L’arrivée de la syphilis à Lyon (1495)

1L’irruption de la syphilis à Lyon, ou plutôt de la vérole comme on l’appelle alors, coïncide avec le retour en France des troupes engagées dans l’aventure napolitaine de Charles VIII. Le roi victorieux et sa suite franchissent le Rhône le 7 novembre 1495 : Lyon est en fête. Mais huit mois plus tard, l’ambiance n’est plus aux réjouissances. Le 7 juillet 1496, les échevins lyonnais, recteurs de l’Hôtel‑Dieu, envisagent d’adresser une requête à Monsieur d’Orléans, frère du roi et chef de son armée, « pour faire vuyder [évacuer] les malades vérolés¹ » de l’hôpital, avec ceux qui sont rétablis et les soudards, débauchés ou violents². Le contingent de soldats aux mœurs douteuses qui encombre l’hôpital est une charge pour la ville tout autant qu’une menace sanitaire. Si l’on ignore encore le mode de transmission de la syphilis, on en constate aisément la contagiosité. Ceux qui en sont atteints sont traités comme des pestiférés de second ordre, des lépreux, que les autorités lyonnaises s’efforcent, comme à Paris, d’éloigner³. En septembre 1496, le sénéchal donnait, le premier sans doute, l’ordre de faire évacuer les malades de la grosse vérole et de nettoyer les rues⁴ : on applique donc à la vérole les mesures prophylactiques propres à toute épidémie ; travail sans cesse à renouveler, surtout en période d’affluence. Le 27 mars suivant, officiers royaux et municipaux se concertaient sur la manière de « faire vuyder les malades de la grosse vérole, ladres et autres pauvres malades contagieux étrangers, venus et arrivés depuis 15 jours » (sans doute en prévision des foires) et que le roi voulait mettre hors de la ville pour éviter la contagion⁵. Pour les foires d’été, on était mieux préparé. Le 12 août 1497 fut ainsi proclamé, à son de trompe, le commandement royal fait « à tous et chacuns malades, entachés, tant de la grosse vérole que autre maladie, et demandant l’aumône », d’avoir à quitter la ville, le jour même, sous peine d’être bannis et fouettés⁶. Mesure radicale autant qu’insuffisante : le mal ne fut bientôt plus l’apanage des misérables. En 1504, le dîner annuel de la respectable confrérie de la Sainte-Trinité fut ainsi annulé pour « obvier à la contagiosité de la grosse vérole⁷ » : neuf ans après son apparition à Lyon nous en méconnaissions donc toujours le mode de diffusion.

Une chambre pour la diète (1541)

2En dehors des périodes de foire, chasser les syphilitiques hors de Lyon ne pouvait être une solution durable. On dut donc s’accommoder de leur présence avant d’entreprendre, des décennies plus tard, de leur venir en aide. À Noël 1541, on exigea l’aménagement à l’Hôtel‑Dieu d’une chambre « pour faire la diète aux vérolés et les médiciner ». Elle rencontra immédiatement un vif succès. Le médecin et le barbier de l’hôpital obtinrent à plusieurs reprises d’être dédommagés du surcroît de peine que leur causait « le grand nombre effréné de pauvres malades survenus à l’hôpital, à cause de la nouvelle chambre des vérolés⁸ ». Pour limiter cet afflux, les recteurs de l’Hôtel‑Dieu prirent, en 1557, la décision de ne plus recevoir à la diète de syphilitiques étrangers à la ville ou au diocèse de Lyon, ou du moins qui n’y demeuraient pas depuis au moins un an⁹.

L’externalisation des soins (1571-1614)

3Les raisons qui, au bout de trente ans, poussèrent les recteurs à externaliser les soins ne sont nulle part expliquées : manque de place et manque de disponibilité des médecins paraissent toutefois les plus probables. Le 13 novembre 1571, Julien Regnaud, chirurgien « de Lyon » (et non « de l’Hôtel‑Dieu ») reçoit ainsi quinze livres pour avoir « pansé et médicamenté des pauvres malades vérolés » sur l’ordre des recteurs. Mais la liste des personnes à la diète a disparu dès 1561 des registres des malades admis à l’Hôtel‑Dieu¹⁰ : l’externalisation des soins pourrait donc être antérieure à sa première attestation formelle. Le montant des honoraires perçus par ce premier chirurgien, identique aux gages versés à ses homologues de l’hôpital, laisse en tout cas penser que la mesure n’est pas dictée par des préoccupations comptables. À la même époque, l’Aumône générale – l’autre grande institution charitable de la ville – se plaint de la charge que représente pour elle sa part des frais de guérison des vérolés que les échevins lui envoient. On n’était donc pas encore, en 1572, définitivement arrêté sur le meilleur moyen d’en décharger l’Hôtel‑Dieu.

4L’externalisation de la diète des vérolés devait durer jusqu’en 1614. Elle suscita une abondante paperasse, heureusement conservée pour justifier les comptes de l’Hôtel‑Dieu qui continuait d’en supporter la charge financière. Cette documentation nous permet aujourd’hui de reconstituer le « parcours de soins » des syphilitiques qui recouraient à l’assistance publique et de définir le contour sociologique du groupe auquel ils appartenaient.

Quelques données sociologiques

5L’Hôtel‑Dieu ne vient en aide qu’aux malades incapables d’assumer eux-mêmes le coût de leur traitement : les « pauvres personnes », comme il est dit souvent, dont la profession, faute peut-être d’en avoir, n’est que rarement indiquée. Sur le millier de pauvres vérolés pris en charge en près d’un demi-siècle, cinquante-neuf seulement ont un métier identifié, dont neuf tisserands ou assimilés, six soldats et autant d’ecclésiastiques. Deux femmes et trois enfants sont signalés comme exerçant une activité rémunérée. Les moins indigents du lot y sont un peu de leur poche : ainsi l’Hôtel‑Dieu ne contribue qu’en partie et sous forme d’aumône au traitement d’un boucher, et prête les douze livres nécessaires à un blanchisseur de maison (un façadier), sous réserve qu’il les lui rembourse « en besogne de son métier de blanchisseur, là où il lui sera commandé¹¹ ». Le sort des artisans, commerçants et autres bourgeois éventuellement atteints nous échappe en revanche à peu près complètement.

6La population adulte soignée aux frais de l’Hôtel‑Dieu est composée de 53,4 % d’hommes et 46,6 % de femmes. Les enfants, tous sexes confondus, représentent un peu moins de 10 % des syphilitiques pris en charge.

Arrivée à l’Hôtel‑Dieu

7Alertés par les symptômes d’un mal qu’ils n’identifient pas toujours, les malades se présentent spontanément à l’Hôtel‑Dieu dans la plupart des cas, avec leurs maux pour tout bagage. Quelques-uns, cependant, y sont dirigés d’autorité par un tiers. Le maître préoccupé par l’état de son serviteur ou de son apprenti malade, comme l’échevin sollicité avec empressement par quelque quémandeur atteint du mal de Naples pouvait ainsi le recommander personnellement, ou s’en débarrasser, auprès des administrateurs de l’Hôtel‑Dieu (annexe 1).

Les suppliques : un regard subjectif sur le parcours du requérant

8D’autres malades, un peu plus nombreux, arrivent à l’hôpital munis de lettres, rédigées en leur nom, où sont exposées, dans un style implorant que l’on sent proche de la confession initiale, les raisons de leur infection et de leur indigence (annexe 2). En montrant, par cette démarche personnelle, qu’ils sont tout à la fois pauvres et, pour beaucoup, innocents du mal qui les accable, les requérants entendent légitimer leur sollicitation et prouver qu’ils méritent, en retour, la pitié des administrateurs de l’Hôtel‑Dieu. Une trentaine de ces lettres-suppliques sont parvenues jusqu’à nous. Elles permettent de cerner, mieux que tout autre document, le profil de ces malades déclassés et les conditions de leur contamination – ou du moins l’idée qu’ils se font ou font accroire de l’origine de leur mal.

9Les femmes représentent la majorité des requérants (54 %, soit dix-neuf individus). L’isolement subi par plus de la moitié d’entre elles paraît suffire à expliquer leur indigence : cinq ont été abandonnées par leur mari, quatre sont veuves, deux sont orphelines et au moins une semble séparée de son mari. Toutes avouent leur détresse financière, accrue par les enfants dont elles assumaient parfois seule la charge et qui, pour quelques-uns, souffraient aussi de la grosse vérole. Certaines attribuent leur indigence aux dilapidations de leurs maris volages (Jeanne Leblanc, Marie Delaporte, Marie Dechassignat) ; d’autres au coût des soins dans lesquels elles auraient englouti leurs ressources (Françoise Bojay, Françoise Bernard). Plusieurs femmes expriment leur espoir de pouvoir travailler une fois guérie, accusant à demi-mot leur infirmité de les en empêcher (Marguerite Villeseiche, Ludonis Veicellier, Marie Delaporte). Ce faisant, les unes montrent qu’elles ne sont pas responsables de leur misère, les autres qu’elles ne l’ont pas subi sans rien faire : Françoise Bernard revendique même trois pèlerinages à Sainte-Reine, où les eaux étaient réputées guérir de la syphilis.

10Onze femmes seulement ont indiqué l’origine de leur infection. Huit d’entre elles l’attribuent sans hésiter à leur mari, parfois ouvertement accusé d’être débauché et de mauvaise vie (Thomasse Guillot, Jeanne Robert). Les trois autres ont des parcours singuliers, assurément tragiques mais sans doute pas inédits : Simone Gaulthier, fut capturée lors d’une guerre et violée par des soldats. Anne Loderan, jeune orpheline, aurait été vendue par une maquerelle et par elle livrée à la débauche. Andrée Grange, dans un autre genre, aurait été infectée par l’enfant malade de sa fille et de son gendre, tous deux syphilitiques, qu’elle aurait eu l’imprudence de coucher dans son lit. La source du mal ne semble ici précisée que dans le but de dégager la responsabilité des malades, victimes et innocentes du mal dont elles sont infectées.

11Les hommes, plus nombreux que les femmes à bénéficier de l’aide de l’Hôtel‑Dieu, la requièrent un peu moins volontiers qu’elles par écrit (46 % des requérants). En comptant Antoine Roux, dont la prise en charge a été demandée par sa mère¹², on parvient à un total de seize individus. En dehors de Benoît Cour, pauvre enfant orphelin, et de Noël Bertigat, qui n’a ni parents ni amis pour l’assister en sa maladie, aucun ne se prévaut d’isolement pour justifier son indigence : l’argument porte probablement moins pour des hommes. Les plus jeunes mettent en avant la pauvreté familiale : Jeanne Merya, qui a entrepris les démarches pour son fils, est veuve. Frédéric Barjot « n’a que sa mère, qui est une pauvre lavandière chargée de trois autres enfants » et le père d’Antoine Godin, concierge des prisons archiépiscopales, a été totalement ruiné par l’évasion de quatre prisonniers dont il avait la charge. Les adultes expliquent plus volontiers leur dénuement par la détérioration de leur état de santé. Claude Ratppinct, Crespin Chappottin et Gabriel Rousset ne sont ainsi plus en état de gagner leur pauvre vie. Le coût du traitement paraît de toute façon hors de portée, même à ceux qui, comme le veloutier¹³ ou le souffletier¹⁴, ont continué à travailler.

12Le « mal coucher », qui désigne la promiscuité imposée dans les lits ou les logements insalubres qu’ils sont contraints d’occuper, est la principale cause d’infection invoquée par les hommes. Le colporteur Chapottin arrivant de Provence a « logé en certaines hôtelleries, par les chemins desquelles les lits sont à tous communs », et s’y serait « taché de la maladie de Naples » ; Antoine Godin aurait « pris la maladie » en couchant avec quelques prisonniers gardés par son père ; Frédéric Barjot se « trouve atteint de la vérole pour avoir vu, mangé ou couché avec des personnes qui en étaient atteintes » ; Claude Ratppinct, Benoît Cour et Jean Cordier avancent la même explication, censée les dédouaner. Il s’agit en effet de convaincre les administrateurs de l’Hôtel‑Dieu qu’ils ont été infectés, pour reprendre l’expression de Crespin Chappottin, « par ce moyen et non vraiment par autre ». Leur maladie est donc, à les entendre, la conséquence de leur pauvreté plutôt que de leur éventuelle inconduite. Cette dernière est évidemment tue, même lorsqu’elle est avérée. Ainsi Gabriel Rousset, dont la femme a par ailleurs dénoncé la débauche, se garde bien de fournir une explication au mal dont il souffre.

13De son côté, Guillaume Nicolas explique par un bel euphémisme « avoir pris la maladie au service du roi », comme s’il s’agissait en soi d’une justification, la conséquence logique et inéluctable d’un état (et d’un éloignement) plus subi que choisi. Henri Morizet avait lui aussi contaminé sa femme au retour de la guerre, comme Charles Messagier, la sienne, à son retour d’Italie. Et ce sont aussi des soldats, bons clients, qui ont transmis la syphilis à Simone Gaulthier. Jamais il n’est fait allusion à la prostitution, que l’on devine pourtant en filigrane de bien des cas présentés. Il s’agit de ne pas compromettre ses chances d’être pris en charge en avouant un commerce moralement réprouvé. Nul n’ignore plus en effet que la syphilis est une maladie vénérienne, pas même François Bonnet, ouvrier en draps de soie, qui redoute d’avoir contracté « quelque maladie venimeuse » ou Jean Depinasse, taffetatier¹⁵, qui se plaint d’être « malade de maladie véronique ». Or, la concupiscence dont elle est depuis longtemps suspecte¹⁶ ne saurait être encouragée par un accueil trop indulgent à l’Hôtel‑Dieu. C’est du moins ce que les discours édulcorés des requérants laissent transparaître de leurs propres craintes. Frédéric Barjot, se sent ainsi obligé de préciser qu’il est atteint de la vérole « sans avoir eu connaissance de femme, comme son âge ne le permet, n’étant âgé que de 16 ans » ; Claude Carra affirme ne pas savoir comment « lui est advenu telle maladie pour n’avoir fait aucun acte que lui eut pu apporter icelle ».

14Les suppliques des hommes et des femmes se rejoignent en cela qu’elles visent à les exonérer de la responsabilité du mal qui les accable par infortune. La plupart des requérants sont présentés en victimes : victimes de la misère qui les expose aux milieux infectés, victimes de leur mari, victimes de leur devoir. Cette stratégie narrative reflète en creux la pensée moralisatrice et culpabilisante que les malades, ou ceux qui écrivent pour eux, supposent être celles des autorités dont ils espèrent une aide : ils se conforment à l’image présumée du pauvre méritant¹⁷.

Examen médical et tableau clinique

15Françoise Bernard est la seule à se présenter à l’Hôtel‑Dieu munie d’un certificat médical, rédigé au bas de sa supplique et comme à l’appui de celle-ci : « Je soussigné [Debauvilles] docteur en médecine, certifie la dite Françoise Bernard être affligée du dit mal de Naples et pour sa guérison avoir besoin d’être traitée par diètes, emplâtres, onguents et autres remèdes convenables¹⁸. »

16Recommandés ou non, les malades qui se présentent à l’Hôtel‑Dieu sont ordinairement entendus au bureau, où les recteurs, statutairement¹⁹ habilités à « ordonner de la cure des vérolés », se réunissent deux fois par semaine. Si la requête du malade est jugée recevable au regard des critères d’admission en vigueur, les recteurs l’envoient se faire examiner par le médecin de l’hôpital. Bien que sa pauvreté et sa maladie fussent certifiées par le rédacteur de sa supplique, Claude Carra fut ainsi obligé de se faire ausculter, pour vérification, comme en témoigne ce billet adressé à l’une des religieuses de l’hôpital :

Sœur Benoîte, faites visiter ce pauvre garçon que, s’il se trouve atteint du mal qu’il dit, vous remontrerez encore au sieur de Culy qui a accoutumé de les panser [les vérolés], et dimanche l’on lui fera son tillet [son billet d’admission]. Messieurs mes confrères l’ont ainsi résolu cette après-dîner avec moi²⁰.

17De rares certificats médicaux rédigés de la main du médecin de l’Hôtel‑Dieu, Philibert Sarrasin, sont parvenus jusqu’à nous. Leur style est toujours lapidaire et aucun des symptômes reconnus n’y est malheureusement décrit : « Fleurie Perrichon est malade d’une maligne et invétérée vérole, comme par les signes [que nous] avons reconnu ce 19 mai 1609²¹. » Quelques mentions éparses donnent toutefois une idée de l’état de santé des syphilitiques qui se présentent à l’Hôtel‑Dieu. François Bonnet avoue ainsi qu’il lui est « advenu quelque mal aux parties honteuses²² ». On met le quêtant de l’Hôtel‑Dieu à la diète « à cause des ulcères qu’il avait sur son corps²³ ». Claude Carra se dit « impotent et exténué »²⁴, Jeanne Fauchie est « grandement infirme²⁵ » tandis que Thomasse Guillot s’en « va languissant de jour à autre²⁶ ». Claude Ratppinct est « en danger de perdre ses membres²⁷ » et Ludonis Veicellier « en danger de perdre la vue²⁸ ». Georges Bartellet, enfin, est déclaré « insensé²⁹ ». Tous les stades de développement de la maladie y semblent représentés.

18Il s’agit cependant du témoignage de malades. Le seul véritable tableau clinique que nous possédions a été dressé, non par un médecin de l’hôpital, mais par un chirurgien du roi, en mission d’inspection à la prison de l’archevêché. Il y avait été dépêché sur ordonnance du lieutenant général criminel pour voir et visiter Mathieu Bouzay qui s’y trouvait détenu :

[…] le visitant, l’ai trouvé le cuir de son corps tout taché, boutonné et visonné ? de boutons, et visaire [visage] vérolé, des cicatrices des restats d’ulcères aux croctz ston, ou bourse, comme aussi [à] la verge et entre les fesses, signes assurés que le dit Bouzay est malade de la grosse vérole, maladie contagieuse et qui pourrait dommager ceux qui le fréquenteraient soit au touché, boire ou manger³⁰.

Chez le chirurgien

19Une fois l’affection reconnue, le malade est envoyé chez le chirurgien chargé du traitement des syphilitiques de l’Hôtel‑Dieu, auquel il remet le billet que lui ont confié les recteurs ou le médecin de l’hôpital. Ce billet garantit sa prise en charge et doit permettre au chirurgien de se faire payer en retour. Bon nombre ont été, pour cette raison, conservés parmi les pièces justificatives des comptes de l’hôpital. Souvent bref (« Me Pierre Chevelu, recevez le suppliant pour le panser de la vérole »), le billet peut occasionnellement se grossir de consignes administratives ou médicales, lorsque le malade est doublement affecté. En voici quelques exemples :

Me Laurent, Messieurs du bureau de l’Hôtel‑Dieu m’ont prié ce jourd’hui vous écrire de vous faire recevoir ces deux pauvres femmes malades de la vérole, nommées Marie Foucault et Marie de Tours, étant tellement malades qu’elles ont bien besoin de l’aide de Dieu et de la vôtre pour les guérir³¹ ;

Me Pierre, recevez Jeanne Fleurieu, enceinte et vérolée pour lui faire faire sa couche et après la panser en votre maison³².

Me Pierre Chevelu, recevez cette femme Jeanne Sardon, jusqu’à ce qu’il vous soit ordonné plus amplement de la médicamenter pour la vérole, ce qu’attendant s’il est à propos de faire amputation de la partie de son bras, qu’on le fasse³³.

Me Canaples, il a été ordonné ce jourd’hui que vous traiterez de la maladie vénérienne Nicolas Lefebvre ; à cause d’un mal de jambe qu’il a, vous pourrez prendre l’avis de Me Sarrasin pour y faire ce qu’il jugera nécessaire³⁴.

20Les soins sont administrés au domicile même du chirurgien traitant, où le malade envoyé par l’Hôtel‑Dieu est amené à côtoyer la patientèle du chirurgien. La seule exception à cette règle, suscitée par un empêchement qui n’est pas expliqué, est attestée par le billet suivant :

M. Canaples chirurgien, recevez pour panser et guérir de vérole Claude Dumay au prix accoutumé ; et pour le regard de sa femme vous l’irez de même panser et guérir en son logis, au prix de 10 livres³⁵.

21Les archives sont peu disertes sur la nature du traitement administré par le chirurgien aux syphilitiques qu’il reçoit. Ce traitement paraît comprendre trois volets : la médicamentation, souvent évoquée mais jamais décrite³⁶ ; la diète, censée permettre à l’organisme de se concentrer sur la maladie plutôt que sur la digestion ; les pansements, faits d’emplâtres et d’onguents appliqués sur les ulcérations. L’importance de ces soins, les seuls au fond qui produisaient quelque effet, et la fréquence de leur renouvellement, suffisaient à justifier le maintien des malades au domicile du chirurgien.

Discedat et paiement

22La cure dure ordinairement de trois semaines à deux mois. Elle est achevée lorsque le malade est guéri, ou en a l’apparence. Il est alors ramené à l’Hôtel‑Dieu pour être représenté aux membres du bureau. S’ils le jugent sain et net, exempt de la maladie, guéri ou gaillard, selon les expressions alors en usage, c’est-à-dire en bonne forme physique et sans affection visible, le malade peut s’en aller. Le médecin de l’hôpital qui plus tard effectuera cet examen de contrôle remettra au malade guéri une autorisation de sortie appelée discedat (littéralement « qu’il s’en aille ») ; nous n’en sommes pas encore là. Pour être payé des soins prodigués au patient et des vivres et médicaments qu’il lui a fournis, le chirurgien doit impérativement remettre au bureau le billet que le malade lui avait confié en arrivant chez lui. Au chirurgien Canaples qui avait reconnu avoir adhiré (perdu) l’un des billets que le bureau lui avait adressés, on signifie que dorénavant, s’il ne rend les dits billets en présentant les malades, il ne lui sera rien payé³⁷. À réception du billet, les recteurs rédigeaient un mandement au trésorier de l’Hôtel‑Dieu pour le paiement du chirurgien. Depuis 1581, on n’accordait plus « aucun argent pour la guérison et cure de la grosse vérole sans ordonnance des sieurs recteurs³⁸ ».

23Le tarif initialement convenu pour le traitement d’un vérolé est de 10 ou 12 livres par malade adulte, moitié moins pour un enfant. Il passe à 6 écus (18 livres) pour les grands et 3 pour les petits après le recrutement de Pierre Chevelu, à l’extrême fin du xvi^e siècle. Il est encore réévalué en 1609 à 20 livres par malade, en raison de la cherté des vivres, des drogues et des médicaments dont s’était plaint le chirurgien³⁹. Ce tarif est confirmé en 1611 et fixé à 10 livres par enfant de moins de quatorze ans⁴⁰. La détermination de l’âge des patients peut dès lors devenir sujette à polémique. François Canaples fit ainsi valoir que le jeune malade qu’on lui avait confié « pour l’âge de 13 ans » en avait sûrement « plus de 16 car un sien oncle qu’était par lors en cette ville [le lui] l’a ainsi assuré ; et puis un garçon mal nourri de l’âge de 13 et 14 ans n’a pas les parties honteuses si bien munies de bois et forêts que celui-là⁴¹ »…

24L’ampleur du traitement peut à l’occasion en augmenter le prix : on remet ainsi 22 livres à Pierre Chevelu pour avoir gardé un vérolé « plus de temps que les autres⁴² », 30 livres à Canaples pour le traitement d’un autre malade, « eu égard au long temps que le dit Canaples l’a gardé » et jusqu’à 45 livres pour la guérison d’un troisième vérolé, en raison de « certaines considérations à nous [recteurs] rapportées par M. de La Clostre, médecin du dit Hôtel‑Dieu⁴³ ».

Restrictions économiques et durcissement des critères d’admissibilité

25La charge financière des soins prodigués aux syphilitiques sur ordre des recteurs continuait logiquement d’incomber à l’Hôtel‑Dieu. Les recteurs, qui ordonnaient ces cures « aux frais et dépens d’icelui » en étaient donc comptablement responsables. Pour parvenir à la maîtrise de ce coût en perpétuelle hausse, et auquel l’Aumône générale n’étaient pas tenue de contribuer⁴⁴, les administrateurs de l’hôpital de Lyon, comme leurs homologues d’Orléans⁴⁵, n’eurent bientôt plus d’autre choix que de restreindre le nombre de malades pris en charge : dès la fin du xvi^e siècle, les critères d’admissibilité furent progressivement durcis.

26En 1587, l’afflux de mendiants avait obligé les autorités municipales à reprendre des mesures de police pour éviter la prolifération de la peste et « de certaine espèce de maladie de grosse vérole qui pullule parmi les caymens (les quémandeurs), en raison du grand nombre de filles débauchées et abandonnées qui courent dans la ville, dont les coins de rues sont pour la plupart remplis, de sorte que l’on voit à vue d’œil que ce mal se rend contagieux⁴⁶ ». Les malades sans abris furent dirigés vers l’Hôtel‑Dieu, auquel l’Aumône générale, fâcheuse coïncidence, venait d’annoncer l’arrêt de ses contributions volontaires. La conjonction de la recrudescence infectieuse et de la diminution des subventions mit rapidement en péril la situation financière de l’établissement. En 1594, considérant l’importance des dépenses souffertes par l’Hôtel‑Dieu, les années précédentes, pour la cure et la guérison des vérolés hors de l’hôpital (dépenses qui s’élevaient à plus de 400 écus l’an), les recteurs décidèrent unanimement que, puisque « telle maladie se prend le plus souvent à personne vicieuse, adonnée aux plaisirs et voluptés de paillardise, qu’aux autres », il n’en serait dorénavant plus reçu aucun, « attendu que cette tolérance ouvre la liberté, entre autres, à beaucoup de pauvres filles adonnées à luxure de volupté, de continuer leur mauvaise vie, du fait même qu’il s’en trouvera pour le jourd’hui qui ont été pansées et médicamentées jusqu’à 5 ou 6 fois, et qui peuvent être prêtes à retourner ». Pour finir, ils prièrent le Consulat de bien vouloir décharger l’Hôtel‑Dieu du traitement des syphilitiques, l’hôpital ayant « d’autres charges excessives de plus nécessaires que celle des vérolés⁴⁷ ».

27Cette requête radicale n’obtint vraisemblablement pas le consentement des échevins : on continua d’accueillir et de soigner des vérolés dans les années qui suivirent. Non sans discernement : fin 1598, Guillon, l’un des recteurs, fut ainsi « commis pour s’informer du contenu en la requête présentée par Françoise Milly, veuve de feu Claude Goguin… contenant que le dit défunt son mari, avant son décès, lui aurait mis la vérole et qu’elle est en extrême pauvreté, pour, la trouvant de la qualité requise, être reçue au dit Hôtel‑Dieu pour être pansée et médicamentée, le tout sans tirer à conséquence pour autres, attendu le règlement naguères fait de ne recevoir plus les vérolés⁴⁸ ».

28De nouvelles mesures, plus réalistes, furent finalement édictées en 1600, avec l’approbation du Consulat : il ne sera dorénavant plus reçu de vérolé pour faire la diète que sur décision collégiale du bureau et après s’être assuré que les vérolés n’aient cherché le mal, en raison de leur bas âge (cas probable de syphilis congénitale), ou pour toute autre considération spécifiée par le recteur qui aura préalablement mené une enquête de voisinage⁴⁹. Le recteur contrevenant à cette décision sera tenu d’assumer financièrement les soins prodigués sur son avis⁵⁰.

29Dans les faits, cette enquête de voisinage était souvent confiée aux capitaines penons et autres officiers de la milice de quartier, dont les avis et certificats de moralité, ou de pauvreté, plus ou moins développés, apparaissent désormais régulièrement au bas des suppliques⁵¹.

30En 1608, puis de nouveau en 1613, on restreignit encore la prise en charge des pauvres vérolés aux malades natifs de la ville et de la sénéchaussée de Lyon⁵². En 1611, la délivrance des billets d’admission est réservée à deux recteurs habilités, chacun pour un secteur géographique de la ville. Ils sont chargés de déterminer si les malades ont été infectés en contrevenant aux règlements édictés et d’obtenir, de ceux qui en ont les moyens, le remboursement des sommes avancées pour leur traitement⁵³.

L’impact des mesures restrictives

31L’efficacité de ces mesures est indéniable : la courbe de l’évolution du nombre de vérolés pris en charge chaque année par l’Hôtel‑Dieu, qui culmine en 1588 sans pour autant atteindre la centaine de malades que suppose une dépense annuelle de plus de 400 écus, se stabilise après 1600 (figure 1) ; mais pour quelques années seulement. Elle repart de nouveau à la baisse en 1612, après que deux recteurs furent spécialement chargés d’enquêter sur les malades. Mais peut-on certifier que cette inflexion n’est pas tout simplement liée aux aléas de la conservation documentaire ? La dépression marquée de 1582-1583 est ainsi probablement à imputer à la désorganisation entraînée par la fermeture exceptionnelle de l’Hôtel‑Dieu, en 1581, pour cause de peste.

Fig. 1

32Le compte « tenu à part » des dépenses liées à la cure et guérison des vérolés, sur lequel reposait le montant exorbitant dénoncé en 1594, n’a pas été retrouvé. Nos statistiques reposent, à défaut, sur les autres pièces comptables à notre disposition, essentiellement les mandats et reçus des paiements accordés aux chirurgiens, après « guérison » des malades, et sur les aides ponctuelles accordées aux vérolés qui n’ont pas été jugés suffisamment pauvres pour être entièrement pris en charge par l’institution.

La mortalité

33C’est aussi dire que, par nature, cette documentation ne nous renseigne qu’imparfaitement sur la mortalité des malades. Sur le millier de vérolés recensés de 1571 à 1614, moins d’une dizaine seraient ainsi morts chez le chirurgien qui les traitait… et qui fut rétribué pour ses soins, quels qu’en fussent les résultats⁵⁴. Et encore compte-t-on dans ce lot Jeanne Sardon, dont l’amputation du bras avait été préconisée et qui devait être en piètre état à son arrivée chez Pierre Chevelu⁵⁵, et une autre syphilitique, morte de dysenterie chez François Canaples⁵⁶.

34La dépouille de ces malades, morts au domicile du chirurgien qui les soignait aux frais de l’Hôtel‑Dieu, était, sans doute systématiquement, ramenée à l’hôpital pour y être inhumée⁵⁷. Ainsi peut-on lire, sur le billet d’admission de Pierre Bequet, cette annotation signée de l’un des recteurs : « sœur Claude, faites ouvrir la terre pour enterrer le susdit Pierre Bequet qui est mort chez Me Canaples ce 2 novembre 1614⁵⁸. » Le cas bien documenté de Jean Perron, placé, à ses frais chez un chirurgien lyonnais où il serait mort quatre jours après son arrivée, montre à l’inverse que les malades en mesure de s’assumer financièrement étaient inhumés dans les cimetières paroissiaux⁵⁹.

Les chirurgiens

35Les chirurgiens chargés de la cure et de la guérison des syphilitiques par l’Hôtel‑Dieu furent au final peu nombreux. À côté de quelques praticiens⁶⁰ ou même de femmes soignantes⁶¹, employés ponctuellement comme supplétifs ou pour assurer l’intérim, quatre figures principales se détachent et paraissent s’être fait du traitement de la grosse vérole une spécialité : Nicolas Chappaix, citoyen de Lyon mais chirurgien à la Guillotière (1573), Laurent Charles (1572-1582), Pierre Chevelu (1599-1611), qui fut le premier à bénéficier d’un contrat d’engagement⁶², et François Canaples pour finir (1611‑1614).

36Les soins et la diète étant prodigués au domicile familial du chirurgien, il n’était pas rare de voir les épouses prendre part au traitement. Il est plus inattendu de les voir briguer et prendre la succession de leurs défunts maris. Ainsi Françoise Page, « femme et conjointe personne » de Laurent Charles qui, depuis 1574, agit régulièrement en ses nom et place et à laquelle les recteurs s’adressent tout aussi bien qu’à lui, prend assez naturellement sa suite après 1582. Elle devait assurer seule ces fonctions dix-sept ans durant ! Au décès de son mari Pierre Chevelu, qui avait lui-même succédé à Françoise Page, après l’intérim de Marie Rodillon et de Jean Paradin, Laurence Demey, sa veuve, offrit à l’Hôtel‑Dieu « de faire la même fonction, y faire son devoir et tenir les compagnons chirurgiens pour ce nécessaires⁶³ ». Le bureau y consentit d’abord, faute de mieux, mais se ravisa dans les jours qui suivirent pour lui préférer François Canaples, originaire du Dauphiné, que le docteur Sarrasin, médecin de l’hôpital, avait trouvé capable et qui leur paraissait posséder toutes les qualités requises. Les recteurs, qui avaient attendu plus de trois semaines sans voir se présenter de candidat à la succession de Chevelu, bien que plusieurs chirurgiens en eussent été expressément priés, avaient même consenti, pour l’avoir, à jouer de leur influence afin que les maîtres chirurgiens de Lyon l’autorisent à lever boutique en ville sans même faire de chef-d’œuvre⁶⁴. C’est dire que le poste n’attirait pas les foules. Le départ annoncé de Canaples⁶⁵ devait ainsi conduire, fin 1614, les recteurs de l’Hôtel‑Dieu à rapatrier le traitement des vérolés au sein de l’hôpital.

Les vérolés du poisle ou les malades à la chambre (1615-1622)

37Pour seconder François Pays, « à l’effet de la charge qui lui a été baillée des vérolés et autres malades à la chambre », l’Hôtel‑Dieu recrute un second chirurgien le 14 décembre 1614⁶⁶. Une chambre des vérolés apparaît précisément à cette époque dans le comput de malades par unité de soin, consigné chaque semaine sur les registres d’entrées et sorties de l’hôpital. À défaut de nous permettre de mesurer le flux de malades syphilitiques (la cause des hospitalisations n’étant qu’exceptionnellement indiquée), ce document nous permet de connaître l’évolution hebdomadaire du nombre de vérolés en traitement à l’Hôtel‑Dieu et la part qu’il représente dans l’effectif global (figure 2). La chambre des vérolés, parfois désignée sous le nom de poisle⁶⁷, accueillait ainsi de trois à trente malades à la fois, pour une moyenne de quinze.

38Bien que les malades atteints du mal vénérien n’aient jamais représenté que 3 % en moyenne de la population hospitalière (avec des pics à 11 %), le coût de leur traitement restait trop élevé pour les recteurs. Pour le juguler, et permettre à l’Hôtel‑Dieu de réaliser quelques investissements « pour assister et soulager les autres pauvres affligés d’autres sortes de maladie », on décida en 1619 « de renvoyer tous les pauvres vérolés étrangers en leurs pays » et de ne plus soigner que ceux de la ville et du gouvernement du Lyonnais⁶⁸. Cette disposition fut élargie l’année suivante aux étrangers qui auraient servi deux ou trois ans en ville et y auraient « gagné le mal⁶⁹ ».

Fig. 2

39La promotion au magistère du compagnon chirurgien embauché en mars 1620 pour assister le chirurgien de l’Hôtel‑Dieu dans sa tâche, notamment auprès des vérolés, conduisit au mois de décembre de cette même année les recteurs de l’Hôtel‑Dieu à recruter un maître opérateur, sans doute meilleur marché, spécialement attaché au traitement des syphilitiques⁷⁰. Il fut convenu qu’il toucherait 14 livres tournois par malade traité et médicamenté, sous condition de fournir à ses frais et dépens les drogues et médicaments nécessaires – l’hôpital se chargeant de la nourriture. Le dispositif, économique en apparence seulement, n’est cependant pas reconduit pour son successeur qui, en 1622, est de nouveau gagé et défrayé⁷¹ ; ce n’est pas mieux.

40Le 30 octobre 1622, considérant la grande dépense supportée par l’Hôtel‑Dieu, tant pour l’entretien des deux compagnons chirurgiens, qu’il faut tenir au poisle pour traiter et médicamenter les syphilitiques, que pour le bois, le charbon, les linges et autres choses nécessaires aux malades, les recteurs prennent de nouveau la résolution de « faire traiter les vérolés hors le dit Hôtel‑Dieu par quelqu’un expérimenté en l’art de chirurgie ». La surpopulation de l’hôpital, pourtant criante à cette date, n’est curieusement pas invoquée comme l’un des motifs de cette nouvelle externalisation.

Les vérolés en ville (1622‑1667)

41Les lettres patentes obtenues de Louis XIII en août 1618, grâce auxquelles tout chirurgien peut passer maître et ouvrir une boutique en ville après six ans de service à l’Hôtel‑Dieu, remédient efficacement au manque de candidature. Les chirurgiens qui vont, par leur biais, se succéder jusqu’en 1667 sont désormais liés à l’Hôtel‑Dieu par un contrat type. Le premier, Jean Martin, est recruté, ce 30 octobre 1622, « pour traiter tous les vérolés qui lui seront baillés et envoyés avec un billet des dits sieurs recteurs, à ses propres coûts, frais et dépens, jusques à pleine et entière guérison au dire et rapport du médecin ». Le parcours de soin reste le même. Le tarif est maintenu à 20 livres par adultes et 10 livres par enfant de moins de 14 ans. En cas de décès du malade en cours de traitement, les recteurs le paieront à proportion du temps et des frais qu’il lui aura consacrés. Il pourra être amené, sur demande des recteurs, à traiter d’autres types de maladies relevant de son art au sein de l’Hôtel‑Dieu, y compris la peste en cas d’épidémie⁷². Pour démarrer son activité, on lui remet « quelques ustensiles qui servaient ci-devant au poisle⁷³ ».

42Les comptes que Martin et ses successeurs devaient rendre deux à trois fois l’an pour être payés, et qui constituent, avec leurs conventions d’embauche, notre principale source d’information pour cette période, nous permettent de mesurer, avec plus de fiabilité qu’aux périodes précédentes, le nombre de malades vérolés soignés aux frais de l’Hôtel‑Dieu. Ils nous privent en contrepartie de l’examen des cas particuliers. En 45 ans, 4 008 vérolés auront ainsi été soignés hors de l’Hôtel‑Dieu, soit en moyenne 89 par an. Le graphique (figure 3) représente en bleu le nombre de personnes soignées par exercice comptable (la largeur du trait étant proportionnelle à la durée de ces exercices) et en rouge la projection de ces valeurs sur 365 jours. Cette seconde courbe permet de repérer les périodes où l’affluence s’écarte de la moyenne annuelle. Jusqu’en 1632, le taux de mortalité est en moyenne légèrement inférieur à 10 %, avec des pics à près de 16 % ; au-delà le nombre de malades morts au cours de leur traitement n’est plus spécifié dans les comptes.

Fig. 3

43En 1628, l’Hôtel‑Dieu recrute François de La Coste pour succéder à Jean Martin, décédé, et à sa veuve, Claudine Gadoins, qui avait assuré l’intérim en soignant ses patients. Le tarif est revalorisé à 15 livres pour les enfants de moins de 14 ans⁷⁴. La Coste, qui n’avait pu trouver, près de l’hôpital, de lieu propre au logement des malades dont il a désormais la charge, est contraint de louer à l’Hôtel‑Dieu son ancienne pharmacie, où l’on avait mis les râcheux⁷⁵. Il meurt presque aussitôt, victime de l’épidémie de peste qui sévit alors à Lyon. Son gendre, qui « avait déjà commencé à rendre service du vivant du dit de La Coste, son beau-père », est admis en 1629 à prendre sa succession aux mêmes conditions⁷⁶, mais il est rapidement congédié pour mauvais traitements et désobéissance⁷⁷.

44En 1631, l’Hôtel‑Dieu recrute pour le remplacer un binôme formé d’un pharmacien (Colombet) et d’un chirurgien (Lafont) qui ont accepté de prendre en charge le traitement des vénériens moyennant 24 livres par malade, « n’y ayant voulu entendre à moindre prix, attendu la grande cherté des vivres et denrées », et à condition que leur soient fournis une douzaine de lits garnis de paillasse, matelas de laine et chenessier (oreiller) de plumes, deux douzaines de linceuls (draps) et autant de couvertes (couvertures)⁷⁸. En 1640, le tarif des soins est abaissé à 21 livres par malade adulte et à 10 livres 10 sous pour les moins de 12 ans⁷⁹. Faisant valoir qu’en un an « toutes sortes de denrées sont grandement enchéries, même celles dont ils ont plus de besoin pour traiter les malades, comme le bois, charbon et la chair et viande » et qu’ils « seraient bientôt ruinés s’ils continuaient à traiter les malades » à ce compte-là, Colombet obtient de l’Hôtel‑Dieu de revenir au tarif habituel de 24 livres par adulte et de 12 livres pour les moins de 12 ans⁸⁰. Jusqu’en 1656, leurs conventions sont périodiquement renouvelées, sans notables changements, pour des durées variant de 2 à 4 ans. En 1658, le chirurgien Louis Malherbe, collaborateur de l’Hôtel‑Dieu depuis près de 30 ans, est embauché pour remplacer auprès de Colombet son associé Pierre Lafont, décédé. Candidat malheureux à cette même succession, Étienne Brunet avait défendu sans succès l’idée, apparemment novatrice, que le traitement de la vérole ne pouvait reposer sur un remède unique et secret, comme le croyait les « empiriques » dont Colombet aurait selon lui fait partie, mais devait être adapté au malade et tenir compte « du mal, de l’âge, du sexe, de la diversité de tempérament, et de la diversité de signes, symptômes ou accidents »⁸¹. En 1662, le chirurgien Jean-Baptiste Fraisse est recruté pour remplacer Pierre Colombet au côté de Malherbe. Le dernier compte produit par le tandem s’arrête en octobre 1667⁸².

45L’afflux de syphilitiques au bureau de l’Hôtel‑Dieu oblige les recteurs à proroger les dispositifs sélectifs mis en place par leurs prédécesseurs. Les critères d’admission restent les mêmes : pauvreté, honnêteté et origine. On renouvelle ainsi en 1623 puis en 1626 l’interdiction de recevoir des malades sans enquête de quartier préalable⁸³. Rien n’y fait cependant. Que l’accueil à l’Hôtel‑Dieu ait été trop indulgent ou que « le pêché de chair d’où dérive le mal ait davantage pullulé parmi la populace » (les deux causes sont conjointement invoquées), les dépenses liées au traitement des vérolés ne cessent d’augmenter, pour atteindre en 1637 le montant record de 3 800 livres. Pour remédier à ces excès, qui portent préjudice aux « pauvres malades de maladies ordinaires », les administrateurs de l’Hôtel‑Dieu décident que tous les vérolés qui auront contracté le mal « par lubricité et vice de paillardise, et non par aucun accident de fréquentation ou communication », seront dorénavant tondus et rasés après leur guérison. Le châtiment visait à dissuader les malades de venir de loin se faire soigner à l’Hôtel‑Dieu et devait les inciter à « corriger leurs vices » ou à se faire traiter ailleurs à leurs dépens⁸⁴.

46Le nouveau pic d’affluence de 1642 (figure 3) conduit, au début de l’année suivante, les recteurs à limiter de nouveau la prise en charge des vérolés aux natifs de la province de Lyon et à ceux qui résideraient en ville depuis au moins six mois. Les forains et les étrangers vérolés seront renvoyés en leur pays⁸⁵.

Épilogue : le retour définitif des vérolés à l’Hôtel‑Dieu

47L’externalisation des soins prodigués aux syphilitiques s’achève à la fin de l’année 1667, sans que les raisons de ce revirement apparaissent bien clairement. Les recteurs de l’Hôtel‑Dieu, qui ont discrètement fait aménager, dans l’une des maisons de la rue de la Blancherie⁸⁶ voisine de l’hôpital, un logement pour « traiter les pauvres malades atteints du mal vénérien », et qui ont recruté des garçons chirurgiens pour s’en occuper, placent Louis Malherbe à la tête de cette nouvelle unité marginale (février 1668). L’Hôtel‑Dieu lui versera 250 livres de gages annuels et fournira les médicaments, les drogues et tout ce qui est nécessaire aux malades⁸⁷. Les syphilitiques, quoique relégués au-delà du cimetière protestant, commencent de se fondre dans la masse des malades. Autre signe de la normalisation de leur statut, leur traitement est à compter de 1675 assuré par l’un des deux médecins de l’hôpital⁸⁸. En 1682, on leur attribue même un logement neuf, en remplacement de leur corps de logis démoli pour agrandir la boucherie de l’Hôtel‑Dieu⁸⁹. Il est désormais parfaitement intégré au nouvel hôpital.