1Le terme « ensorcelant » suffit à résumer l’effet que provoque une pièce présentée au Théâtre des Célestins : Les Sorcières de Salem d’Arthur Miller. Tout Lyon se dispute et se déchire pour obtenir une place pour ce nouveau spectacle mis en scène par le petit chouchou des planches parisiennes, Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Festival d’Automne.

2Après presque une semaine de représentations, le parvis de cet important théâtre provincial ne se désemplit pas, et l’on peut rencontrer tout le gratin de ces amateurs des salles obscures. Les irréductibles têtes blanches, que même la Faucheuse ne parvient pas à chasser des théâtres, se pavanent en couples et montent difficilement le peu de marches qui les mènent à l’orchestre, petit paradis de la bourgeoisie. Les élites de la nation, composés d’universitaires, de banquiers ou de directeurs de finance, discutent haut et fort du dernier Ostermeier, qu’ils n’ont probablement pas vu, avant de se précipiter en dernière minute à leur place, « en orchestre ou en corbeille de préférence ! ». Les scolaires, ces parias du théâtre, se poussent bruyamment au paradis et, pour les plus chanceux, au balcon, à des places où une gracieuse colonne leur livre un splendide panorama de la scène. Le théâtre, ce haut lieu où l’on cultive l’esprit comme l’élitisme !

3Cessons cet interlude révélateur de la frustration du critique sur son placement, pour nous consacrer corps et âme à la transmission de cette perle scénique.

4Les lumières s’éteignent et l’on plonge dans l’obscurité comme on plongerait dans un cauchemar. La première image renforce cette impression : derrière un voile presque opaque, des figures féminines dansent et se tordent, avec plus ou moins de grâce. La transe laisse place au texte sans abandonner entièrement l’esthétique du glauque, un certain baroque moderne, que la scène d’ouverture a amorcé et que les effets scéniques vont poursuivre.

5La pièce se compose de plusieurs tableaux, tableaux au sens propre comme figuré puisque l’une des scènes fait un clin d’œil à la Leçon d’anatomie de Rembrandt. On entre peu à peu dans le tourbillon de folie qui entraîne les habitants de Salem. Les deux premiers actes ne passionnent pas le public et offrent peu de tension dramatique malgré une ambiance sombre jouant sur un clair-obscur et sur une dichotomie entre les corps des acteurs et leurs ombres grandies par le jeu des lumières bleuâtres. Après les multiples scènes de ménage et de doute, la chasse aux sorcières commence enfin !

6Le procès se fait l’acmé de l’intrigue des Sorcières de Salem. Marie Warren et John Proctor tentent d’obtenir les aveux d’Abigail Williams quant à ses mensonges. C’est alors qu’une fumée rougeâtre envahit la scène et, accompagnée de lumières stroboscopiques, Abigail entre dans la salle de procès. Des chants religieux emplissent nos oreilles et nous font pénétrer dans un lieu hors du temps entre le paradis et l’enfer, un Purgatoire tenu par des hommes se faisant juges à la place d’un Dieu. Sensation qui se renforce lorsque des chiens apparaissent sur scène. Outre la distraction qu’ils nous apportent, leurs aboiements ainsi que leur disposition dans l’espace font naître, sous nos yeux ébahis, l’ombre d’un immense Cerbère.

7La scène la plus audacieuse de cette mise en scène est le moment où les jeunes femmes possédées font preuve d’un brillant travail de chœur. L’ingéniosité du metteur en scène parisien est révélée dans le clou du spectacle, événement que l’on n’oubliera pas. Au moment où Abigail, incarnée par la brillante Élodie Bouchez, dit être possédée par Marie, elle est soulevée de terre et lévite à quelques mètres du sol, un moment suspendu dans les airs, éclairée par une vive lumière. On s’exclame et on s’étonne devant ce tour de force, qui produit une vive émotion.

8La dernière scène, celle de la pendaison, n’est pas pour décevoir le public. Une remarquable potence est tirée sur la scène, tandis qu’en arrière-plan apparaît un tableau plein de magnificences, celui d’un Christ, déjà vu dans un spectacle de Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu. Un final grandiose qui est à l’image de l’acte de Proctor, un homme qui refuse de se trahir. Un véritable saint dont la mort est accompagnée par le chant de ces anges de la mort : Abigail et le reste des filles.

9Le public est, pendant toute la pièce, hypnotisé. Il entre dans le mensonge théâtral comme les habitants de Salem entrent dans celui des jeunes filles et de leur accusation. La fable dénonce avec virtuosité cette croyance irraisonnée que l’on peut avoir dans la parole de l’autre. Foi semblable que l’on retrouve chez toi lecteur, qui croit en la parole sainte du critique, cet homme qui n’a peut-être pas assisté au spectacle, qui s’est probablement endormi face à une mise en scène terriblement fade, ou bien qui s’est amusé à réécrire un spectacle qu’il n’a pas trouvé particulièrement intéressant. Les mots peuvent être mensonge. À toi, lecteur, de découvrir la vérité en posant, ce soir, ton séant sur les sièges inconfortables des Célestins !