisième ensemble réunit des statuettes d’orantes bien plus ambitieuses : leurs fragments totalisent 31,2 kg sur le total des 273 kg de fragments de terres cuites figurées du Thesmophorion (soit 11,4 %). Ces statuettes se répartissent en deux gammes de tailles bien différentes : 27-33 cm avec des têtes moulées 1 à 6 (fig. 7-9) et aux alentours de 65 cm avec des têtes également modelées et des bras traités en abattis 7 à 24 (fig. 10-16) ; elles sont réalisées selon trois techniques pour la masse de l’œuvre, toujours montée sur armature : corps massif, corps avec cavité réservée et corps évidé par l’arrière pour les plus grandes.
Fig. 7 – Orante modelée 1

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 8 – Fragments de statuettes d’orantes modelées 2 et 3

(2 : photo T. Nicq / HALMA UMR8164. 3 : d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 9 – Fragments de statuettes d’orantes modelées 4, 5 et 6

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 10 – Fragments de statuettes d’orantes modelées 7, 8 et 9

(7 et 9 : photos T. Nicq / HALMA UMR8164. 8 : d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 11 – Fragments de statuettes d’orantes modelées 10 et 11

(10 : photo T. Nicq / HALMA UMR8164. 11 : d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 12 – Fragments d’orantes modelées 12 et 13

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 13 – Fragments de statuettes modelées 14, 15, 16, 17 et 24

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 14 – Statuettes d’orantes modelées 7 et 9 : détail de l’arrière évidé

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 15 – Statuettes d’orantes modelées : détails de la cavité réservée (6), de l’intérieur évidé (16 et 8) et du négatif de l’armature (2, 4 et 8)

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 16 – Statuettes d’orantes modelées : bras traités en abattis assemblés

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
7À ces objets il convient d’ajouter un groupe à la fois plus discret et plus diffus, celui des figurines moulées modifiées par modelage. Il s’agit d’une part d’objets transformés exemplaire par exemplaire, comme les hydrophores 794-810 (fig. 17), la figurine modelée sur une poupée moulée 879 (fig. 4), ou les divinités, Athéna et Aphrodite, banalisées en simples mortelles par le biais d’Umbildungen grossières qui effacent les attributs d’Athéna (type Agathè, fig. 18) et donnent à Aphrodite une tenue plus modeste (type Myrsinè), d’autre part de nouvelles versions moulées dérivant d’un prototype secondaire, c’est-à-dire un exemplaire moulé de la version originelle modifié par un modelage plus ou moins réussi (Arétè, versions B et C, Kritylla version B, Timokleia, version B) (fig. 19-20). Dans les deux cas, on est au-delà du simple réparage : il s’agit, par modelage, de modifier plus ou moins profondément l’iconographie de l’objet moulé originel.
Fig. 17 – Fragments de figurines d’hydrophores bricolées 795-810 : moulage et modelage

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 18 – Type Agathè, statuette 25 et fragment 26 : une Athéna incomplètement « banalisée », dont le modelage a inégalement oblitéré l’égide et le casque selon les exemplaires

(d’après Muller 1996, photos P. Collet / EfA).
Fig. 19 – Type Arétè : reconstitution graphique de la version B (chiton ajouté en modelage sous le péplos) de la 3e génération

(d’après Muller 1996, dessins V. Anagnostopoulos / EfA).
Fig. 20 – Type Arétè : reconstitutions graphiques de la version C (chiton et himation ajoutés en modelage) de la 3e génération

(d’après Muller 1996, dessins V. Anagnostopoulos / EfA).
8Enfin, il ne faut pas oublier que toutes les figurines tirées d’un moule dérivent d’un prototype modelé : l’énorme production thasienne donne un bel aperçu de la qualité d’un certain nombre de ces créations originales, parfois traitées comme de véritables rondes-bosses, aussi détaillées à l’avers qu’au revers.
2. Approche technique
2.1. Terres, dimensions, masse de l’œuvre et anticipation de la cuisson
9Le choix ou la préparation de la terre utilisée par les modeleurs apparaît lié à la fois aux dimensions de l’objet à réaliser, au choix du corps massif ou creux et à l’anticipation de la cuisson. Les terres à la matrice très argileuse, pratiquement sans mica, de granulométrie très fine et homogène, très grasses, dont un lavage soigneux a éliminé toutes les inclusions, sont les plus plastiques10 : elles sont pourtant d’un emploi rare, réservé à quelques petites figurines creuses (777) ou à des statuettes de taille moyenne exceptionnellement évidées (24) mais le plus souvent massives (1, 2, 3) ; ces dernières sont cuites à une température relativement basse et restent de ce fait fragiles : les balles de terre se détachent facilement les unes des autres. Les terres plus sableuses et très micacées, de granulométrie plus importante et irrégulière, bien dégraissées avec des inclusions assez nombreuses, sont utilisées pour toutes les dimensions, depuis de petites figurines (776, 778, 779, 1138-1141), jusqu’aux statuettes moyennes (4, 5, 6) et très grandes (7 à 14) : la cuisson toujours excellente confère à ces objets une dureté remarquable. L’utilisation conjointe des deux terres, aux caractéristiques si différentes, est exceptionnelle et reste inexplicable11 : dans l’enlèvement de Korè 1122-1125, chevaux et char sont réalisés dans la terre grasse, les personnages et la plinthe en revanche dans la terre maigre.
10Les modelages de petites dimensions (776, 779, 810, 841, 842, 1138-1141) sont massifs et bien cuits : la masse de l’œuvre de moins de quelques centimètres d’épaisseur ne court en effet aucun risque à la cuisson. En revanche, pour les modelages un peu plus ambitieux, on prévient le risque de craquelure ou même d’éclatement au séchage et à la cuisson en réalisant des corps creux (à l’exception des statuettes 1-4). La façon la plus simple d’obtenir ce résultat est de refermer une croûte en forme de ∏ (778, la Korè du groupe 1122-1125) ou en cylindre, dans lequel est découpée une fenêtre d’assemblage (836). Pour des réalisations plus élaborées, on réserve une cavité au montage de la masse de l’œuvre, en assemblant par les bords deux fortes croûtes convexes dans l’épaisseur desquelles sont ensuite modelés l’avers et le revers (5, 6, 777) (fig. 8, 13 et 3). Une autre solution consiste à utiliser comme masse de l’œuvre le corps d’une figurine moulée, donc creuse ; une fois qu’un début de séchage lui a donné la consistance cuir et donc une certaine rigidité, on peut la modifier avec l’ajout de surépaisseurs de terre à façonner par modelage (762, 781, 879, le torse de Hadès dans le groupe 1122-1125) : une fenêtre d’assemblage facilite alors l’assemblage des abattis.
11Enfin, les statuettes de grande taille, dont la section peut atteindre une quinzaine de centimètres, sont toutes évidées par l’arrière (7 à 16)12 : une fois le modelage achevé et avant la cuisson, la masse de l’œuvre est creusée sur toute la hauteur au moyen de spatules ou de mirettes, jusqu’à ne laisser qu’une croûte de deux ou trois centimètres d’épaisseur sur l’avant et les côtés ainsi que dans les épaules (fig. 14-15). La zone à évider est délimitée d’abord par une incision avec une lame ; dans un cas, les dimensions de la découpe de l’arrière ont été rétrécies par l’ajout d’un colombin sur le bord (11). Ces grandes statuettes sans arrière, avec des traces d’outils apparentes dans la cavité, sont en fait de fausses rondes-bosses.
2.2. Armatures
12Alors que les figurines modelées s’en passaient sans problème, les statuettes, moyennes et massives (1, 2, 4) et grandes et évidées (7 à 16), sont montées sur une armature destinée à soutenir le modelage jusqu’à ce que le séchage lui ait conféré une rigidité suffisante13. L’élément principal de l’armature se reconnaît en négatif dans la masse de l’œuvre de la plupart des exemplaires, ou sur leurs fragments (fig. 15). Il s’agit d’une tige, très vraisemblablement en bois, solidaire d’un plateau et dont la section diminue du bas vers le haut, afin de faciliter le retrait de l’œuvre avant son séchage complet : elle est ronde (2 : section14 de 1 à 0,4 cm ; 4 : section de 1,5 à 0,3 cm ; 9 : section de 1,1 à 0,9 cm, à hauteur du cou) ou rectangulaire (3 : section max. 1,4 x 2 cm) ou même polygonale (14). Cette tige se trouve à peu près sur l’axe du corps et peut monter jusque dans la tête. Mais pour deux grandes statuettes qui se développent en largeur (8, 14), le désaxement observé du négatif laisse ouvertes deux autres possibilités : deux tiges parallèles se terminant dans les épaules15, ou une véritable planche (8 : épaisseur 3,7 cm) : cette dernière solution faciliterait l’évidement, opération qui dans tous les cas faisait disparaître la quasi-totalité du négatif de l’armature. Cette armature simple est le κάναβος évoqué par les textes anciens :
τὸ μὲν δὴ ξύλον ᾧ περιπλάττουσι τὸν πηλὸν οἱ κοροπλάθοι, κάναβος καλεῖται. (Pollux 10, 189)16
13Le bois autour duquel les coroplathes modèlent la terre s’appelle kanabos.
14Le trou entre les cuisses de 836 est quant à lui problématique : s’agit-il du négatif d’un support pendant le modelage, ou servait-il pour un étai sans lequel la statuette ne pouvait tenir debout ?
15À cette armature principale, destinée à être retirée, s’ajoutaient occasionnellement des armatures secondaires, destinées à rester en place, lorsque les membres en projection étaient modelés en même temps que la masse de l’œuvre. La statuette 3 en donne le seul exemple : il s’agit d’une orante, avec les bras baissés mais écartés du flanc, les avant-bras relevés à l’horizontale. Au modelage, les bras rapportés aux épaules pesaient dans le vide et risquaient de se détacher : aussi ont-ils été modelés autour d’un fort fil de plomb (section 0,35 cm) qui s’enfonçait jusque dans l’épaule, bien visible dans la cassure du bras droit (le seul conservé), d’où il dépasse de quelques millimètres. La malléabilité du plomb permettait d’adapter souplement la position du bras, pendant le modelage, apparemment sans provoquer ensuite de craquelures au séchage puis à la cuisson, d’ailleurs modérée. Cette armature secondaire n’était évidemment pas solidaire de l’armature principale, dont elle aurait interdit l’extraction. Les sculpteurs modernes connaissent bien ces armatures internes dans les membres en extension : elles sont en fil ou tiges de fer ou d’aluminium et parfois complexes17 ; mais les maquettes ou modèles qu’elles soutiennent ne sont pas destinés à être cuits, opération qui provoquerait des craquelures au moment du retrait de la terre sur l’armature18.
2.3. Montage et façonnage
16Le montage et le façonnage commencent dans la plupart des cas avec un travail par addition, sans outil, à partir d’un épais colombin pour les figurines les plus petites (776, 861) ou de plusieurs colombins pour le décharné F19265, d’une unique croûte assez épaisse (778) ou de l’association de deux croûtes convexes pour réserver une cavité intérieure (5, 6, 777). Pour les statuettes, la masse de l’œuvre est soutenue à ce stade par l’armature, sur laquelle est enfoncée en force un pain de terre (4) ou contre laquelle, plus souvent, sont tassées à partir du plateau des balles de terre (1, 2, 3, 7, 8, 9). Le noyau de l’œuvre est ensuite mis en forme par modelage direct à la main, puis « drapé » dans une feuille de terre ou des balles largement écrasées pour former la surépaisseur d’un himation (1, 2, 4, 7, 12), tandis que des colombins en forment les rouleaux de plis transversaux ou les chutes latérales (4, 12, 13).
17Vient ensuite un travail de façonnage par soustraction de matériau, avec des outils cette fois : tiges pointues, lames, spatules, gouges et mirettes de formes différentes19 ; ils permettent de détailler et mettre en forme les plissés avec toute une gamme d’effets (plis gravés, tuyautés plus ou moins profonds, disposés en escalier, etc.). Addition et soustraction peuvent alterner, par exemple lorsque le drapé d’un chiton est façonné entièrement à l’outil avant d’être recouvert d’une nappe ou feuille de terre pour l’himation, travaillé à son tour ensuite à l’outil (1, 2, 7, 12, 13). La mise en forme finale des modelages les plus petits ne recourt qu’à des outils bien moins nombreux, comme de fines tiges pointues pour graver le détail de la pilosité ou l’abdomen du décharné F19265, tandis que la petite trônante 861 ne présente aucun détail ajouté à l’outil. Enfin, on fait souvent appel à des moules pour la réalisation des têtes (1, 6, et tête féminine, avec cheveux et barbe modelés, de l’Hadès du groupe 1122-1125), exceptionnellement pour les jambes d’une statuette en chiton court (836-837).
18Cette complexité du travail dès le montage de la masse de l’œuvre et jusque dans le façonnage final est sensiblement différente de ce que l’on connaît des modelages de l’époque archaïque, dont le colombinage et le pastillage sont les procédés principaux d’ajout de détails20 : le recours à des outils est bien plus réduit. Seuls les porcelets éventrés 1138-1141, simples boudins de terre ouverts d’un trait de lame et détaillés de viscères en colombins et pastilles, seraient techniquement comparables à des réalisations d’époque archaïque.
2.4. L’assemblage
19Le modelage des bras en projection sur une armature secondaire était exceptionnel : en règle générale, les avant-bras des orantes et parfois leurs mains, qui pesaient dans le vide, étaient traités en abattis et assemblés à la masse de l’œuvre. Pour les réalisations de taille moyenne, ces abattis étaient assemblés à la barbotine sur un simple chiquetage, comme l’avant-bras 22, la main 23 (fig. 16) ou la main droite de 8.
20Pour les grandes statuettes, dont les bras pouvaient être massifs et pesants (près de 4 cm de diamètre pour le bras 19 et celui de 10) a été pratiquée une technique d’assemblage relativement complexe. Sa reconstitution doit tenir compte de l’aspect des surfaces d’assemblage, juste à la limite des parties drapées, planes et nettes, de la même couleur que le reste de l’épiderme, et de la présence de trous étroits (section ronde ou carrée de 0,5 cm au maximum) et très profonds (jusqu’à 4 cm) et de la très bonne qualité de la cuisson21 (fig. 16). On peut dès lors reconstituer la chaîne opératoire suivante : les abattis modelés sont coupés perpendiculairement à leur axe longitudinal ; dans les surfaces de jonction sont préparées de profondes mortaises, par simple enfoncement de tiges de bois dans la terre consistance cuir, aussitôt retirées ; on procède ensuite à la cuisson de la masse de l’œuvre et des abattis séparés ; enfin, on réassemble les bras au moyen de chevilles de bois enfoncées dans les mortaises et on masque le joint à la barbotine.
21Cette technique relativement complexe trouve à Thasos de proches parallèles dans les assemblages avec tenon et mortaise : d’une part pour les bras des grandes corès ioniennes de l’Artémision22, d’autre part pour des statuettes produites en série par moulage, du type Arétè : ses avant-bras avec tenon sont ajustés à consistance cuir dans une mortaise au coude de la masse de l’œuvre, retirés, signalés par une marque d’assemblage gravée sur le tenon et au bord de la mortaise, cuits, puis assemblés à la barbotine23. Ces assemblages sont fragiles, comme l’atteste le décollage sans aucune trace d’arrachement.
3. Qui sont les modeleurs de Thasos, pourquoi modeler ?
22Manifestement, les différences de qualité des modelages thasiens du IVe siècle s’expliquent par la diversité des modeleurs.
3.1. Des enfants apprentis
23Quelques objets sont d’une maladresse technique étonnante (834-837, fig. 5) ou au contraire d’une simplicité confondante (778, 861, fig. 1) : dans les deux cas, le résultat laisse énormément à désirer du point de vue esthétique, bien loin de nombreux modelages de l’époque archaïque dont l’inventivité et la fraîcheur nous séduisent encore aujourd’hui. Je suis très tenté d’attribuer ces réalisations thasiennes à des enfants au sein de l’atelier de poterie familial : au-delà de ce qui est, en Grèce ancienne comme de tout temps, une activité ludique24, ils se font la main, expérimentent diverses solutions, bref, apprennent le métier de céramiste. Pour l’époque géométrique, la présence d’enfants-apprentis dans les poteries a été précisément documentée à partir de vases miniatures, façonnés et décorés par des enfants, ou de vases de taille normale façonnés par un potier expérimenté et décorés par des enfants25. J’ai moi-même argumenté26 pour l’existence du travail des enfants dans les ateliers de céramistes pour les époques ultérieures : ce sont pour la plupart de modestes entreprises familiales, dont la production coroplastique, intégrée à la poterie ou délocalisée dans la maison du patron-potier, était une activité annexe. Le façonnage des terres cuites figurées, par moulage surtout et à titre d’essai par modelage, technique qui réclame bien d’autres compétences, pouvait facilement être confié aux mains des enfants, tandis que les autres étapes de la chaîne opératoire, la préparation des terres et surtout la cuisson, réclamaient les compétences des céramistes expérimentés de l’atelier27.
3.2. Des potiers « bidouilleurs »28
24D’autres réalisations peuvent être attribuées à des artisans expérimentés, en fait des potiers qui n’interviennent que ponctuellement, et avec un bonheur inégal, dans le domaine de la plastique. Ils le font pour réaliser, sans doute à la demande, des pièces uniques ou rares, comme les enlèvements de Korè 1123-1125 (fig. 6) et 1127 (fig. 1) ou le décharné F19265 (fig. 2), ou des pièces pour lesquelles il n’y a pas de demande régulière et donc pas de moule, comme les porcelets éventrés 1138-1141 (fig. 3), les hydrophores 795-810 (fig. 17) ; occasionnellement, ils cherchent à diversifier leur production principale, celle d’orantes moulées, en « banalisant » en modelage et exemplaire par exemplaire des divinités tirées de moules (types Agathè et Myrsinè)29. On est encore en-deçà de toute volonté de production en quantité : mais celle-ci se fait jour aussi lorsque ces potiers modifient en modelage une statuette moulée, pour obtenir un prototype secondaire à l’origine d’une production régulière d’une nouvelle version, même si celle-ci n’est guère réussie (version TIM II B du type Timokleia). Dans tous ces cas, le modelage, souvent sous la forme du bricolage à partir d’objets moulés, est la solution technique qui permet aux potiers d’une part de répondre à des demandes particulières avec leurs moyens propres, c’est-à-dire sans aide extérieure et donc à un coût acceptable pour une clientèle peu regardante sur la qualité, d’autre part de varier leur production et d’élargir leur répertoire au prix d’un effort de créativité limité ou sans passer par la création de nouveaux prototypes.
3.3. Des sculpteurs
25La dernière catégorie de modeleurs est la plus intéressante : ce sont des sculpteurs, avec une véritable culture plastique, gens de métier rompus aux techniques du modelage, la première étape d’ailleurs de la fabrication d’un marbre ou d’un bronze avec la réalisation du modèle en terre à reproduire dans le matériau définitif30. Ils interviennent pour réaliser des pièces uniques, de très grande qualité, les statuettes modelées d’orantes du Thesmophorion, de taille moyenne (1-6, fig. 7-9) ou de grande taille (7-24, fig. 10-14). Les techniques de montage, de façonnage et d’assemblage de ces belles statuettes modelées donnent un exceptionnel aperçu du travail du sculpteur dans la phase créatrice, la plus difficile, « lorsqu’il a la terre sous l’ongle », mais aussi de sa connaissance de la statuaire classique où il va puiser les archétypes qui inspirent ses créations modelées31. Tout en utilisant peut-être les installations techniques des céramistes pour la préparation de la terre et la cuisson, ces sculpteurs répondaient de cette façon directement à la demande d’une clientèle plus exigeante sur la qualité.
26Mais ils collaboraient aussi avec les céramistes pour la mise en place de la production en masse, par le biais du moulage, de statuettes de qualité. Plutôt que des prototypes, ils leur vendaient sans doute des jeux de moules (corps et abattis : tête, bras, éventuellement jambes) de première génération, pris sur les prototypes qu’ils avaient modelés et raisonnés32. Dans le riche corpus d’orantes moulées du Thesmophorion de Thasos, un certain nombre de types du IVe siècle se distinguent par leur hauteur, de 28 à 60 cm pour les exemplaires des plus anciennes générations attestées33 – si l’on tient compte du rapetissement par rapport aux prototypes, on retrouve pour ceux-ci les dimensions des grandes orantes modelées – et surtout par leurs qualités plastiques, directement inspirées des représentations de divinités de la statuaire attique du dernier quart du Ve siècle et du IVe siècle34 : ils sont traités comme de véritables rondes-bosses, et présentent souvent un revers aussi détaillé que l’avers et dans lequel, au prix de solutions techniques originales, on évitait de découper des fenêtres d’assemblage ou des évents35.
27Si les céramistes s’adressaient à des sculpteurs pour les premiers jeux de moules, c’est bien dans leurs mains que se dégradait ensuite la qualité, au fil des générations successives dont ils fabriquaient eux-mêmes les surmoules ou à l’occasion de la simple reproduction par surmoulage de productions importées ou concurrentes36. En revanche, la collaboration du sculpteur avec le céramiste semble s’être prolongée parfois avec la fourniture de prototypes secondaires pour de nouvelles versions dont la qualité n’a cette fois rien à envier à celle des versions originelles : c’est le cas par exemple des prototypes secondaires ARE II B et ARE II C du type Arétè, sur lesquelles ont été ajoutés en modelage pour l’une un chiton, pour l’autre un chiton et un himation (fig. 19-20), qui ne déparent en rien la sobre péplophore originelle ARE I A.
28La pratique du modelage au IVe siècle à Thasos diffère donc sensiblement de celle de l’époque archaïque et de ses prolongements. Les réalisations sont plus ambitieuses en dimensions, plus variées dans les techniques de façonnage, nettement dépendantes des expériences acquises dans la fabrication de figurines moulées à corps creux, et surtout révélatrices de différentes catégories de modeleurs aux motivations différentes : enfants en phase d’apprentissage jouant à modeler, céramistes bricoleurs travaillant à l’économie et sculpteurs de métier vendant d’excellentes créations originales. Comme déjà observé pour le moulage, le modelage à Thasos à l’époque classique est à la croisée des métiers du céramiste et du sculpteur : la qualité varie selon que l’on est plus près de l’un ou de l’autre de ces deux milieux.
Bibliographie
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Weill 1985 : N. Weill, La plastique archaïque de Thasos. Figurines et statues de terre cuite de l’Artémision I. Le haut archaïsme, Athènes, École française d’Athènes, (Études thasiennes, 11), 1985, (2 volumes), 226 p., 88 fig., 48 pl.
Notes de bas de page
1Muller 1996.
2Muller 1996 : le corpus I-1 (1-24, 66-80) est entièrement consacré aux statuettes modelées ; d’autres figurines modelées sont dispersées dans le corpus II.
3J’utilise ici la distinction traditionnelle entre figurines (de petite taille, inférieure à 25 cm) et statuettes, plus ambitieuses (plus de 25 cm) : voir par ex. Baudry, Bozo 1978, 514. Il est vrai que cette distinction est parfois difficile à maintenir : une statuette moulée devient figurine en quelques surmoulages successifs…
4Sur les quantités et l’état d’avancement de l’étude des terres cuites figurées de Thasos, voir BCH 138, 2014, 667-673.
5Sur les avantages du moulage par rapport au modelage pour répondre à une demande croissante d’objets de piété, voir Muller 2011, 47-49.
6BCH 85, 1961, 927-930, et BCH 138, 2014, 673. Cet ensemble est encore inédit, à l’exception des fragments de deux statues dédaliques, publiés dans Weill 1985, 140-146.
7Weill 1985, 27-54. Huysecom-Haxhi 2009, passim. Voir aussi la contribution de S. Huysecom-Haxhi dans ce volume.
8Pour les terres cuites du Thesmophorion, je reprends tout simplement les numéros des objets (en petit corps gras) ou la dénomination des types (en italiques) de Muller 1996 : ces désignations dispensent ici de tout autre renvoi à cette publication. Le vocabulaire technique utilisé répond aux définitions proposées dans Muller 1997.
9Le traitement informatique de toute l’illustration à partir des planches de Muller 1996 a été réalisé par Thomas Nicq (Halma UMR 8184).
10On comparera avec la description que donne Neutsch 1952, 2-3, de la terre attique.
11Muller 1996, 119 ; Muller 1999a, 285-286.
12Baudry, Bozo 1978, 69.
13Daremberg - Saglio 1.2, s.v. « crux III », 1575 ; Baudry, Bozo 1978, 552 ; Bell 1983, 40-44 et 99.
14Les sections sont mesurées sur les parties conservées.
15Une telle armature double apparaît sur la pierre gravée illustrée dans Daremberg - Saglio 1.2, 1575, qui représente Prométhée modelant un homme : alors que le modelage doit commencer par le bas, le graveur a représenté la tête et le torse complètement achevés, et a laissé apparentes les tiges qui forment l’armature des jambes et se prolongent dans le torse.
16Voir aussi Pollux, 7, 164 ; Photius, s.v. κάναβος 309 ; Hézychius, s.v. κάναβοι 629.
17Baudry, Bozo 1978, 552-553 ; Bell 1983, 40-44.
18Bell 1983, 42.
19Sur ces outils du modeleur, voir Neutsch 1952, 3 ou Baudry, Bozo 1978, 578-571.
20Voir par exemple les parures des trônantes de l’Aphrodision d’Argos (Croissant 2009, 198-199, fig. 27-40, et, dans ce volume, la contribution de H. Aurigny), ou les figurines modelées de Béotie, abondamment illustrées dans Szabò 1994.
21Voir Muller 1996, 79, pour les arguments qui vont contre l’hypothèse d’une armature secondaire dont seul le négatif serait perceptible.
22BCH 85, 1961, 930.
23Muller 1996, 99, et pl. 26 et 30.
24Voir par exemple Pseudo Lucien, Alcyon 4 : « De la même façon, chez nous les enfants rompus au modelage prennent une poignée de terre ou de cire et avec facilité la transforment en figures successives d’aspects différents ». Voir aussi Aristophane, Nuées, v. 878-884.
25Langdon 2013 et Langdon 2015, avec la définition des critères qui identifient ces réalisations d’enfants.
26Muller 2014, 75-76.
27Sur les compétences requises respectivement par le modelage et le moulage, et sur la division du travail induite par la généralisation du moulage, voir Muller 2011.
28J’emprunte ce terme au jargon technologique du traitement de l’image numérique : voir Muller 1999b, 65.
29Pour d’autres « détournements » et « bidouillages » d’images, voir Muller 1996, 501-502, et Muller 1999b, 67-69.
30Baudry, Bozo 1978, 150 pour les modèles en vue de la taille avec mise aux points, 241-245 pour les modèles en vue de la fonte à cire perdue.
31Muller 1996, 510.
32Baudry, Bozo 1978, 104 sur les modèles (les prototypes) des œuvres moulées. Le prototype était appelé τύπος κοροπλαθικός (Proclus, Commentaria in Platonis Timaeum I, 394, 5) : voir Neutsch 1952, 3. Le mot τύπος désigne aussi le moule : Liddel - Scott - Jones, s.v. « τύπος 2 ».
33Types Aristomachè (38 cm), Arétè (44 cm), Briséis (28 cm), Doris (± 60 cm), Elpis (39 cm), Épicratè (± 44 cm), Euboulè (33 cm), Hèdistè (26,5 cm), Hélénè (32,5 cm), Kritylla (34 cm), Ktèsilla (28 cm), Léarétè (35 cm), Lysilla (29 cm) et Myrsinè (± 54 cm).
34Muller 1996, 503. Voir aussi les parallèles statuaires évoqués dans ce volume pour chacun des types du corpus I.
35Types Agathè, Arétè, Aristomachè, Briséis, Charito, Damalis, Elpis, Lysilla et Myrsinè.
36C’est le phénomène du « copillage » décrit dans Muller 1999b, 66.
Auteur
-
Arthur Muller
Univ. Lille, CNRS, Ministère de la Culture, UMR 8164 HALMA – Histoire, Archéologie, Littérature des Mondes Anciens, 59000 Lille, France, arthur.muller[at]univ-lille3.fr
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