Le Monde renversé, collectif Marthe

1Faire l’histoire de l’élaboration du patriarcat en Occident du Moyen Âge à nos jours, et ce dans un spectacle d’une heure et demie, c’est le pari fou que s’est lancé le collectif Marthe. L’ambition est grandiose, trop grandiose dirait-on, infaisable. Cependant, le critique qui au fur et à mesure qu’il rédige son compte rendu se remémore la pièce, sent son admiration grandir car il est forcé de constater que le défi est remporté, et de quelle manière !

2Le spectacle repose sur une idée centrale : le patriarcat s’est perfectionné pour soutenir le capitalisme. La femme, considérée comme le moyen de produire la main‑d’œuvre, devient un élément stratégique devant être contrôlé. Voilà pourquoi la pièce débute au moment des révoltes paysannes, l’expropriation des terres pour la production étant la funèbre annonce d’une autre expropriation, celle des corps.

3Résumer la pièce est une entreprise impossible. Il faudrait alors re-faire l’histoire d’un millénaire d’instrumentalisation de la femme, chose que le collectif Marthe a réussie mais que nous ne saurons reproduire sans passer pour un ennuyeux professeur, ce qui ne rendrait rien du ton burlesque de la pièce, de son humour débridé, de l’enchaînement rocambolesque de ses scènes. Aussi nous bornerons-nous à dire que le spectacle s’ouvre sur trois femmes dans la forêt. Elles y cherchent une sorcière pour les aider à organiser la lutte contre l’expropriation des terres. C’est le point de départ de cette traversée de l’histoire occidentale dans laquelle la sorcière est l’unique personnage récurrent et toujours l’image de la résistance féminine à l’oppression.

4À partir d’ici, les scènes s’enchaînent, tantôt épisodes de l’histoire, tantôt récits, tantôt concertations entre les comédiennes. Car la pièce nous est montrée en construction. Les membres de la troupe débattent, se demandent quels éléments il est important de mettre en valeur, ce qui mérite d’être raconté, comment rendre le récit clair. Certaines directions sont prises puis abandonnées, certains récits commencés ne sont jamais finis. Nous n’aurons pas la fin de l’histoire de la bite du curé. Esmeralda traverse la scène en courant poursuivie par l’archidiacre, mais son arc narratif ne prend pas.

5Rien n’est stable dans cette pièce où tout s’enchaîne à un rythme effréné. Les comédiennes nous emmènent partout et le spectateur doit rester en éveil pour ne pas se perdre. Le ton varie du burlesque le plus débridé à un réalisme rendu d’autant plus cru que le contraste l’accentue. La sorcière elle-même, pourtant pensée comme l’élément d’unité du récit, n’échappe pas à cette instabilité, tantôt sorcière de conte, tantôt femme dont les hommes vont condamner l’insoumission. Et quand le spectacle s’achève, on est étonnée du nombre de thèmes que le collectif a réussi à faire tenir en un seul spectacle. Une chanson paillarde servant d’interlude illustre ce qu’est la culture du viol. Pour les inégalités entre femmes et les intersections entre misogynie et autres formes d’oppression, on a le récit du triste destin d’Anarcha, cette esclave noire, cobaye des expérimentations chirurgicales du gynécologue Alexander Skene.

6Nouvelle scène. Quatre savants de farce sont rassemblés autour d’une table d’autopsie. Après étude du corps de la femme, ils vont statuer sur la possibilité de son exploitation : « Le corps féminin est un terrain idéal pour la mise en place d’un système d’oppression, euh… de production ! » Le public part dans un grand éclat de rire.

7Puis, soudainement, la salle se glace. Nous sommes dans une scène lente et pesante où s’illustre toute la violence des institutions envers les femmes. C’est le dialogue entre plusieurs forgeronnes qui viennent d’apprendre qu’il leur est désormais interdit de travailler, celui d’un prêtre et d’une sage-femme, d’un gynécologue et de sa patiente, c’est le procès d’une avorteuse supposée. De parodique, le texte se fait vrai, froid, cruel. Le prêtre soupçonne l’accoucheuse d’avoir caché un enfant mort-né. Pour le vérifier, il pince son mamelon pour s’assurer que le sein contient du lait. De réalistes, ses mots deviennent hyperboliques, « elle est répugnante, elle a inondé tout le théâtre avec son lait cette grosse dégueulasse ».

8À mesure que l’on avance, l’atmosphère de la pièce se fait de plus en plus sombre, suffocante, et de résistantes, les femmes deviennent des victimes impuissantes à mesure que le système qui les oppresse se raffermit et gagne en cohérence. D’abord espace de concertations féminines, la scène se voit envahie de personnages masculins, figures de moins en moins grotesques, de plus en plus autoritaires. Le passage par le cabinet d’un gynécologue contemporain nous montre le pouvoir de ce représentant de l’institution sur la femme et son corps. Il dit alors ces mots si violents et si crus, ces mots que l’on connaît pour les avoir soi-même entendus ou pour les avoir lus sur Paye Ton Gynéco ou dans un témoignage Twitter : « Vous avez l’âge pourtant de faire des enfants », « Vous utilisez le préservatif ? Ça ne doit pas être confortable pour votre copain ». Phrases d’autant plus violentes que la comédienne à qui il s’adresse est nue, totalement livrée à ce médecin qui peut lui ordonner de se déshabiller devant tous les spectateurs du Point du jour.

9Pour un tel sujet, il était impossible de finir sur un dénouement heureux. Ainsi, la dernière scène revient au commencement. Nous sommes au Moyen Âge, une sage-femme innocente est condamnée pour sorcellerie. Sa progression du loufoque au noir est la plus grande réussite de la pièce. Elle brise le confort du spectateur, qui se voit d’autant plus touché par ce qui se passe sur scène que l’on avance jusqu’à l’époque actuelle, pour ensuite remonter à un Moyen Âge qui ne paraît plus si lointain. Le collectif Marthe revient au Point du Jour en 2020. Il va sans dire que nous sommes impatiente de découvrir leur nouvelle création.