L’as de trèfle qui pique Mon Cœur

1Pauline Bureau présente Mon Cœur au Théâtre de la Croix-Rousse. Retour sur le scandale du Médiator à travers le parcours d’un personnage, Claire Tabard, dont l’histoire rassemble à celles de toutes les victimes de ce traitement contre le diabète, prescrit comme coupe-faim, que la metteuse en scène a rencontrées pour pouvoir créer ce spectacle.

Des flash-back enchaînés

2016

2Irène Frachon (interprétée par Catherine Vinatier) ne lâchera pas ses patients, même s’ils sont foutus, « surtout lorsqu’ils sont foutus ». Elle s’en va et donne le « top » à une remontée dans le temps.

2001

3Une femme, Claire Tabard, se rend chez son médecin. Elle n’arrive pas à retrouver le corps qu’elle avait avant sa grossesse, ce qui est – pas très subtilement, il est vrai – suggéré par des postiches dissimulés sous un pull gris informe. Elle se voit prescrire du Médiator.

2008

4Des rideaux fleuris, un canapé, un « Monsieur Loup » caché derrière. Nous sommes chez Claire. Elle a heureusement laissé tomber les postiches. Sa famille est un peu trop parfaite : son fils, Max, est un peu trop sage et mignon, son compagnon, un peu trop amoureux, elle, un peu trop douce et souriante. Attention, mélo en approche. L’image se fissure : Claire est malade.

5Changement de décor : la blancheur glaciale d’un cabinet médical. Claire, en jogging sur un tapis de course, est couverte d’électrodes. Les battements de cœur qui résonnent dans la salle s’emballent. Ils font entendre ce verdict : Claire a une valvulopathie et a un mois pour se faire opérer. « Il faut que vous sachiez que vous marchez sur un fil. » Si elle oublie une fois son traitement, c’est terminé…

6Table d’opération. Claire est sous anesthésie. Des images floues défilent. Le réveil est difficile. Je détourne les yeux : voir les machines, le (faux) sang, la panique au réveil… je ne me sens pas très bien là.

7Pendant ce temps, Irène Frachon s’adresse à des voix off de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Ne pouvant identifier l’individu derrière cette voix, notre indignation est politique, et non personnelle. Deux photos de cœurs sont projetées. Irène confirme aux voix off qu’elle conserve les deux cœurs dans la petite glacière bleue qu’elle a emportée avec elle. Oh, je commence à avoir chaud. « À partir de combien de morts vous employez le mot “drame” ? »

2010

8Max ne veut plus aller à l’école. Claire n’a plus de vie sexuelle. Elle n’a plus d’emploi non plus. Ma tête bourdonne, il faut vraiment que je sorte.

Des bienfaits de la pause

9J’enjambe les quelques spectateurs qui me séparent de la porte. J’espère ne pas faire de malaise en descendant les escaliers. Une spectatrice, qui doit avoir mon âge environ, est elle aussi en bas ; je ne suis donc pas la seule à être toute retournée. De l’eau, du sucre, un peu d’air. Je ne peux pas passer tout le reste du spectacle dans le hall. Je ne peux pas le rater. Alors, dès que je me sens mieux, je retourne en salle en montant les marches deux par deux. Et les moments les plus puissants du spectacle prennent alors une saveur toute particulière, teintés de la précarité de mon rôle de spectatrice, qui aurait très bien pu m’échapper définitivement dix minutes plus tôt.

10Noir plateau. Lumières, robes et costumes, silhouettes tourbillonnantes. Cathy, la sœur de Claire, se marie, l’ambiance est à la gaieté générale. Les échanges entre les convives sont couverts par la musique. La voix sensuelle de Beth Gibbons chantant Tom the Model submerge la salle. Mon regard est attiré par la robe rouge pailletée d’une des invitées. Qu’elle est belle, cette scène.

11Soudain, Claire s’effondre.

12Les expertises commencent.

13Le sentiment d’oppression qui pèse sur elle met Claire en colère, pour la première fois. Une colère vraie, sincère, que le spectateur partage. Des feuilles volent.

14Cathy, également interrogée, fait comprendre à tous que ce scandale du Médiator n’est pas qu’un scandale sanitaire. Il est aussi un scandale social : il révèle avec cruauté que, quoi que les femmes fassent, leur corps et leurs choix seront toujours soumis à l’appréciation d’autrui, et des hommes en particulier. Tu prends du Médiator pour correspondre à l’idéal esthétique qu’on veut te faire viser ? C’est ta faute si tu es malade. Tu te fous de l’avis des autres, tu considères – avec raison –, que tu fais ce que tu veux, que ton corps t’appartient ? Tu es laide. Alors oui, nous sommes indignés, comme Cathy. « On ne vous lâchera pas. »

15Les bruits de battements de cœur ne nous lâchent pas non plus. L’avocat de Claire rapproche son micro du cœur de sa cliente : un bruit d’horloge, un souffle étrange. Elle ouvre son gilet : une cicatrice rouge, de 31 centimètres, barre son torse de haut en bas. Cette cicatrice est prise en photo. On ne peut pas ne pas la voir, et ne pas comprendre.

16Une fenêtre peu éclairée s’ouvre à cour, au-dessus de la scène. Irène, en blouse, est à la chorale. Le chant lyrique est interrompu par les sonneries de son téléphone portable.

Irène.
Ma guerrière, ma sœur.
J’ai gagné.
Merci.
Claire

« The Sound of Silence »

17Le noir se fait enfin, mais les spectateurs ne se précipitent pas pour applaudir. Pendant une dizaine de secondes, au moins, mais qui semblent durer une éternité, le silence le plus total règne dans la salle. Beaucoup de choses se disent, se crient dans ce silence : la stupéfaction, la colère, l’impuissance, le désir de se battre encore malgré tout, l’espoir… un silence rempli de significations, un silence assourdissant. Ce n’est pas le silence ensommeillé d’une salle inattentive, c’est un silence d’une qualité rare, un silence unique. Les acteurs et les spectateurs se sont rencontrés et se sont compris. « Dès que nous avons quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire », écrit Maeterlinck dans Le Trésor des humbles. Les passages non dialogués étaient effectivement, dans Mon Cœur, les moments les plus éloquents, et les plus efficaces. Et le silence final des spectateurs était une réponse à ces moments-là.

 Le silence est l’élément dans lequel se forment les grandes choses, pour qu’enfin elles puissent émerger, parfaites et majestueuses, à la lumière de la vie qu’elles vont dominer.